Au musée du Louvre…

322 – Christian Ziccarelli – Situons-le d’abord dans son contexte.

Nous sommes à Thèbes, en Égypte, entre 1580 et 1350 avant Jésus-Christ, période de la XVIIIe dynastie, l’une des plus fastes de l’empire égyptien. Qui ne connaît Hatchepsout, épouse royale et première femme « pharaon » de l’histoire (initiatrice d’une expédition au pays de Pount – l’Érythrée actuelle), Akhenaton (Aménophis IV) « inventeur » du monothéisme (en prônant le culte exclusif du disque solaire Aton), son épouse l’illustrissime Néfertiti et enfin leur fils Toutankhamon.

Essayons de décrire cet objet en forme de cuillère. Il est en bois, long de 18 cm. Le rebord du cuilleron est décoré, avec raffinement, d’une succession de chevrons. Le manche représente une jeune femme au milieu de papyrus (la partie supérieure de la plante en forme d’ombelle ne laisse aucun doute sur son identité). Son seul habit est un pagne noué à la ceinture, avec une large rangée de plis épais, laissant découvert l’un de ses genoux. Une épaisse chevelure tressée faisant office de nattes tombe sur ses épaules. Elle est pieds nus, semble secouer ou vouloir arracher une fleur de lotus, une impression de mouvement encore accentuée par la position de sa jambe gauche. Aucun doute, elle est sur les bords du Nil.

La silhouette, les tiges de papyrus et de lotus ont été découpées avec minutie, laissant apparaître des à jours dans la plaquette de bois. La partie inférieure du corps est vue de profil, le thorax de face et la tête de profil mais avec l’oeil vu de face. « Cette manière de figurer les personnages, qui nous paraît étrange, est manifestement inspirée par l’idée de faire voir autant que possible chaque partie du corps sous la forme qui la caractérise le mieux ». Notez également qu’une des lois générales de styles est respectée : « Si un bras ou un pied s’avance plus que l’autre, le membre mis en avant doit être celui qui est le plus éloigné du spectateur ».

On doit maintenant se poser deux questions : que signifie la représentation de cette scène et quel pouvait bien être l’usage de cet objet ? L’épisode se situe lors de la crue annuelle du Nil ; l’Egypte de torride se mue en Egypte verte. Une image concrétise ce phénomène, celle des papyrus aux ombelles épanouies, symbole végétal de cette renaissance nilotique annuelle du retour à la vie. Arc-boutée à deux mains, elle saisit une tige de la plante qu’elle semble secouer. Laissons voguer notre imagination ! Ne serait-ce pas une métaphore de la création du monde ? Selon une cosmogonie, l’Ogdoade, née du démiurge Atoum, a mis Rê au monde sous forme d’un enfant émergeant d’un lotus dans le lac d’Hermopolis. Cette fleur est la vulve archétypale, gage de la perpétuation des naissances et renaissances.

Un objet d’art comme celui-là nous interroge sur son sens profond. Empreint d’un grand sens artistique, d’un équilibre parfait, il appartient à une catégorie bien représentée dans les musées du monde entier. Appelé communément « cuillères à fard », nous sommes toujours incapables aujourd’hui de lui attribuer une fonction. Les réceptacles étant peu profonds, on a pensé à des cuillères destinées à recevoir un onguent précieux ou du fard. Dans ce pays où les maladies des yeux sont très fréquentes, on attribue au « khôl » (nom donné par les Arabes à leur fard) une grande vertu curative. Son application, sur le visage (même sur les statues, on se plaît à marquer les traits de fards ornant les yeux) et celle d’onguents sur les membres et les cheveux, jouent en Egypte, à toutes les époques, un rôle presque aussi important que le vêtement proprement dit. Cependant, ces produits gras et colorés n’ont laissé aucune trace, le bois est resté parfaitement propre. Les manches ne sont ni tachées, ni usées.

En fait, ce sont des objets destinés à accompagner, au cours de leur nouvelle existence, les dames de la haute société (beaucoup ont été retrouvées dans leur cimetière, à Médinet el-Gourob, dans la région du Fayoum).

|La cosmogonie est la naissance du cosmos sous l’impulsion d’un démiurge (du grec « demiourgos », artisan).

à Héliopolis, lors de l’Ancien Empire, selon les « Textes des pyramides », puis les « Textes des Sarcophages », le démiurge se nomme Atoum, il est unique et seul, reposant sur un bétyle (*) (tertre haut à Hermopolis, banc de sable à Thèbes) au milieu du Noun (masse incréée, sans forme ni limite, substance liquide, l’Océan Primordial selon la mythologie grecque). Puis, il donne naissance (par masturbation ou en crachant) au couple divin, le frère et la soeur, Chou l’air (le sec) et Tefnout l’eau (l’humide), premier couple sexué, rendant possible les naissances « biologiques » ultérieures. Ils créeront à leur tour Geb, la terre, et Nout, le ciel. La grande Ennéade d’Héliopolis était ainsi formée avec Atoum-Rê, Chou et Tefnout, Geb et Nout et leurs enfants Osiris, Isis, Seth et Nephtys.

à Thèbes, un serpent Ira « celui qui a créé la terre » engendre la cohorte des huit dieux de l’Ogdoade, quatre mâles à têtes de grenouille et quatre femelles à tête de serpent qui ont pour charge de mettre au monde l’astre solaire Amon-Rê.

(*) Bétyle : pierre sacrée de forme ovale ou ellipsoïdale recevant un culte car considéré comme la demeure d’un dieu, voire ce dieu lui même. La pierre de Benben à Héliopolis est la pierre où est apparu le démiurge.|(gallery)