[3] Etude critique de la mort de la Vierge (suite)

Suite du précédent numéro sur l’analyse de La Mort de la Vierge, un des tableaux majeurs de Caravage. Cette étude repose en grande partie sur le livre de Berne Joffroy paru en 1959 qui reprenait tous les écrits publiés sur l’artiste.

Mia Cinotti, en 1991, dans son livre sur l’artiste, apporta un grand nombre de précisions sur son enfance et son adolescence. Elle récusa l’influence de la science de Galilée sur l’artiste évoqué par Ferdinand da Bologna. Bernard Berenson fin 1950, s’insurgea contre Giovanni Pietro Bellori qui accusait Caravage « d’incapacité picturale totale hors du secours visuel du modèle ». Prenant pour exemple La mort de la Vierge, « […] poursuivi par les Furies […], sa condition était si misérable qu’il devait renoncer non seulement aux modèles mais aussi aux aides d’atelier ». A la suite de l’exposition de 1951 Jean Paulhan fustigeait encore l’artiste : « Ce qui fait l’extraordinaire grossièreté et précisément la goujaterie de Caravage […], c’est qu’il utilise pour mettre en valeur ses souteneurs ou ses saints […] de tous les artifices de la perspective : distribution des noirs et des blancs, ronde-bosse ou le reste ». Pamela Askew, Stéphane Loire et Arnault Brejon De Lavergnée, en 1990 publièrent  une monographie sur La mort de la Vierge. Pamela Askew expliquait les raisons pour lesquelles cette image de la Vierge ne pouvait être acceptée par les Carmes, en la replaçant dans le contexte artistique, littéraire, théologique et spirituel de l’époque. Elle donnait de nouvelles informations sur Laerzio Cherubini. Stéphane Loire et Arnault Brejon De Lavergnée, après avoir retracé l’historique du tableau et l’iconographie du sujet, posaient la question du refus liée aux « inconvenances théologiques », plus qu’à un trop grand réalisme ou à l’impiété du peintre, tout en soulignant l’influence de cette peinture sur l’art français.

Le regard des artistes contemporains surprit l’ambassadeur du duc de Mantoue. Même si Giovani Pietro Bellori traita Caravage de « mauvais peintre », il reconnaissait dans sa biographie que « cette manière de faire [les « véhémentes oppositions de clair et d’obscur »] déchaîna l’enthousiasme des jeunes peintres [qui le] considéraient comme un génie extraordinaire, et le seul vrai imitateur de la nature ». D’un ton presque en désaveu il citait l’opposition des anciens : les « vieux peintres » au contraire « prétendaient qu’il ne savait rien faire, hors de la cave, qu’il ignorait complètement la dignité de l’art, la composition et la science des dégradés ». Il déplorait sa vie agitée qui nuisait à sa peinture, il lui reprochait de négliger les maîtres anciens, d’être incapable par manque d’imagination, de peindre sans modèle, de faire une peinture facile source du succès du caravagisme. Pourtant lorsque Pierre-Paul Rubens découvrit la mise en vente de la mort de la Vierge, il ne cessa d’insister pour que cette « belle œuvre » intégra la magnifique galerie de tableaux du duc de Mantoue. Pietro Faccheti (1535/1539-1619), peintre graveur maniériste né à Mantoue, consulté par Giovanni Magno, approuva ce jugement de valeur. Dans sa lettre du 17 février 1607, il poursuivait, « le peintre compte parmi les plus fameux entre ceux qui ont actuellement exécuté des œuvres à Rome et on tient ce tableau pour l’un des meilleurs qu’il ait faits ». Avant son envoi l’ambassadeur à la demande de la corporation des peintres dut l’exposer pendant une semaine. Le succès fut considérable, « en effet elle a été acclamée pour son mérite exceptionnel ».  Antony Blunt remarqua que la mort de la Vierge peinte par Nicolas Poussin, qui n’aimait pas particulièrement l’art de Caravage, était proche du tableau du Louvre : « […] dans la version de l’artiste italien, la figure principale est placée en diagonale et les apôtres sont groupés derrière le lit d’une manière très semblable à celle que l’on voit dans la composition de Poussin […] ». Il fut gravé pour le recueil Crozat, par Simon Vallée en 1729. A la fin des années 1770, les artistes français présents à Rome, s’intéressent de nouveau à Caravage et ses suiveurs. Jean Charles Nicaise Perrin peignit en 1788 pour la salle capitulaire de l’église des Chartreux de Paris une Mort de la Vierge. L’oblique du corps de Marie sur une simple couche, l’attitude de désolation des apôtres répartis sur plusieurs plans parfois à peine visibles, celui qui essuie ses larmes, cet autre qui lève la tête vers le ciel, la présence de Marie Madeleine, ne sont pas sans rappeler la composition de l’église de San Nicolas della Scala. Au XIXe siècle Antoine Etex, sculpteur et élève d’Ingres, écrivait en 1870 dans ses souvenirs d’un artiste « la mort de la Vierge […] peut donner une idée de la sauvagerie puissante de Caravage »

Avant d’aborder l’iconographie, il faut revenir sur la commande de Laerzo Cherubini. Le contrat signé avec l’artiste spécifiait parfaitement le sujet de la composition, « in quo quidem quadro dipingere similiter promisit mortem sive transitum Beatae Mariae Virginis ». Tout tient au sens donné au terme « transitus beatae Marie Virginis », en italien « transito de la Madona » que l’Eglise latine traduit par « Dormitio ». La Dormition de la Vierge est le sommeil de la mort moment où l’âme de la Vierge rejoint son fils au ciel, « un état singulier du corps en attente de l’Assomption », le Trépassement de Notre-Dame en vieux français. Aucun texte des Écritures ne cite la mort de la Vierge, seuls les écrits apocryphes en firent état. Une brève description se trouve chez le Pseudo-Dionysius, un mystique néoplatonicien qui déclarait avoir assisté à la mort de Marie. Cet écrit, considéré comme historiquement vrai fut repris et amandé par les théologiens. Marie désireuse de revoir son fils, un ange lui annonça qu’elle allait mourir dans les trois jours. Alors que Jean prêchait, « une nuée blanche le souleva et le déposa devant le seuil de la maison de Marie ». Les autres apôtres le rejoignirent. Jacques de Voragine, dans la « Légende Dorée », tenait cette première partie du récit d’un apocryphe du nom de Saint Jean l’Évangéliste. Puis il se référait au texte « Des noms de Dieu » écrit vers 500 ap. J.-C, transcription du Pseudo-Denis. « Or vers la troisième heure de la nuit Jésus arriva avec la légion des anges, la troupe des patriarches, l’armée des martyrs, la cohorte des confesseurs et les chœurs des Vierges […]. Et l’âme de Marie sortit de son corps et s’envola dans le sein de son fils ». Très populaire dans le monde byzantin, le schéma de la représentation de la « Koimésis » de la Vierge υ s’est propagé ensuite à tout l’Occident. Marie, représentée morte étendue sur un lit, est entourée des douze apôtres. Le Christ, au centre du groupe, recueille l’âme de sa mère dans ses bras. Cette image la plus traditionnelle peut faire l’objet de variante. L’art occidental, représenta la Vierge plutôt mourante, son lit n’est plus horizontal mais disposé en biais. Le Christ au-dessus « vole entouré d’une nuée d’anges ». Le plus souvent les apôtres tiennent un livre de prières exprimant peu leur douleur en référence au texte « Prenez garde mes frères à ne point pleurez quand elle sera morte ». Domenico Beccafumi (1484-1551) peignit à fresque ce thème pour l’oratoire San Bernardino à Sienne vers 1518-1520. Un ange écarte les bras pour recueillir le corps de la Vierge en train de passer de vie à trépas, et l’emporter au ciel. Parmi les personnages féminins, Marie Madeleine assise aux pieds du lit de la Vierge tenant la palme des martyrs lève les yeux au ciel. A la demande du pape Clément VIII, Giovanni Baglione (1566-1643) peignit à fresque en 1598-1599 dans l’église Santa Maria dell’Orto une Vie de Marie. Dans La dormition de la Vierge d’inspiration maniériste, les apôtres entourent Marie assise sur son lit. Elle sommeille avant son ascension au ciel. Ces fresques n’étaient pas méconnues de Caravage. Lors de son procès en 1603 le peintre répondit qu’il avait vu « toutes les œuvres de Giovanni Baglione […] ». Ces deux compositions très éloignées de celle de Caravage répondent, au schéma traditionnel de l’iconographie. Certainement il avait aperçu la fresque de Frederico Zuccaro à l’église Saint Trinité des Monts, une citation  scripturale. Marie, enveloppée dans un linceul blanc et étendue obliquement sur un lit sommaire la tête appuyée sur un coussin, semble dormir. Autour les apôtres prient, certains avec de grands livres. L’un d’eux, les yeux grands ouverts, lève la tête vers ciel où le Christ, entouré d’anges, est prêt à accueillir l’âme de sa mère. Certains éléments de cette composition se retrouvent chez Caravage, même si ces deux œuvres sont très différentes.

La mort de la Vierge de l’artiste est à l’encontre de l’iconographie traditionnelle, voire provocatrice. Les apôtres ne devaient pas exprimer leur douleur encore moins pleurer, une attitude inconcevable. Il osait montrer la Madone le visage bouffi, les pieds sales dépassant du lit et le ventre gonflé, étendue sur une couche rudimentaire, une Madone sans dignité, en fait une prostituée qui, selon la rumeur, se noya dans le Tibre. La Vierge morte, le temps se situait au-delà de l’Assomption que rien n’évoque. Absence du surnaturel et du divin, cette scène terrestre du quotidien représente la mort d’une proche qui réunit familles et amis. Tous ces éléments pouvaient expliquer le rejet de la toile par les prêtres de Santa Maria della Scala : « Caravage se laissait emporté par le naturel ». A contrario, Marie Madeleine « la pècheresse repentante » rarement associée à ce sujet répond à la Casa Pia et représente la pénitence. Les apôtres pieds nus rappellent l’ordre des Carmes déchaussés, la pauvreté du lieu se comprend par l’adhésion de l’église à la confrérie de Santa Maria dell’Orazione, chargée des funérailles des pauvres. Le non-respect des textes fut plutôt à l’origine du rejet, beaucoup plus que l’aspect de la Vierge sur lequel insistaient les biographes contemporains. Confortant cette hypothèse les Pères refusèrent également la première composition de Saraceni qui montrait la Vierge assise au milieu des apôtres et levant les yeux au ciel. Ils lui demandèrent d’ajouter « une gloire d’anges » accueillant la Vierge en lien avec l’Assomption. Ainsi il respectait les textes anciens. Raconter qu’il s’agissait d’une prostituée favorisa, aussi, son refus, en effet depuis 1597, l’église « était liée par contrat à la Casa Pia, maison fondée en 1563, pour remettre sur le droit chemin les prostituées et protéger les jeunes filles en danger ».

Cet excès de naturalisme n’est-il pas en accord avec les nouvelles recommandations du Concile de Trente ? Le 3 décembre 1563, jour de la dernière session, les Pères promulguent un Décret sur les saintes images. Johannes Molanus, fervent partisan de la Contre-Réforme, dans son deuxième livre du « Traité des saintes images », abordait les différentes représentations des images sacrées. Il jugeait inconvenant de représenter La mort de la Vierge car morte sans souffrance. Le cardinal Cesare Baronio (1538-1607), proche de Philippe de Néri, dans ses  Annales Ecclesiastici,  insistait également sur la mort naturelle de Marie sans douleur reprochant aux apocryphes leurs sources légendaires. Les théologiens de la Contre-Réforme engageaient les artistes à peindre des compositions compréhensibles par tous, voire de concevoir une représentation actualisée des scènes religieuses avec naturel. Lors de l’exposition de Milan en 1951, Roberto Longhi invitait les visiteurs de l’exposition « à lire naturellement, un peintre qui a cherché à être naturel et compréhensible plutôt qu’humaniste, et, en un mot, populaire ». Cela ne veut pas dire dénué de spiritualité. Les commanditaires privés propriétaires de chapelles et certains hauts prélats reconnaissaient le message spirituel de sa peinture. Un message au premier abord « ni tout à fait sacré ni tout à fait profane » difficile à décrypter. « Autrement dit des sujets qui traitent de l’irruption du sacré dans le monde profane et son caractère éventuellement non reconnaissable pour qui ne reçoit pas la foi ». Le tableau de Caravage dissimulant son contenu se voulait « un exercice spirituel » invitant le spectateur à s’interroger, à comprendre l’image, une demande de la Contre-Réforme. La mort pour le christianisme est un sommeil dans l’attente de la résurrection. Après le concile de Trente, l’image devait montrer le caractère réel des faits. La représentation de la mort de la Vierge signifie obligatoirement que son Assomption a eu lieu. « Nulle manière d’exprimer mieux le mystère […] qui se déroule sous nos yeux et à l’insu des apôtres abîmés dans leur douleur ». La lumière identifiée aujourd’hui à la grâce divine enveloppe le corps de Marie pour le porter au ciel. Lionello Venturi qualifia La mort de la Vierge de tableau « le plus profondément religieux de la peinture italienne du XVIIe siècle ».

Desservi par sa conduite loin d’être irréprochable, Caravage, adulé par les uns, banni par les autres, fut à son époque à l’origine d’une peinture déroutante. La comprendre nécessite de l’étudier en fonction des recommandations émises par les théologiens de la Contre-Réforme sur la manière de représenter les œuvres d’art. La mort de La Vierge, une de ses plus belles œuvres, en est l’un des meilleurs exemples. A l’origine de controverses parfois injurieuses, cette peinture du naturel, voire éminemment « réaliste », devait aider le peuple peu instruit à comprendre le mystère de l’Assomption et à s’interroger sur l’au-delà de la mort. Installés dans le quartier pauvre du Transtevere, les Carmes avaient souhaité une image explicite illustrant les anciens textes légendaires connus par tous. L’œuvre de Caravage, trop érudite, pouvait difficilement être comprise par cette population à qui elle était pourtant destinée.

 

Bibliographie

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