La course de chars sur la place Santa Maria Novella à Florence – 1ère partie

– Par Louis-François Garnier

de Michel de Montaigne (1533-1592) à Jacques Callot (1592-1635)

Le 23 juin 1581 à Florence, c’est la veille des festivités de la Saint-Jean qui revêtent une importance particulière, car c’est le saint patron de la ville où Michel de Montaigne (1533-1592) va assister à une course de chars. Nous sommes dans le cadre d’un périple hors du commun qui va durer plus de 17 mois (1580-1581) et dont le récit ne sera publié que près de deux siècles plus tard, après la découverte fortuite du manuscrit non destiné initialement à être publié. [1] En préambule, il nous faut préciser le contexte. Tout d’abord il fait très chaud puisque Montaigne relate qu’« il faisoit une chaleur dont les habitans eux-mêmes étoient étonnés ». Une course de chars est organisée « dans une grande et belle place carrée plus longue que large, et entourée de tous côtés de belles maisons ». 

C’est la Piazza Santa Maria Novella dont le tracé irrégulier date du XIVe siècle. Pour le voyageur moderne arrivant par le train, la place n’est qu’à quelques minutes de marche en traversant la Piazza della Stazione puis en contournant l’église et les cloîtres de Santa Maria Novella qui ferment la place du côté nord et dont le début de la construction remonte à 1278. La façade, aux motifs géométriques en marbre vert et blanc, date du milieu du XIVe siècle. A droite de l’église se situe un petit cimetière où repose Domenico Ghirlandaio (1448-1494) à l’injuste réputation « d’imagier, payé pour couvrir les murs ». [2] 

La place sert de parvis à l’église à l’intérieur de laquelle et plus précisément dans la chapelle des « Strozzi de Mantoue » on peut admirer les fresques (1350-1357) du peintre et architecte Nardo di Cione mort en 1366, et illustrant la Divine comédie de Dante (1265-1321) incluant l’Enfer. C’est ainsi que « pendant des années, on entrait dans cette église de Florence, la plus proche de la gare, pour y voir le diable » [5] A l’opposé se situent les arcades Renaissance de la loggia dell’Ospedale di San Paolo, c’est-à-dire de l’ancien hôpital des Leopoldines datant du XIIIe siècle et abritant, de nos jours, le récent (2014) Museo Novecento qui expose des œuvres italiennes de la première moitié du XXe siècle. Depuis le Moyen-Âge, cette place terminée en 1325, était dévolue aux sermons des dominicains mais aussi aux tournois et fêtes diverses.

C’est en 1563 que la place devint le lieu du Palio dei Cocchi institué la veille de la Saint-Jean, par le premier grand-duc de Toscane, Cosme Ier (1519-1574). Il s’agissait d’une course de chars qui contournaient deux tours de bois plus tard remplacées par deux obélisques de marbre (1608) soutenus par des tortues en bronze, probablement de Giambologna (1529-1608). Les lys d’or des sommets sont du XIXe siècle, en l’honneur de la Cité du Lys. Nous disposons de très peu de représentations des courses de chevaux qui se déroulaient sur cette place. 

La peinture à l’huile faite entre 1789 et 1791 et intitulée Course de chevaux sur l’ancienne place de Santa Maria Novella (Musée des Offices Florence), fait partie des dernières œuvres du peintre paysagiste et graveur Antonio Cioci (1732-1792). [3] Il était alors dessinateur et marqueteur à l’Atelier des pierres dures de Florence, l’ancienne manufacture de la « mosaïque florentine » destinée à fabriquer des marqueteries de pierres précieuses et semi-précieuses et qui fut créée en 1558 par le grand-duc Ferdinand Ier de Médicis (1549 -1609). Faite plus de deux siècles après le passage de Montaigne, la toile nous montre une course de chevaux stricto sensu et non pas une course de chars. 

Les cavaliers tournent dans le sens antihoraire autour des deux obélisques. Les chevaux sont représentés, de façon très suggestive bien qu’irréaliste, membres antérieurs et postérieurs tendus à l’horizontale à l’instar de ce que peindra vers 1821 Théodore Géricault (1791-1824) avec la Course de chevaux, dite le Derby à Epsom (Musée du Louvre). Le tableau d’Antonio Cioci montre la loge de Léopold Ier (1747-1792) grand-duc de Toscane de1765 à 1790, dans la loggia dell’Ospedale alors que, non seulement la quasi-totalité de la place est ceinturée d’estrades dotées d’au moins une demi-douzaine de rangs bondés de monde, mais le terre-plein central entre les deux obélisques est rempli d’une foule de spectateurs dont l’élégance est manifeste. En outre, il y a des spectateurs aux fenêtres des immeubles mais aussi sur les toits à une dizaine de mètres du sol, à leurs risques et périls. 


La course de chars sur la place Santa Maria Novella à Florence.
Par Jacques Callot (1592-1635) Bibliothèque municipale de Lyon

Il nous faut maintenant revenir à Montaigne mais aussi à la gravure intitulée La course de chars sur la place Santa Maria Novella à Florence – Bibliothèque municipale de Lyon Figure 1 par Jacques Callot (1592-1635) [4] qui a été faite relativement peu de temps après le passage de Montaigne, lors du séjour de Callot à Florence (1612-1621), et peut de ce fait en éclairer les propos. A noter qu’à près de deux siècles d’intervalle, le peintre Antonio Cioci et le graveur Jacques Callot se sont apparemment positionnés au même endroit, en surplomb et en prenant suffisamment de recul pour voir la totalité de la place. 

A l’inverse du côté opposé limité par des immeubles, le côté Est, apparemment encore peu urbanisé, du moins au XVIe siècle, leur est apparu l’endroit le plus propice, de façon globalement parallèle à l’axe central délimité par les obélisques qui, rappelons-le, n’existaient pas du temps de Montaigne. 

Les deux représentations ne sont pas des vues cavalières, car on y retrouve la perspective avec ses lignes de fuite. Voilà ce qu’en dit Montaigne : « A chaque extrémité de la longueur, on avait dressé un obélisque, ou une aiguille de bois quarrée, et de l’une à l’autre étoit attachée une longue corde pour qu’on ne pût traverser la place ; plusieurs hommes mêmes se mirent encore en travers, pour empêcher de passer par-dessus la corde » 

Il n’est donc pas question, à l’inverse de ce que nous montre la peinture d’Antonio Cioci, de mettre des spectateurs au centre de la place. A l’inverse de cette sorte de muraille humaine figurée dans le tableau d’Antonio Cioci, seule la corde et quelques hommes ont vocation à dissuader les chevaux de couper court. Cette corde doit être nécessairement tendue mais les « aiguilles de bois » n’auraient, probablement, pas supporté une telle traction. 

La gravure de Jacques Callot réputé pour son art des « petites scènes saisies sur le vif », nous montre que la corde est remarquablement horizontale, ce qui, compte tenu de sa longueur, n’est possible que grâce à la forte traction de la douzaine d’hommes positionnés aux deux extrémités. Poursuivons la description de Montaigne : « Les balcons étoient remplis de Dames, et le Grand Duc avec la Duchesse et sa cour, étoient dans un Palais », qui ne peut correspondre, comme nous l’avons vu, qu’à la loggia dell’Ospedale bien visible chez Cioci mais moins évidente chez Callot d’autant qu’il a représenté à gauche de la gravure, en tout premier plan, un homme qui, par contraste, semble être Gulliver aux pays des Lilliputiens. 

La comparaison, bien qu’anachronique avec Les Voyages de Gulliver (1735), est légitime si l’on considère que les « foules lilliputiennes » [4] ont réussi à l’exceptionnel graveur que fut Jacques Callot qui parvint à placer, dans un « champ de trente centimètres de largeur sur vingt-deux de hauteur (…) plus de trois mille individus dont on devine presque les idées tant leurs gestes ont de crânerie et de personnalité ». [4] En 1581, le grand-duc de Toscane est François de Médicis (1541-1587), le fils aîné de Cosme Ier de Médicis (1519-1574) et d’Éléonore de Tolède (1522 -1562). François est un dilettante plus intéressé par l’alchimie, les sciences naturelles et l’architecture que par la politique et le gouvernement de la cité. 

La grande-duchesse est Bianca Capello (1548-1587), cette fille de patricien vénitien qui dut s’enfuir de Venise en 1563, à l’âge de quinze ans et enceinte de Pietro Buonaventuri, un clerc florentin guère plus âgé qu’elle et avec lequel elle se maria à Florence pour légaliser sa situation. Cependant, ayant été remarquée pour sa beauté par François de Médicis, elle ne tarda pas à devenir sa maîtresse, peut-être dès 1565, avec l’assentiment au moins tacite de son mari qui va mourir opportunément en 1572, assassiné sur ordre probable du prince. Après la mort de Cosme Ier en 1574 suivie, en 1578, de la disparition de Jeanne d’Autriche (1547-1578), l’épouse de François, rien ne pouvait plus s’opposer à l’ascension irrésistible de Bianca Capello qui avait clairement un ascendant sur le prince, ce qui fera dire au secrétaire de Montaigne qu’« elle lui sambla bien avoir la suffisance d’avoir angeolé ce Prince, et de le tenir à sa devotion long-tamps ». C’est peu après son veuvage, qu’en 1579, François épousa Bianca après qu’elle ait été proclamée grande-duchesse de Toscane. Voici donc un couple sulfureux qui, pratiquant l’adultère de notoriété publique et des dépenses somptuaires de longue date, est devenu très impopulaire, ce qui va se retrouver dans l’ambiance de la course qui nous occupe. Reprenons, avec Montaigne, le déroulement de la course : « Le peuple étoit répandu le long de la place et sur des especes d’échaffauds où j’étois aussi ». 

Montaigne est un spectateur comme les autres sur une estrade, assis ou plus probablement debout compte tenu de l’engouement populaire. Montaigne a dû choisir le meilleur endroit pour voir la course, peut-être proche de celui où se mettront les deux artistes précédemment évoqués. Jacques Callot qui « communiquait aussi la vie à chaque unité et lui donnait un rôle défini dans la scène », [4] nous montre une foule disparate, les personnages étant figés dans leurs activités. Dans l’angle gauche de la gravure, on devine une buvette avec un personnage en train de boire une chopine alors que semblent être suspendus un peu plus loin des jambons, peut-être le prosciutto di Parma ou di San Daniele. Il y a un va et vient de passants et de voitures d’aspect divers, qu’il s’agisse de carrosses, de chars ou de citernes avec probablement du vin mais aussi de l’eau pour les gens et les chevaux nécessairement assoiffés du fait des efforts dans la poussière et sous la chaleur ardente du soleil. 

On voit des scènes curieuses comme cet homme étendu sur le dos. Il est possible qu’il ait été renversé par le cheval qui se cabre face à un chien qui aboie et d’ailleurs un autre homme s’en éloigne en courant tout en protégeant une femme. Il est aussi possible que l’homme à terre, et vers lequel semble se précipiter un homme pour lui porter secours, ait été agressé par celui qui s’enfuit à toutes jambes, peut-être après un vol à la tire à moins qu’il ne s’agisse d’un spadassin puisqu’il nous semble apercevoir le pommeau d’une épée – spada. On voit le coupable présumé dans l’angle inféro-droit de la gravure dont il s’apprête à sortir comme certains personnages des dessins animés de Tex Avery (1908-1980) sortiront de la bande cinématographique près de quatre siècles plus tard. Ainsi, le spectacle est aussi « dans la salle ». C’est alors qu’« on voyoit courir à l’envi cinq chars vuides ». Comment est-il possible que les chars soient vides ?

Références

[1] Journal de voyage de Michel de Montaigne. Edition présentée, établie et annotée par François Rigolot. puf 1992 

[2] Goetz A. Dictionnaire amoureux de la Toscane. Plon 2023

[3] Gregori M. Le musée des Offices et le palais Pitti. La peinture à Florence. Ed. Place des Victoires 2012

[4] Bouchot H. Jacques Callot, sa vie, son œuvre et ses continuateurs (Ed. 1889) hachette livre BnF

[5] Picquet T. Les Rites festifs florentins de la Renaissance Cahiers d’études romanes, 18 – 2008.




Gérard de Lairesse (1641-1711) ou pire que d’être aveugle à Grenade – 2e partie

– Par Louis-François Garnier

ACTE III – EN HOLLANDE : 1665-1690

Le séjour à Utrecht fut une période difficile et « tous les biographes s’accordent pour souligner la pauvreté et le dénuement dans lesquels vécurent Lairesse et sa famille » durant cette période. [1] Sans ressource, il se mit à peindre des paravents et des enseignes [3] et finit par faire un tableau qu’il exposa devant son domicile. Que ce tableau ait été remarqué par un courtier ou qu’un voisin lui ait conseillé d’envoyer quelques toiles à Amsterdam, le fait est que Gérard de Lairesse entra en contact avec Gerrit van Uylenburgh (1625 -1679), en français Gérard Uilenburgh, à la fois peintre et marchand d’art réputé d’Amsterdam. 

Il avait en effet débuté comme peintre décorateur mais avait très tôt compris qu’il pouvait gagner plus d’argent par le négoce des tableaux qu’en les peignant lui-même. C’est à la fin 1665 que Lairesse arrive à Amsterdam où il est engagé par Uilenburgh après une savoureuse anecdote « digne d’un ballet de Molière », [3] et qui montre l’extraordinaire virtuosité de ce garçon, à la fois excellent peintre et musicien. 

Sollicité par le marchand d’art pour peindre « au débotté » une Nativité, Lairesse se mit à jouer du violon en alternance avec le maniement de la palette et du pinceau de telle sorte qu’en deux heures de temps, et en musique, il « peignit la tête de l’Enfant, de Marie, de Saint Joseph et du bœuf, au premier coup, et d’un si beau fini qu’il laissa les spectateurs dans l’admiration ». Il se fait alors rapidement connaître au point que c’est de cette époque que date le portrait qu’en fit Rembrandt (1606-1669). Il s’agit d’une peinture à l’huile sur toile (Metropolitan Museum of Art) qui montre Lairesse tenant un papier, et si son visage est tout aussi ingrat, il est en revanche habillé « en bourgeois hollandais qui semble déjà avoir acquis une place honorable dans la société d’Amsterdam ». [1] En effet, « il ne pouvait trouver pour son art une ville plus favorable qu’Amsterdam » [3] et il y fera fortune. C’est ainsi qu’il va rapidement faire partie de la société intellectuelle d’Amsterdam et d’une académie littéraire qui se réunira, à partir de 1676, chez lui sur le marché Saint-Antoine (Nieuwmarkt), « ce qui prouve le rôle important que jouait notre peintre au sein de cette société ». [1] 

Parmi ses riches clients, qu’il s’agisse de bourgmestres, de marchands collectionneurs ou d’institutions, il y a le célèbre médecin Godfried Bidloo (1649-1713) que Lairesse rencontra entre 1680 et 1685 et qui avait, semble-t-il, « autant de talent pour la poésie et le théâtre que pour la médecine ». [1] Il publia en 1685 un atlas anatomique : Anatomia Humani Corporis illustré par Lairesse (Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine de Paris). Il s’agit de cent cinq [1] dessins exécutés à la plume et au lavis à l’encre de Chine avec une grande finesse et ornementés d’objets aussi divers que des poignards, des livres ou des notes de musique. Les planches furent probablement gravées par ce « maître du burin » [1] que fut Abraham Blooteling (1634–1690) et qui sera le seul à être cité par Lairesse dans son Grand Livre des Peintres. [1] Ces planches furent l’objet d’un plagiat de la part d’un médecin et anatomiste anglais dénommé William Cowper (v.1666-1709) qui les publia sous son nom en 1698 « en citant à peine Bidloo, ce qui entraina un procès fameux et le courroux bien légitime du Hollandais ». [3] 

Gérard de Lairesse eut deux autres fils, Abraham en 1666 et Jan en 1674 qui deviendra peintre et exécutera après la mort de son père « des copies ou adaptations de ses tableaux, qui passèrent pour des originaux de Lairesse ». [1] En 1687, Lairesse revient triomphalement dans sa ville natale à l’occasion d’une Assomption destinée à décorer le maître-autel de la cathédrale de Liège. On retiendra qu’« en dehors des plafonds illusionnistes, l’invention la plus importante de Lairesse reste l’utilisation de la grisaille dans le décor intérieur ». [1] 

Malheureusement, au faîte de la gloire, au point d’être surnommé « Apelle » par Guillaume III d’Orange Nassau (1650 -1702) stathouder mais aussi roi d’Angleterre depuis 1688, Lairesse va être affligé de la pire calamité, de « la chose la plus épouvantable » [3] qui soit pour un peintre, la perte de la vue.


Anatomie de la main humaine par Gérard de Lairesse (1690). Gravure d’Abraham Blooteling pour l’atlas d’anatomie de Godfried Bidloo.

ACTE IV – LA CÉCITÉ : 1690-1711

Gérard de Lairesse, alors qu’il atteint à peine sa cinquantième année, « devient aveugle, sans doute à la fin de l’année 1689 ». [1] Il semble que la perte de la vue ait été progressive [1] jusqu’à devenir totale. Le fait que Lairesse n’ait pas gravé lui-même les planches anatomiques destinées à l’atlas du docteur Bidloo, s’explique par le travail considérable que ceci aurait nécessité, mais aussi « parce que sa vue baisse et qu’il commence à ressentir les premiers effets de la cécité ». [1] 

Quelle fut la cause de sa cécité ? L’explication reste hypothétique, non pas tant une punition divine pour ses dissipations comme ceci a été évoqué à l’époque… mais plus probablement, comme il le dira lui-même, et au moins en partie, le fait d’avoir passé « des heures entières à graver à l’eau-forte, éclairé par une faible chandelle ». [3] La technique de l’eau forte utilisait alors l’acide nitrique dont les vapeurs étaient très toxiques. L’exposition oculaire à l’acide nitrique, qu’il s’agisse de projections ou d’exposition à des vapeurs, entraîne localement des brûlures dont la gravité est fonction de la concentration de la solution, de l’importance de la contamination et de la durée du contact. Les symptômes associent douleur, larmoiement et hyperhémie conjonctivale, voire un blépharospasme. 

De façon plus insidieuse et chronique, des séquelles sont possibles telles que des adhérences conjonctivales, des opacités cornéennes voire le développement d’une cataracte ou d’un glaucome pouvant préluder à une cécité. Si l’on considère le caractère fréquent et insidieux du glaucome, il est assez plausible que ceci ait pu être la cause de la cécité du peintre. On a pu aussi évoquer, avec sa connotation péjorative, l’hérédosyphilis [4] autrement dit l’hypothèse, invérifiable, d’une syphilis congénitale (?) [1] Cependant, face à cette adversité, Lairesse trouva un dérivatif dans la musique puisqu’il jouait « exceptionnellement bien » du violon et « ne pouvant plus peindre, se tourna tout naturellement vers l’enseignement », [1] mais comment procéder dans ce cas ? Chaque semaine, se réunissaient chez lui de jeunes artistes et il utilisait en alternance, deux tableaux noirs sur lesquels il écrivait en tâtonnant avec de la craie. Un de ses fils recopiait alors sur du papier ce que son père avait écrit avant d’effacer le premier tableau tandis que Lairesse écrivait sur le second et ainsi de suite. Cette façon de procéder préluda, chapitre après chapitre, et grâce à l’intense collaboration de ses fils, à l’élaboration d’un traité sur la peinture de plus de 800 pages. Il s’agit du Het Groot Schilderboek (Le Grand Livre des Peintres » qui est « le premier ouvrage théorique hollandais qui examine longuement la peinture de genre » [5] et dont la première édition parue à Amsterdam en 1707, sera suivie d’une seconde édition en 1712 [1] avant d’être ensuite plusieurs fois réédité et traduit en plusieurs langues. Cet ouvrage retranscrit le fait que Lairesse n’appréciait guère la peinture de genre alors en vogue, mais « les scènes de genre constituaient un aspect si important de la peinture hollandaise qu’il ne put les ignorer ». [5] Pour Lairesse, cette peinture « moderne » qu’était la peinture de genre consistant à représenter les scènes les plus triviales de la vie quotidienne était limitée quant à « la représentation d’idées ou d’émotions nobles ». Pour lui, cette forme de peinture, bien que pouvant avoir « une certaine joliesse », était inférieure à la peinture « classique » et il considérait comme des « commerçants », ces « peintres qui ne savent produire qu’un seul type de sujets ». [5] Néanmoins certains thèmes urbains ou domestiques avaient son assentiment en disant « Il vaut mieux être un bon Mieris dans la manière moderne qu’un mauvais Raphaël dans l’antique ». Il faisait ainsi allusion au peintre de Leyde Frans Mieris (1635-1681) qu’il admirait, et qui « a non seulement étrangement suivi son maître Gérard Dou (1613-1675) dans cette manière moderne élégante, mais parfois le dépasse ». [5] C’est « assez ironiquement que le grand âge de la peinture de genre hollandaise était depuis longtemps révolu à l’époque où Lairesse en fournit la justification théorique ». [5] Bien qu’ayant fait l’essentiel de sa carrière à Amsterdam, et parce que « esthétiquement, la manière de Lairesse a peu de similitudes avec les tendances essentielles des écoles du nord, qu’elles soient hollandaise ou flamande », Gérard de Lairesse doit être considéré comme « un artiste liégeois à part entière ». [2] C’est cependant à Amsterdam qu’il meurt le 26 juillet 1711 dans la plus grande gêne car, bien qu’ayant gagné beaucoup d’argent, il n’avait rien mis de côté. [3] Il est inhumé dans le cimetière « de Leyde », près des remparts d’Amsterdam. [1] En guise d’épitaphe, un poète écrivit : « Après tant de bienfaits vous devîntes aveuglé, / De l’aimable fortune qui vous a tant chéri. » Le frontispice de ses œuvres hollandaises montre « un vieillard, les yeux cachés par un bandeau, s’exerçant à peindre, entre deux Muses, probablement le Dessin et la Peinture ». [3] Gérard de Lairesse est un peintre injustement méconnu. Il a dû affronter avec courage et compenser, par son intelligence et son talent artistique, le handicap de sa laideur et de la cécité pendant les vingt dernières années de sa vie. Il faut lui reconnaître toute sa place en tant que « pictor doctus » dans l’histoire de l’Art de la seconde moitié du XVIIe siècle. [1]

Bibliographie

1) Roy A. Gérard de Lairesse 1640-1711 Préface de J. Thuillier Arthena 1992.

2) Hendrick J. La peinture au pays de Liège: XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Ed. Perron-Wahle, 1987.

3) Dumaitre P. Un peintre aveugle Gérard de Lairesse. L’ophtalmologie des origines à nos jours, 1986 ; 5 :73-79 Laboratoires H. Faure.

4) Corbin A. L’hérédosyphilis ou l’impossible rédemption. Contribution à l’histoire de l’hérédité morbide. In: Romantisme, 1981, n°31 : 131-150. www.persee.fr.

5) Brown Ch. La peinture de genre hollandaise au XVIIe siècle. Images d’un monde révolu. De Bussy-Vilo-Paris 1984.

Remerciements au Docteur Philippe Frisé, ophtalmologiste, pour sa documentation.




Gérard de Lairesse (1641-1711) ou pire que d’être aveugle à Grenade – 1ère partie

– Par Louis-François Garnier

L’Alhambra de Grenade et la Grande mosquée de Cordoue sont les fabuleux témoins de la présence musulmane en Espagne du VIIIe au XVe siècle et qui prit fin avec « le dernier soupir du maure » consécutif à la chute du royaume d’Al-Andalus et à la prise de Grenade par les rois catholiques d’Espagne en 1492. Il faut dire qu’il y avait de quoi pleurer « comme une femme pour ce qu’on n’a pas pu défendre comme un homme », à l’idée de perdre définitivement ce remarquable ensemble fortifié dominant la ville de Grenade, face au quartier populaire de l’Albaicín. Sous le chaud soleil et le ciel bleu d’Andalousie, les sommets enneigés de la Sierra Nevada déversent une eau pure qui rafraîchissait les princes du désert.

C’est cette musique de l’eau qu’entendra l’écrivain Jorge Luis Borges (1899-1986) qui, encore jeune et atteint d’une cécité inexorable, continuera d’écrire avec l’aide de sa mère puis d’une secrétaire. Et puis, il y a l’exubérance des jardins en étages où alternent escaliers, pergolas, et fontaines baignées par les fragrances entremêlées du thym et de la menthe mais aussi des roses, du jasmin, du chèvrefeuille et de la clématite. Mais l’Alhambra est surtout une place forte avec l’Alcazaba de l’arabe « Al Casbah » signifiant forteresse ou citadelle. C’est de sa hauteur que les arabes observaient les mouvements des troupes chrétiennes dans la plaine de Grenade.

C’est sur une muraille adjacente que sont inscrits les vers du poète mexicain Francisco de Icaza (1863-1925) qui interpelle une femme dédaignant de donner une pièce à un mendiant aveugle, en disant : «Donne-lui l’aumône, femme, car il n’y a rien dans la vie de plus grande peine que d’être aveugle à Grenade». Est-ce bien vrai ? On peut en douter lorsqu’on s’intéresse à la vie du peintre Gérard de Lairesse (1641-1711) qui, « arrivé au sommet de son art et de son succès, malédiction pire que toute autre pour un peintre, devient aveugle et, qui, loin de se résigner, continue à enseigner et dicte à son fils un livre où il tente de résumer et transmettre toute son expérience ». [1]

Portrait de Gérard de Lairesse tenant un papier par Rembrandt (1606-1669) vers 1665-1667
(Metropolitan Museum of Art New York).

ACTE I – LES PREMIÈRES ŒUVRES À LIÈGE : 1660-1664

Gérard de Lairesse naît en septembre 1641 à Liège dans une famille d’artistes puisque son père était un peintre assez renommé mais dont il ne reste que peu de traces, et sa mère fille d’un peintre bruxellois. Gérard est le second de quatre garçons qui devinrent peintres avec des fortunes diverses. Il est probable qu’une grande partie de l’apprentissage se fit dans l’atelier de son père qui l’initia aussi à la musique et à la poésie, mais ce père bienveillant étant devenu un peintre de faux marbres, fut amené à souvent s’absenter loin de chez lui. Il en résulta que, encore très jeune, le jeune Gérard fut livré à lui-même. [1] C’est alors qu’il est influencé, sans qu’il s’agisse nécessairement d’un véritable apprentissage, [1] par les œuvres du peintre liégeois Bertholet Flémal (1614-1675), revenu à Liège en 1646 après avoir séjourné plusieurs années à Rome puis à Paris.

Lorsque son frère aîné revint lui-même d’un voyage d’étude en Italie avec le livre d’emblèmes illustré de gravures de l’érudit italien Cesare Ripa (v.1555 -1622), Gérard s’en inspire en faisant des dessins très appréciés. Il est ainsi très probable que, « dès ses débuts à Liège, le style de Lairesse était déjà engagé dans une voie qui resta irréversible, pour l’essentiel : celle de l’art franco-italien » [2], ce goût pour le « classique » dont nous reparlerons.

C’est à partir de 1660, à l’âge d’à peine vingt ans, que Gérard de Lairesse commence à prendre son envol lorsqu’il part pour Cologne en s’arrêtant au passage à Aix-la-Chapelle où il peint un Martyre de Sainte-Ursule (perdu) qui lui attira à la fois l’admiration des uns et la jalousie des autres peintres de la ville. De retour à Liège, il obtient plusieurs commandes en peignant avec le même bonheur des sujets empruntés à l’histoire, à l’allégorie, à la mythologie et à la Bible. C

’est ainsi que, très actif, insouciant, gagnant beaucoup d’argent et en dépensant plus encore, « tout lui prédisait un avenir heureux » mais sa vie passa « bientôt pour irrégulière et dissipée ». [3] C’est de 1662, à la suite d’une commande de l’ancien bourgmestre de Liège, que date Orphée aux Enfers (Musée de l’Art Wallon Liège, en dépôt au Musée d’Ansembourg), mais aussi la première gravure à l’eau-forte datée de Lairesse dénommée Ira qui nous montre la violence d’un guerrier aveuglé tant par la colère que par son manteau qui passe, curieusement, devant son visage.

Nous pourrions, maintenant, y voir un fâcheux présage puisque cette technique de l’eau-forte n’a probablement pas été étrangère à la perte ultérieure de sa vue. Les historiens de l’Art y ont surtout vu une œuvre de jeunesse avec « plus d’intentions et de souci d’expression que de maîtrise ». [1] C’est aussi durant cette période liégeoise (1660-1664) qu’il fit des tableaux inspirés des Métamorphoses d’Ovide, et qui étaient « d’une invention et d’une galanterie aussi plaisante que savante ». [1]

C’est en avril 1664 que survint un drame qui va obliger l’artiste à quitter précipitamment Liège. Avant toute chose il faut dire qu’« un seul don lui avait été refusé : la beauté. Laid, très laid, les lèvres grosses et sensuelles, le nez camus, les yeux saillants, il avait cette face de lutin dont parlent les médecins, mais on verra que cela ne l’empêcha pas de plaire » car, « connaissant sa laideur, il cherchait à y remédier en s’occupant sans cesse de sa parure ». [3] C’est ainsi que lui qui était « fort camard, mais naturellement joli et bien coiffé » [1], n’était pas du genre à se satisfaire d’un « visage de polichinelle qui prête à rire » et tous s’accordent à reconnaître que son intelligence s’efforça de trouver des remèdes à sa mauvaise fortune. Il fit en sorte d’être « poli et bien coiffé et ses yeux étincelants faisaient que, selon un contemporain, les belles lui faisaient bien des avances » [3], et « à cause de ce défaut de nez, il se récompensait de certaines complaisances qui ne rebutaient pas les belles mêmes, qui ont aussi bien fait des avances ». [1]

A l’instar du célèbre peintre grec Zeuxis (464-398 av. J.-C.) qui, dit-on, peignit une grappe de raisins avec un tel réalisme que les oiseaux vinrent la picorer, on raconte que Gérard de Lairesse, ayant vu un homme revenu de France avec une dentelle travaillée, peignit « une dentelle avec du blanc à l’eau pour en orner un collet, et que chacun s’y trompa, croyant qu’il s’agissait de dentelle véritable ». [3] En outre, il fit en sorte d’en changer le motif « tous les dimanches au grand plaisir de la jeunesse qui se piqua d’en avoir de France ». [1] Finalement, on s’aperçut de la supercherie mais il fut néanmoins « fort estimé de cette tromperie ». [1]

Dans un autoportrait au crayon noir et sanguin fait à l’âge d’environ vingt ans (Staatliche Museum Berlin), on peut noter « les grands yeux qui pétillent d’intelligence, la bouche sensuelle et le gros nez court et épaté ». [1] Un autre autoportrait fait une quinzaine d’années plus tard (Offices Florence) montre que son « regard vif compense ce nez camus qui le rendait si disgracieux. On sent nettement ici le souci de Lairesse de plaire, d’être élégant, et de composer avec la laideur que la nature lui avait donnée ». [1]

En définitive, il n’est pas ni le premier, ni le dernier à comprendre que la séduction ne se résume pas à la seule plastique mais son désir forcené de plaire, en prenant sa revanche sur cette nature ingrate, va lui amener de sérieux ennuis. n

ACTE II – L’ANNÉE FATIDIQUE : 1664 

Le jeune Gérard de Lairesse était, dit-on, « sensible et facile à se laisser prendre ».[3] Il se lie d’amitié avec deux jeunes filles originaires de Maastricht qui « demeuraient au-devant de sa chambre. L’une était belle et l’autre d’une virilité et d’un courage extraordinaire pour son sexe ». [1] Il s’agissait de deux sœurs venues à Liège pour y chercher fortune et qui, de fait, vivaient en face de sa chambre, sur le même palier. [3] Ce qui devait arriver, arriva.

Notre jeune Gérard, qui avait 24 ans, non seulement tomba amoureux de la plus belle, dont il fit un portrait « sur un morceau de planche » [1], mais « ardent et étourdi » alla jusqu’à lui faire une promesse écrite de mariage, ce qui est une toute autre affaire puisque « chose promise, chose due » selon l’adage bien connu. La famille de Gérard ayant trouvé un tel mariage indigne, utilisa un subterfuge pour l’en dissuader en lui envoyant, pour le séduire, une cousine de telle sorte que la « fiancée » se fâcha. La situation prit une singulière acuité lorsque les deux sœurs vinrent trouver le jeune peintre qui leur indiqua alors que ses intentions étaient changées. Il nous faut maintenant être attentif à la déclaration de Gérard de Lairesse devant l’avocat Delbrouck qui était aussi son beau-frère.

C’est après avoir dîné (déjeuné) chez son père que, regagnant sa chambre pour y travailler, il fut accosté par les deux « maastrichtoises » qui descendaient d’une taverne publique, suggérant que leur sang ait pu être échauffé par quelques bières consommées dans cet estaminet. C’est alors que « pendant qu’une l’entretenait, l’autre lui donnait par derrière un coup de couteau à la gorge qui rencontra l’os en dessous de la mâchoire, puis mit la main à une épée cachée sous sa faille tandis que l’autre prenait un stylet aussi caché. Lairesse pour sauver sa vie, porta un coup d’épée qu’il porte continuellement en vue de se défendre ». Il s’agissait d’une « petite épée de salon qu’il portait toujours avec lui ». [3]

Il fut donc dans l’obligation de se défendre en état de légitime défense face à un spadassin manifeste, bien qu’il s’agisse d’une femme, et le jeune homme ne manquera de faire valoir le fait que sa réaction fut proportionnée à l’agression et n’avait pas outrepassé « les termes de juste et défense, ne lui ayant été possible d’échapper autrement à leurs furies ». [1] C’est ainsi que la fille qui l’avait attaqué reçut, « en reculant, deux coups de l’épée de son adversaire, (…) l’un sous le sein et l’autre sur sa partie honteuse » [1] de telle sorte que « se sentant en sang, elles se retira chez un apothicaire, dont elle manqua de mourir ». Cela se passait « à une heure et demie en plein jour l’an 1664 ; lui se retira aux pères Dominicains, où, pendant qu’il se faisait panser, il fut jugé appréhensible ».

Un mandat d’arrêt est lancé contre lui et de ce fait décrété de prise de corps [3], le peintre prend le parti de quitter Liège et « prenant ses hardes, chargea le tout sur une charrette, y compris la cousine » [3] que sa famille lui avait destinée et avec laquelle il se mariera peu après « à la soldatesque » dans les faubourgs de Liège. C’est, semble-t-il, après s’être arrêté à Bois-le-Duc, qu’ils rejoignent Utrecht et ils auront un premier fils, Andries, en 1665. [1]

Bibliographie

1) Roy A. Gérard de Lairesse 1640-1711 Préface de J. Thuillier Arthena 1992.

2) Hendrick J. La peinture au pays de Liège: XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Ed. Perron-Wahle, 1987.

3) Dumaitre P. Un peintre aveugle Gérard de Lairesse. L’ophtalmologie des origines à nos jours, 1986 ; 5 :73-79 Laboratoires H. Faure.

4) Corbin A. L’hérédosyphilis ou l’impossible rédemption. Contribution à l’histoire de l’hérédité morbide. In: Romantisme, 1981, n°31 : 131-150. www.persee.fr.

5) Brown Ch. La peinture de genre hollandaise au XVIIe siècle. Images d’un monde révolu. De Bussy-Vilo-Paris 1984.

Remerciements au Docteur Philippe Frisé, ophtalmologiste, pour sa documentation.




La mélancolie d’Albrecht Dürer (1471-1528) à Lucas Cranach (1472–1553) – 3e partie

– Par Louis-François Garnier


Voir la 1ère partie


Voir la 2e partie

Parmi plus d’une vingtaine d’objets représentés dans la gravure d’Albrecht Dürer dénommée Melencolia I illustrant « la mesure et l’architecture mais aussi la géométrie, la science de l’espace et du calcul à la base de tous les arts », [8] figurent aux pieds délicatement chaussés de l’ange, les outils essentiels pour un maître charpentier. Il s’agissait alors de l’un des métiers du bois les plus considérés. C’est ainsi qu’on peut voir un marteau avec sa panne arrache-clous, une tenaille à peine visible sous la robe, un rabot et des clous sans omettre la scie sabre, probablement un gabarit de moulures et une règle en bois supposée permettre de tracer les ournes servant de guides lors de la pose des ardoises. 

Le toit est accessible par l’échelle en arrière-plan même si on peut aussi y voir une fonction symbolique avec les sept barreaux plus ou moins visibles. De façon plus incertaine est, semble-t-il, représenté un encrier avec un plumier portatif entre le chien et la sphère et, de dessous la partie droite de la robe de l’ange, émerge un outil difficile à étiqueter en forme de « clystère » à moins qu’il ne s’agisse d’un pulvérisateur de couleurs ? Il est ainsi possible que cet ustensile fasse référence au fait de purger les mélancoliques comme le préconisera monsieur Purgon à l’hypochondriaque Argan dans Le Malade imaginaire (1673) de Molière. 


La Mélancolie (1532) par Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553), Huile sur bois 76,5Icm x 56,0Icm. Musée d’Unterlinden, Colmar.

Dürer signe et date sa composition en bas à droite par son monogramme contenant un A stylisé entre les jambes duquel se trouve un D plus petit comme déjà utilisé dans Monstre marin (1498) ou dans la célèbre aquarelle et gouache de 1502 dénommée Le lièvre (Albertina Museum, Vienne). A noter qu’il lui ait arrivé de se tromper de sens avec un D inversé comme dans La Madone au singe (1498) ou La Sorcière (1500) en ayant, semble-t-il, oublié que « tout ce qui est gravé apparaît inversé à l’impression » [16] et aucun repentir n’est alors possible. A la ceinture de l’ange pendent une bourse et un trousseau de clés dont on peut penser qu’elles servent à ouvrir des portes dans l’au-delà. A sa droite un putto est assis, ses petites fesses potelées étant protégées par une couverture disposée sur une meule de meunier ou à aiguiser suggérant la roue de la fortune ou Rota Fortunae symbolisant les caprices du destin. Ce nourrisson joufflu qu’est le putto est le plus souvent moqueur mais Dürer le montre au contraire très absorbé en train d’écrire ou de dessiner, [13] peut-être sur une ardoise. Il apparaît très concentré mais surtout renfrogné, faisant la moue, témoignant peut-être de son mécontentement de devoir relever des cotes ou dessiner un croquis laborieux sous la dictée et les directives de l’ange, contremaître du Grand Architecte. En d’autres termes, il s’agirait d’une « manière d’initier le morveux aux responsabilités adultes » dans le cadre des « innombrables putti d’Allemagne (qui) reçoivent une justification théologique ». [20] Chez Cranach, ce sont trois ou quatre putti beaucoup plus espiègles qui taquinent le lévrier au risque de se faire mordre (musée d’Edinbourg). 

Dans une autre version (Musée de Copenhague), ils sont deux essayant de faire rouler ce qui semble être un ballon pour le faire passer dans un cerceau tenu par un troisième bambin. Pour se faire, les chérubins turbulents utilisent des bâtons en guise de bras de levier sous-entendant qu’il ne s’agit pas seulement d’un banal ballon de baudruche mais bel et bien d’une lourde sphère supposée correspondre au globe terrestre. Les ombres projetées permettent d’en déduire que, à l’inverse de la gravure de Dürer, la source de lumière vient du côté gauche, comme dans la version de Colmar où un putto fait de l’escarpolette, apparemment poussé à tour de rôle par ses petits camarades. Trop occupés à jouer, ils laissent le chien tranquille. Il s’agit d’un lévrier considéré comme placide et emblématique de l’érudition mais aussi « rattaché à la mélancolie saturnienne », [8] ne serait-ce que parce qu’il « renifle ses excréments et qu’il aime le pourri et le sale ». [19] Dürer nous le montre allongé, sagement assoupi entre la sphère et un volumineux polyèdre qui, a lui seul, prend une part non négligeable dans la composition. 

A partir d’un dessin préparatoire (Dresde) et en reconstituant la figure en trois dimensions, il a été possible d’en déduire que ce « polyèdre de Dürer » est à 8 faces dont la face supérieure comporte un aspect moiré suggérant un crâne, voire un ersatz d’autoportrait comme ceci a pu être évoqué. Cette structure complexe s’apparente à une « géométrie cryptée » inspirée de l’art de la « perspective secrète » qu’étudia Dürer en Italie du Nord et qui fit de lui un théoricien de la géométrie et de la perspective linéaire. A gauche du polyèdre on peut voir un creuset avec un bec verseur destiné à faire fondre les métaux tels que l’or et il s’y associe une pince indispensable pour le manipuler. La minutie des détails est telle qu’une flammèche semble s’être échappée des braises incandescentes. L’autre figure énigmatique gravée par Dürer fait « partie d’un jeu de l’esprit, de l’allégorie, de la magie » puisqu’il s’agit d’un « carré magique » également dénommé table de Jupiter « tabula iovis » [13] 

Ce carré d’ordre 4 comporte quatre colonnes verticales et quatre lignes horizontales délimitant seize cellules numérotées dans un désordre apparent de 1 à 16 alors qu’en réalité la somme des chiffres des rangées verticales, horizontales ou en diagonale est la même, à savoir la constante magique 34 qui correspond aussi à la somme des quatre nombres figurant dans les quatre cases centrales ou dans les quatre angles sans compter bien d’autres possibilités de trouver le nombre 34. De plus, le nombre 34 donne, en l’inversant, l’âge de Dürer, à savoir 43 ans en cette année 1514 qui est d’ailleurs indiquée via les deux cellules du bas en position centrale : 15-14. Le chiffre 5 au début de la seconde ligne est délibérément inversé faisant allusion à la disparition de la mère du graveur au mois de mai de cette même année. [13] En outre, le rapport entre la largeur du carré magique et celle du sablier est de 1,6 correspondant au nombre d’or.

Chez Cranach, dont atelier était d’une productivité inégalée à son époque, la peinture la plus aboutie consacrée à la mélancolie est celle du Musée d’Unterlinden de Colmar où l’on peut apercevoir, outre un étrange paysage dominé par une forteresse située au sommet d’une impressionnante falaise, une jeune femme ailée aux ailes d’ange avec une couronne d’épines de guingois et à l’érotisme consommé qui n’était pas forcément du goût de Luther. Devant cette jeune personne peinte avec grâce, [21] c’est sur une table que sont positionnées une coupe d’or ouvragée couverte et une corbeille de fruits incluant des raisins et des pommes, peut-être en référence à Adam et Eve mais aussi parce que la pomme est le fruit de Vénus. 

De façon plus triviale, ceci peut aussi être rapproché du fait que Luther préconisait de manger pour lutter contre les mauvaises pensées et il a d’ailleurs mis en pratique cette doctrine si l’on considère l’évolution de ses portraits peints par Cranach, avec l’embonpoint manifeste à la fin de sa vie. Non loin de la table deux perdrix picorent en sachant que ces oiseaux étaient eux-mêmes consacrés à la déesse de l’amour. [19] Mais c’est surtout le ciel qui interpelle. En effet on peut y voir une assemblée nocturne de sorcières (sabbat) dont l’une d’elles tient un crâne de cheval au bout d’une perche et qui volent dans les nuées obscures en chevauchant des animaux hideux, qu’il s’agisse d’un porc ou d’un dragon. Ces sorcières sont supposées se diriger vers un lieu écarté, tel que le Brocken où, selon Goethe, Méphistophélès entraine Faust lors de la nuit de Walpurgis, du 30 avril au 1er mai, pour participer à une cérémonie présidée par le Diable représenté par un bouc : « N’aurais-tu pas besoin d’un manche à balais ? Quant à moi, je voudrais bien avoir le bouc le plus solide… dans ce chemin, nous sommes encore loin du but ». C’est d’ailleurs un énorme bouc que chevauche un lansquenet en le tenant par les cornes, suivi par des sorcières et des démons féminins (succubes) susceptibles de copuler frénétiquement avec des démons masculins (incubes). Le lansquenet porte un vêtement excentrique et chatoyant qui fut autorisé par l’empereur Maximilien 1er de Habsbourg pour la « qualité » des services rendus par ces fantassins mercenaires sans pitié. Dürer fera le portrait de l’empereur en 1519 (Kunsthistorisches Museum, Vienne) de façon post-mortem à partir d’un dessin préparatoire réalisé en 1518. En 1510, Dürer fit une gravure montrant La mort et le lansquenet (Tod und Landsknecht) et si Cranach nous le montre à cheval sur un bouc, ce n’est que dans les années 1540 qu’apparaît la cavalerie germanique avec ses redoutables reîtres (reiter) qui deviendront les « cavaliers noirs » ou « cavaliers du diable ». Bref, Satan n’est jamais très loin bien que « le comble de sa ruse soit de faire croire qu’il n’existe pas ». 

C’est en 1420 que les prédications du père franciscain Bernardin de Sienne contribuèrent au mythe du « sabbat » avec le bûcher des vanités où sont brûlés les objets qui poussent au péché tels que les bijoux et les robes richement ouvragées, mais aussi les peintures et les livres considérés comme immoraux. L’une des premières chasses aux sorcières se déroule en Suisse à la fin des années 1420. C’est en 1497 que le frère dominicain Savonarole (1452-1498) et ses disciples, avant de terminer eux-mêmes sur le bûcher, élèvent un vaste bûcher des Vanités sur la piazza della Signoria de Florence. On y verra alors le grand peintre Sandro Botticelli (1445-1510 apporter lui-même ses peintures pour qu’elles soient brûlées, perte irrémédiable s’il en fut. Le lansquenet n’est probablement pas très différent de ceux qui, lors du sac de Rome en 1527 par Charles Quint (1500-1558), ont fait des graffitis sur les peintures de Raphaël de la Villa Farnesina en écrivant, en 1528, de part et d’autre d’un A en lettre gothique « Pourquoi, moi qui écris, ne devrais-je pas rire ? Les lansquenets ont fait courir le pape ». 

En définitive, ces deux versions consacrées à la mélancolie, faites à dix huit années d’intervalle, ont en commun un certain ésotérisme additionnant les symboles énigmatiques au risque d’une surinterprétation de notre part mais elles diffèrent par ailleurs notablement. Si la gravure de Dürer exprime assez clairement une mélancolie corrélée au génie créatif en faisant « de l’étroit espace de sa plaque de cuivre un vrai microcosme, un petit monde fermé », [11] les peintures de Cranach, imprégnées de l’influence luthérienne, témoignent plutôt d’un état d’âme délétère, d’une « oisiveté mère des vices » facilitant l’intervention du diable. Albrecht Dürer, qui reste l’un des artistes les plus admirés de tous les temps, [8] repose « non loin des portes de Nuremberg. » L’une des trois épitaphes rédigées par son intime ami, le juriste et humaniste Willibald Pirckheimer (1470 – 1530) comportait cette phrase, si l’on en croit le peintre et écrivain flamand Carel Van Mander (1548- 1606): « Et soudain, de cette vallée terrestre le peintre s’envola ; et soudain aussi s’éclipsa l’astre radieux dont ici-bas la clarté nous illuminait ». [10] C’est au XIXe siècle que la « puissance évocatoire de l’imagination » des artistes et des écrivains imposera « la grande école de la mélancolie ». [22] Nous conclurons avec Burton qui disait : « J’écris sur la mélancolie en m’évertuant à éviter la mélancolie ».


Bibliographie

  1) Borer A. Dürer Le Burin du graveur. Studiolo L’Atelier contemporain 2021.
  2) Klibansky R, Panofsky E, Saxl F.  Saturne et la mélancolie. Gallimard 2000.
  3) Despoix P.,« La Mélancolie et Saturne : un projet collectif au long cours de la bibliothèque Warburg », Revue germanique internationale, 28 | 2018, 159-181.
  4) Lenotre G. Paris et ses fantômes. Grasset 1933.
  5) Zweig  S. Montaigne. Préface de O. Philipponnat. Le Livre de Poche 2019.
  6)  Sur le motif. Peindre en plein air 1780-1870 Fondation Custodia Collection Frits Lugt Paris 2021.
  7)  Brion M. Les peintres en leur temps. Philippe Lebaud 1994.
  8)  Eichler A. Albrecht Dürer (1471-1528) Ullmann 2007.
  9) Berger J. Dürer Taschen 1994.
 10) Van Mander C. Le livre de peinture. Présentation par Robert Genaille. Miroirs de l’Art Hermann Paris 1965.
  11) Gombrich E.H. Histoire de l’Art Phaidon 2001.
  12)  Laneyrie-Dagen Nadeije. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012.
  13) Hagen R-M & Hagen R.  Les ailes brisées. Albrecht Dürer : Melencolia I, 1514 in Les dessous des chefs-d’œuvre Tome 2, 2003.
  14) Panofsky E. La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’occident. Champs arts Flammarion 2008.
  15)  Radrizzani D. Lemancolia – Traité artistique du Léman. Ed. Noir Sur Blanc 2013.
  16)  Salamon L. Comment regarder… La Gravure. Guides des Arts Hazan 2011.
  17)  Defoe D. Journal de l’année de la peste. Denoël 1923.
  18)  Paré A. Diable.  De l’apocalypse à l’enfer de Dante. Chêne Hachette 2021.
  19)   Hersant Y. « Cranach, Dürer et la mélancolie » Conférence lors le l’exposition Cranach et son temps (2011) Musée du Luxembourg Paris. Compte-rendu par clairesicard.hypotheses.org.
  20) Fernandez D. La perle et le croissant. Photographies de Ferrante Ferranti. Terre Humaine Plon 1995.
  21)  Malherbe A. Lucas Cranach. Peindre la grâce. A Propos 2011.
  22) Baudelaire. La modernité mélancolique. Sous la direction de J.M Chatelain. BnF 2021.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel, cardiologue, pour ses conseils érudits et au Dr Eric Basely, psychiatre, pour son éclairage bienveillant et à monsieur Philippe Desoignies pour ses précieuses connaissances des aliénistes du XIXe.




La mélancolie d’Albrecht Dürer (1471-1528) à Lucas Cranach (1472–1553) – 2e partie

– Par Louis-François Garnier


Voir la 1ère partie


Voir la 3e partie

La gravure d’Albrecht Dürer dénommée Melencolia I est énigmatique à plus d’un titre et « égare tout exégète » dans « un dédale d’interprétations » [1]. Si « le Moyen-Âge tenait pour plus souhaitable le tempérament sanguin et méprisait la mélancolie, (…) Dürer bouleverse ce schéma saturnien » [1]. En arrière-plan et selon un effet de perspective dont Dürer a dit que « Perspectiva est un mot latin qui signifie une vue à travers quelque chose » (Durchsehung)  [14], s’étale un plan d’eau calme qui semble immense dès lors qu’on ne voit ni sa limite à l’horizon ni la rive gauche. En revanche, la rive droite comporte un paysage arboré doté d’une construction fortifiée pouvant faire évoquer le château de Chillon sur le lac Léman  [15] pourtant assez éloigné de Bâle où le jeune Dürer a séjourné  du printemps 1492 à l’automne 1493.  

C’est à la fin de son apprentissage de 1486 à 1490 chez le peintre Michel Wolgemut (1434-1519) où il apprit la peinture et la gravure sur bois  [11], que son père l’envoya à Colmar pour travailler dans l’atelier de Martin Schongauer (v. 1445/1450-1491). Ce dernier était  mort quand arriva le jeune Albrecht qui eut cependant l’occasion d’étudier ses œuvres dans l’atelier familial. [16] 

C’est ensuite que Dürer se rend à Bâle qui était alors un centre renommé, en particulier en ce qui concernait l’industrie du livre. [11] Le jeune artiste en repartira environ dix huit mois plus tard pour Strasbourg puis Nuremberg où il arrive le 18 mai 1494 pour se marier et ouvrir son propre atelier. Si Dürer n’a pas contemplé le lac Léman il est probable qu’il ait pu en voir des illustrations. 


Melencolia I (1514) par Albrecht Dürer (1471-1528).
Gravure par burin sur cuivre – Musée Condé.

Dans la gravure qui nous intéresse, « savamment orchestrée (…) et dont la texture des diverses matières est finement différenciée », [8] une vision de la mer [14] ne peut être exclue mais il semble plus vraisemblable qu’il s’agisse d’un lac dont les eaux calmes peuvent être trompeuses à l’instar d’un loch écossais d’où peut sortir un monstre antédiluvien. Dürer qui, « comme tous ses contemporains, s’adonne à l’astrologie », [1] nous montre au dessus du lac, et se reflétant en partie dans l’eau, un arc en ciel surplombant un astre céleste qui semble avoir tous les critères requis pour ressembler à une  comète [8] et en particulier à celle que Dürer a pu voir de décembre 1513 au 20 janvier 1514. Les gens ont pu lui attribuer alors une fâcheuse valeur prédictive, susceptible d’annoncer sinon la fin des temps, du moins des calamités. 

La comète de Dürer semble plonger vers la partie droite de l’horizon et est dotée non seulement d’une queue caractéristique mais elle génère un intense rayonnement de telle sorte que le ciel est entièrement strié de rayons centrifuges, ce qui a pu faire dire qu’« il y donc un ciel de Dürer ». [14] 

On peut y voir une chauve-souris, « animal hybride et nocturne perçu comme maudit dès l’Antiquité romaine (Ovide) » [18] qui, dans le cas présent,  est curieusement dotée d’une queue de serpent, un peu comme la signature de Lucas Cranach l’Ancien (1472 -1553) avec son corps de serpent surmonté d’ailes de chauves-souris et qui se replieront en signe de deuil après la mort de son fils aîné. 

Chez Dürer, la chauve-souris qui « dans l’Occident chrétien est associée au diable »  [18] a les ailes déployées et la face interne fait apparaitre une banderole, un phylactère [8] portant l’inscription MELENCOLIA suivie d’un sigle mal défini. Il peut s’agir d’une simple arabesque décorative ou du diagramme combinant deux S (signum sectionis) lui-même suivi d’un I sans qu’on sache vraiment s’il s’agit du chiffre 1 suggérant le premier d’une série (?) qui n’a pas eu lieu ou du i qui pourrait dire « mélancolie va-t’en ! » [13] si l’on considère  la voyelle i en tant que première lettre de ire, impératif du verbe eo (aller, marcher, s’avancer). [1] Il pourrait aussi s’agir de la première lettre de Imaginatio, [19] c’est-à-dire la faculté qu’a l’esprit humain de se représenter ou de former des images avec ses limites face à l’ordre divin. [8]

La référence à Lucas Cranach l’Ancien n’est pas  fortuite si l’on considère qu’il s’inspira de Dürer, seulement âgé d’un an de plus, pour faire plusieurs peintures (huiles sur bois) sur le même thème et visibles en particulier  au musée Unterlinden de Colmar, au Statens Museum for Kunst de Copenhague et au musée d’Edinbourg. 

A cette époque en 1532, c’est-à-dire bien après l’œuvre de Dürer (1514), Cranach, certes influencé par Dürer qui avait rapporté d’Italie son goût de la « peinture savante », [13] est également influencé par Luther (1483-1546) qui condamnait, dans ses prêches, la mélancolie comme étant d’inspiration satanique.

Cranach, ami de Luther, a pu être influencé en ce sens alors même qu’un autre proche de Luther, l’humaniste Philip Melanchton (1497-1560) relatera la « generolissima melencolia Dureri ». [13] Il semble que Dürer ait été assez favorable à la Réforme protestante qui s’établit à Nuremberg en 1525 mais il s’opposera à la doctrine iconoclaste. 

Chez ce « maître du fantastique » [11] qu’est Dürer, le personnage principal est une « figure féminine ailée d’humeur sombre » [8] une sorte d’ange doté d’une paire d’ailes emblématiques comme cette « Anglaise, blanche et chaste figure aérienne, descendue des nuages d’Ossian (et) qui ressemblait à un ange de mélancolie » (La Peau de chagrin). 

La jeune femme qui incarne le « génie ailé » [8] semble songeuse, « la joue dans sa main, le coude sur le genou, dans cette attitude fatale et familière à tout ce qui est triste (…) sa tête mélancolique rendue plus mélancolique par ses cheveux » (Barbey d’Aurevilly) selon « l’attitude traditionnelle de la mélancolie », [8] la « limpidité, l’acuité du regard » [1] noir hors champ contrastant fortement  avec le blanc des yeux. Ceci souligne « la perplexité de la Mélancolie, égarée parmi ses outils, compas et autres ». [1]

Chez Cranach l’ange est érotisé, la peinture à l’huile permettant de souligner la beauté de la robe qui, sur le fond, n’a rien à envier à celle de Dürer. Chez Cranach le corsage pigeonnant est avantageux et le regard coquin. Une jeune femme aux yeux en amande si caractéristiques du peintre, est chaussée de ballerines proches des chaussures alors en vogue à bout carré dites en « pattes d’ours ». Elle  fait en sorte d’aiguiser un bâton à connotation triviale, voire phallique ou vide de sens à moins qu’elle ne s’efforce de chasser les mauvais esprits situés entre le bois et l’écorce… avec les douze copeaux à ses pieds. [19] 

En cette période où, après qu’il y soit allé en 1510, Martin Luther (1483-1546) exècre les turpitudes de la Rome des Borgia, la nouvelle Babylone, patrie de l’Antéchrist et Grande Prostituée, il n’est pas surprenant que chez Cranach le sacrilège et le blasphème ne soient pas très loin et que son ange ait quelque chose de Marie-Madeleine dont les cheveux longs et dénoués symbolisent son repentir et sa pénitence. 

Dans la gravure dénommée Melencolia I,  Dürer a « le compas dans l’œil » [1] de telle sorte que l’ange a un livre fermé sur ses genoux et tient de la main droite un compas susceptible de symboliser la rigueur, la tempérance mais aussi le compagnonnage et l’architecture. Ceci est conforme à « la valeur antique de Vitruve redécouverte par le  Traité des perspectives, qui inscrit le désordre apparent du monde dans les compas de la géométrie,  honorant le projet du Grand Architecte, et dont les outils sont à disposition dans l’atelier de la Mélancolie. [1] 

On peut mesurer l’angle d’ouverture du compas à 30 degrés de façon relative car il ne se situe pas dans le plan frontal au quel cas son ouverture estimée serait plutôt de l’ordre de 50° et la prolongation en ligne droite de la jambe droite du compas aboutit à l’angle inféro-droit de la gravure de même qu’une droite tracée à partir de l’un des bords du polyèdre. 

Ce compas semble être une invite à s’en servir de telle sorte qu’au moins un cercle peut être tracé de façon tangentielle à la sphère symbolisant le globe terrestre et la circonférence passe alors  par les courbures des têtes du putto et de l’ange. 

C’est d’ailleurs au-dessus de la tête de l’ange, que le temps a « suspendu son vol » (Lamartine) puisqu’entre une balance en équilibre suggérant le Jugement dernier et une cloche statique avec son battant en position médiane, est représenté  un sablier avec ses deux bulbes également remplis alors qu’un filet de sable est  figé pour l’éternité.

En outre, juste au dessus du sablier existe un cadran solaire dont le gnomon est dépourvu d’ombre alors même que celle du sablier est projetée sur le mur. Où s’arrête l’omission et où commence l’énigme ?


Bibliographie

  1) Borer A. Dürer Le Burin du graveur. Studiolo L’Atelier contemporain 2021.
  2) Klibansky R, Panofsky E, Saxl F.  Saturne et la mélancolie. Gallimard 2000.
  3) Despoix P.,« La Mélancolie et Saturne : un projet collectif au long cours de la bibliothèque Warburg », Revue germanique internationale, 28 | 2018, 159-181.
  4) Lenotre G. Paris et ses fantômes. Grasset 1933.
  5) Zweig  S. Montaigne. Préface de O. Philipponnat. Le Livre de Poche 2019.
  6)  Sur le motif. Peindre en plein air 1780-1870 Fondation Custodia Collection Frits Lugt Paris 2021.
  7)  Brion M. Les peintres en leur temps. Philippe Lebaud 1994.
  8)  Eichler A. Albrecht Dürer (1471-1528) Ullmann 2007.
  9) Berger J. Dürer Taschen 1994.
 10) Van Mander C. Le livre de peinture. Présentation par Robert Genaille. Miroirs de l’Art Hermann Paris 1965.
  11) Gombrich E.H. Histoire de l’Art Phaidon 2001.
  12)  Laneyrie-Dagen Nadeije. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012.
  13) Hagen R-M & Hagen R.  Les ailes brisées. Albrecht Dürer : Melencolia I, 1514 in Les dessous des chefs-d’œuvre Tome 2, 2003.
  14) Panofsky E. La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’occident. Champs arts Flammarion 2008.
  15)  Radrizzani D. Lemancolia – Traité artistique du Léman. Ed. Noir Sur Blanc 2013.
  16)  Salamon L. Comment regarder… La Gravure. Guides des Arts Hazan 2011.
  17)  Defoe D. Journal de l’année de la peste. Denoël 1923.
  18)  Paré A. Diable.  De l’apocalypse à l’enfer de Dante. Chêne Hachette 2021.
  19)   Hersant Y. « Cranach, Dürer et la mélancolie » Conférence lors le l’exposition Cranach et son temps (2011) Musée du Luxembourg Paris. Compte-rendu par clairesicard.hypotheses.org.
  20) Fernandez D. La perle et le croissant. Photographies de Ferrante Ferranti. Terre Humaine Plon 1995.
  21)  Malherbe A. Lucas Cranach. Peindre la grâce. A Propos 2011.
  22) Baudelaire. La modernité mélancolique. Sous la direction de J.M Chatelain. BnF 2021.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel, cardiologue, pour ses conseils érudits et au Dr Eric Basely, psychiatre, pour son éclairage bienveillant et à monsieur Philippe Desoignies pour ses précieuses connaissances des aliénistes du XIXe.




La mélancolie d’Albrecht Dürer (1471-1528) à Lucas Cranach (1472–1553) – 1ère partie

– Par Louis-François Garnier


Voir la 2e partie


Voir la 3e partie

La mélancolie, du grec melagkholia (bile noire), est une « sorte d’état flasque de l’âme » selon Gide (1869 – 1951) à rapprocher de ce que la médecine moderne dénomme la dépression mélancolique endogène, à composante psychotique, à distinguer de la dépression réactionnelle et de la dépression névrotique bien que les limites puissent être, parfois, assez ténues. C’est ce caractère endogène qui s’apparente à la théorie des humeurs d’Hippocrate (460 – 377 av. J.-C.) avec cette variété particulière de « bile noire et froide, source de mélancolie (qui) appartient à Saturne, maître du poids et de l’obscur » [1-3] 

Cette bile noire (bilis atra), produite par la rate, « vient de tout le sang fait et rendu atrabilaire » nous dit Molière (1622- 1673), histoire de se faire du « mauvais sang » et responsable de la « mélancolie noire » de Victor Hugo (1802 -1885). [1] En outre, il s’y associe, à des degrés divers, des troubles de l’humeur, de cette thymie (thumos) qui est le siège des passions allant du vague à l’âme mêlé de tristesse à une humeur plus farouche et sombre comme la neurasthénie. 

La variabilité de l’humeur, dorénavant qualifiée de cyclothymique ou bipolaire, a pu correspondre pour Pascal (1623-1662) aux « mœurs ridicules et brutales d’un fou mélancolique » et Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), en proie à des périodes de grand abattement, relate qu’en étant « plus sédentaire », il fut pris « non de l’ennui mais de la mélancolie ».


Le dernier bain (1840) par Honoré Daumier (1808 -1879)

C’est alors qu’intervient une autre composante de la mélancolie qu’est l’idée suicidaire qui a pu apparaître comme une délivrance au point que ce même Rousseau dira : « quelle douce mort si alors elle était venue », histoire de partir sans regret puisque, du moins pour Balzac (1799-1850),  « chaque suicide est un poème sublime de mélancolie » (La Peau de chagrin). 

Il peut arriver que l’idée de suicide s’impose dès la prime enfance comme chez Théophile Gautier (1811-1872) lorsqu’on le priva, à l’âge de trois ans, de ses « montagnes bleues » des Pyrénées : « chose singulière pour un enfant si jeune, le séjour de la capitale me causa une nostalgie assez intense pour m’amener à des idées de suicide ». 

C’est ainsi qu’on voit apparaitre la nostalgie, ce « mal du retour » de nostos : retour et algos : douleur. Pour Baudelaire (1821-1867) « la mélancolie est toujours inséparable du sentiment du beau » bien que cette valence esthétique puisse être subjective et  subir la distorsion d’un esprit fragile. 

Le peintre romantique Caspar David Friedrich (1774-1840) se confronte à la « tragédie du paysage » en « transcendant la mélancolie en expérience spirituelle »,  lui qui verra « le lent fleuve de la neurasthénie tarir progressivement ses dons de paysagiste et résorber ses élans mystiques » sur fond de mélancolie ancienne ; souffrant de délire de persécution, il terminera sa vie solitaire dans une « extrême indigence mentale ». 

Pour Gérard de Nerval (1808 -1855), que la folie emportera,  « El Desdichado » est « le ténébreux, le veuf, l’inconsolé » dont le luth « Porte le soleil noir de la Mélancolie ». La composante psychotique de la mélancolie peut s’exprimer, surtout dans des formes extrêmes telles que des convictions délirantes ou une exaltation de l’humeur aboutissant à un « virage maniaque » à rapprocher de la psychose maniaco-dépressive. 

Si la mélancolie est endogène, elle n’en est pas pour autant insensible aux influences extérieures de nature neurosensorielle ou psycho-sociale. C’est alors que le Spleen de Baudelaire s’impose « quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle », ce Spleen de Paris apparemment en provenance d’outre-Manche puisque « tous les Anglais de ce temps-là (1770) avaient le spleen, et Paris possédait déjà, contre ce mal d’outre-Manche, des remèdes de tout premier ordre ». [4]

Chez Balzac, s’imposent « des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde » au point que « la nature elle-même conspirait. » (La Peau de chagrin)  On retrouve là un délire de persécution tel que celui qui pouvait affliger Rousseau. Dans Les souffrances du jeune Werther (1774), Goethe (1749-183 ) relate une violence sourde ressentie par le narrateur : « Ciel, terre, forces actives…, tout cela n’est qu’un monstre toujours dévorant et toujours ruminant ». 

Alors que les influences atmosphériques pernicieuses sont très fréquentes, certains comme Montaigne (1533-1592), sont indifférents aux couleurs du temps car « tout ciel m’est un » encore qu’il fait état de « cette vieille mélancolie qui taraude ma jovialité naturelle », lui qui disait « je n’ai rien si enemi à ma santé que l’ennui & l’oisiveté » et que c’est « de melancholie qui est ma mort ». 

C’est Montaigne qui apaise la mélancolie de Stefan Zweig (1881-1942) dans les derniers mois de son existence mais « il est tragique de penser qu’il se crut autoriser par Montaigne à se suicider car Montaigne ne préconisait pas le découragement » puisqu’il préférait  « qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut ». [5] Plus proche de nous, Guy Béart (1930-2015) voudrait « changer les couleurs du temps, /changer les couleurs du monde » mais Stéphane Mallarmé (1842-1898) déplore « De l’éternel Azur la sereine ironie » en implorant alors l’aide des nuées : « Brouillards, montez ! Versez vos cendres monotones ».

En réalité, la mélancolie n’est pas tant dans le paysage que dans l’impression qui en résulte et telle qu’elle est ressentie avec plus ou moins d’acuité. C’est ainsi que le jeune peintre danois Johan Thomas Lundbye (1818 -1848) ayant reçu une bourse pour faire le Grand Tour jusqu’en Italie, eut le mal du pays : « ce que beaucoup d’artistes auraient considéré comme le voyage de leur vie s’avéra plutôt décevant pour le caractère mélancolique de l’artiste (…) qui restitue un ciel glacé et une lumière hivernale qu’il aurait aussi bien pu observer dans son Danemark natal ». [6] 

Avec Eugénie Grandet (Balzac) dont la mélancolie semble s’apparenter à une dépression névrotique, le terme mélancolie apparaît huit fois  dans cette ville de Saumur présentée comme « la quintessence de la petite ville de province » avec « la mélancolie qui s’en dégage ». Il arrive même que non seulement le paysage semble conspirer mais parfois de simples objets génèrent une certaine tristesse indépendamment  de l’utilisation triviale qui en est faite au point que Lamartine (1790-1869) s’interroge : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer » et « Comment peut-on ne pas adorer les cloîtres ? (…) avec les longues arcades mélancolique » se demandait Guy de Maupassant (1850-1893) dans La Vie Errante. 

La mélancolie avec son cortège d’insomnie et les troubles psychosomatiques, peut altérer notablement l’état général ce qui n’avait pas échappé à Balzac qui relate que « l’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de son corps affaissé » (La Peau de chagrin). Il arrive même assez souvent que l’expression du visage en soit durablement affectée au point d’y voir figurer « l’omega mélancolique » comme chez Balzac avec Ursule Mirouët dont le « front trahissait une pensée dévorante». Avec Barbey d’Aurevilly (1808 -1889), la jeune Lasthénie de Ferjol est marquée par des « rides d’eau douce qui se creusaient quelquefois sur ce front de rêveuse, aussi pur qu’un lac mélancolique » (Une histoire sans nom) et avec Xavier de Maistre (1763-1852) « la mélancolie vient de temps en temps jeter sur nous son crêpe solennel, et changer nos larmes en plaisirs » (Voyage autour de ma chambre). En définitive, la mélancolie apparaît comme étant un tempérament à la fois intrinsèque et influencé par une « ambiance mélancolique » dont la nature est assez bien traduite par le terme anglais « moody » faisant référence à l’ambiance (mood) mais aussi au caractère maussade et à l’humeur changeante. La mélancolie peut-même  « s’épaissir » (Barbey d’Aurevilly) au point  qu’à la fin de La Peau de chagrin,  le cœur de Raphaël  est le siège d’un « horrible poème de deuil et de mélancolie » généré par les « souhaits mélancoliques » de ses hôtes. La mélancolie peut aboutir à cette « langueur invincible, accompagnée d’un mortel dégoût pour toutes choses » (Barbey d’Aurevilly) et être plurielle comme « le triste Racine s’enfonce dans ses mélancolies, relisant Cicéron et pleurant au remords de ses amours d’antan ». [4] Dans l’Anatomie de la mélancolie (1621) Robert Burton (1577-1640)  relate la place importante de la « mélancolie hypocondriaque » sans omettre « la créativité du génie mélancolique ». [2,3]

Le « regard faustien » reflétant non pas « une rêverie douloureuse et paralysante mais au contraire une inquiétude dynamique (…) n’est pas le privilège du Romantisme puisque nous le reconnaissons, déjà, comme un des signes caractéristiques de l’âme allemande, chez Dürer, chez Altdorfer (1480-1538), chez Baldung Grien (1484-1545) ».[7] A l’époque de Dürer (1471-1528), « les artistes représentaient le premier échelon de l’humeur mélancolique ». [8] Albrecht Dürer naît à Nuremberg d’un père « très habile » [10] maître orfèvre hongrois d’une « certaine réputation », [11] lui-même fils d’orfèvre [12] et, conformément à la tradition familiale, Albrecht  « sut manier le burin bien avant le pinceau. »  Il  restera « marqué par la conception artisanale du premier métier qu’il a appris. » [1] C’est en 1514 que Dürer qui « reconnaît à la science des humeurs une valeur égale à celle de l’astrologie », [1] grave Melencolia I alors qu’il vient de perdre sa mère qui, avec son épouse, vendait les estampes sur les marchés. L’ambiance conjugale est morose [13] car le couple n’a pas d’enfants et ceci a pu susciter un certain opprobre social bien que l’artiste soit honoré par ses concitoyens.


Bibliographie

  1) Borer A. Dürer Le Burin du graveur. Studiolo L’Atelier contemporain 2021.
  2) Klibansky R, Panofsky E, Saxl F.  Saturne et la mélancolie. Gallimard 2000.
  3) Despoix P.,« La Mélancolie et Saturne : un projet collectif au long cours de la bibliothèque Warburg », Revue germanique internationale, 28 | 2018, 159-181.
  4) Lenotre G. Paris et ses fantômes. Grasset 1933.
  5) Zweig  S. Montaigne. Préface de O. Philipponnat. Le Livre de Poche 2019.
  6)  Sur le motif. Peindre en plein air 1780-1870 Fondation Custodia Collection Frits Lugt Paris 2021.
  7)  Brion M. Les peintres en leur temps. Philippe Lebaud 1994.
  8)  Eichler A. Albrecht Dürer (1471-1528) Ullmann 2007.
  9) Berger J. Dürer Taschen 1994.
 10) Van Mander C. Le livre de peinture. Présentation par Robert Genaille. Miroirs de l’Art Hermann Paris 1965.
  11) Gombrich E.H. Histoire de l’Art Phaidon 2001.
  12)  Laneyrie-Dagen Nadeije. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012.
  13) Hagen R-M & Hagen R.  Les ailes brisées. Albrecht Dürer : Melencolia I, 1514 in Les dessous des chefs-d’œuvre Tome 2, 2003.
  14) Panofsky E. La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’occident. Champs arts Flammarion 2008.
  15)  Radrizzani D. Lemancolia – Traité artistique du Léman. Ed. Noir Sur Blanc 2013.
  16)  Salamon L. Comment regarder… La Gravure. Guides des Arts Hazan 2011.
  17)  Defoe D. Journal de l’année de la peste. Denoël 1923.
  18)  Paré A. Diable.  De l’apocalypse à l’enfer de Dante. Chêne Hachette 2021.
  19)   Hersant Y. « Cranach, Dürer et la mélancolie » Conférence lors le l’exposition Cranach et son temps (2011) Musée du Luxembourg Paris. Compte-rendu par clairesicard.hypotheses.org.
  20) Fernandez D. La perle et le croissant. Photographies de Ferrante Ferranti. Terre Humaine Plon 1995.
  21)  Malherbe A. Lucas Cranach. Peindre la grâce. A Propos 2011.
  22) Baudelaire. La modernité mélancolique. Sous la direction de J.M Chatelain. BnF 2021.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel, cardiologue, pour ses conseils érudits et au Dr Eric Basely, psychiatre, pour son éclairage bienveillant et à monsieur Philippe Desoignies pour ses précieuses connaissances des aliénistes du XIXe.




Mater Dolorosa et la crucifixion de Jésus – 3e partie

– Par Louis-François Garnier


Voir la partie 1


Voir la partie 2

Voilà bientôt trois heures que Jésus a été crucifié et il a cruellement soif. Un légionnaire lui présente une éponge imbibée d’eau acidulée avec du vinaigre, dénommée posca que les soldats romains avaient réglementairement avec eux (6) et qu’il ne faut pas confondre avec le verre de vin mêlé de myrrhe qu’il avait refusé en arrivant sur le lieu du supplice. 

Le fait que cette éponge ait été fixée à l’extrémité d’une petite branche d’arbrisseau (hysope) démontre que la croix ne devait pas être très élevée. (6) C’est alors que Jésus s’écrie : « Eli, Eli, lama, sabachtani ? » (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?) mais ces paroles sont en araméen de telle sorte que nombreux furent ceux qui ne le comprirent pas et crurent qu’il appelait le prophète Elie (900 av. J.-C.). 

Le pieu vertical de la croix comportait la sedula qui était une espèce de corne fixée entre les cuisses du condamné et sur laquelle le corps pouvait prendre appui, mais qui était  retiré lorsque le condamné était mis en croix, les pieds étant alors encloués l’un sur l’autre en traversant le talon. Les artistes y substituèrent un support en bois (suppedaneum) sur lequel prenaient appui les pieds en montrant le plus souvent le pied droit, le « bon » côté, sur le gauche. Tout cela était en réalité prévu pour « faire prolonger le supplice » (*)

Cependant, si la mort tardait trop, les Romains brisaient les tibias empêchant ainsi définitivement de prendre appui sur les pieds. (11) Comme c’était la préparation de la Pâque et pour éviter que les corps restent en croix pendant le jour du Shabbat béni et sanctifié par  l’Éternel, ce sont les Juifs qui demandèrent à Pilate qu’on brise les jambes des suppliciés pour hâter leur mort et qu’on les dépende (Jean). 

Pour des raisons religieuses, il fallait absolument que les crucifiés soient morts et descendus de leur croix peu avant la tombée de la nuit. Cependant, contrairement aux deux larrons crucifiés près de lui, il ne fut pas nécessaire de briser les jambes de Jésus car il était déjà mort, très affaibli.  Si l’on considère que l’agonie d’un crucifié pouvait durer deux à trois jours et qu’on laissait ensuite le corps se décomposer, la crucifixion du Christ apparaît plutôt « hâtive » et Pilate lui-même « s’étonna qu’il fut déjà mort» au point de demander au centurion « s’il était mort depuis longtemps » (Marc). (8) Cette mort rapide apparaît opportune en cette veille de Shabbat et a fortiori avant Pâque, de telle sorte qu’on comprend que Pilate ait autorisé la déposition du corps, ce qu’il n’aurait pas forcément fait à une autre date. 


Christ en croix également dénommé « Le coup de lance » vers 1620 par Pierre Paul Rubens ((1577-1640) huile sur toile 429 cm x 311 cm Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers

Une telle rapidité peut poser question et c’est ainsi que certains historiens ont émis l’hypothèse que le Christ ne serait pas mort sur la croix (4) mais que, comateux, il n’aurait pas réagi au coup de lance du légionnaire qui n’était pas destiné à le tuer mais à tester la réactivité du supplicié. En effet, un légionnaire (qui sera plus tard dénommé Longinus -Longin- du grec louché : lance) lui perce avec sa lance le flanc droit d’où sort « du sang et de l’eau » tel que relaté à la manière grecque, c’est-à-dire selon l’importance décroissante mais qui ne correspond pas nécessairement à la chronologie de l’irruption des humeurs suggérant en l’occurrence l’évacuation de sang mais aussi d’une pleurésie mécanique.

Les artistes tels que Rubens (ibid.) prendront l’habitude de représenter Longin à cheval et il deviendra ainsi le patron des cavaliers. Ce n’est qu’à partir du XIe siècle que Jésus est représenté mort, la tête retombant symboliquement du côté droit et cette représentation se généralisera, à partir du XIIIe siècle, dans tout l’art occidental. (6) 

Marie est dans un état extrême d’affliction (contritio)  car, outre le fait d’avoir sous les yeux l’agonie de son fils, elle est aussi « confuse au-delà de toute mesure » en le voyant entièrement nu au point qu’elle s’efforça de l’envelopper dans le voile dont elle était coiffée. (6) En effet, et comme c’était la coutume, les soldats se sont partagés ses vêtements et ont tiré au sort sa tunique qui était d’une seule pièce et la nudité était en outre destinée  à humilier le condamné. Cependant représenter le Christ nu, qu’il fut nouveau-né ou crucifié, n’était pas paru inconvenant à certains artistes qui estimèrent que le fils de Dieu s’étant fait chair (incarné), ceci pouvait justifier de le représenter tel quel. (6) C’est ainsi qu’on peut le voir avec le Christ en croix attribué à Donatello (V. 1386-1466) (vers 1450 San Pietro a Sieve, Convento di Bosco ai Frati) ou avec le Crucifix du couvent San Spirito par Michel-Ange (1475-1564) (vers 1492 Casa Buonarroti, Florence). 

Néanmoins, peu d’artistes le représenteront totalement dénudé alors qu’on le verra recouvert d’une bande de toile enroulée autour de la taille et des cuisses (subligaculum) ou d’un pagne (perizonium), cette « création d’artiste n’ayant rien à voir avec la vérité historique ». (6) Rogier van der Weyden (v.1399-1464) inventera même un perizonium voltigeant de la plus curieuse façon malgré l’absence de vent observé par ailleurs… et ce motif connu un grand succès parmi les artistes flamands et surtout allemands tels que Dürer (Crucifixion v. 1500 Gemäldegalerie Dresde) et Lucas Cranach (La Crucifixion ou Lamentation sous la croix 1503 Alte Pinakothek Münich). 

Dans Le Christ mort avec la Vierge et Saint Jean (Pinacoteca du Brera Milan), Giovanni Bellini (v. 1430-1516) nous montre que « le dialogue muet entre la mère et le fils est d’une extrême efficacité et traduit une douleur intense et contenue ». (13)


La Déposition de la croix ou La Déploration du Christ, v.1455-1460.
par Dirk Bouts 1415-1475.
(Musée du Louvre)

e Christ étant mort, c’est alors qu’intervient un personnage singulier, à l’historicité incertaine, nommé Joseph d’Arimathie qui est un notable juif, membre du Sanhédrin de surcroit. Nous n’en savons guère plus en l’absence de compte-rendu du Sanhédrin de l’époque mais l’Evangile fait référence à plusieurs reprises à la manière dont Joseph d’Arimathie « disciple de Jésus mais en secret », prend sa défense devant cette assemblée. (*) 

En outre, il  est suffisamment aisé pour disposer d’un tombeau vacant et, bien qu’il s’expose aux critiques violentes des autres membres du Sanhédrin, il va demander à Ponce Pilate l’autorisation d’emporter le corps de Jésus pour le mettre dans son propre sépulcre. Sa demande est conforme au droit romain (9) car « le supplicié appartient à l’administration romaine et à ce titre échappe à sa famille » (*)

De ce fait, il obtint la permission d’enlever le corps du Christ de telle sorte qu’avec l’aide de Nicodème, ils enveloppèrent le corps dans un linceul avant de le mettre dans le tombeau selon la manière des Juifs d’ensevelir les morts en Terre Sainte. Cette façon de procéder suscite l’étonnement des historiens car comment Pilate a-t-il pu acquiescer à cette demande alors que le condamné était voué à la fosse commune ? De toute façon, il faut faire vite puisque « l’ensevelissement doit être terminé avant qu’on ne puisse plus distinguer un fil blanc d’un fil noir du fait du coucher du soleil parce que le Shabbat aura commencé, et quel Shabbat que celui-là ! A défaut il faudra suspendre les rites de l’ensevelissement et revenir le moment venu pour les reprendre et achever… ce qui sera la démarche de Marie-Madeleine au matin de Pâque. » (*)

La chose n’a pas du être facile si l’on considère que « l’une de caractéristiques majeures de la mort par crucifixion est qu’elle comporte une rigidité cadavérique immédiate et non progressive », les bras étant en extension et les jambes se figeant en flexion. (*) La Descente de croix a lieu vers 16 heures et c’est vers 18h00 (la neuvième heure) que le Christ est inhumé, c’est-à-dire peu avant samedi car pour les Juifs la journée commençait à la tombée de la nuit. (11) Le tombeau est scellé et surveillé par des gardes à la demande des prêtres du Temple qui craignent que des sympathisants s’emparent du corps. 

C’est alors que la foi prend le relais de l’histoire car, malgré cette précaution (un ange aurait endormi les gardes) il s’avère que, le dimanche, la tombe est retrouvée vide alors qu’auraient déjà pu exister des signes de putréfaction sur le visage, les mains et les pieds, si l’on se réfère au réalisme cru de la représentation qu’en fit Hans Holbein le Jeune (vers 1497- 1543) avec Le Corps du Christ mort dans la tombe peint vers 1521 (Kunstmuseum Bâle). 

Quoi qu’il en soit, le Christ apparaît ensuite à ses fidèles, en particulier à Marie-Madeleine le jour de Pâque en lui disant Noli me tangere (ne me touche pas) et Caravage (1571-1610) peindra  L’Incrédulité de saint Thomas vers 1603 (Palais de Sanssouci de Potsdam). Il en sera déduit que Jésus est ressuscité. 

C’est ainsi que, même si la Pietà est une scène artistique qui n’a pu avoir lieu (*), l’histoire sainte retiendra au décours immédiat de la Crucifixion, la Descente de Croix puis la Déposition avec le Christ mort au pied de la croix et la Lamentation avec, à chaque  fois, l’immense douleur de celle qui, effondrée et en larmes, deviendra la Vierge des sept Douleurs que sont : la Prophétie de Siméon (ou la circoncision selon les auteurs), la Fuite en Egypte, la perte de l’Enfant Jésus resté au milieu des Docteurs de la Loi, le Portement de Croix, la Crucifixion, la Descente de Croix et la Mise au Tombeau. (1) (14) 

On ne peut qu’être impressionné par la Vierge de douleurs de Dirk Bouts (1415-1475) (Musée du Louvre), dont les larmes coulent sur le visage après qu’elle ait vu son fils unique crucifié de la plus horrible façon et cette Mater dolorosa et lacrimosa en impose par sa dignité.

 

Bibliographie

(1) Renault Ch. Reconnaître les Saints et les personnages de la Bible. Ed. J.-P. Gisserot 2002.
(2  ) Schmidt J. Le Christ et César. Desclée de Brouwer 2009.
(3) Hasenohr G. Les traductions françaises du « Stabat mater dolorosa » Textes et contextes (XIVe-XVIe siècles) brepolsonline.net.
(4) Duquesne J. Jésus. Desclée de Brouwer/Flammarion 1994.
(5) Gaffiot F. Dictionnaire illustré Latin-Français Hachette 1934.
(6) De Landsberg J. L’Art en Croix le thème de la crucifixion dans l’histoire de l’art. La Renaissance du Livre 2001.
(7) Baslez M-F Jésus. Prophète ou rebelle ? Histoire & Civilisations N°23 : 22-55 décembre 2016.
(8) La Bible de Jérusalem. Cerf 2000.
(9) Baslez M-F Ponce Pilate Histoire & Civilisations N°49 : 46-59 qvril 2019.
(10) Thomas M. Trésors de l’art sacré dans les hautes vallées de Maurienne. La Fontaine de Siloé 2004.
(11) Baslez M-F. Les derniers jours du Christ. Histoire & Civilisations N°71 : 60-69 avril 2021.
(12) Boespflug F. La Crucifixion dans l’art – un sujet planétaire (Bayard 2019).
(13) Tempestini A. Giovanni Bellini. Gallimard 2000.
(14) Schmitz I. Mater dolorosa. In Michel-Ange Le Figaro hors-série 2020

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour sa documentation et je suis éminemment redevable à Monsieur Tugdual de Kermoysan, Aumônier des hôpitaux de Ploërmel et de Josselin (Morbihan) pour ses remarques très érudites. (*)

Bien que la date exacte reste hypothétique, il semble que ce fut le vendredi 7 avril 30, en début de matinée, que commença à Jérusalem le procès de Jésus de Nazareth, Juif de Galilée, âgé d’environ 35 ans. Aux yeux de l’instance suprême locale, le Sanhédrin, il s’agissait d’un fauteur de troubles et d’un blasphémateur mais dont le grief d’insubordination relevait du droit de l’occupant romain qui, seul, pouvait infliger la peine capitale. C’est ainsi que Jésus fut jugé par le procurateur Ponce-Pilate et condamné à la flagellation et à devoir porter la partie transversale de la croix jusqu’au Golgotha où il est crucifié vers 12h sous les yeux de sa mère Marie profondément affligée (dolorosa) et en pleurs (lacrimosa). La mort de Jésus ayant été constatée vers 15h, on procède à la descente de croix vers 16h suivie d’une inhumation dans un tombeau vers 18h, c’est-à-dire peu avant la tombée de la nuit qui est le début du Shabbat consacré à Dieu et de ce fait aucun supplicié ne doit être visible, d’autant que le dimanche qui suit inaugure la grande fête juive de Pâque. C’est justement ce dimanche qu’on constatera que, malgré les précautions prises, le tombeau est vide. Jésus ayant été revu ensuite par certains de ses fidèles, la foi prenant alors le relais du fait historique, d’aucuns considérèrent que Jésus était ressuscité.




Mater Dolorosa et la crucifixion de Jésus – 2e partie

– Par Louis-François Garnier


Voir la partie 1


Voir la partie 3

Le Grand-Prêtre du Temple Caïphe estimait que Jésus mettait la nation juive en danger mais la condamnation de Jésus n’était pas de son ressort de telle sorte que Jésus « a été condamné par le pouvoir romain au terme d’un procès légal » (7) en ayant « été jugé d’un bout à l’autre selon le droit romain » (9) bien que Pilate ait montré son mépris pour les Juifs en faisant flageller Jésus alors qu’aucune sentence n’était encore tombée. (*) 

La Judée était devenue province romaine après la mort d’Hérode le Grand (73 – 4 av. J.-C.) avec les mouvements insurrectionnels qui suivirent et qu’appréhendaient les Romains, surtout lors des grands rassemblements de foule comme lors de la Pâque juive qui était véritablement une poudrière compte tenu de l’importance de la foule et de son caractère exalté voire fanatique. Le Sanhédrin gouvernait le pays mais la réalité du pouvoir appartenait au « procurateur » romain, en l’occurrence Ponce-Pilate (Pontius Pilatus) qui était un citoyen romain issu de la classe équestre. 

Il fut préfet de Judée, à partir de 26 et pendant une dizaine d’années sous le règne de l’empereur Tibère (42 av. J.-C. mort en 37) devant lequel il fut tenu de venir s’expliquer pour rendre compte de sa gestion médiocre, source de mécontentements populaires préjudiciables à l’ordre établi, et ce à la fin 36 ou au début 37 à la demande expresse du proconsul de Syrie. On perd ensuite sa trace. Il s’agissait d’un commandement essentiellement militaire comme évoqué par son cognomen dérivé de pilum (javelot) (9) sous l’autorité du gouverneur de Syrie. Jésus est donc livré à Pilate qui « en bon juge, cherche à instruire l’affaire ». 

L’évangile selon Saint Jean (8) relate qu’à trois reprises Pilate, pourtant réputé pour son cynisme et sa cruauté, demanda aux Juifs « Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? (…) Je ne trouve en lui aucun motif de condamnation » et il chercha à le relâcher d’autant que lorsque Jésus ordonne de « rendre à César ce qui est à César » il n’y a rien de subversif et « les paroles du Christ furent des paroles de discipline et de subordination à l’Etat romain ». (2) 

Ainsi, Jésus apparaît bien loin des Zélotes violemment nationalistes et prônant l’action armée contre les Romains et les collaborateurs juifs. Pilate s’étonne que Jésus reste taciturne face aux accusations des Grands Prêtres et lui demande : « Es-tu le roi des Juifs ? » et Jésus répond en quelque sorte « si tu le dis ». Pilate s’insurge : « Tu ne réponds rien ? Ecoute tout ce dont ils t’accusent ! », mais Jésus de répondit plus rien, au grand étonnement de Pilate. Cependant, « les Juifs vociféraient en criant : A mort, crucifie-le ! » et convertirent ainsi, devant le procurateur, leur grief religieux en un procès politique en accusant Jésus de sédition et d’usurper le titre de roi, ce que le Romain Pilate pouvait comprendre alors que le prétexte religieux lui était totalement étranger. 

Pilate est la seule personne habilitée à entériner la peine de mort prononcée par Caïphe (10) mais il manque de preuves et, apprenant que Jésus est Galiléen, il l’envoie chez Hérode Antipas (20 av. J.-C. -39) alors tétrarque, c’est-à-dire « roi fantoche » de Galilée (*) et qui souhaitait depuis longtemps rencontrer ce faiseur de miracles. Hérode se heurte lui aussi au mutisme de Jésus qui ne répond pas aux questions qu’on lui pose. Hérode se déclare alors, en quelque sorte, juridiquement « incompétent », et renvoie cette affaire à Pilate après s’être moqué de Jésus. 

En dernier ressort, Pilate est donc seul juge et sollicite la vox populi en demandant lequel, de Barrabas pourtant impliqué dans des émeutes et un meurtre, ou cet homme là, ecce homo, Jésus, il peut libérer puisqu’à chaque fête de Pâque, la coutume voulait qu’on relâche un prisonnier. 

La foule est favorable à Barrabas de telle sorte que Pilate  finit par leur livrer Jésus puis il prit de l’eau et se lava les mains en présence de la foule en disant: « Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde ». Nous sommes le vendredi matin de la Pâque juive. La formule du jugement ordinaire était Ibis ad crucem, et immédiatement après le condamné marchait au supplice encadré par des licteurs ou, à défaut, par des soldats avec un centurion, exactor mortis ou supplicio præpositus. Jésus est alors lié à une colonne et condamné à « une bastonnade, une parade de dérision et à la crucifixion ». (9) Les soldats l’ayant affublé d’un manteau écarlate avec un roseau dans la main droite et une couronne d’épines qui lui déchire la tête, se moquent  de lui en fléchissant le genou par dérision et en crachant sur lui. (Matthieu) (8). Dès lors que la flagellation systématique faisait partie intégrante de la condamnation « au titre d’une double modalité d’exécution de la sentence » (*), Jésus est flagellé par les bourreaux (carnifices) avec un fouet au manche court dénommé flagrum. Ce fouet comportait des chaînettes de fer (flagra) terminées par des osselets de mouton ou des billes de plomb déchirant la peau avec « du sang qui sèche sur les plaies qui se rouvriront lorsqu’on le dévêtira pour le crucifier.  » (*) Il pouvait aussi s’y rapporter des lésions internes, en particulier des reins dès lors que Jésus a du être fouetté dans le dos contrairement à la condamnation à mort par le fouet (6), bien que la limite était ténue quant à ce « terrifiant supplice » (4). Il était admis que cinquante coups d’un tel fouet étaient mortels, la flagellation juive s’arrêtant à quarante neuf coups… puisque le Sanhédrin n’avait pas le droit de mettre à mort. (*) 


Le Christ mort avec la Vierge et Saint Jean (Pieta de Brera) (détail) vers 1470 par Giovanni Bellini (v.1430-1516).
Peinture à la détrempe. Pinacoteca di Brera. Milan

Avec Le Christ à la Colonne peint vers 1478 (Paris, Musée du Louvre), Antonello de Messine (V. 1430-1470) suggère le moment même de la flagellation par la seule expression du visage du Christ, d’un pathétisme saisissant avec la colonne, la couronne d’épines, mais aussi la corde au cou et des larmes plus vraies que nature. Il s’agit alors d’humilier, de dégrader et finalement de déshumaniser le condamné mais pas de le tuer, du moins pas tout de suite. 

Le condamné à la crucifixion devait porter (portement) le patibulum au prix d’un effort intense qui lui arrachait un rictus, une mine patibulaire… mais Jésus était tellement affaibli qu’il fallut requérir un dénommé Simon de Cyrène pour l’aider à porter cette poutre pesant environ trente kilos durant les quelques quatre cents mètres séparant le palais de Pilate du lieu de la crucifixion où il arrive alors qu’il est à peine midi. Il était habituel de réquisitionner un passant pour aider le supplicié qu’on souhaitait garder en vie pour l’exposer le plus longtemps possible, pour en faire un exemple dès lors que les contemporains étaient plus frappés par la durée que par la cruauté relative. (11) 

De toute façon, il eut été impossible de porter la croix entière, bien trop lourde, contrairement à ce qui est souvent figuré. Le condamné devait donc, le plus souvent en se faisant aider par quelqu’un désigné au hasard, porter la barre horizontale. Lorsque Jésus parvint au lieu de l’exécution, on lui présenta, selon un usage juif et non romain, du vin fortement aromatisé à base de myrrhe, avec l’amertume du fiel mais aussi, semble-t-il, un effet narcotique. Jésus, après avoir approché ses lèvres du vase, refusa de boire, peut-être pour rester lucide jusqu’au bout. Jésus est crucifié. La mort par crucifixion a été qualifiée par Cicéron comme étant « le plus terrible et le plus cruel des châtiments » que le supplicié soit attaché par des clous ou des cordes générant alors une agonie plus longue. 

Ainsi, les cordes ne sont pas un geste de clémence mais sont bel et bien destinées à prolonger le supplice. Du fait que la croix de Jésus comporte un stipes peu élevé (crux humilis) contrairement à la crux sublimis plus élevée pour que l’exécuté soit visible de loin (12), il est peu probable, comme l’a illustré Fra Angelico (1395-1455) (v. 1445 Fresque du couvent San Marco, Florence), que le Christ soit monté sur une grande échelle en rejoignant ainsi ses bourreaux, eux aussi juchés sur des échelles pour lui clouer les mains. (6) 


Le Christ cloué sur la croix. vers 1575 (détail) par Marcellus Coffermans (1520 ?-1575).
Musée Lazaro Galdieno Madrid.

Il est également peu probable que le Christ ait été crucifié sur la croix entière posée sur le sol. C’est en effet dans ce cas qu’un effort considérable aurait été nécessaire comme illustré de façon impressionnante par Le Caravage (1571-1610) avec Le Crucifiement de Saint-Pierre peint vers 1600 (Eglise Santa Maria del Popolo, Rome); on y voit la force musculaire brutale des hommes s’efforçant, avec des cordes, de verticaliser la croix sur laquelle Pierre est crucifié la tête en bas, à sa demande car il se considérait indigne de mourir comme le Christ. 

C’est plus probablement après avoir été attaché ou cloué sur le patibulum posé sur le sol que le condamné dut gravir une petite échelle à reculons en facilitant d’autant le travail des bourreaux. Ceux-ci finissent ce labeur ignoble en fixant le patibulum sur le pieu vertical puis en calant la croix avec des coins ou des rondins de bois comme l’a peint vers 1480 Giovanni Bellini (1430-1516) dans Le Christ en croix (Prato, Cassa dei Risparmi). La croix est à côté de crânes épars à rapprocher du Golgotha (lieu du Crâne) situé à l’extérieur de la ville conformément à l’usage antique consistant à séparer les morts des vivants. Il s’agissait d’une ancienne carrière dans laquelle avaient été aménagés des tombeaux, ce que montre aussi Bellini. 

Le Christ fut ainsi inhumé au plus près du lieu de sa crucifixion. (11) Il est possible que les trous étaient déjà ébauchés dans la poutre (6) comme on le voit dans le Tryptique de la Crucifixion peint vers 1475 par le peintre flamand Marcellus Coffermans actif entre 1549 et 1575  (Musée Lazaro Galdieno, Madrid) avec sa manière archaïque de peindre inspirée des Primitifs flamands. On y voit en effet un homme utiliser une grosse mèche à bois pour faciliter l’enclouage des pieds. Les clous étaient enfoncés dans le poignet générant d’intenses douleurs névralgiques liées à la section du nerf médian « comparable à celle d’une fraise sur le nerf d’une dent… » (*) et non pas, contrairement aux représentations habituelles, dans la paume des mains dont la chair se serait déchirée lors de l’élévation du patibulum. (6) 

En effet, le corps ne tient que par les poignets ; « en d’autres termes, chacun des clous supporte à lui seul la totalité du poids du condamné ». (*) Ce n’est qu’à partir du XIVe siècle que les artistes comprirent que  le poids du corps entrainaît une extension des bras vers le haut  de telle sorte qu’ensuite le Christ fut représenté indifféremment les bras à l’horizontale ou en Y. (6) La mort par crucifixion était atroce (4), puisque la victime suffoquait, cherchant vainement à reprendre sa respiration en alternant une position « haute » en s’appuyant sur ses pieds et une position « basse » suspendu par les seuls bras. Cette « gymnastique macabre » (*) déchirait un peu plus les chairs avec des crampes abominables et une terrifiante alternance de douleurs névralgiques insupportables et d’asphyxie angoissante. Le corps du supplicié s’affaisse, les épaules se déboitent. La crucifixion a donc eu lieu le vendredi à la troisième heure romaine (midi) et Jésus mourra vers la sixième heure (15h) (11).

 

Bibliographie

(1) Renault Ch. Reconnaître les Saints et les personnages de la Bible. Ed. J.-P. Gisserot 2002.
(2  ) Schmidt J. Le Christ et César. Desclée de Brouwer 2009.
(3) Hasenohr G. Les traductions françaises du « Stabat mater dolorosa » Textes et contextes (XIVe-XVIe siècles) brepolsonline.net.
(4) Duquesne J. Jésus. Desclée de Brouwer/Flammarion 1994.
(5) Gaffiot F. Dictionnaire illustré Latin-Français Hachette 1934.
(6) De Landsberg J. L’Art en Croix le thème de la crucifixion dans l’histoire de l’art. La Renaissance du Livre 2001.
(7) Baslez M-F Jésus. Prophète ou rebelle ? Histoire & Civilisations N°23 : 22-55 décembre 2016.
(8) La Bible de Jérusalem. Cerf 2000.
(9) Baslez M-F Ponce Pilate Histoire & Civilisations N°49 : 46-59 qvril 2019.
(10) Thomas M. Trésors de l’art sacré dans les hautes vallées de Maurienne. La Fontaine de Siloé 2004.
(11) Baslez M-F. Les derniers jours du Christ. Histoire & Civilisations N°71 : 60-69 avril 2021.
(12) Boespflug F. La Crucifixion dans l’art – un sujet planétaire (Bayard 2019).
(13) Tempestini A. Giovanni Bellini. Gallimard 2000.
(14) Schmitz I. Mater dolorosa. In Michel-Ange Le Figaro hors-série 2020

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour sa documentation et je suis éminemment redevable à Monsieur Tugdual de Kermoysan, Aumônier des hôpitaux de Ploërmel et de Josselin (Morbihan) pour ses remarques très érudites. (*)




Mater Dolorosa et la crucifixion de Jésus – 1ère partie

– Par Louis-François Garnier


Voir la partie 2


Voir la partie 3

Stabat Mater Dolorosa / Juxta crucem Lacrimosa / Dum pendebat Filius (Elle était debout, la Mère en douleur / Auprès de la croix, en pleurs / Alors qu’était pendu son Fils). Ceci est le début d’un cantique composé par le poète franciscain italien Jacopone da Todi (v.1230 -1306). Il s’agit du thème de la mère éplorée près de la croix dressée, Mater dolorosa désignant Marie (Miriam) au pied de la croix ou soutenant son fils mort. Ce fils est Jésus (Yeshua) de Nazareth (v. -5 et mort en 30) également appelé Christ du grec christós traduction du mot hébreu mashia’h dont dérive « Messie » c’est-à-dire une personne consacrée par une onction divine (1) en sachant que « le Christ dont l’historicité est incontestable, est né sous le règne d’Auguste, mort sous celui de Tibère et sur l’ordre muet du procurateur romain de Judée Pilate ». (2) 

Le thème de la douleur de Marie a fait l’objet d’une iconographie très abondante tant en peinture qu’en sculpture, avec une variabilité dans les titres tels que, entre autres, Crucifixion ou Golgotha (lieu du crâne) du nom d’une colline proche de Jérusalem. Ceci a été aussi une source d’inspiration en musique avec des œuvres majeures portant ce titre dont la célèbre version du compositeur Pergolèse (1710-1736), composée deux mois avant sa mort par tuberculose à 26 ans dans le monastère de Pouzzoles. 

Ce fut sa dernière œuvre écrite pour deux voix chantées (probablement des castrats) et un petit ensemble instrumental classique. C’est ainsi qu’on peut lire cet article tout en écoutant le Stabat Mater de Pergolèse… Le texte de Jacopone da Todi est resté célèbre par son incipit car l’art du poète y atteint d’emblée sa plénitude en décrivant Marie debout à côté de son fils pendu « en une symétrie parfaite qui accentue le pathétique de la scène ». (3) Le cantique se décline en  vingt strophes, ou plus précisément en tercets c’est-à-dire par groupes de trois vers de 7 à 8 pieds unis par une combinaison de rimes. Le second tercet  fait référence à une prophétie biblique de Siméon, faite à la Vierge durant la Présentation de Jésus au Temple, quarante jours après sa naissance : « une épée te transpercera l’âme ». Voilà Marie prévenue. (4) Le cantique comporte une première partie relatant la douleur de Marie alors que la seconde partie est une prière à la Mère de Dieu pour implorer sa bienveillance. Il convient de respecter la rime et « la sobriété de l’expression, la pure simplicité de l’écriture, d’où naît l’émouvante beauté du poème. » (3)


Le Christ à la Colonne (vers 1478).

Par Antonello de Messine (v.1430-1470).
Musée du Louvre.

Marie est très douloureusement (dolorosa) atteinte mais pas « douloureuse » stricto sensu, la traduction anglaise utilisant le terme grieving (en peine, en deuil) à rapprocher de l’expression allemande : grief-stricken (affligée de douleur) faisant état d’une mère « emplie de la plus grande douleur » (schmerzerfüllte). Marie est bel et bien debout car stabat est dérivé de sto (se tenir debout) à l’instar de ceux que Cicéron désignait comme  étant « debout et pas assis » (stand non sedant), comme cette statue qui se dressait à Delphes (statua quae Delphis stabat) toujours selon Cicéron ou comme ce roc pointu qui était debout (stabat acuta silex) d’après Virgile. (5) 

La mère du Christ est supposée être près de la croix (juxta crucem) encore que l’évangéliste Jean est le seul à rapporter que la mère de Jésus, la sœur de sa mère et Marie-Madeleine étaient « au pied » de la croix, ce qui pose question, (4) les trois autres évangélistes indiquant que les femmes se tenaient à distance sur le Golgotha. Il devait y avoir beaucoup de curieux en cette veille du Grand Shabbat de Pâque (Pessa’h en hébreu, en latin : Pascha) (6) puisque les évangiles situent la mort de Jésus en relation avec la Pâque juive (à distinguer de la Pâques chrétienne), célébrant l’Exode et le début du cycle agricole. 


Vierge de douleurs par Dirk Bouts (1415-1475).
Musée du Louvre (détail).

Dans le judaïsme, le Shabbat est le jour de repos hebdomadaire consacré à Dieu et qui va de la tombée de la nuit du vendredi à celle du samedi qui est un jour de repos mais, en l’occurrence, il est d’une importance particulière car précédant la grande fête de Pâque qui va durer une semaine avec les célébrations qui s’y rapportent.  La date, qui reste hypothétique, semble être le vendredi 7 avril 30. Parmi la poignée de fidèles, seules des femmes  semblent avoir eu le courage de le suivre, ces « femmes qui avaient accompagné Jésus depuis la Galilée » (Luc) puisque aucun des textes ne cite un seul disciple à l’exception de Jean, de « celui que Jésus aimait » (Jean l’Evangéliste). (4) Le récit de Jean aura une grande influence sur la représentation de la Crucifixion (6) avec, le plus souvent, la Vierge et Jean respectivement à droite et gauche de Jésus, le côté droit étant une place privilégiée symbolisant la miséricorde. (6) Cette symbolique du côté droit est très ancienne puisque dans l’ancienne Egypte le fait d’être flabellifère à la droite du Pharaon était l’un des postes les plus prisés. Marie est debout, c’est-à-dire que son attitude est digne comme il se doit et cette représentation s’imposa, avec sur son visage une expression de douleur (dolorosa) ou s’essuyant les larmes (lacrimosa) avec son voile. 

Ce sont là les manifestations extérieures de la poignante douleur de Marie, « les adjectifs en -osa, au rythme lent (dolorosa, lacrimosa), en accord avec les imparfaits (stabat / pendebat), traduisant un état saisi dans la durée et non une explosion passagère de l’affectivité ». (3) Cependant, à partir du XIVe siècle la Vierge a pu être représentée effondrée en pâmoison, mais ceci ne fut pas apprécié par l’Eglise qui y voyait un manque de courage. C’est ainsi que le concile de Trente (1563) recommanda aux artistes d’en revenir à la Stabat Mater et de limiter le nombre de figurants afin de « ne pas distraire l’émotion ». (6) 

La crucifixion n’est pas une invention romaine car elle remonte au VIIème siècle av. J.-C., voire plus mais « les Romains en ont poussé au paroxysme les raffinements de la souffrance » (*) et l’ont légalisée puisque ce mode d’exécution est prévu par le droit romain. La croix (crux qui signifie aussi gibet) est l’instrument de la mise à mort et Cicéron dira qu’il convient en ce sens de dresser une croix pour le supplice (figere crucem ad supplicium), (5) Jésus devenant ainsi un crucifié (cruciarus) ayant subi le supplice de la croix (cruciaria paena).(5) La croix sur laquelle fut crucifié le Christ était probablement faite en chêne ou en cèdre du Liban (6) et comportait un pieu (stipes) planté verticalement dans le sol où il reste à demeure en étant ainsi « la partie fixe du gibet, et à ce titre, il définit le lieu d’exécution » (*). Ce pieu est jointé (crux commissa) ou  plus volontiers encastr « en position stable, fixe et solide » (*), selon la technique du tenon-mortaise avec la partie mobile dénommée patibulum. Contrairement à la représentation qu’en ont faite nombre d’artistes suggérant ainsi une sorte d’ « élan vers le ciel », (6) la croix était assez basse « émergeant à peine d’une foule disparate » (4) au point même que les chiens errants pouvaient s’attaquer aux jambes des crucifiés et « cette faible hauteur de la croix est pour les bourreaux synonyme de simplicité, de rapidité d’exécution et d’efficacité dans l’application de la sentence ». (*) Ainsi, bien que dans l’iconographie traditionnelle, la croix est tout en hauteur pour « glorifier le sauveur » au point que les centurions sont représentés à cheval, le fait historique incite à « abandonner toute idée de croix haute ». (*) Les évangélistes sont muets quant au type de croix utilisée (6) mais il ne s’agissait probablement pas d’une croix en X (crux decussata)

En théorie, seule la croix qui deviendra au Ve siècle la croix latine, aurait permis de fixer au dessus de la tête de Jésus et avant sa mort, une petite pancarte (titulus) comme le voulait la coutume, et comme nous le montre Rubens (1577-1640) dans Le coup de lance (Anvers) peint en 1620. 

Cependant la croix en T ou Tau (crux commissa) n’exclut pas d’y fixer un écriteau, du moins après que le corps du crucifié se soit suffisamment affaissé car, la tête se situant alors en dessous du patibulum, il devenait ensuite facile de fixer le titulus. Celui-ci indiquait le motif de la condamnation à mort en araméen, en grec et en latin, probablement en toutes lettres pour que chacun puisse comprendre et non pas sous la forme des initiales devenus ensuite emblématiques I.N.R.I. « Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum » (Jésus le Nazaréen Roi des Juifs) (6). 

Cette inscription figurant sur le titulus ne fut d’ailleurs pas appréciée par les Grands Prêtres qui tentèrent en vain de la faire modifier car le procurateur romain refusa en disant: « Ce qui est écrit est écrit ». (4) Cet écriteau illustre bien le fait que la crucifixion de Jésus fut un « acte politique » (7) car Jésus dut « faire face à deux procès : l’un religieux et l’autre temporel, politique et colonial » (*)

Au plan religieux, le procès est de la compétence du Sanhédrin, c’est-à-dire l’institution juive suprême comportant les Anciens représentant l’aristocratie laïque, les Grands Prêtres et les scribes, docteurs de la Loi. En réalité, cette instance est contrôlée par les Romains qui lui ont donné le pouvoir de gérer la pratique du judaïsme et du maintien de l’ordre, à la fois pour éviter une révolte et flatter les Juifs mais aussi pour les rendre responsables en cas de soulèvements populaires, obligeant alors l’armée romaine à intervenir. Les Grands Prêtres sont nommés et révoqués par le pouvoir romain bien qu’ils appartiennent à de puissantes familles sacerdotales qui s’enrichissent considérablement par l’exploitation du Temple, avec les transactions et les agréments donnés aux marchands, au point qu’ils peuvent battre une monnaie spéciale pour acheter des offrandes (*). 

C’est ainsi que Jésus gène les affairistes du Temple et c’est aussi un fauteur de troubles après qu’il ait été acclamé comme étant le Messie lors de son entrée triomphale à Jérusalem avant la Pâque juive, circonstance aggravante. Cependant, si le fait qu’il ait chassé les marchands du Temple en disant : « de cette maison de prière vous en avez fait une caverne de voleurs » (1) (8) est un facteur déterminant ayant conduit à son arrestation, c’est aussi par son enseignement, par ses miracles et parce qu’il affirme qu’il est le fils de Dieu qu’il est condamné. Ainsi, Jésus est non seulement un perturbateur des affaires et de l’ordre public mais il est, en outre et peut-être surtout, un blasphémateur, et le blasphème c’est l’horreur absolue pour le Grand Prêtre qui en déchirera son vêtement ! Et « blasphémer c’est encore pire que d’être populaire ». (*) 

Cette qualification de « blasphème » permettra au Sanhédrin « d’aller au-delà de ses espérances les plus folles » (*) puisque «  la seule condamnation pour blasphème ou profanation aurait aboutit à une condamnation sommaire » (7) par lapidation selon la coutume locale. (4) Ceci ne fut cependant pas le cas car des chefs d’accusations tels que l’insubordination ou le fait de se prétendre roi des Juifs relevaient alors du droit romain. Dès lors, « le Sanhédrin n’a pas le droit de mettre à mort et a besoin de l’occupant pour permettre d’exécuter la sentence » (*). De religieux le procès devient alors politique. Il devra s’agir d’ « une exécution à la romaine », somme toute assez banale si l’on considère qu’au siècle précédent, à la suite de la révolte de Spartacus, six mille esclaves avait été crucifiés sur la route de Capoue à Rome.

Bibliographie

(1) Renault Ch. Reconnaître les Saints et les personnages de la Bible. Ed. J.-P. Gisserot 2002.
(2  ) Schmidt J. Le Christ et César. Desclée de Brouwer 2009.
(3) Hasenohr G. Les traductions françaises du « Stabat mater dolorosa » Textes et contextes (XIVe-XVIe siècles) brepolsonline.net.
(4) Duquesne J. Jésus. Desclée de Brouwer/Flammarion 1994.
(5) Gaffiot F. Dictionnaire illustré Latin-Français Hachette 1934.
(6) De Landsberg J. L’Art en Croix le thème de la crucifixion dans l’histoire de l’art. La Renaissance du Livre 2001.
(7) Baslez M-F Jésus. Prophète ou rebelle ? Histoire & Civilisations N°23 : 22-55 décembre 2016.
(8) La Bible de Jérusalem. Cerf 2000.
(9) Baslez M-F Ponce Pilate Histoire & Civilisations N°49 : 46-59 qvril 2019.
(10) Thomas M. Trésors de l’art sacré dans les hautes vallées de Maurienne. La Fontaine de Siloé 2004.
(11) Baslez M-F. Les derniers jours du Christ. Histoire & Civilisations N°71 : 60-69 avril 2021.
(12) Boespflug F. La Crucifixion dans l’art – un sujet planétaire (Bayard 2019).
(13) Tempestini A. Giovanni Bellini. Gallimard 2000.
(14) Schmitz I. Mater dolorosa. In Michel-Ange Le Figaro hors-série 2020

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour sa documentation et je suis éminemment redevable à Monsieur Tugdual de Kermoysan, Aumônier des hôpitaux de Ploërmel et de Josselin (Morbihan) pour ses remarques très érudites. (*)




Montaigne et La Boétie ou la quintessence de l’Amitié amoureuse – 2e partie

– Par Louis-François Garnier


Accédez à la 1ère partie

Michel de Montaigne est issu « d’une émigration et d’une double ascension sociale (…) datant de moins d’un demi-siècle » (17) avec, du côté maternel des marranes originaires d’Espagne et du côté paternel une riche famille bordelaise de négociants anoblis, les Eyquem. Le père de Michel, Pierre Eyquem de Montaigne (1495 – mort en 1568 de la gravelle) impose une éducation hors du commun dès le début puisque le nourrisson est confié à de pauvres bûcherons au lieu de faire appel à une nourrice comme il était d’usage dans l’aristocratie. (18) Le jeune garçon est ensuite éduqué selon des principes humanistes, « sans fouet et sans larmes » et « toute la maison parlait latin pour qu’il apprît sans effort cette langue » (7) à l’initiative de son père qui fit campagne en Italie et avait ainsi « vu l’Italie de la Renaissance dans sa plus belle floraison artistique » (18). Il devint maire de Bordeaux, comme le sera à son tour son fils Michel qui, « connaissant les avantages d’un nom qui sonne bien » (18), éliminera plus tard son patronyme pour ne garder que « de Montaigne », prenant ainsi ses distances avec son origine bourgeoise à laquelle il devait néanmoins sa fortune.

Ce père bienveillant, dont Montaigne loua la bonté et le dévouement à la chose publique, ira même jusqu’à faire réveiller le jeune garçon en douceur par un musicien, « un joueur d’épinette ». Rétrospectivement, le peintre bordelais Pierre Nolasque Bergeret (1782-1863) aura probablement jugé plus facile, et peut-être plus emblématique, d’y substituer un joueur de luth dans sa peinture dénommée L’enfance de Montaigne – l’éveil en musique (Musée des Beaux-Arts de Libourne) à prétention historique, anecdotique et édifiante dans le style troubadour. On y voit le jeune Montaigne, avec une curieuse morphologie d’adulte dans un style maniériste, entouré de ce qui pourrait être sa mère bienveillante, pourtant réputée « acariâtre et souvent querelleuse ». (6) En effet, les relations entre Montaigne et sa mère « passent pour avoir été mauvaises » (15) et « s’il nous parle souvent de son père, il ne nous fait pas connaître sa mère » (7), Antoinette de Louppes (1514-1603), au même titre qu’il ne nous parle pas de ses frères et sœurs. (7) (17).

Le père est absent alors qu’on sait que Pierre Eyquem de Montaigne était le « meilleur des pères qui furent oncques » (jamais) et qu’il a joué un rôle déterminant dans l’éducation de son fils qui naît l’année du Pantagruel de Rabelais (v.1494-1553), bréviaire du nouvel humanisme (8). Le petit Michel est élevé en latin, ce qui est un privilège à une époque où le peuple parle des patois divers et variés car le français n’est devenu réellement la langue officielle qu’avec l’ordonnance de Villers-Cotterêts (1539) décrétée par François 1er (1494-1547) et qui fonde les prémices de l’état civil, les curés étant dorénavant tenus de tenir les registres des naissances et des décès.

En cette même année 1539, Michel alors âgé de 6 ans ne parlait ni gascon ni français alors qu’il maîtrisait le latin parlé et écrit et « sa vie durant, il préférera presque lire en latin ». (18) Son père l’envoyât alors au collège de Guyenne, à Bordeaux puis, à l’âge de 13 ans, il rentra chez son père avant d’intégrer l’université en 1549 et il est plausible qu’il ait étudié le droit et les lettres à Paris. Toute sa vie, « Montaigne a su gré à son père de l’avoir libéré des préjugés pour ainsi dire dès le berceau ». (18)

 Si l’on excepte le Journal du voyage de Michel de Montaigne en Italie par la Suisse et l’Allemagne en 1580 et 1581 qui est une chronique initialement non destinée à être publiée, et qui le sera près de deux siècles plus tard après qu’on ait retrouvé le manuscrit en 1770, Montaigne est l’homme d’un seul livre qui est un nouveau genre d’écriture : les Essais (9). La première édition est publiée au printemps 1580 à compte d’auteur chez un imprimeur bordelais. Montaigne dira qu’il est « consubstantiel à son auteur », et il y consacra l’essentiel de son activité, bien qu’il ait été maire de Bordeaux (1581-1585), en n’ayant de cesse de le compléter durant vingt ans à partir de 1572 et jusqu’à quelques mois de sa mort. Il s’agit pour Montaigne de procéder à « une perpétuelle réécriture du moi »avec en définitive « un palimpseste de la mémoire et du jugement » qui « ne pouvait s’achever que par la disparition de l’auteur ». (15)

Entre 1557 et 1559 (16), probablement en 1558, à moins que ce ne fut au printemps 1559 (15) car la chronologie reste incertaine, « la grande affaire dans la vie de Montaigne a été la rencontre d’Etienne de la Boétie et l’amitié qui s’en suivie ». (10) Cette rencontre fut d’autant plus probable que le premier cherchait l’autre et que tous deux exerçaient des fonctions proches au Parlement de Bordeaux. En quelque sorte, ils « étaient prédestinés l’un à l’autre avant de se connaître » (9) ; « nous nous cherchions avant que d’être vus ». On assiste alors à une relation d’une rare intensité en considérant que « ambiguë est aussi la nature de leur commerce ». (6)

Cette ambiguïté se retrouve dans le texte même de Montaigne comme lorsque La Boétie lui fait « l’amoureuse offrande » de sa bibliothèque et quant il relate cette « divine liaison (…) vécue jusqu’au fond des entrailles » et où « les corps eussent part à l’alliance ». En effet, il ne s’agit pas d’amis ordinaires qui « ne sont qu’accointances et familiarités par quelque occasion ou commodités » mais bel et bien d’une fusion idéalisée où les âmes « se mêlent et confondent l’une en l’autre et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes ». Mais nul ne peut mieux en parler que Montaigne : «Et à notre première rencontre, qui fut par hasard en une grande fête et compagnie de ville, nous nous trouvâmes si pris, si connus, si obligés entre nous, que rien dès lors ne nous fut si proche que l’un et l’autre (…) d’où la précipitation de notre intelligence si promptement parvenue à sa perfection.

Ayant si peu à durer et ayant si tard commencé, car nous étions tous deux hommes faits, (…) elle n’avait point à perdre de temps ». Etienne de la Boétie a vingt huit ans et est marié depuis 1552 à une femme plus âgée bien qu’au préalable encore « jeune veuve » (16) et mère de deux filles, et Montaigne n’a que trois ans de moins. Ils sont en effet tous les deux des « hommes faits » de telle sorte qu’il ne semble pas que leur relation ait pu être similaire à celles relatées dans la Grèce antique où le plus âgé (éraste) prodigue au plus jeune (éromène) une éducation à connotation homosexuelle ritualisée (10) et des cajoleries lors du symposion à la fin du banquet. Montaigne qui « comme son père, est d’une petitesse frappante » (18), reste un homme qui aime les femmes « qui, dit-il, l’ont très tôt et fortement attiré ». (18)

Il se laissera même « mener au mariage » bien qu’il fasse preuve d’une certaine méfiance en opposant « l’amitié plus tempérée et constante à l’amour pour les femmes, plus fiévreux et volage » (10). Montaigne nous dit, à propos des relations masculines équivoques antiques, que « cette licence grecque est justement abhorrée par nos mœurs » mais ceci « vise la pédérastie plutôt que l’homosexualité ». (5) Montaigne « ne dit rien alors, ni pour, ni contre la relation amoureuse entre deux « hommes faicts » (15) alors même qu’une telle relation, condamnée par l’Eglise, était chose courante à la Renaissance comme dans l’antiquité. (15) C’est donc un homme qui lui fait découvrir la passion (3) sans trop savoir comment, en fonction de « je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union » ce qui lui fera dire bien plus tard, sous forme de rajouts à l’encre dans la marge d’un exemplaire des Essais « parce que c’était lui, parce que c’était moi ».

Il apparaît en outre que La Boétie, bien que viril, n’était pas particulièrement beau avec même une « laideur physique » (15) mais, comme lors de la relation entre Socrate (vers 470/469-399 av. J-C.) et Alcibiade (450-404 av. J-C) qui pratiquait « l’autre amour » (12) et qui a pu inspirer cette amitié (2), la beauté physique est supposée passer après la force attractive de l’intelligence. Entre ces deux jeunes hommes très érudits qu’étaient Michel et Etienne, férus de culture gréco-romaine, il est aussi possible que leur amitié se soit inspirée de Sénèque pour lequel « l’amour peut se définir comme la folie de l’amitié » et qui écrivit à son ami Lucilius des lettres où « il s’y épanche, s’y découvre, s’y livre en toute sincérité comme on le doit à son meilleur ami » (13) et de façon d’autant plus émouvante que ceci survint seulement quelques mois avant son suicide ordonné par Néron (37-68) dont il fut le précepteur. Sénèque (Lettre 63,5-13) nous incite à « jouir d’un ami de son vivant plutôt que de le pleurer sans mesure à sa mort ». 

Il semble que « La Boétie et Montaigne se seraient fréquentés durant six années, moins les deux ans de séparation dus à leurs déplacements respectifs, ce qui donne quatre années effectives » (15), c’est-à-dire de façon « si tragiquement brève ». (16) Montaigne parle des « quatre années qu’il lui a été donné de jouir de la douce compagnie et société du personnage » (7) et lui arrivera plus tard d’avoir une intense nostalgie de ces moments de bonheur. C’est ainsi qu’il relate être tombé «en un pensement si pénible de M. de La Boétie » aux Bains della Villa, près de Lucques en 1581, et que cela lui « fit grand mal ». (7) Il n’aura plus d’ami « au sens de l’idéal antique » (10) jusqu’à ce qu’il rencontre en 1588 une jeune femme très érudite et pétrie d’admiration à son égard. Il s’agit de Marie de Gournay (1565-1645), de plus de trente ans sa cadette, et qui aura à cœur « jusque dans ses dernières années, d’illustrer la mémoire de Montaigne et de s’en présenter comme l’héritière littéraire et spirituelle» (15) de telle sorte que c’est ainsi sa « fille d’alliance » qui publiera en 1595 la troisième édition des Essais.

Montaigne était très affecté par la gravelle et passa les deux dernières années de sa vie dans sa chambre qui se situait dans sa tour de trois étages comportant une chapelle, une chambre à coucher et « au plus haut, la bibliothèque ou, comme il dit, sa librairie ». (7) Il s’agit d’un lieu propice au loisir studieux (otium studiosum) prisé par les riches romains, à l’opposé (nec-otium) du travail et du négoce (negotium). C’est dans sa chambre, conçue pour y entendre la messe, que Montaigne meurt non pas de la gravelle mais d’une « esquinancie » ou phlegmon pharyngé à point de départ amygdalien ou lié à la complication infectieuse d’une lithiase salivaire obstructive, ce qui le rendra aphone, l’obligeant à écrire ses dernières volontés.

Le 13 septembre 1592 il fait venir auprès de lui ses plus proches voisins et, en leur présence, fait dire une ultime messe et rend le dernier soupir lors de l’élévation du Corpus Domini après s’être élancé « comme à corps perdu sur son lit, les mains jointes » (3) comme le montre (Musée d’art et d’archéologie-Périgueux) le peintre d’histoire Joseph-Robert Fleury (1797-1890). 

Nous ne saurons jamais, et pour cause, ce qu’Etienne de la Boétie aurait pu nous dire de sa relation avec Michel de Montaigne mais « force est de reconnaître que c’est en grande partie Montaigne qui a fabriqué La Boétie. Non pas le La Boétie historique (…) mais le La Boétie de papier, le seul qui compte vraiment aux yeux de la majorité des lecteurs de Montaigne et des critiques d’aujourd’hui ». (15) Montaigne survécut près de trente ans à son ami mort prématurément et consacra les vingt dernières années de sa vie à rédiger les Essais, ouvrage fondateur de la littérature française et de la philosophie occidentale et où il consacre un chapitre à cette amitié qu’il fera passer à la postérité.

Bibliographie

(1) La Boétie E. Discours de la servitude volontaire. Traduction en Français moderne et postface de Séverine Auffret. Ed. Mille et une nuits 2016
(2) Hennig J-L. De l’extrême amitié. Montaigne & La Boétie. nrf Gallimard 2015
(3) Lacouture J. Montaigne à cheval. Points Seuil 1998
(4) Gigon S.C. La Révolte de la gabelle en Guyenne (1548-1549). Paris, Champion,1906. In-8,IX-298 p. www.persee.fr
(5) Onfray M. Le luth de Montaigne (1533-1592). Le crocodile d’Aristote. Albin Michel 2019
(6) Album Montaigne. Iconographie choisie et commentée par Jean Lacouture. Bibliothèque de la Pléiade nrf Gallimard 2007
(7) Moreau P. Montaigne. Connaissance des Lettres Hatier 1967
(8) D’Ormesson J. Une autre histoire de la littérature française. Points-seuil 1999
(9) Montaigne. Les Essais. Edition établie et présentée par C. Pinganaud. Arléa 1996
(10) Compagnon A. Un été avec Montaigne. Equateurs parallèles 2013
(11) Sartre M. L’homosexualité dans la Grèce ancienne in La Grèce ancienne Ed. du Seuil Histoire 2008
(12) De Romilly J. Alcibiade  Le Livre de Poche.  Editions  de Fallois 1997
(13) Sénèque. Lettres à Lucilius. Traduction de Joseph Baillard annotée par Cyril Morana. Ed. Mille et une nuits 2017
(14) Onfray M. Sagesse. J’ai Lu Flammarion 2020
(15) Dictionnaire Montaigne. Ed. P. Desan, Honoré Champion/Classique Garnier 2007, réed. 2016
(16) Comte-Sponville A. Dictionnaire amoureux de Montaigne. Plon 2020
(17) Nakam G. montaigne et son temps. tel gallimard 1993
(18) Zweig S. Montaigne. Edition présentée par O. Philipponnat. Le Livre de Poche 2019

Remerciements au Dr Marcel Delaunay pour sa bienveillante attention et au Pr Brenton Hobart de l’American University of Paris, spécialiste de la littérature de la Renaissance, pour ses encouragements et ses conseils érudits.




Montaigne et La Boétie ou la quintessence de l’Amitié amoureuse – 1ère partie

– Par Louis-François Garnier


Accédez à la 2e partie

La précocité étonnante de certains écrivains ou artistes n’égale parfois que la brièveté de leur existence. Ce fût le cas d’Etienne de la Boétie (1530-1563) qui n’avait pas dix huit ans lorsqu’il traduisit Plutarque et Xénophon et rédigeât un pamphlet intitulé : Discours de la servitude volontaire. Il lui fallu une dispense du roi Henri II (1519-1559) pour exercer, avant l’âge légal de vingt cinq ans, la charge de conseiller au Parlement de Bordeaux.
Malheureusement « La Boétie courait plus vite que tout le monde jusqu’à sa mort » (1) prématurée, le 18 août 1563 après une agonie de neuf jours, à l’âge de « 32 ans, 9 mois et 17 jours » comme le relate Michel de Montaigne (1533-1592) qui l’assiste dans ses derniers instants.
Il s’agira plus tard pour Montaigne, qui se considère comme l’exécuteur testamentaire de La Boétie qu’il qualifiera de « plus grand homme, à mon advis, de nostre siecle » (15) de se porter garant de la mémoire de son ami et de mettre en exergue leur relation car une amitié hors du commun, voire même extrême (2) unissait ces deux hommes.

 

Que s’est-il passé ? Nous sommes au début des guerres de Religion (1562-1598), le lundi 9 août 1563, Michel de Montaigne a invité son ami à dîner mais celui-ci décline l’invitation car il se trouve « un peu mal » alors qu’il s’apprête à revenir vers le Médoc au retour d’une mission ayant pour but d’arrêter une troupe de Huguenots dans l’Agenais « tout empesté ». Il est vrai que pour Montaigne et ses contemporains, la peste était une « réalité douloureuse ». (15)

En fait, La Boétie présente tous les symptômes d’une dysenterie avec de violentes coliques, « des tranchées et un flux de ventre » de telle sorte que Montaigne va le convaincre de s’arrêter chez la sœur de Montaigne, Mme de Lestonnac, à Germignan devenu le quartier le plus ancien de la ville du Taillan-Médoc désormais au sein de Bordeaux Métropole. L’état de santé de La Boétie va rapidement se dégrader de telle sorte que Montaigne décide de rester au chevet de son ami et l’incite à ne pas laisser « ses affaires domestiques décousues ».

L’agonie de La Boétie est relatée par Michel de Montaigne qui décide de ne plus quitter son ami alors même que ce dernier le met en garde contre le risque de contagion et qu’il vaudrait mieux qu’il ne le visite que « par boutées ». Le malade, commençant à désespérer de sa guérison, partage ses biens entre son oncle et sa femme et se tourne alors vers son « frère d’alliance » en le suppliant de bien vouloir « être le successeur de ma bibliothèque et de mes livres (…) pour l’affection que vous avez aux lettres ». Finalement le malade a perdu tout espoir : « Mon frère, n’avez-vous pas compassion de tant de tourments que je souffre ? » avec cette phrase restée énigmatique par delà les siècles : « Mon frère !, mon frère !, me refusez-vous donc une place ? » et qu’on se gardera bien d’interpréter. (16)

La Boétie s’évanouit, on le ranime, il se confesse et reçoit les derniers sacrements dans le cadre d’une « mort socratique mais aussi chrétienne » (2). Il congédie sa femme en lui disant « Je m’en vais dormir, bonsoir ma femme, allez-vous-en » pour rester seul avec son ami « en donnant des tours dans son lit avec tout plein de violence » et en disant « il y a trois jours que j’ahane pour partir ».

Le moment ultime approche inexorablement dans une chambre « pleine de cris et de larmes » (2) : « Une heure après ou environ, me nommant une fois ou deux, et puis tirant à soi un grand soupir, il rendit l’âme. » mettant ainsi un point final à « l’implacable solitude du moribond » (3). Il ne reste plus à Montaigne qu’à rendre hommage à son ami « fabuleux » (16) et à faire bon usage de ses manuscrits et des livres qu’il lui a légués « la mort entre les dents ». (15)

Plus tard, il reconnaîtra qu’il n’aurait pas écrit les Essais (9) s’il avait conservé un ami à qui écrire des lettres ; « nous devons les Essais à La Boétie, à sa présence puis à son absence » (10). Montaigne à pu se consoler avec Sénèque (entre 4 av. J.-C. et 1 apr. J.-C. – 65 apr. J.-C.) quand celui-ci dit que « la mémoire de mes amis morts m’est douce et attrayante. Car je les ai possédés toujours comme si je devais un jour les perdre ; je les ai perdus et c’est comme si je les avais toujours ».

Les dernières paroles de La Boétie ont pu apparaître comme étant « l’expression la plus flagrante d’une attitude stoïque devant la mort » et on a pu voir « dans les paroles mises dans la bouche de La Boétie par Montaigne une preuve indiscutable d’influence sénéquéenne ». (15) (*)

L’enfance de Montaigne – l’éveil en musique par Pierre Nolasque Bergeret (1782-1863). Musée des Beaux-Arts de Libourne

Etienne de La Boétie, né à Sarlat dans une famille de magistrats cultivés, est « un produit typique de la vieille noblesse de robe » (3). Orphelin de bonne heure, il est élevé par son oncle ecclésiastique cultivé puis fait des études de droit à l’université d’Orléans où il passe son examen de licence en droit civil le 23 septembre 1553 qui est « la première date avérée » au sein d’une « brève existence qui demeure fort mal connue ». (15)

A cette occasion, il aura un maître éminent dénommé Anne du Bourg (1521-1559) magistrat protestant, conseiller au Parlement de Paris, et qui en juin 1559, au cours d’une séance plénière du parlement pourtant dénommée mercuriale car dévolue à exposer les dérives de l’administration de la justice, osa protester en présence du roi Henri II contre les excès de la répression contre « ceux que l’on nomme les hérétiques ». Le roi Henri II le fait arrêter sur le champ et embastiller. A cette époque il revient à un tribunal extraordinaire dénommé la Chambre ardente de prendre  la décision finale et c’est lui qui « envoie les protestants au bûcher ». (18)

Après un procès, au cours duquel Anne du Bourg utilisera tous les recours du droit et malgré la mort accidentelle du roi Henri II le 10 juillet 1559, le maître de La Boétie est pendu puis brûlé en place de Grève le 23 décembre 1559. Ce funeste événement a du être ressenti par La Boétie, alors âgé de 29 ans, comme étant un exemple affreux de la tyrannie qu’il abhorrait.

C’est cependant plus de dix ans au préalable que d’autres événements ont du inciter La Boétie à écrire, entre 1546 et 1548, le Discours de la servitude volontaire puisqu’il s’agit des répressions brutales des révoltes contre la gabelle à partir de 1542 et surtout en 1544-1546 lorsque fut imposé à la Guyenne le régime des greniers à sel (4). Le Discours de la servitude volontaire, qui s’apparente à un pamphlet contre la monarchie absolue, sera d’ailleurs dénommé plus tard le Contr’un, en l’occurrence le roi Charles IX (1550-1574),  en devenant alors « la référence des plus ardents calvinistes contre la couronne » et le « bréviaire des protestants ». (5-6)

A partir d’exemples issus de l’Antiquité, La Boétie se livre à un réquisitoire contre la tyrannie en posant la question de la légitimité de l’autorité et des mécanismes de soumission susceptibles d’expliquer qu’une population puisse accepter la servitude. Montaigne a pu prendre connaissance du manuscrit qui avait circulé sous le manteau.

En effet, au Parlement de Bordeaux, La Boétie avait succédé à Guillaume de Lur-Longa (mort en 1557) appelé au Parlement de Paris, et c’est celui-ci qui aurait remis le manuscrit, probablement en 1554, à Montaigne qui plus tard  l’aurait volontiers inséré dans ses Essais, mais les Réformés s’en étaient alors emparé de telle sorte que « désormais, le Contr’un était jeté dans la mêlée politique et religieuse » (7) particulièrement dangereuse à cette époque. (**)

Louis-François Garnier


 

(*) Montaigne a une « prédilection toute particulière » pour Sénèque de façon « diffuse et multiforme » voire « clandestine »(15) et fut même qualifié en son temps de « autre Sénèque en notre langue » par son contemporain, l’humaniste et homme d’état Etienne Pasquier (1529-1615). (16) Les emprunts à Sénèque s’appliquent au style léger et épistolaire et moins ostentatoire que celui de Cicéron ou Pline au point de parler du « sénéquisme de Montaigne » (15) avec un mode d’expression ayant pu faire considérer « Montaigne imitateur du style de Sénèque » (Hay, Bull. Société internationale des Amis de Montaigne, octobre 1940, IIe série : p66). En définitive, « Montaigne a été à la fois stoïcien, épicurien, sceptique, tout autant que socratique mais jamais platonicien » (5) en « modérant le plaisir pour ne pas souffrir de son absence ».  Montaigne prit ses distances à la fois vis-à-vis du dogmatisme stoïcien et de la philosophie épicurienne en optant pour « la voie du milieu » (in medio stat virtus) pour être « un peu plus, ou un peu mieux lui-même ». (16) En outre, Montaigne, adepte d’une religion révélée et bien qu’ayant « une certaine indulgence pour Sénèque », a pu considérer « l’orgueil stoïcien contraire à l’humilité chrétienne ». (15)  C’est ainsi que Sénèque est mort « en romain » tandis que Montaigne est mort dans un élan de foi en son dieu et « c’est à nostre foy Chrestienne, non à sa vertu Stoïque, de pretendre à cette divine et miraculeuse metamorphose ». (15)

(**) Le Discours de la servitude volontaire relate le fait qu’ « en consentant à abandonner leurs libertés politiques au souverain, les sujets ne renoncent pas seulement à leurs droits fondamentaux ; ils perdent sans le savoir toute possibilité de sociabilité future et pervertissent les rapports humains » (15) On peut s’interroger sur le fait que Montaigne s’est efforcé de faire considérer le texte de La Boétie comme une œuvre de jeunesse de moindre importance et non susceptible de heurter la susceptibilité du pouvoir en place, en des temps dangereux où un tel pamphlet potentiellement séditieux aurait pu valoir de sérieux ennuis ; il suffit de considérer que le texte publié sous un pseudonyme a été brûlé en place publique à Bordeaux en 1579. Le style de la Boétie lui est propre ne permettant pas d’émettre l’hypothèse que ce texte ait pu être rédigé bien plus tard, en 1560 en réaction à la mort d’Anne du Bourg et alors que les deux amis se connaissaient depuis 2 ans. Pour Montaigne, le texte de la Boétie incarne « l’idéal humain » reflétant « une période historique et politique limitée, la république romaine » » qu’il admire. (17)

 

Bibliographie

(1) La Boétie E. Discours de la servitude volontaire. Traduction en Français moderne et postface de Séverine Auffret. Ed. Mille et une nuits 2016
(2) Hennig J-L. De l’extrême amitié. Montaigne & La Boétie. nrf Gallimard 2015
(3) Lacouture J. Montaigne à cheval. Points Seuil 1998
(4) Gigon S.C. La Révolte de la gabelle en Guyenne (1548-1549). Paris, Champion,1906. In-8,IX-298 p. www.persee.fr
(5) Onfray M. Le luth de Montaigne (1533-1592). Le crocodile d’Aristote. Albin Michel 2019
(6) Album Montaigne. Iconographie choisie et commentée par Jean Lacouture. Bibliothèque de la Pléiade nrf Gallimard 2007
(7) Moreau P. Montaigne. Connaissance des Lettres Hatier 1967
(8) D’Ormesson J. Une autre histoire de la littérature française. Points-seuil 1999
(9) Montaigne. Les Essais. Edition établie et présentée par C. Pinganaud. Arléa 1996
(10) Compagnon A. Un été avec Montaigne. Equateurs parallèles 2013
(11) Sartre M. L’homosexualité dans la Grèce ancienne in La Grèce ancienne Ed. du Seuil Histoire 2008
(12) De Romilly J. Alcibiade  Le Livre de Poche.  Editions  de Fallois 1997
(13) Sénèque. Lettres à Lucilius. Traduction de Joseph Baillard annotée par Cyril Morana. Ed. Mille et une nuits 2017
(14) Onfray M. Sagesse. J’ai Lu Flammarion 2020
(15) Dictionnaire Montaigne. Ed. P. Desan, Honoré Champion/Classique Garnier 2007, réed. 2016
(16) Comte-Sponville A. Dictionnaire amoureux de Montaigne. Plon 2020
(17) Nakam G. montaigne et son temps. tel gallimard 1993
(18) Zweig S. Montaigne. Edition présentée par O. Philipponnat. Le Livre de Poche 2019

Remerciements au Dr Marcel Delaunay pour sa bienveillante attention et au Pr Brenton Hobart de l’American University of Paris, spécialiste de la littérature de la Renaissance, pour ses encouragements et ses conseils érudits.




Joseph et la femme de Putiphar ou les infortunes de la tunique – 3e partie


Joseph a maintenant une trentaine d’année et pendant les dix premières années de sa vie dans le domaine de Putiphar, la femme de ce dernier l’a totalement ignoré et comment aurait-il pu en être autrement compte tenu de l’énorme différence de classe sociale, mais les temps ont changé ; Joseph est devenu l’homme de confiance de l’indolent Putiphar peu impliqué dans le gestion de son domaine et surtout intéressé par la chasse au gibier d’eau ou à l’hippopotame dans les marécages, (4) car, à cette époque, « la chasse occupait une place centrale dans la vie des plus aisés ». (6) Joseph était l’intendant de Putiphar, mais aussi son échanson et son lecteur attitré à la voix apaisante. 

Ainsi, ce n’est que depuis trois ans que, progressivement, l’attention de la femme de Putiphar a été attirée par ce bel homme aux yeux profonds  devenu très proche de son époux. Joseph est bien trop subtil pour ne pas se rendre compte de cette douce ambiguïté du regard qui prélude à l’attirance mutuelle, mais il reste sur une prudente réserve pour au moins trois bonnes raisons. 

En premier lieu il veut rester loyal vis-à-vis de Putiphar qui a tout pouvoir sur lui, mais il garde aussi  en mémoire le visage de son père Jacob qui abhorrait le « simiesque pays d’Egypte » et qui aurait fortement désapprouvé une telle liaison de telle sorte que « l’acte que voulait lui faire accomplir la sphinge du pays des morts, lui semblait une dénudation paternelle ». Joseph a en outre et surtout le pressentiment que Yahvé (YHWH), le Dieu des Hébreux lui réserve un destin grandiose et qu’il est « l’instrument d’une auguste prédilection » et « en aucun cas (…) il ne fallait que le Seigneur son Dieu eût le dessous » face à la puissance d’Amon. Cette « conviction ancrée dans l’âme du petit-fils d’Abraham » (10) l’incite à ne pas commettre le péché de chair : « Comment commettrais-je un si grand mal et pêcherais-je contre Dieu ? ». Cette notion du péché est totalement inconnue en Egypte à cette époque alors même qu’existent les sentiments de faute et de honte. Lorsque Joseph emploie le mot devant Putiphar, ce dernier rétorque : « Le péché ? Qu’est cela ? » et Joseph de lui répondre par la voix de Thomas Mann : (10) « C’est ce qu’on exige et qui pourtant est interdit, commandé, mais maudit. Nous sommes pour ainsi dire les seuls au monde à avoir la notion de péché » et à Putiphar qui lui demande si ceci n’est pas une « contradiction douloureuse », Joseph rétorque que « Dieu aussi souffre de nos péchés et nous souffrons avec lui. » 

Joseph, intendant des greniers du pharaon (1874) par Lawrence Alma-Tadema (1836-1912)Huile sur toile. Collection particulière.

On peut penser qu’il fut difficile à Putiphar de comprendre qu’un Dieu puisse ne pas se contenter d’être le juge suprême et qu’il puisse aussi souffrir des turpitudes de l’Homme. Quant à la femme de Putiphar, « quoique accessible au sentiment de l’honneur et de la honte (…) elle ignorait l’idée du péché, dont l’expression ne figurait même pas dans son vocabulaire ». Alors que ceci n’est nulle part relaté dans l’ancien Orient, c’est la Bible qui introduit une dimension morale inédite avec la notion de péché originel et de « Paradis perdu ». (14) 

Le monde païen restera d’ailleurs longtemps étranger à cette notion de péché à l’instar des Grecs dont la faute fondamentale était l’hybris ou le dépassement fautif de la mesure s’exposant au châtiment divin (némésis). Il en était de même avec les Romains dont l’art du loisir studieux (otium s’opposant aux affaires ou negotium) ignorait « le péché, la faute originelle, la trace infamante d’un forfait commis par le premier homme et la première femme ». (15) 

C’est ainsi que, pour la Bible, la destinée humaine est conditionnée par une faute initiale lié à une désobéissance envers la parole de Dieu alors qu’en Mésopotamie il s’agit de la conséquence naturelle d’un « fait d’origine » et en Egypte il s’agit d’une « dégradation de l’état de perfection originel sous l’effet du temps et des fautes », (14) d’où l’importance d’une conduite vertueuse et des rites incantatoires. « L’une des spécificités du péché par rapport à la faute est que la faute est réparable tandis que le péché est pardonnable, ce qui introduit l’idée de repentance » (14) et cette notion de rédemption ayant été développée par le Christianisme, il conviendrait de « préférer, dans ce contexte des civilisations du Proche-Orient ancien, l’usage du mot faute à celui de péché ». (14) 

Finalement, « il s’en fallut d’un cheveu que (Joseph) ne succombât à la tentation brûlante ». (10) Ce qui advint comporte en effet une intense connotation émotionnelle et érotique qui explique qu’elle ait pu inspirer nombre d’artistes depuis le Haut Moyen-Âge par le biais de sculptures, de fresques, de vitraux ou d’enluminures, mais aussi dans le domaine de la peinture lors d’époque plus récentes. L’épisode étant aussi décrit dans le Coran, il n’est pas surprenant  qu’il figure dans diverses miniatures persanes. 

La femme de Putiphar a fait en sorte de rencontrer Joseph alors que le personnel a déserté le domaine pour participer aux fêtes du premier jour de la crue du Nil qui correspondait au Nouvel An officiel en Egypte (3,9) et, ce jour là, la foule en liesse pouvait voir l’extraordinaire procession du Pharaon « étincelant comme le soleil levant » se diriger vers le sanctuaire du dieu Amon. La maison était donc quasi vide puisque « seuls les impotents et les moribonds restaient chez eux » ainsi que les parents très âgés du maître, car « certains vieillards vivent indéfiniment sans trouver la mort, n’ayant plus la force de mourir ». (10)

La femme de Putiphar avait réussi à se faire porter pâle et c’est lorsque Joseph revint avant les autres pour s’assurer que tout était en ordre qu’elle le saisit par son vêtement en disant « couche avec moi ! ». (1) Joseph « abandonna le vêtement entre ses mains, prit la fuite et sortit ». (1) Voyant s’éloigner l’objet de son désir insensé, la femme de Putiphar, cette femme fatale, (10) devient folle furieuse, déchire la tunique tout en la couvrant de baisers et surtout se met à crier au viol ! alors que le personnel arrive, la tunique servant de pièce à conviction ; Joseph est attrapé, jugé par le maître qui le fait mettre en prison, encore que « le concept de prison n’existait pas dans l’Egypte antique » (20) en lui disant de remercier son Dieu qui l’a empêché de « pousser les choses à l’extrême » ce qui aurait pu lui valoir au mieux une bastonnade et au pire l’ablation des oreilles et du nez (2) voire une mort atroce telle que d’être livré pieds et poings liés au crocodile du Nil. 

En réalité, la mort n’était alors que rarement appliquée avec, de façon tout à fait exceptionnelle lors de crimes d’une extrême gravité, la mort par le feu privant ainsi le condamné, jeté dans un brasier, de la vie dans l’au-delà. (20) Un nain fourbe et entremetteur aura la langue coupée et, du moins dans la version romancée de Thomas Mann (10) c’est après que Putiphar ait dit à sa femme : « Il n’y a pas de quoi me remercier, mon amie » que Mount va devoir participer, comme si de rien n’était, à la fastueuse réception prévue en l’honneur de Putiphar dont c’est « le jour de gloire » puisqu’il fait dorénavant partie des intimes du Pharaon. Le peintre napolitain orientaliste Domenico Morelli (1825-1901) nous montre que La femme de Putiphar (1861) (Pinacoteca dell’Accademia di Belle Arti – Naples) est devenue l’ombre d’elle-même en s’accrochant désespérément à la tunique de son amour perdu. (20) 

C’est ainsi que, « pour la seconde fois Joseph descendit dans la fosse et dans le puit » et « le lecteur doit à bon droit se demander comment Joseph va pouvoir sortir d’une situation apparemment sans issue », (21) mais c’est méconnaître le fait que « Yahvé assista Joseph ». (1) En effet à cette époque « Pharaon s’irrita contre ses deux eunuques, le grand échanson et le grand panetier » (1) qui furent mis en prison avec Joseph. 

Il s’avéra que tous deux eurent un songe prémonitoire que Joseph interpréta à leur demande de façon favorable pour le premier et funeste pour le second, ce qui se réalisa. Deux ans plus tard, le pharaon, qui reste tout aussi anonyme dans l’histoire de Joseph comme dans celle de Moïse, (19) eut à son tour deux songes (sept vaches grasses précédaient sept vaches maigres) que personne ne fut capable d’interpréter dans cette Egypte pourtant « pays des devins et des sages ». (21) Ayant entendu dire que Joseph interprétait fort bien les rêves prémonitoires, et en sachant que « l’importance des songes était grande en Egypte, et dans tout le Proche-Orient ancien », (21) le pharaon s’adressa à Joseph qui  lui dit que non seulement ceci laissait présager sept années d’abondance suivies de sept années de disette, mais en outre il lui indiqua les « mesure à prendre » (21) l’ incitant à prévoir des réserves par précaution. 

Ce faisant Joseph se singularisa en allant  au-delà de la seule interprétation et ceci explique que Pharaon lui ait alors dit : « Il n’y a personne d’intelligent et de sage comme toi. C’est toi qui seras mon maître du palais ». (1) C’est ainsi que Joseph sortit de prison et devint l’homme le plus puissant d’Egypte après Pharaon. Le peintre orientaliste Jean-Adrien Guignet (1816-1854) peindra en 1845 Joseph expliquant les rêves du pharaon (Musée des Beaux-Arts de Rouen). Dans sa représentation soucieuse de réalisme et de précision historique dénommée Joseph intendant des greniers du pharaon (1874 collection particulière) (18) le peintre Lawrence Alma-Tadema (1836-1912) montre Joseph assis sur un trône avec un scribe sur le sol près de lui. Joseph porte une perruque inspirée d’une vraie perruque de la XVIIIe dynastie correspondant ainsi à l’époque présumée de la scène et ceci est d’autant plus plausible que des fouilles récentes à Saqqara ont montré qu’un Sémite était parvenu au sommet de l’état sous le règne d’Amenhotep III. (19) 

Joseph fera venir sa tribu en Egypte en les sauvant ainsi de la famine, Pharaon les autorisant à habiter la terre de Goshen. Joseph reverra son père Jacob qui lui dira « Maintenant que je t’ai revu et que tu es encore vivant je peux partir » à l’instar, mais bien plus tard et dans un tout autre contexte, du grand-prêtre Siméon lorsqu’il verra l’enfant Jésus lors de la Présentation au Temple et qui dira alors « nunc dimittis » (maintenant je peux partir). Joseph épousera la fille d’un prêtre égyptien avec laquelle il aura deux fils Ephraïm et Manassé dont les descendants donneront deux des douze tribus d’Israël. 

Joseph eut la permission du Pharaon d’aller enterrer en grande pompe au pays de Canaan son père Jacob, resté dix sept ans en Egypte et mort à l’âge de cent quarante sept ans… et Joseph lui-même est mort à l’âge de cent dix ans, l’âge idéal d’après les textes égyptiens. (19) Il fut embaumé et mit dans un cercueil en Egypte, (1) mais, en toute logique, son eschatologie individuelle et son dieu unique le dispensèrent de se présenter devant le tribunal d’Osiris et de poser son cœur, c’est-à-dire son âme, sur la balance de Thot pour équilibrer la plume de Maât, la déesse de la justice, (3,4) mais, n’en doutons pas, même dans cette hypothèse et compte tenu de la légèreté de son cœur, la pesée de l’âme ou psychostasie (9) ne lui aurait pas été défavorable. 

Ainsi, Joseph n’aurait pas été englouti par le monstre hybride Ammit dont la fonction première était d’avaler les âmes impures et peut-être même que son énergie vitale (Ka) existe dans l’au-delà, dans ce lieu dénommé alors « le Champ des roseaux ». (3)

Louis-François Garnier


a) Canaan : terme apparu au XVe siècle av. J.-C. et correspondant à peu près à la zone actuelle incluant le Liban, Israël, la Palestine et le sud de la Syrie, c’est-à-dire la partie sud de ce que les Egyptiens appelaient Rétjénou ou Réténou. C’est vers 1850 av. J.-C. (?) que se situe la migration d’Abraham venant d’Our, qui était l’une des plus importantes villes de la Mésopotamie antique, dans l’actuel Irak, et alors située sur une des branches de l’Euphrate et proche du Golfe Persique.  Nous sommes de ce fait  à l’extrémité orientale du « croissant fertile » et la migration se fait vers le pays de Canaan suivie, vers 1700 av. J-C. (?), de l’installation en Egypte d’hébreux qui y resteront 430 ans d’après la tradition (22), c’est-à-dire  jusqu’à Moïse et l’Exode vers 1250 av. J.-C. sous le règne de Ramsès II. (v. 1304-v.1213 av. J.-C.) (1) (22) Ainsi, l’épisode de Joseph se situerait entre ces deux dates approximatives et ferait, en quelque sorte, le lien entre l’Exode et les patriarches qui, au sens strict, sont les trois pères fondateurs du peuple juif dans le Livre de la Genèse, à savoir Abraham, Isaac et Jacob. Les histoires de Joseph et de Moïse sont « complémentaires, deux versants d’un diptyque dans l’histoire des Hébreux, respectivement l’entrée et la sortie d’Egypte » (19) et l’histoire de Joseph est à rapprocher de l’installation d’Hébreux en Egypte selon deux modalités distinctes : « d’une part la déportation de serviteurs esclaves provenant de Canaan et d’autres part, la venue de bergers fuyant la sècheresse et la famine avec leurs troupeaux ». (22) Thomas Mann (10) relate que « Amenhotep III (régnait) dans les années où Joseph vécut sous le toit de Putiphar ». Ce pharaon dont le nom signifie « Amon est satisfait »  également dénommé en grec Aménophis III (v.1403 -. 1352 av. J.-C.) conduira l’Egypte à l’apogée de sa puissance. Joseph est supposé l’avoir vu avec la Grande Epouse royale, la reine Tiy, et le petit et futur Amenhotep IV (né entre 1371/1365 et mort vers 1338/1337 av. J.-C.). A l’époque qui nous intéresse (-1360) le jeune futur pharaon devait avoir entre 5 et 11 ans. C’est bien plus tard que la situation des Hébreux en Égypte va beaucoup se dégrader avec un nouveau Pharaon, « qui n’a pas connu Joseph » et qui réduisit  les enfants d’Israël en esclavage ;  ils n’auront pas d’autres alternative que de sortir d’Egypte d’où l’Exode du grec ex  « au-dehors » et hodos  « route ».

b) Madianites : descendants de Madian fils d’Abraham et installés à l’est du Jourdain entre Mer Morte et Sinaï et ce sont eux qui accueilleront Moïse lors de sa fuite d’Egypte. Les Ismaélites sont les descendants d’Ismaél, premier fils d’Abraham et étaient installés entre l’Euphrate et la Mer Rouge (Arabie actuelle). La gomme adragante est obtenue à partir de la sève d’arbrisseaux et était appréciée pour ses propriétés médicinales et le ladanum était une gomme-résine issue d’un ciste et utilisée en parfumerie, à ne pas confondre avec le laudanum à base d’opium.

c) Hyksôs : de heka khasout  (chefs des pays étrangers), dénomination d’un peuple venu d’Asie, au moins en partie d’origine sémitique et qui régnât sur la partie basse et moyenne de  l’Égypte à la fin de la Deuxième Période intermédiaire (1800-1500 av. J.-C.). Les dirigeants de Thèbes contribuèrent à répandre la réputation d’envahisseurs étrangers pour justifier la destruction et le pillage de la ville d’Avaris, leur capitale très prospère, victime de « la machine de guerre qui unifiera bientôt l’Egypte » (7)

d) Flabellifère : de flabellum désignant les grands éventails de cérémonie constitués de plumes d’autruches ou de paon au bout d’une longue perche afin d’éventer les hauts personnages, et en particulier le pharaon, lors de leurs déplacements, mais cette fonction a perdu de son importance au profit d’un rôle symbolique de manifestation du pouvoir, en particulier « à la droite du roi », ce qui était le cas de Putiphar.(10) 

e) Atoum Râ ou Atoum Rê est  l’antique dieu solaire qui est à la fois le soleil levant (Khépri : celui qui naît) symbolisé par le scarabée poussant le disque solaire, le soleil au zénith (Rê) puis le soleil couchant (Atoum) avec la dénomination plus générale de Rê-Horakhty (Rê comme étant Horus de l’horizon) et dont le principe visible est Aton, le disque solaire divinisé, dont le culte a été encouragé par Amenhotep III favorable au syncrétisme puis finalement imposé par son fils Amenhotep IV qui prendra le nom d’Akhénaton (Esprit vivant d’Aton) (3) qui, confronté à l’hostilité du clergé thébain devenu aussi riche que le roi (véritable état dans l’état), décidera d’abandonner le culte d’Amon le « dieu caché », dont Thèbes fut le principal lieu de culte sous le nom d’Amon-Rê le principal dieu du Nouvel Empire, (3)  au profit d’Aton, « le dieu visible » en construisant des temples à ciel ouvert, car « la place du soleil n’est pas à l’ombre » (2) dans sa nouvelle capitale Akhet-Aton ou L’horizon d’Aton (Tell el Amarna) à 300 km au nord de Thèbes. Aton était représenté sous la forme d’un disque solaire doté de long rayons terminés par des mains miniatures tenant le symbole de vie dénommé ankh. (3)  Après sa mort, Akhénaton fut considéré comme hérétique, sa ville fut détruite et ses représentations de même que celles de son épouse Néfertiti, qui lui survécut une dizaine d’années, furent mutilées. Les privilèges des prêtres d’Amon furent rétablis et Toutankhaton (l’image vivante d’Aton), le fils d’Akhénaton d’après la génétique moderne, changea son nom en Toutankhamon. (16)

Bibliographie

1) La Bible de Jérusalem cerf 2007.
2) Chedid A. Néfertiti et le rêve d’Akhénaton. Les Mémoires d’un scribe, Flammarion, 1974.
3) Tyldesley J. L’Egypte à la loupe. Larousse 2007.
4) L’Egypte et la Grèce antique. Gallimard-Larousse 1991.
5) Reboul Th. Les oculistes pharaoniques et leurs vases à collyres. L’Ophtalmologie des origines à nos jours. Tome 5 ; 5-17. Laboratoire H. Faure.
6) Tommasi M. Le régime du Nil nourrit les Egyptiens. Histoire & Civilisations N°66 : 14-19 novembre 2020.
7) Manley B. Atlas historique de l’Egypte ancienne. De Thèbes à Alexandrie : la tumultueuse épopée des pharaons. Autrement 1998.
8) Maruéjol F. L’Egypte et Canaan, les partenaires ennemis. L’Histoire de la Méditerranée. Le Monde Hors-série 2019.
9) Le musée égyptien de Turin. Federico Garolla Editore 1988.
10) Mann Th. Joseph et ses frères. Joseph en Egypte. L’Imaginaire Gallimard 1980.
11) Cevennit W. L’état pharaonique. Organisation politique de l’Egypte ancienne. Egypte ancienne N°36 2020.
12) Berlaine-Gues E. Hathor une déesse envoûtante. Egypte ancienne N°36 2020.
13) Mahfouz N. Akhénaton le Renégat. roman  Denoël 1998.
14) Agut D., Lafont B. Faute, culpabilité… en Egypte et en Mésopotamie. Qui a inventé le péché ? Le Monde de la Bible N°234 2020.
15) Onfray M. Sagesse. Ed. J’ai Lu 2020.
16) La grande histoire de l’Antiquité. Pharaons. Hors-série N°2 2020 Oracom.
17) Willaime V. Thèbes ; L’âme de l’Egypte pharaonique. Egypte ancienne N°36 2020.
18) Barrow R.J. Lawrence Alma-Tadema. Phaidon 2006.
19) Vernus P. Dictionnaire amoureux de l’Egypte pharaonique. Plon 2009.
20) Peltre Ch. Les Orientalistes. Hazan 2003.
21) Briend J. Joseph. Le monde de la Bible. foliohistoire Gallimard 1998.
22) Lemaire A. Les Hébreux en Egypte. Le monde de la Bible. foliohistoire Gallimard 1998.
23) Zivie A. Ramsès II et l’Exode : une idée reçue. Le monde de la Bible. foliohistoire Gallimard 1998.

Remerciements au Docteur Philippe Frisé, ophtalmologiste à Ploërmel pour sa documentation.




Joseph et la femme de Putiphar ou les infortunes de la tunique – 2e partie

C’est en terre de Goshen que s’étaient déjà installés les Hyksos (c), ces étrangers venus du nord-est et qui régnèrent pendant une centaine d’années avant d’en être chassés par Ahmôsis 1er (mort en –1525/24 av. J.-C.) le fondateur de la dix-huitième dynastie originaire de Thèbes et qui restaura ainsi la domination thébaine sur l’ensemble de l’Égypte. Pour l’instant, c’est justement à Thèbes, l’actuel Louxor, qu’est parvenue la caravane. La ville est devenue « le centre du monde » (2) après la longue hégémonie de Memphis, depuis qu’elle s’est imposée comme la capitale de l’empire qui s’étend de l’Euphrate à la Nubie. 

C’est donc non loin de Thèbes que Joseph, que Thomas Mann nomme par son nom égyptien Ousarsiph (10), est vendu comme esclave ou plutôt troqué, car à cette époque la monnaie n’existait pas (11) et c’est ainsi que Joseph devint la propriété de Putiphar (ou Potiphar) du nom égyptien Pa-di-pa-Rê (celui qu’a donné Phrê) (19) un haut dignitaire égyptien, eunuque et Chef des gardes (l’équivalent à la fois du Garde des Sceaux et du ministre de l’Intérieur) et Flabellifère (d) très proche du Pharaon. 

De simple esclave initialement dévolu aux travaux des champs et aux corvées, Joseph, grâce à son intelligence et à son sens de la répartie, va progressivement s’imposer jusqu’à devenir l’intendant et l’homme de confiance de son maître, mais c’était sans compter sur la femme de Putiphar.

La femme de Putiphar n’a pas de nom dans la Bible ni dans le Coran, bien qu’elle ait pu prendre le nom de Zouleïkha dans la tradition musulmane et Thomas Mann (10) la nomme Mout-em-enet (Mout-dans-la-vallée-du-désert)  ou plus simplement Mout (du nom de l’épouse du dieu Amon) avec le diminutif affectueux Eni. Cette femme n’est pas une gourgandine dévergondée par tempérament ni une hétaïre vivant au crochet des hommes riches et influents comme, bien plus tard, dans la Grèce classique et elle ne doit pas être considérée comme une grande hystérique nymphomane, car dans le récit qu’en fait Thomas Mann (10) elle est « la descendante d’une antique lignée de princes des nomes » (nomos : province/district) c’est-à-dire de ces divisions administratives de l’Egypte ancienne qui avaient leurs divinités propres. (9) 

Joseph et la femme de Putiphar (entre 1610 et 1615) pas Leonello Spada (1576-1622).
Peinture sur toile (194 x 144 cm). Musée des Beaux-Arts de Lille.

Joseph expliquant les rêves du pharaon  par Adrien Guignet (1816-1854).
Huile sur toile, musée des Beaux-Arts de Rouen.

Elle fait partie de l’élite éduquée et reçoit régulièrement la visite du Grand-Prêtre d’Amon au sein d’une société où politique et religion sont inséparables (11) et l’épouse de ce « redoutable personnage » préside au « noble ordre de la déesse Hathor » sous le patronage de la Grande Epouse du Pharaon à l’instar de Néfertari, la future Grande Epouse royale de Ramsès II (v. 1304-v.1213 av. J.-C.) qui sera Divine adoratrice d’Amon dotée d’une grande autorité religieuse et incluant des rituels de purification très codifiés. Cependant, cette fonction très en vogue sous la reine Hatshepsout (v.1508-1457) avait été supprimé par Thouthmôsis III (mort en 1425 av. J.-C.) qui avait mal vécu la régence de cette reine-pharaon lorsqu’il était enfant et ce n’est que bien plus tard que cette fonction fut réhabilitée. 

L’épouse de Putiphar fait partie, avec les grandes dames de Thèbes, du Harem d’Amon avec un rôle social important encore que, dans ce contexte, « les soucis quotidiens des femmes l’emportent d’ordinaire sur les affaires d’état » (13). Hathor est la fille du dieu-soleil Rê, celle qui réjouit son père de sa musique et le protège et elle est la  déesse de l’amour, de la fécondité, de l’abondance, de la beauté, de la joie de la musique et de l’ivresse (3) lorsqu’elle est représentée sous la douce apparence d’une vache ou sous forme humaine avec une couronne où deux cornes encerclent le disque solaire. Cependant, elle peut adopter la forme plus inquiétante d’une chatte (Bastet) ou d’une femme à tête de chat, et surtout prendre l’apparence d’une lionne (Sekhmet, la puissante) « qui se complait dans les fleuves de sang » (2) et « la colère d’Hathor-Sekhmet est parfois interprétée comme le signe de sa sexualité indomptée ». (12)

La femme de Putiphar, très frustrée sexuellement, car son époux à été castré dans sa prime enfance, s’apparente de fait à cette déesse qui, comme elle, est « quotidiennement lavée, revêtue d’une nouvelle robe, ornée de bijoux et enduite de senteurs exquises » (12) et comme elle, elle va se transformer en furie lorsque son amour passion pour Joseph sera contrarié. 

C’est dire l’importance sociale de la femme de Putiphar qui est d’une grande beauté, hiératique, tout en finesse et qui consacre de longues heures à sa toilette où se succèdent bains parfumés, séances de maquillage avec ce khôl aux vertus thérapeutiques vis-à-vis des ophtalmies purulentes et autres trachome ou conjonctivites (5) dont les dégâts sont lents et insidieux. (2) 

Le khôl allonge ses beaux yeux, mais elle porte aussi des perruques comme les femme fortunées en portaient toujours (3) et des « vêtements pareils à des fleurs » incluant des robes à plis en lin très fin. (3) Tout le monde se prosterne lorsqu’elle passe dans sa litière d’or portée par des esclaves nubiens et peut-être jouait-elle au Senet qui s’apparente au backgammon actuel. (3) Elle tentera, en se faisant l’avocat du diable, mais en vain, de convaincre son époux d’éloigner Joseph loin de son désir inavouable. La confrontation amoureuse devient inévitable, car elle ne peut lutter contre « le souffle dévastateur du taureau de feu prêt à transformer les riantes prairies en un champ de cendres » comme Apis, le taureau sacré de Memphis. (9) La femme de Putiphar essaie de mettre de son côté une divinité plus conciliante, en l’occurrence Atoum-Râ, ce « dieu très antique et tolérant » (10) et bienveillant aux peuples étrangers, plutôt que « cet Amon rigide qui jusque là avait été son maître ». (e) 

La femme de Putiphar en arrive même à suggérer de tuer son époux afin qu’il ne soit plus un obstacle sur « le chemin de la volupté ». Bien évidemment Joseph ne peut que s’opposer à une telle méthode expéditive qui ferait d’elle « la mère du péché ». Enfin, et l’épisode figure dans le texte coranique, elle essaie de se concilier la compassion de ses amies, les femmes des dignitaires de Thèbes et de couper court à leurs commérages ; elle organise en ce sens une réunion festive ou chacune dispose de petits couteaux redoutablement aiguisés pour peler les fruits et couper les friandises à leur disposition. 

En réalité, et c’est délibéré de la part de la femme de Putiphar, ces dames vont se taillader les doigts par inadvertance lorsque « l’échanson entre en scène : c’était Joseph » et la femme de Putiphar leur dira alors : « Je vous l’ai montrée, la cause de ma mortelle langueur et de toute ma misère. Ayez donc des yeux pour moi aussi puisque vous étiez tout yeux pour lui ». Au bout du compte, le refus de Joseph est même apparu à ces dames comme étant une « scandaleuse rébellion cananéenne portant atteinte à l’honneur d’Amon », c’est-à-dire que l’idylle toute relative devenait un problème politique.

Louis-François Garnier

L’histoire singulière de Joseph et la femme de Putiphar nous a été transmise par la Bible hébraïque rédigée par des scribes-rédacteurs, c’est-à-dire un milieu élitiste partie prenante dans la narration, entre la fin du IIe millénaire et le Ier siècle avant notre ère, mais l’historicité des faits reste incertaine dans le cadre plus général de cette fascinante Egypte ancienne qui resta fidèle à ses divinités pendant trente siècles bien qu’en filigrane apparaît en l’occurrence l’hostilité croissante des prêtres d’Amon vis-à-vis de ce pharaon favorable au syncrétisme religieux que fut Amenhotep III et dont le fils Amenhotep IV dénommé ensuite Akhénaton imposera le culte d’Aton dans une vaine tentative de monothéisme qui en fera, post mortem, un pharaon renégat. (2)(13) 
Le Dieu unique des Hébreux apparaît aussi en demi-teinte en sus de la puissance de Thèbes devenu l’âme de l’Egypte pharaonique (17) et la capitale du royaume d’Egypte réunifiée sous l’autorité de la XVIIIe dynastie. Ce qui n’aurait pu être qu’une banale histoire d’adultère contrarié est apparu comme une situation digne d’intérêt compte tenu des protagonistes. 
D’un côté l’épouse d’un haut dignitaire égyptien, très proche du Pharaon garant de l’ordre du monde (Maât) et de l’autre un jeune hébreu dont la vertu, la loyauté à son maître, la piété filiale, mais aussi la foi fervente en son dieu unique le conduiront à ne pas succomber à la tentation de la chair et au péché, concept totalement étranger à la société égyptienne polythéiste de cette époque. 
Il nous faut savoir gré à Thomas Mann (1875-1955), prix Nobel de Littérature en 1929, de recréer sous la forme d’ « une fiction littéraire digne de ce nom », (23) l’atmosphère envoûtante de cette histoire hors du commun qui a inspiré nombre d’artistes.(10) C’est ainsi que les peintres ne manqueront pas d’illustrer l’érotisme de la situation en nous montrant, de façon plus ou moins dénudée, cette femme follement amoureuse qui arrache la tunique du beau jeune homme qui lui échappe. 
A l’instar de la déesse Hathor dont l’image de vache placide pouvait se transformer en lionne sanguinaire, la redoutable vengeance de la femme de Putiphar va être à la hauteur de son humiliation sous la forme d’une fallacieuse accusation de tentative de viol, la tunique devenant la pièce à conviction. 
Ce n’est d’ailleurs pas la première fois que Joseph eut des déboires avec une tunique puisque celle qu’il avait reçue de son père Jacob avait exacerbé la jalousie de ses demi-frères et avait failli lui coûter la vie. De toutes ces épreuves, Joseph sortira vainqueur et sa force d’âme, cette fortitude qui est « la condition de toutes les vertus tout en étant l’une d’entre elles » (Thomas d’Aquin), force le respect  par delà les millénaires.

a) Canaan : terme apparu au XVe siècle av. J.-C. et correspondant à peu près à la zone actuelle incluant le Liban, Israël, la Palestine et le sud de la Syrie, c’est-à-dire la partie sud de ce que les Egyptiens appelaient Rétjénou ou Réténou. C’est vers 1850 av. J.-C. (?) que se situe la migration d’Abraham venant d’Our, qui était l’une des plus importantes villes de la Mésopotamie antique, dans l’actuel Irak, et alors située sur une des branches de l’Euphrate et proche du Golfe Persique.  Nous sommes de ce fait  à l’extrémité orientale du « croissant fertile » et la migration se fait vers le pays de Canaan suivie, vers 1700 av. J-C. (?), de l’installation en Egypte d’hébreux qui y resteront 430 ans d’après la tradition (22), c’est-à-dire  jusqu’à Moïse et l’Exode vers 1250 av. J.-C. sous le règne de Ramsès II. (v. 1304-v.1213 av. J.-C.) (1) (22) Ainsi, l’épisode de Joseph se situerait entre ces deux dates approximatives et ferait, en quelque sorte, le lien entre l’Exode et les patriarches qui, au sens strict, sont les trois pères fondateurs du peuple juif dans le Livre de la Genèse, à savoir Abraham, Isaac et Jacob. Les histoires de Joseph et de Moïse sont « complémentaires, deux versants d’un diptyque dans l’histoire des Hébreux, respectivement l’entrée et la sortie d’Egypte » (19) et l’histoire de Joseph est à rapprocher de l’installation d’Hébreux en Egypte selon deux modalités distinctes : « d’une part la déportation de serviteurs esclaves provenant de Canaan et d’autres part, la venue de bergers fuyant la sècheresse et la famine avec leurs troupeaux ». (22) Thomas Mann (10) relate que « Amenhotep III (régnait) dans les années où Joseph vécut sous le toit de Putiphar ». Ce pharaon dont le nom signifie « Amon est satisfait »  également dénommé en grec Aménophis III (v.1403 -. 1352 av. J.-C.) conduira l’Egypte à l’apogée de sa puissance. Joseph est supposé l’avoir vu avec la Grande Epouse royale, la reine Tiy, et le petit et futur Amenhotep IV (né entre 1371/1365 et mort vers 1338/1337 av. J.-C.). A l’époque qui nous intéresse (-1360) le jeune futur pharaon devait avoir entre 5 et 11 ans. C’est bien plus tard que la situation des Hébreux en Égypte va beaucoup se dégrader avec un nouveau Pharaon, « qui n’a pas connu Joseph » et qui réduisit  les enfants d’Israël en esclavage ;  ils n’auront pas d’autres alternative que de sortir d’Egypte d’où l’Exode du grec ex  « au-dehors » et hodos  « route ».

b) Madianites : descendants de Madian fils d’Abraham et installés à l’est du Jourdain entre Mer Morte et Sinaï et ce sont eux qui accueilleront Moïse lors de sa fuite d’Egypte. Les Ismaélites sont les descendants d’Ismaél, premier fils d’Abraham et étaient installés entre l’Euphrate et la Mer Rouge (Arabie actuelle). La gomme adragante est obtenue à partir de la sève d’arbrisseaux et était appréciée pour ses propriétés médicinales et le ladanum était une gomme-résine issue d’un ciste et utilisée en parfumerie, à ne pas confondre avec le laudanum à base d’opium.

c) Hyksôs : de heka khasout  (chefs des pays étrangers), dénomination d’un peuple venu d’Asie, au moins en partie d’origine sémitique et qui régnât sur la partie basse et moyenne de  l’Égypte à la fin de la Deuxième Période intermédiaire (1800-1500 av. J.-C.). Les dirigeants de Thèbes contribuèrent à répandre la réputation d’envahisseurs étrangers pour justifier la destruction et le pillage de la ville d’Avaris, leur capitale très prospère, victime de « la machine de guerre qui unifiera bientôt l’Egypte » (7)

d) Flabellifère : de flabellum désignant les grands éventails de cérémonie constitués de plumes d’autruches ou de paon au bout d’une longue perche afin d’éventer les hauts personnages, et en particulier le pharaon, lors de leurs déplacements, mais cette fonction a perdu de son importance au profit d’un rôle symbolique de manifestation du pouvoir, en particulier « à la droite du roi », ce qui était le cas de Putiphar.(10) 

e) Atoum Râ ou Atoum Rê est  l’antique dieu solaire qui est à la fois le soleil levant (Khépri : celui qui naît) symbolisé par le scarabée poussant le disque solaire, le soleil au zénith (Rê) puis le soleil couchant (Atoum) avec la dénomination plus générale de Rê-Horakhty (Rê comme étant Horus de l’horizon) et dont le principe visible est Aton, le disque solaire divinisé, dont le culte a été encouragé par Amenhotep III favorable au syncrétisme puis finalement imposé par son fils Amenhotep IV qui prendra le nom d’Akhénaton (Esprit vivant d’Aton) (3) qui, confronté à l’hostilité du clergé thébain devenu aussi riche que le roi (véritable état dans l’état), décidera d’abandonner le culte d’Amon le « dieu caché », dont Thèbes fut le principal lieu de culte sous le nom d’Amon-Rê le principal dieu du Nouvel Empire, (3)  au profit d’Aton, « le dieu visible » en construisant des temples à ciel ouvert, car « la place du soleil n’est pas à l’ombre » (2) dans sa nouvelle capitale Akhet-Aton ou L’horizon d’Aton (Tell el Amarna) à 300 km au nord de Thèbes. Aton était représenté sous la forme d’un disque solaire doté de long rayons terminés par des mains miniatures tenant le symbole de vie dénommé ankh. (3)  Après sa mort, Akhénaton fut considéré comme hérétique, sa ville fut détruite et ses représentations de même que celles de son épouse Néfertiti, qui lui survécut une dizaine d’années, furent mutilées. Les privilèges des prêtres d’Amon furent rétablis et Toutankhaton (l’image vivante d’Aton), le fils d’Akhénaton d’après la génétique moderne, changea son nom en Toutankhamon. (16)

Bibliographie

1) La Bible de Jérusalem cerf 2007.
2) Chedid A. Néfertiti et le rêve d’Akhénaton. Les Mémoires d’un scribe, Flammarion, 1974.
3) Tyldesley J. L’Egypte à la loupe. Larousse 2007.
4) L’Egypte et la Grèce antique. Gallimard-Larousse 1991.
5) Reboul Th. Les oculistes pharaoniques et leurs vases à collyres. L’Ophtalmologie des origines à nos jours. Tome 5 ; 5-17. Laboratoire H. Faure.
6) Tommasi M. Le régime du Nil nourrit les Egyptiens. Histoire & Civilisations N°66 : 14-19 novembre 2020.
7) Manley B. Atlas historique de l’Egypte ancienne. De Thèbes à Alexandrie : la tumultueuse épopée des pharaons. Autrement 1998.
8) Maruéjol F. L’Egypte et Canaan, les partenaires ennemis. L’Histoire de la Méditerranée. Le Monde Hors-série 2019.
9) Le musée égyptien de Turin. Federico Garolla Editore 1988.
10) Mann Th. Joseph et ses frères. Joseph en Egypte. L’Imaginaire Gallimard 1980.
11) Cevennit W. L’état pharaonique. Organisation politique de l’Egypte ancienne. Egypte ancienne N°36 2020.
12) Berlaine-Gues E. Hathor une déesse envoûtante. Egypte ancienne N°36 2020.
13) Mahfouz N. Akhénaton le Renégat. roman  Denoël 1998.
14) Agut D., Lafont B. Faute, culpabilité… en Egypte et en Mésopotamie. Qui a inventé le péché ? Le Monde de la Bible N°234 2020.
15) Onfray M. Sagesse. Ed. J’ai Lu 2020.
16) La grande histoire de l’Antiquité. Pharaons. Hors-série N°2 2020 Oracom.
17) Willaime V. Thèbes ; L’âme de l’Egypte pharaonique. Egypte ancienne N°36 2020.
18) Barrow R.J. Lawrence Alma-Tadema. Phaidon 2006.
19) Vernus P. Dictionnaire amoureux de l’Egypte pharaonique. Plon 2009.
20) Peltre Ch. Les Orientalistes. Hazan 2003.
21) Briend J. Joseph. Le monde de la Bible. foliohistoire Gallimard 1998.
22) Lemaire A. Les Hébreux en Egypte. Le monde de la Bible. foliohistoire Gallimard 1998.
23) Zivie A. Ramsès II et l’Exode : une idée reçue. Le monde de la Bible. foliohistoire Gallimard 1998.

Remerciements au Docteur Philippe Frisé, ophtalmologiste à Ploërmel pour sa documentation.




Joseph et la femme de Putiphar ou les infortunes de la tunique – 1ère partie

C’est dans l’ancien pays de Canaan en des temps immémoriaux à l’historicité incertaine, durant le Nouvel Empire (1550-1070 av. J.-C.) et vraisemblablement vers 1360 av. J. C. sous le règne d’Amenhotep également dénommé en grec Aménophis III (v.1403-1352 av. J.-C.), le neuvième pharaon de la XVIIIe dynastie (a), qu’un jeune hébreu dénommé Joseph (Yossef ou Yusuf dans le Coran) eu quelques déboires avec une belle tunique ornée (1) qui lui fut confectionnée par son père Jacob. 

Ce geste témoignait d’une grande affection paternelle pour ce « fils de sa vieillesse » (1) de la part de ce patriarche biblique déjà père d’une famille nombreuse puisqu’il eut en tout treize enfants dont douze fils qui seront les fondateurs directs ou indirects des douze tribus d’Israël. Joseph est le fils aîné qu’il eut avec sa seconde épouse Rachel qui meurt lors de la naissance de son dernier fils Benjamin de telle sorte que Jacob, très éploré, transfert son affection sur ses jeunes enfants dont Joseph au grand dam de ses demi-frères. Leur jalousie va en outre être exacerbée par le fait que Joseph leur indiqua qu’il avait rêvé qu’ils se prosterneraient devant lui et c’est d’ailleurs cette faculté d’être un « homme aux songes » (1) qui lui vaudra, plus tard et à l’inverse, l’attention bienveillante du Pharaon. 

Pour l’instant, ses frères vont le jeter dans une citerne du désert dépourvue d’eau (1) tout en ramenant la tunique tachée du sang d’un bouc (1) à son père pour lui faire croire que son fils chéri a été dévoré par une bête sauvage. L’imposante représentation (Huile sur toile 323×250 cm, Escurial) qu’en fit en 1630 Diego Velázquez (1599-1660) montre le patriarche qui cherche à se lever sous le coup de l’émotion alors que ses fils, qui respirent l’hypocrisie, lui montre la tunique tachée de sang et qu’on peut presque entendre aboyer son petit chien dont l’instinct ne l’a pas trompé contrairement à Jacob abusé par la rouerie de ses fils. Joseph ne devra son salut qu’à la bienveillance toute relative des habitants du désert dénommés Madianites qui vont certes sortir le jeune garçon, âgé de dix sept ans (1), de son cul-de-basse-fosse, mais c’est pour le vendre à des Ismaélites dont « les chameaux étaient chargés de gomme adragante, de baume et de ladanum qu’ils allaient livrer en Egypte ». (1) (b) Ils vont vite s’apercevoir qu’ils devraient pouvoir en tirer un bon rapport en le vendant comme esclave (les annales égyptiennes relatant bien d’autres captifs du même genre), car Joseph sait lire, écrire et surtout tenir les comptes. Cette qualité est particulièrement prisée, à l’instar des scribes qui utilisent des roseaux taillés en pointe (calames) pour écrire, à sec, sur les tablettes d’argile ou, trempés dans une encre, sur les papyrus.

Jacob recevant la tunique de Joseph (1630) par Diego Vélasquez (1599-1660). Huile sur  toile 223×250 cm. Monastère de San Lorenzo Escurial.

C’est ainsi qu’ils sont  parfois très proches du pouvoir (2) en cette Egypte ancienne où seulement cinq pour cent de la population sait lire et écrire (3) et en particulier dans les grands domaines agricoles de « l’Egypte qui est un don du Nil » comme l’a si bien dit Hérodote (v.480-v.425 av. J.-C.). Ce fleuve sacré, personnifié sous la forme divine d’Hâpy, est en effet bénéfique avec ses crues qui apportent, pendant quatre mois, de juin à septembre, le fertile  limon noir d’où vient le nom antique de l’Égypte (4) Kemet : la terre noire ou chemit ou chim d’où dérive le mot chimie. (5) Les terres de ce ruban fertile sont surtout dévolues aux cultures maraîchères et aux céréales telles que le blé et l’orge pour fabriquer du pain et de la bière très appréciée, l’invention des fours à pain « traditionnels » remontant à la découverte du levain vers 3000 av. J.-C. (6) 

La vie s’organise le long du fleuve nourricier qui, prenant naissance à partir des grands lacs africains traverse le pays du sud au nord sur près de 1300 km  en étant bordé à l’ouest par le désert libyen et à l’est par les montagnes arides qui descendent vers la Mer Rouge en sachant que dans ces déserts également dénommés « terre rouge » (3) vivaient des tribus nomades qui chercheront à s’installer dans la vallée lors des années difficiles. (4) Le Nil va ensuite se jeter dans la Méditerranée par de nombreux bras au niveau de son delta qui est de ce fait la région la plus fertile dénommée Basse-Egypte. 

Le Pharaon (de per-aa : le roi) est celui qui unit le pays comme le symbolise sa double couronne rouge (Basse Egypte) et blanche (Haute Egypte) ou Pschent, mais il est aussi la réincarnation d’Horus, avec l’Oeil oudjat considéré comme hybride d’œil humain et d’œil de faucon et aux vertus apotropaïques, le pouvoir du roi étant de nature religieuse. L’Egypte d’alors avait une intense activité commerciale avec le Proche-Orient, principalement via le port de Byblos (7) où convergeaient les routes commerciales en provenance de Mésopotamie (Irak actuel) avec des caravanes amenant des épices, des résines, mais aussi des minéraux très recherchés tels que la malachite aux méandres verts et le lapis-lazuli d’Afghanistan au bleu intense avec des paillettes dorées suggérant la nuit étoilée. (8) 

De Chypre provenait le cuivre, d’Anatolie provenait le plomb et l’étain et les cèdres du Liban fournissaient du bois de grande longueur qui faisait cruellement défaut(8) en Egypte pour la construction des charpentes et des navires, pour les gros rondins et les traîneaux de bois servant à déplacer les énormes pierres pour la construction des pyramides et les colossales sculptures destinées aux temples, mais aussi pour les mâts dotés d’oriflammes arrimés aux pylônes (du grec pulon : portail) à l’entrée des temples (dans lesquels le peuple n’était pas admis) et devant lesquels se dressaient les obélisques dévolus au culte solaire. (9) 

En outre « l’Egypte servait alors de refuge à ceux qui, telle la famille de Jacob, fuyaient les catastrophes politiques ou climatiques » (7) et c’est ainsi que Joseph contribuera à sauver les « fils d’Israël » de la famine ; ils s’installeront dans l’est du delta du Nil dans une zone dénommé Goshen, dont la localisation reste incertaine (22) et ils y resteront jusqu’à l’Exode, c’est-à-dire jusqu’à leur fuite d’Egypte sous la conduite de Moïse.

Louis-François Garnier

Bibliographie

1) La Bible de Jérusalem cerf 2007.
2) Chedid A. Néfertiti et le rêve d’Akhénaton. Les Mémoires d’un scribe, Flammarion, 1974.
3) Tyldesley J. L’Egypte à la loupe. Larousse 2007.
4) L’Egypte et la Grèce antique. Gallimard-Larousse 1991.
5) Reboul Th. Les oculistes pharaoniques et leurs vases à collyres. L’Ophtalmologie des origines à nos jours. Tome 5 ; 5-17. Laboratoire H. Faure.
6) Tommasi M. Le régime du Nil nourrit les Egyptiens. Histoire & Civilisations N°66 : 14-19 novembre 2020.
7) Manley B. Atlas historique de l’Egypte ancienne. De Thèbes à Alexandrie : la tumultueuse épopée des pharaons. Autrement 1998.
8) Maruéjol F. L’Egypte et Canaan, les partenaires ennemis. L’Histoire de la Méditerranée. Le Monde Hors-série 2019.
9) Le musée égyptien de Turin. Federico Garolla Editore 1988.
10) Mann Th. Joseph et ses frères. Joseph en Egypte. L’Imaginaire Gallimard 1980.
11) Cevennit W. L’état pharaonique. Organisation politique de l’Egypte ancienne. Egypte ancienne N°36 2020.
12) Berlaine-Gues E. Hathor une déesse envoûtante. Egypte ancienne N°36 2020.
13) Mahfouz N. Akhénaton le Renégat. roman  Denoël 1998.
14) Agut D., Lafont B. Faute, culpabilité… en Egypte et en Mésopotamie. Qui a inventé le péché ? Le Monde de la Bible N°234 2020.
15) Onfray M. Sagesse. Ed. J’ai Lu 2020.
16) La grande histoire de l’Antiquité. Pharaons. Hors-série N°2 2020 Oracom.
17) Willaime V. Thèbes ; L’âme de l’Egypte pharaonique. Egypte ancienne N°36 2020.
18) Barrow R.J. Lawrence Alma-Tadema. Phaidon 2006.
19) Vernus P. Dictionnaire amoureux de l’Egypte pharaonique. Plon 2009.
20) Peltre Ch. Les Orientalistes. Hazan 2003.
21) Briend J. Joseph. Le monde de la Bible. foliohistoire Gallimard 1998.
22) Lemaire A. Les Hébreux en Egypte. Le monde de la Bible. foliohistoire Gallimard 1998.
23) Zivie A. Ramsès II et l’Exode : une idée reçue. Le monde de la Bible. foliohistoire Gallimard 1998.

Remerciements au Docteur Philippe Frisé, ophtalmologiste à Ploërmel pour sa documentation.




Le portrait de Baudoin de Lannoy (1388-1474) [2]

par Jan van Eyck (v.1395-1441) du couvre-chef à la Toison d’or  –  2e partie

Il existe une grande incertitude quant à la biographie de Jan et a fortiori de Hubert van Eyck sans parler qu’ils avaient une sœur, Margaretha et un autre frère dénommé Lambrecht, également peintres « mais leurs vies ont encore davantage sombré dans l’oubli » (7). 

Jan van Eyck serait né à Maaseik, hypothèse corroborée par l’analyse linguistique de sa devise Als ich Kan (Du mieux que je peux) (7). La ville est située actuellement dans la province belge du Limbourg et était à l›époque  dans la principauté de Liège de telle sorte qu’il n’est pas surprenant que, de 1422 à 1424, il fut employé en qualité de peintre et valet de chambre à la cour du très contesté Jean III de Bavière (1373-1424) dit « Jean sans Pitié » prince-évêque de Liège et gouverneur de Hollande et de Zélande. 

Léal souvenirs ou Timotheos

Il est probable que Jan van Eyck commença sa carrière comme enlumineur et on lui attribue des miniatures faisant partie d’un livre d’Heures fragmentaire dénommé les Heures de Turin-Milan (vers 1420-1425). 

Le 6 janvier 1425, à la mort du prince-évêque, Jan van Eyck  rejoint Bruges, ville très prospère et où, le 19 mai 1425, une lettre patente le fait peintre de cour et valet de chambre au service de Philippe le Bon. Il y a tout lieu de penser qu’il rejoignit ainsi son frère Hubert (v.1366-1426) peintre installé à Bruges et qui aurait débuté, peut-être avec Jan (8), la réalisation du Retable de L’Agneau mystique à Gand. 

En mars 1426, Hubert travaille encore à des « images » destinées à une chapelle mais il décède le 18 septembre 1426 de telle sorte qu’Hubert n’a pu travailler à l’élaboration du retable que durant une durée n’excédant pas six mois. 

Durant les six années (1426-1432 date de finition du retable) qui suivirent, Jan fut distrait de sa tâche par les missions diplomatiques qu’il dut effectuer à la demande du duc, en particulier en Espagne en 1426-1427 et au Portugal en 1428-1429. 

C’est ainsi que le 19 octobre 1428 il doit interrompre l’exécution du retable pour une mission urgente au Portugal afin de réaliser le portrait de l’Infante Isabelle, Il faut cependant reconnaitre que si Jan a pu être considéré comme l’élève de son frère Hubert (8), ce qui reste plausible compte tenu de la différence d’âge de près de trente ans, on connait peu de choses à propos de ce dernier au point que certains ont pu voir en lui « un personnage de légende » (3). 

L’homme au turban rouge

Si l’existence d’Hubert ne fait maintenant plus de doute, puisqu’il est mentionné dès 1409 dans les archives comme magister Hubertus pictor (9), en revanche on ne peut lui attribuer avec certitude que sa contribution au polyptique de l’Agneau mystique et encore faut-il considérer qu’on ne connait pas la part respective des deux frères dans l’élaboration de ce retable de Gand ; « c’est un problème dont nous poursuivons la solution depuis bien des années, et elle nous échappe encore » relatait Panofsky en 1953 qui attendaient que « des découvertes et progrès nouveaux puissent entraîner des révisions de nos hypothèses » (3). 

Qu’en est-il soixante dix ans plus tard ? Une inscription recélant un chronogramme permet de déduire que l’œuvre fut commencée (incipit) par Hubert et achevée (perfecit) par son frère cadet Jan van Eyck qui se place d’ailleurs en seconde position (arte secundus). Les commanditaires étaient un certain Joos Vijd et son épouse Elisabeth Borluut, tous deux éminents notables de Gand, et qui sont représentés, pieusement agenouillés, au registre inférieur du retable. 

A noter que ceci signifie que l’artiste, bien que « valet de chambre » du duc de Bourgogne, était non seulement dispensé des règles contraignantes de la corporation des peintres mais il était  manifestement libre de travailler pour d’autres clients (9). 

Ceci peut paraître d’autant plus paradoxal que nous n’avons pas de portrait du duc Philippe le Bon par Jan van Eyck alors que nous avons celui peint vers 1445 (Musée des Beaux-Arts de Dijon) par l’atelier de Rogier van der Weyden (V. 1400-1464) qui fera en 1462 un portrait similaire de Charles le Téméraire portant le collier de la Toison d’Or (Gemäldegalerie Berlin) et qui, après la mort du peintre officiel qu’était Jan van Eyck et bien que n’étant pas peintre officiel de la cour de Philippe le Bon, répondra à de nombreuses commandes de l’entourage du duc. 

L’homme au chaperon bleu

Malgré les méthodes d’investigations les plus modernes, il n’est toujours pas possible de distinguer les contributions respectives des deux frères dans l’élaboration de l’Agneau mystique de telle sorte que « ceci reste l’une des énigmes les plus intrigantes de l’histoire de l’art occidental » (7). 

En 1432, Jan van Eyck achète une maison à Bruges et épouse vers cette date Margaretha dont il fera le portrait en 1439 (Groeningemuseum, Bruges) et ils eurent au moins deux enfants (7). Jan van Eyck avait un atelier mais nous ne connaissons aucun de ses assistants. Il n’est pas l’inventeur de la peinture à l’huile mais il en a perfectionné la méthode à un point exceptionnel  de raffinement et de réalisme, (9) en travaillant par la superposition de glacis, la lumière venant se réfléchir sur la préparation de craie blanche dont le support est enduit (9). 

L’Agneau mystique (1432) est un chef d’œuvre absolu par son ampleur et la minutie du détail mais on ne peut que s’extasier aussi devant le Portrait des époux Arnolfini (1434) (Londres), La Madone au chanoine van der Paele (1436) (Bruges) ou La Vierge au chancelier Rolin (vers 1434) (Louvre) mais aussi les portraits d’un réalisme sidérant comme celui dit du cardinal Niccolò Albergati (1438) (Kunsthistorisches Museum de Vienne) dont l’étude préparatoire à la pointe d’argent (Staatliche Kunstsammlungen de Dresde) annotée avec un luxe de détails (4) reste inégalée. 

A la mort de Jan van Eyck peu avant le 23 juin 1441, le duc Philippe le Bon octroya à sa veuve une gratification en témoignage de sa gratitude. Jan van Eyck est enterré dans l’église Saint Donatien de Bruges où son frère Lambrecht fit ériger un monument funéraire.

Louis-François Garnier


(a) Le portrait de Jean II le Bon (Louvre) est considéré comme le plus ancien portrait indépendant peint en France

(b) L’apanage est une concession faite aux frères cadets dépourvus d’héritage afin qu’ils ne se révoltent pas contre leur frère aîné devenant roi à la mort de leur père.

(c) Jan van Eyck était chargé de missions secrètes largement payées en sus d’une rente annuelle. C’est ainsi qu’est relaté un mystérieux voyage lointain en 1426, peut-être en terre sainte comme le suggère des vues précises de Jérusalem dans le tableau dénommé Les Trois Maries au Sépulcre (Musée Boijmans van Beuningen – Rotterdam)

(d) Camera obscura ou chambre noire : instrument optique permettant d’obtenir une projection de la lumière sur une surface plane.

(e) La Toison d’Or mythique provenant  d’un bélier d’or ailé était clouée sur le tronc d’un chêne et gardée par un dragon. Jason et les Argonautes s’emparèrent de cette toison apportant paix et prospérité. Les étincelles évoquent les flammes crachées par le dragon et les taureaux sauvages qui gardaient le bélier de Colchide (17) correspondant à plusieurs provinces de la Géorgie actuelle. 

(f) Au Moyen-Âge le couvre-chef désigne toute pièce de tissu léger servant à couvrir la tête. Le Chapeau bourguignon en feutre, est fabriqué probablement à partir du sous-poil du castor européen non encore décimé alors qu’à partir du XVIe siècle les peaux de castor provenaient de Sibérie mais surtout du Canada avec un coût d’environ dix fois supérieur au feutre de laine de qualité médiocre car ayant tendance à absorber la pluie (10). Ce chapeau est  similaire à celui porté par Arnolfini (Portrait de Giovanni Arnolfini et de son épouse par Jan van Eyck (1434) National Gallery Londres)  à distinguer du chaperon, très en vogue au milieu du XVe siècle en Bourgogne, qui est une sorte de capuche devenant plus tard un chapeau apprécié dans toute l’Europe occidentale médiévale. Il était initialement utilitaire avec une longue queue partiellement décorative comme, en noir, dans le Portrait d’homme « Timotheos » ou Léal souvenir (souvenir fidèle) par Jan Van Eyck (1432) National Gallery Londres et comme on peut le deviner en bleu, peut-être porté par van Eyck lui-même, dans le miroir convexe des Epoux Arnolfini à rapprocher de L’homme au chaperon bleu peint vers 1430 (Musée national Brukenthal, Sibiu Roumanie). Secondairement s’est imposé un coûteux couvre-chef complexe et multi-usage pouvant être enroulé autour de la tête « en turban » par commodité comme le montre l’Homme au turban rouge (autoportrait ?) par Jan van Eyck (1436) National Gallery Londres à rapprocher d’un personnage situé à l’arrière-plan de La Vierge du chancelier Rolin, et qui porte un chaperon rouge similaire, peut-être également un autoportrait.

(g) La détrempe consiste à « détremper », c’est-à-dire à solubiliser partiellement les colorants en poudre dans un liquide aqueux à base de colle d’origine animale ou de gomme végétale ou dans l’émulsion naturelle formée par le blanc et/ou le jaune d’œuf dénommée alors tempera de façon plus spécifique. Au Moyen-âge le  liquide pouvait aussi être de l’huile fixe (lin, noix…) mais à partir de la Renaissance le terme détrempe  stricto sensu désigne une solution aqueuse par opposition à la peinture à l’huile. (11)

(h) Théophile (vers 1070-1125), est un moine allemand, auteur du traité intitulé Schedula diversarum artium (Traité des divers arts) récapitulant le savoir technique dans le domaine de l’art et de l’artisanat. Ce recueil attestant de l’usage de la peinture à l’huile au Moyen-âge fut redécouvert et publié vers 1774 par l’écrivain et dramaturge allemand G.E. Lessing (1729-1781) remettant en cause les affirmations inexactes  de Vasari. (11)


BIBLIOGRAPHIE

[1] Valentin F. Les Ducs de Bourgogne. Histoire des XIVe et XVe siècles. Mame Imprimeurs-Libraires Tours 1857.
[2] De Barante M. Histoire des Ducs de Bourgogne (13 tomes). Chez Ladvocat libraire 1825.
[3] Panofsky E. Les Primitifs flamands. Hazan 2012.
[4] Dossier de l’Art. L’année Van Eyck N°276 février 2020.
[5] Pastoureau M. Noir  Histoire d’une couleur Points Histoire 2014.
[6] Pastoureau M. Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental. Points Histoire 2014.
[7] Born A. & Martens M.P.J. Van Eyck par le détail. Hazan 2020.
[8] Van Mander C. Le livre de peinture. Miroirs de l’Art. Textes présentés et annotés par Robert  Genaille. Hermann 1965.
[9] Dictionnaire d’Histoire de l’Art du Moyen-Âge occidental. Robert Laffont Bouquins 2009.
[10] Brook T. Le chapeau de Vermeer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation. Petite biblio Payot Histoire 2012.
[11] Ziloty A. La découverte de Jean Van Eyck et l’évolution du procédé de la peinture à l’huile du Moyen-âge à nos jours. Librairie Floury Paris 1941.
[12] Vasari G. Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Commentaires d’André Chastel. Acte Sud 2005.
[13] Laneyrie-Dagen N. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012.
[14] Till-Holger Borchert. Van Eyck Taschen 2008.
[15] Genaille R. La Peinture aux Anciens Pays-Bas. De Van Eyck à Bruegel. Ed. Pierre Tisné 1954.
[16] Watin. L’Art du Peintre, Doreur, Vernisseur, 3e édition chez Durant 1776.
[17] Prigent Ch. Splendeurs du Grand Siècle bourguignon : l’ordre de la Toison d’or. In La Toison d’Or un mythe européen. Serpenoise pour Editions d’Art Somogy 1998.

Roman historique : Baltassat J.D Le valet de peinture. Point Robert Laffont 2013




Le portrait de Baudoin de Lannoy [1]

Vers l’an 407 de notre ère, les Burgundes, plus tard dénommés Bourguignons, s’avancent des bords du Rhin et les historiens nous les présentent comme ayant des mœurs  tempérés par le christianisme et de ce fait plus fréquentables que les autres peuples du nord qui envahissaient alors la Gaule en franchissant la limite (limes) de l’empire romain. 

Les Burgundes, ainsi dénommés car ils habitaient dans des bourgs, étaient surtout des charpentiers et des forgerons. [1] Ils fondèrent un royaume qui finit par faire corps avec celui des Francs de telle sorte qu’après la mort de Charlemagne (814), les rois carolingiens qui se partageaient son empire, fondèrent en 880 le duché de Bourgogne alors que parallèlement depuis Hugues Capet (v.939-996) jusqu’à son lointain descendant Louis Capet alias Louis XVI (1754-1793) s’imposa une longue dynastie royale sans interruption jusqu’à l’abolition de la Royauté et la proclamation de la République française en septembre 1792. 

La Première Maison capétienne de Bourgogne s’interrompt avec la mort prématurée (peste) de Philippe Ier de Bourgogne (1346-1361), le duché revenant alors au roi Jean II « le Bon » (1319-1364) (a) qui va secondairement le concéder à son quatrième et dernier fils sous la forme d’un apanage (b)

Ainsi commence la Seconde Maison de Bourgogne avec une alternance de morts plus ou moins violentes puisque Philippe II « le Hardi » (1342-1404) meurt dans un contexte épidémique (grippe ?) mais son fils Jean « sans Peur » (1371-1419) mourra assassiné le 10 septembre 1419 au pont de Montereau lors d’une entrevue avec le dauphin, futur roi Charles VII (1403-1461).

Philippe III de Bourgogne « le Bon » (1396-1467) qui sera victime d’une apoplexie [1] à plus de soixante dix ans, prend alors la tête du duché et aura comme successeur son fils Charles « le Téméraire » (1433-1477) dont on retrouvera le corps en partie dévoré par les loups devant Nancy, épilogue d’un conflit sans merci avec le roi Louis XI (1423-1483).

La mère de Charles le Téméraire était Isabelle de Portugal (1397-1471), fille du roi Jean Ier (1357-1433) auquel Philippe de Bourgogne, déjà veuf à deux reprises sans héritiers, avait demandé la main par l’intermédiaire d’une ambassade, en 1428-1429, dont faisait partie Baudoin de Lannoy (1388-1474) en tant que fin diplomate mais aussi Jan van Eyck (v.1395-1441) en tant que peintre de cour et émissaire secret (c) du duc. Il s’agissait de faire le portrait réaliste de l’Infante qui n’était plus toute jeune, a fortiori à cette époque, puisqu’elle avait dépassé la trentaine. Jan van Eyck en fit deux portraits, semble-t-il facilités par l’aide optique d’une camera obscura. (d) 

Les Époux Arnolfini (détail) par Jan van Eyck 1434 Huile sur panneau (National Gallery Londres).

Ces portraits, dont on peut imaginer l’exceptionnelle qualité, ont disparu, en particulier  l’exemplaire dont on a perdu la trace en 1798 lors du saccage du palais de Marguerite d’Autriche à Malines, mais leur réalité est attestée par des copies et chroniques qui furent envoyées au duc en février 1429, par précaution par deux voies distinctes, terrestre et maritime. 

Au mois de juillet suivant l’Infante est mariée au duc par procuration et c’est au mois  d’octobre de cette même année 1429 que l’Infante embarque pour les Flandres où, après quelques frayeurs dues à une violente tempête et aux incertitudes de la navigation, [2] aura lieu le mariage proprement dit. Les noces eurent lieu à Bruges le 10 janvier 1430 avec un faste exceptionnel incluant des rivalités d’élégance d’autant qu’Isabelle apportait du Portugal des modes nouvelles et inconnues à une cour pourtant réputée pour la somptuosité de ses costumes jusqu’à en faire une sorte d’allié politique des ducs de Bourgogne au risque de générer des jalousies préjudiciables mais aussi une impécuniosité ; c’est ainsi qu’à la mort de Philippe le Hardi, ses fils furent obligés de mettre son argenterie en gage pour subvenir aux dépenses de ses funérailles. [1] 

Les festivités du mariage du duc Philippe le Bon durèrent sans discontinuer pendant huit jours avec des fontaines qui déversaient ad libitum du vin du Rhin, de Beaune, de Malvoisie, de la Romanée mais aussi du muscat et de l’hypocras… [2] C’est à cette occasion que le duc créa cet « admirable code d’honneur et de vertus chevaleresques » [1] qu’est l’Ordre de la Toison d’Or dont les premiers chevaliers avaient paru au mariage dans tout leur éclat et parmi lesquels figurait Baudoin de Lannoy. 

C’est à partir de l’année suivante et du premier chapitre à Lille en 1431, le jour de la Saint-André, que les chevaliers éliront autant de nouveaux membres qu’il y aura de places vacantes (le nombre étant limité à vingt quatre chevaliers) et le port du collier deviendra obligatoire, en toutes circonstances et en particulier en public. 

Le collier d’or

Le  collier d’or comporte une alternance de  fusils en forme de B évoquant la Bourgogne et de « pierres à feu » avec en pendentif la toison d’un bélier doré. Ceci fait référence aux fusils c’est-à-dire aux « briquets » de l’époque qui étaient de petites masses d’acier servant à produire des étincelles par friction avec des silex permettant ainsi d’allumer l’amadou, à rapprocher de la devise de l›ordre : Ante Ferit Quam Flamma Micet (« Il frappe avant que la flamme ne brille »). (e) Les colliers appartenaient au trésor de l’ordre et devaient être restitués à la mort du chevalier. En cas de perte sur le champ de bataille, le souverain prenait à sa charge le remplacement des colliers. 

Les chevaliers particulièrement fortunés se faisaient également faire des décorations enrichies de pierreries à titre personnel. En raison du poids important des colliers, il fut plus tard  possible de porter le pendant de l’ordre au bout d’un lac de soie rouge ou noire. 

Collier de la Toison d’Or avec l’alternance des fusils en forme de B et des pierres à feu.

A la mort de Charles le Téméraire et en l’absence d’héritier mâle (l’ordre ne se transmettant que par les hommes), c’est son gendre Maximilien de Habsbourg (1459-1519) qui en devint le grand maître ; il était en effet l’époux de Marie de Bourgogne (1457-1482) qui meurt accidentellement des suites d’une chute de cheval lors d’une chasse au faucon.

C’est ainsi que l’Ordre arriva à l’empereur Charles Quint (1500-1558) et à la monarchie espagnole mais les Habsbourg d’Autriche l’ayant repris à leur compte, il existe ainsi deux Ordres  de la Toison d’Or dont seul l’espagnol est reconnu légitime en France. Lorsque Baudoin de Lannoy est reçu dans l’Ordre de la Toison d’or, il commande un portrait de lui-même au peintre Jan van Eyck en sachant que lui et le peintre vécurent à Lille jusqu’à la fin de 1429 [3] et ses frères Gilbert de Lannoy et Hugues de Lannoy seront également faits chevaliers de la Toison d’or.

Baudoin de Lannoy

Le portrait de Baudoin de Lannoy dit « le Bègue » seigneur de Molembaix qui fut gouverneur de la Flandre gallicane et notamment de Lille, chambellan du duc de Bourgogne et chef des ambassades à la cour du roi Henri V d’Angleterre (1386-1422) mais aussi en Espagne et au Portugal, est celui d’« un gentilhomme à l’expression sévère » et apparaît luxueusement vêtu comme le type même du haut dignitaire bourguignon. [4] 

Il s’agit d’un homme de plus  de quarante ans tenant fermement dans la main droite un bâton blanc ou doré qui est l’insigne de sa charge à la cour. Il porte un anneau d’or à l’auriculaire et est  coiffé d’un impressionnant couvre-chef en feutre. [10] (f) La figure est coupée sous la poitrine et « une bande de fond fait paraître le buste un peu étriqué » incitant à concentrer le regard sur les traits du visage et « le regard vide et lointain donne une impression de conscience en suspens » [3] avec « une physionomie tendue, austère, aussi peu « aimable » que possible mais remarquablement imposante eu égard aux dimensions réduites du panneau » (26,6 cm x 19,6 cm). [4] 

Le front est marqué, entre les yeux comportant un léger strabisme externe droit, par une petite cicatrice incluant les traces résiduelles de probables points de suture bien mis en évidence par les travaux récents de restauration qui ont permis au visage de regagner en plasticité et en finesse [4] Baudoin de Lannoy porte le lourd collier chevaleresque de la Toison d’Or dont il est membre fondateur mais il ne lui fut conféré qu’à l’issue du premier chapitre en 1431. 

Portrait de Baudoin de Lannoy (v.1435) par Jan van Eyck. Huile sur panneau (Gemäldegalerie Berlin).

On peut donc considérer [3] que soit le portrait fut exécuté à la fin de 1431 c’est à dire causa occasionalis lors de l’intronisation dans l’Ordre, soit le collier fut ajouté a posteriori au portrait – pratique fréquente dans des cas semblables – c’est-à-dire possiblement vers 1435. Ce portrait nous restitue une image exacte d’un collier de la période ducale dont ne subsiste sans doute aucun exemplaire.  [17]  

Baudoin de Lannoy est vêtu d’un somptueux manteau brodé d’or aux motifs de feuilles de chêne ou de fougères, ourlé de fourrure rousse autour du cou et des poignets, et de couleur violine dès lors que le manteau est  supposé provenir de douze aunes de « drap d’or violet-cramoisy (sic) » que lui offrit, en 1427, Philippe le Bon qui, lui-même, se distinguait par les tons violet, bleu foncé ou noir, en portant ainsi, semble-t-il, le deuil de son père Jean sans Peur assassiné par les Armagnacs. (5) En outre, la couleur foncée de ses vêtements faisait ressortir l’éclat de ses bijoux. La cour de Bourgogne était réputée pour la somptuosité des costumes, qu’il s’agisse de la variété des tissus et des broderies, plus encore chez les hommes que chez les femmes et c’est ainsi que la cour ducale de Bourgogne transmettra la mode du noir princier à la cour d’Espagne puis via la fameuse « étiquette espagnole », le noir gagnera toutes les cours européennes du XVIe au XVIIIe siècle. [6]

Louis-François Garnier

(a) Le portrait de Jean II le Bon (Louvre) est considéré comme le plus ancien portrait indépendant peint en France
(b) L’apanage est une concession faite aux frères cadets dépourvus d’héritage afin qu’ils ne se révoltent pas contre leur frère aîné devenant roi à la mort de leur père.
(c) Jan van Eyck était chargé de missions secrètes largement payées en sus d’une rente annuelle. C’est ainsi qu’est relaté un mystérieux voyage lointain en 1426, peut-être en terre sainte comme le suggère des vues précises de Jérusalem dans le tableau dénommé Les Trois Maries au Sépulcre (Musée Boijmans van Beuningen – Rotterdam)
(d) Camera obscura ou chambre noire : instrument optique permettant d’obtenir une projection de la lumière sur une surface plane.
(e) La Toison d’Or mythique provenant  d’un bélier d’or ailé était clouée sur le tronc d’un chêne et gardée par un dragon. Jason et les Argonautes s’emparèrent de cette toison apportant paix et prospérité. Les étincelles évoquent les flammes crachées par le dragon et les taureaux sauvages qui gardaient le bélier de Colchide (17) correspondant à plusieurs provinces de la Géorgie actuelle. 
(f) Au Moyen-Âge le couvre-chef désigne toute pièce de tissu léger servant à couvrir la tête. Le Chapeau bourguignon en feutre, est fabriqué probablement à partir du sous-poil du castor européen non encore décimé alors qu’à partir du XVIe siècle les peaux de castor provenaient de Sibérie mais surtout du Canada avec un coût d’environ dix fois supérieur au feutre de laine de qualité médiocre car ayant tendance à absorber la pluie (10). Ce chapeau est  similaire à celui porté par Arnolfini (Portrait de Giovanni Arnolfini et de son épouse par Jan van Eyck (1434) National Gallery Londres)  à distinguer du chaperon, très en vogue au milieu du XVe siècle en Bourgogne, qui est une sorte de capuche devenant plus tard un chapeau apprécié dans toute l’Europe occidentale médiévale. Il était initialement utilitaire avec une longue queue partiellement décorative comme, en noir, dans le Portrait d’homme « Timotheos » ou Léal souvenir (souvenir fidèle) par Jan Van Eyck (1432) National Gallery Londres et comme on peut le deviner en bleu, peut-être porté par van Eyck lui-même, dans le miroir convexe des Epoux Arnolfini à rapprocher de L’homme au chaperon bleu peint vers 1430 (Musée national Brukenthal, Sibiu Roumanie). Secondairement s’est imposé un coûteux couvre-chef complexe et multi-usage pouvant être enroulé autour de la tête « en turban » par commodité comme le montre l’Homme au turban rouge (autoportrait ?) par Jan van Eyck (1436) National Gallery Londres à rapprocher d’un personnage situé à l’arrière-plan de La Vierge du chancelier Rolin, et qui porte un chaperon rouge similaire, peut-être également un autoportrait.
(g) La détrempe consiste à « détremper », c’est-à-dire à solubiliser partiellement les colorants en poudre dans un liquide aqueux à base de colle d’origine animale ou de gomme végétale ou dans l’émulsion naturelle formée par le blanc et/ou le jaune d’œuf dénommée alors tempera de façon plus spécifique. Au Moyen-âge le  liquide pouvait aussi être de l’huile fixe (lin, noix…) mais à partir de la Renaissance le terme détrempe  stricto sensu désigne une solution aqueuse par opposition à la peinture à l’huile. (11)
(h) Théophile (vers 1070 – 1125), est un moine allemand, auteur du traité intitulé Schedula diversarum artium (Traité des divers arts) récapitulant le savoir technique dans le domaine de l’art et de l’artisanat. Ce recueil attestant de l’usage de la peinture à l’huile au Moyen-âge fut redécouvert et publié vers 1774 par l’écrivain et dramaturge allemand G.E. Lessing (1729-1781) remettant en cause les affirmations inexactes  de Vasari. (11)

BIBLIOGRAPHIE

[1] Valentin F. Les Ducs de Bourgogne. Histoire des XIVe et XVe siècles. Mame Imprimeurs-Libraires Tours 1857.
[2] De Barante M. Histoire des Ducs de Bourgogne (13 tomes). Chez Ladvocat libraire 1825.
[3] Panofsky E. Les Primitifs flamands. Hazan 2012.
[4] Dossier de l’Art. L’année Van Eyck N°276 février 2020.
[5] Pastoureau M. Noir  Histoire d’une couleur Points Histoire 2014.
[6] Pastoureau M. Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental. Points Histoire 2014.
[7] Born A. & Martens M.P.J. Van Eyck par le détail. Hazan 2020.
[8] Van Mander C. Le livre de peinture. Miroirs de l’Art. Textes présentés et annotés par Robert  Genaille. Hermann 1965.
[9] Dictionnaire d’Histoire de l’Art du Moyen Âge occidental. Robert Laffont Bouquins 2009.
[10] Brook T. Le chapeau de Vermeer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation. Petite biblio Payot Histoire 2012.
[11] Ziloty A. La découverte de Jean Van Eyck et l’évolution du procédé de la peinture à l’huile du Moyen-âge à nos jours. Librairie Floury Paris 1941.
[12] Vasari G. Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Commentaires d’André Chastel. Acte Sud 2005.
[13] Laneyrie-Dagen N. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012.
[14] Till-Holger Borchert. Van Eyck Taschen 2008.
[15] Genaille R. La Peinture aux Anciens Pays-Bas. De Van Eyck à Bruegel. Ed. Pierre Tisné 1954.
[16] Watin. L’Art du Peintre, Doreur, Vernisseur, 3ième édition chez Durant 1776.
[17] Prigent Ch. Splendeurs du Grand Siècle bourguignon : l’ordre de la Toison d’or. In La Toison d’Or un mythe européen. Serpenoise pour Editions d’Art Somogy 1998.

Roman historique : Baltassat J.D Le valet de peinture. Point Robert Laffont 2013

Suite dans notre prochain numéro.



Les blanches falaises de Rügen [2]

Suite de notre précédent numéro
Les peintres romantiques allemands cherchaient à créer un paysage spirituel typiquement germanique sans référence à l’art antique ou italien et susceptible d’exprimer non seulement l’apparence mais également la réalité cachée d’inspiration divine qui occupe à cette époque la pensée de nombreux philosophes allemands tels que Goethe. Les écrivains et artistes romantiques valorisent alors le genre du paysage doté d’une spiritualité cachée qui attend d’être dévoilée par le peintre par le biais d’une symbolique incluant aussi bien la composition que la couleur: « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui. » Dans ce contexte la renommée de Caspar David Friedrich qui disait que « le divin est partout, même dans un grain de sable » ne dura que quelques années puis il fut quelque peu oublié avant que la postérité en décide autrement puisque il est maintenant reconnu comme l’artiste emblématique du romantisme allemand qui nous montre que l’homme, contemplant l’écrasante présence du paysage naturel d’expression divine, s’inscrit dans une démarche esthétique mais également mystique.
Louis-François Garnier

En 1805, Caspar David Friedrich envoie envoie deux dessins au concours des « Amis des arts » organisé par Goethe (1749-1832) à Weimar et il remporte le prix alors même qu’il n’avait pas traité le sujet demandé et il est vrai que Friedrich, par ailleurs très affecté par le destin de sa patrie en guerre contre Napoléon, se contenta longtemps de dessiner. 

Ce n’est qu’à partir de 1807 que s’exprime véritablement son talent de peintre par l’un de ses premiers tableaux, d’emblée un chef-d’œuvre, dénommé Le crucifix sur la montagne ou Retable de Tetschen (Dresde, Gemäldegalerie). Dans la continuité des théories sur la peinture du philosophe et théoricien allemand Wilhelm Joseph Schelling (1775-1854) datées de 1802-1805, Friedrich sera très influencé par le Traité des couleurs (1809) rédigé par le peintre et écrivain Philipp Otto Runge (1777-1810) et La Sphère des couleurs écrit par Goethe en 1810 lui procurant la symbolique de la couleur, Goethe affirmant en outre que tout ce qui existe dans la nature appartient à une vision globale que l’esprit peut pénétrer et déchiffrer et c’est la vocation du peintre demiurge de le faire, « les couleurs s’adressant moins à l’œil qu’à l’âme ». En 1810, Friedrich est nommé membre de l’Académie de Berlin. Il voyage dans le Riesengebirge (Monts des Géants à la frontière entre la Pologne et la République tchèque) qui devient un thème récurrent de son œuvre. Il expose à Berlin, est admiré par Frédéric-Guillaume III de Prusse qui lui achète Matin dans le Riesengebirge et Le Jardin suspendu. 

C’est en 1817 que Friedrich fait la connaissance du médecin attaché à la cour de Saxe, botaniste, naturaliste (naturphilosoph) et peintre amateur Carl Gustav Carus avec lequel il conservera des liens d’amitié toute sa vie et c’est le 21 janvier 1818 qu’il épouse Caroline Bommer, une « enfant du peuple » bien plus jeune que lui et à partir de son mariage la peinture de Friedrich se diversifie et inclut désormais de nombreuses figures féminines. C’est donc durant l’été 1818 que se situe le voyage de noces à Greifswald et à Rügen qui produira un cahier d’esquisses suivies de la toile dénommée Les blanches falaises de Rügen, Friedrich ayant « étudié comme personne avant lui le caractère particulier des côtes de la Baltique ». 

Falaises de craie sur l’île de Rügen

A l’automne 1818 arrive le peintre norvégien Johan Christian Clausen Dahl (1788-1857) qui imprime à l’école paysagiste de Dresde une tendance fraîche et spontanée promise au succès. La toile emblématique de Friedrich dénommée : Le Voyageur contemplant une mer de nuages (Hambourg, Kunsthalle) date de 1818 et nous montre un homme de dos en vêtement de ville, tenant une canne sur un haut rocher au-dessus des nuages et regardant la montagne la plus haute de ce paysage. En décembre 1820 la visite du grand-duc russe qui deviendra le tsar Nicolas augure des relations avec la cour russe qui achètera plusieurs œuvres du peintre. 

En 1824, Friedrich tombe malade et il verra « le lent fleuve de la neurasthénie tarir progressivement ses dons de paysagistes et résorber ses élans mystiques » sur fond de mélancolie ancienne déjà suggérée par un autoportrait de 1802 (Hambourg, Kunsthalle) et cet état semble réduire ses forces créatives et son état s’aggrave en 1826 ; il souffre d’un délire de persécution qui l’éloigne d’un bon nombre de ses amis avec un penchant de plus en plus accentué pour des paysages à l’athmosphère mélancolique. 

Carus relate que « dans son esprit bizarre, toujours sombre et souvent dur, s’étaient installées des idées fixes » qui contribueront à miner sa vie familiale. Un tableau de 1823/24 dénommé La Mer de glace  ou Le naufrage ((Hambourg, Kunsthalle) montre la poupe d’un bateau écrasé par de grands blocs de glace peints en diagonale (inspirés des glaces à la dérive sur l’Elbe)  illustrant le thème de la mort et de la Nature toute-puissante. 

C’est en voyant ce tableau lors d’une visite à l’atelier de Friedrich en 1834, que le sculpteur français David d’Angers (1788-1856) aura ce mot resté célèbre : « Cet homme sent admirablement bien la tragédie du paysage». L’atelier lui-même est particulièrement dépouillé avec tout au plus deux palettes, une équerre et une règle accrochés au mur comme le montre deux versions peintes par le peintre Georg Friedrich Kerting (1785-1847) : en 1811 (Hambourg, Kunsthalle) le peintre est assis en train de peindre un paysage de montagne et de cascade qu’on peut entrevoir alors qu’en 1819 (Berlin, Nationalgalerie) il se tient debout, appuyé sur le dos d’une chaise en observant attentivement une toile qu’on ne peut pas voir ; dans les deux cas tout ce qui pourrait le distraire a été retiré du mur. En 1835, une congestion cérébrale laisse Friedrich paralysé et le condamne à vivre « dans un état fragile, semblant désormais traverser la vie comme une ombre ».  

Il meurt le 7 mai 1840, solitaire, dans une « extrême indigence mentale » et une indifférence générale à Dresde où il est enterré. Les œuvres du peintre sont alors bien peu considérées comme l’atteste les prix « dérisoirement bas » d’une vente aux enchères en 1843. Son œuvre sera longtemps oubliée des critiques d’art jusqu’à la moitié du XXe siècle où elle finira par s’imposer comme emblématique de la peinture romantique.

Louis-François Garnier

(*) ossianique de Ossian barde écossais du IIIe siècle qui serait l’auteur de poèmes traduits et publiés en anglais entre 1760 et 1763 par le poète James Macpherson ; bien que l’authenticité en ait été controversée, ces poèmes eurent un énorme retentissement dans toute l’Europe et furent l’un des principaux thèmes préromantiques doté d’une dimension onirique qui inspira surtout les peintres scandinaves et  allemands comme Nicolai Abildgaard, mais aussi français. 

BIBLIOGRAPHIE

[1] Carus. Carl-Gustav. Voyage à l’île de Rügen sur les traces de Caspar David Friedrich. Préface de Kenneth White. Ed. Premières pierres 1999.
[2] De l’Allemagne. De Friedrich à Beckmann. Catalogue de l’exposition sous la direction de S. Allard et D. Cohn. Hazan/musée du Louvre.
[3] Hagen Rose-Marie & Rainer. Caspar David Friedrich : Rochers blancs à Rügen vers 1818. Un regard vers l’infini. Les dessous des chefs-d’œuvres. Tome 1 Taschen 2003.
[4] Sola. Charles. Caspar David Friedrich et la peinture romantique. Terrail 1993.
[5] Wolf. Norbert. Friedrich. Taschen 2017.
[6] Tout l’œuvre peint de Caspar David Friedrich. Les classiques de l’art. Flammarion 1976.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour la visite guidée des villes hanséatiques.



Les blanches falaises de Rügen

Au matin du 5 août 1819, le médecin, naturaliste, mais aussi peintre amateur de grand talent, Carl Gustav Carus (1789-1869) quitte Dresde dans une « petite voiture cahotant par villes et villages » qui lui permet à loisir de profiter des paysages. Il fera plus tard l’apologie de cette lenteur lorsqu’il relatera son voyage en 1865 quand « l’impétueux train express » permettra alors de relier Dresde à Berlin en cinq heures alors que, près de cinquante ans au préalable, il lui a fallu « trois grands jours de route ». 
Les blanches falaises de Rügen par Caspar David Friedrich (1818) (huile sur toile 90x70cm Winterthur, Fondation Reinhart)

Il s’agit alors pour Carus et ses compagnons de voyage de rejoindre, via Berlin, la ville portuaire de Greifswald, au bord de la Baltique, et d’où il compte ensuite rejoindre l’île de Rügen sur les traces du peintre Caspar David Friedrich (1774-1840) qu’il admire et qui, originaire de Greifswald, se rendit maintes fois sur l’île pour dessiner. 

Il leur faudra louer une petite embarcation, passer la nuit sur la mer par manque de vent avant d’arriver sur l’île et d’être sommairement hébergés dans une maison de pêcheur crasseuse et imprégnée de l’odeur de poisson fumé qu’on leur sert en guise de petit-déjeuner, ce qu’ils apprécient d’ailleurs volontiers. 

Ils reviendront par la ville de Stralsund d’où part maintenant un pont permettant de rejoindre aisément la plus grande île d’Allemagne, mais aussi la plus touristique de telle sorte que le voyageur moderne doit prendre en compte « l’attraction populaire » vers les plages où s’alignent les stand korp (abris d’osier). On peut y contempler  les Stubbenkammer, c’est à dire d’impressionnantes falaises de craie blanche incluant la Königsstuhl (chaise royale) qui culmine à près de 120 mètres. 

Il est cependant probable que, 200 ans après son périple, Carus ait été très dépité par les difficultés d’accès aux sites puisqu’il faut obligatoirement laisser sa voiture à plusieurs kilomètres dans des parkings payants avant d’accéder aux falaises avec l’option de descendre vers la grève par d’interminables escaliers qu’il faut inévitablement remonter…

Une remarquable composition

Tout bien considéré, d’aucuns peuvent être tentés d’en rester aux cartes postales et au tableau de Friedrich (huile sur toile 90x70cm Winterthur, Fondation Reinhart) peint durant l’été 1818 ; on y voit trois personnages représentés de dos et supposés être son épouse Caroline, le peintre lui-même et peut-être son frère Christian ; reste à savoir dans quel ordre il convient de désigner les deux hommes, car les commentaires de ce point de vue sont discordants… 

Dans une remarquable composition, une forme ovale délimitée par l’herbe et les branchages permet au regard de plonger vers une « extraordinaire étendue maritime » au sein d’une gamme chromatique subtile où deux voiles blanches se situent presque selon un axe vertical. Il s’agit, pour reprendre les propos de Carus, « du haut des grandioses falaises crayeuses, d’accompagner du regard, là-bas, quelque voile qui s’éloigne sur le flot marin aux teintes changeantes ». 

Les personnages font face aux falaises acérées dont la blancheur contraste avec le « miroir gris-bleu » de la mer Baltique irisée sur laquelle naviguent deux minuscules voiliers qui soulignent l’immensité vertigineuse. Le relief est renforcé par les frondaisons des arbres issus de l’étroite bande de terre sur laquelle se tiennent les personnages en équilibre instable au bord de l’abîme. Mais que sont-ils donc en train de faire ? 

D’un point de vue pragmatique, alors que l’homme de droite, debout adossé à un arbre, contemple le paysage les bras croisés, les deux autres semblent s’intéresser à quelque chose en contre-bas, invisible à nos yeux ; s’agit-il du chapeau de la jeune femme que le vent a entraîné ? et qu’elle semble désigner de l’index tout en s’agrippant de l’autre main à un arbuste et que l’homme, à quatre pattes par prudence, essaie aussi d’apercevoir. 

D’un point de vue symbolique, les exégètes se sont efforcés d’y voir une allégorie des trois vertus théologales que sont la Foi, l’Espérance et la Charité susceptibles de guider l’homme dans ses rapports au monde et à Dieu. C’est ainsi que l’homme à genoux symboliserait la résignation avec son haut de forme à côté de lui en signe d’humilité, mais il faut admettre qu’on imagine mal qu’il ait pu le garder sur la tête dans cette position saugrenue…

La robe rouge de la jeune femme serait une allusion à l’Amour ou à la Charité avec les vertus allégoriques (immortalité de l’âme) du lierre qui serpente à ses pieds. L’éternité est symbolisée par la mer sur laquelle voguent des navires symbolisant le passage de l’âme à la vie éternelle à moins que les deux voiliers n’évoquent les jeunes mariés puisque le tableau a été peint dans les suites de leur voyage de noces, mais ils semblent bien distants l’un de l’autre ; il est vrai que Carus dira de Friedrich que leur mariage « n’a changé en rien sa vie et son être »…

Quoi qu’il en soit « ce ne sont pas les personnes qui comptent, mais ce que leur regard embrasse » dans une sorte de « transport contemplatif » et c’est en ce sens que les personnages  sont représentés de dos comme dans presque tous les tableaux de Friedrich, de telle sorte que « le face-à-face humain cède à une contemplation de la nature, du chaos, des éléments, du vide » (Kenneth White).

Un artiste influent de la peinture romantique allemande

Caspar David Friedrich est né le 5 septembre 1774 à Greifswald, alors sous occupation suédoise, d’un père fabricant de savon et de chandelles et décède le 7 mai 1840 à Dresde ; avec lui meurt l’artiste plus tard reconnu comme le plus significatif et influent de la peinture romantique allemande. 

Il restera attaché à cette petite ville de pêcheurs, à l’embouchure de la Ryck, qu’il a représentée dans un de ses rares tableaux non composites dénommé Prairies près de Greifswald (Hambourg, Kunsthalle) au même titre qu’il sera fasciné par les ruines (klosterruine) de l’ancienne abbaye cistercienne d’Eldena, à quelques distances du port de Greifswald, fondée en 1199, mais ravagée par la guerre de Trente ans (1618-1648). 

Portrait de Caspar David Friedrich par Gerhard von Kügelgen (1772-1820) (Huile sur canevas-Hambourg Kunsthalle)

Il n’en subsiste que quelques murs de briques, mais qui évoquent assez bien la grandeur passée de l’église et du cloître encadrés par des chênes majestueux : Les ruines d’Eldena (Berlin, Nationalgalerie) que Carus décrira comme « une croisée gothique, solitaire au milieu d’un bouquet d’arbres, dressée, audacieuse sur ses forts piliers, une petite hutte adossée à elle » ; cette masure figure sur les représentations qui en on été faites, mais elle a disparu du site actuel. 

L’enfance du jeune Caspar David est marquée par la mort de ses proches qu’ils s’agissent de sa mère (1781) alors qu’il n’a que sept ans, de sa sœur à l’âge de vingt mois en 1782 puis le 8 décembre 1787 de son frère Johann Christoffer qui le sauve de la noyade lorsque la glace se rompt sous ses pieds lors d’une partie de patinage, mais qui est englouti par les flots. 

À partir de 1794, il prend goût au dessin et fréquente  l’Académie royale des beaux-arts de Copenhague, avec comme professeurs les peintres Jens Juel (1745-1802) et Nicolai Abildgaard (1743-1809) connu pour ses paysages ossianiques (*) avec le refus des modèles antiques. 

En 1798 Friedrich s’établit à Dresde qui est alors un carrefour artistique et intellectuel de premier plan et où les artistes sont attirés par le prestige de la « Florence germanique » qui est le siège de la plus importante Académie d’art allemand avec sa célèbre pinacothèque, mais aussi par les paysages de la Suisse saxonne et de la vallée de l’Elbe. 

Louis-François Garnier

(*) ossianique de Ossian barde écossais du IIIe siècle qui serait l’auteur de poèmes traduits et publiés en anglais entre 1760 et 1763 par le poète James Macpherson ; bien que l’authenticité en ait été controversée, ces poèmes eurent un énorme retentissement dans toute l’Europe et furent l’un des principaux thèmes préromantiques doté d’une dimension onirique qui inspira surtout les peintres scandinaves et  allemands comme Nicolai Abildgaard, mais aussi français. 

Suite dans notre prochain numéro




Torpillage de l’Athos – 2e partie

Par Sandy-Hook (1879-1960) – hommage au bisaïeul

On peut s’étonner de la trajectoire très à l’est du sous-marin allemand, jusqu’au sud-est du Péloponnèse en sachant que la courbure de la terre ne lui permettait pas de voir au-delà d’une trentaine de kilomètres (des jumelles ne changeant rien) et le sonar n’existait pas encore. 
Trajet AR (en rouge) du sous-marin U-65 au départ de Cattaro, de l’Athos (en bleu) à partir de sa jonction avec ses navires d’escorte au nord de La Canée et la route commerciale (en jaune) qu’aurait du suivre le paquebot jusqu’à Marseille (Atlas universel de Géographie par M. Drioux et Ch. Leroy. Belin Frères Paris 1892).

En outre, à supposer qu’un espion (?) à Port Saïd ait pu communiquer le trajet de l’Athos (ce qui semble peu probable eu égard aux moyens de communications de l’époque), il eut été plus simple d’attendre le paquebot au sud de la Sicile conformément à la feuille de route initiale de l’U65 en sachant que le paquebot avait 5 heures de retard sur l’horaire prévu de telle sorte qu’il aurait du se trouver environ 150 km plus à l’ouest. 

Il faut cependant souligner que ce type de sous-marin avait une remarquable autonomie pour l’époque, de l’ordre de 9 850 miles soit quasi 16 000 km (!) incitant à privilégier l’hypothèse que « sa route est simplement due à une maraude dans un type de chasse à la billebaude » (Bertrand Valton). 

Un total de 45 navires coulés

En procédant de la sorte, tout en ne dérogeant pas à sa mission en direction du golfe de Gênes, il rejoignait la route maritime commerciale au sud de la Grèce puis en la suivant le plus longtemps possible vers le ponant, le capitaine du sous-marin augmentait d’autant la probabilité de rencontrer des convois et c’est ainsi qu’il est tombé sur l’Athos. 

Du 4 décembre 1916 au 4 juillet 1918, aux commandes de l’U-65, Hermann von Fischel totalisera 44 navires coulés (71 936 tonnes dont l’Athos est l’un des plus gros) et 2 navires endommagés (6 493 tonnes). En Méditerranée 240 000 tonnes de navires marchands sont allés au fond durant le 1er trimestre 1917 et 210 000 tonnes pour le seul mois d’avril. [5] Lors de l’effondrement de l’Empire Austro-Hongrois, l’U-65 fut sabordé dans le chantier naval de Pola (28 octobre 1918).

L’Athos avait quitté Marseille pour Yokohama atteint après deux mois de navigation et d’où il repart le 26 décembre 1916 suivie d’une escale à Hong-Kong où il embarque 950 coolies chinois en tant que main d’œuvre destinée à soutenir l’effort de guerre (e) et à Djibouti où il embarque 850 tirailleurs sénégalais. Le 14 février 1917, il quitte Port Saïd avec une escorte anglaise qui l’abandonne ensuite compte tenu du mauvais temps qui le retarde d’environ 5 heures de telle sorte que c’est vers 16h00 qu’il rejoint au nord de la Crête ses deux navires d’escorte français (f)le Mameluck et le contre torpilleur Enseigne-Henry, à 5 miles au nord du cap Drépano près du port de La Sude à La Canée. 

Le torpillage de l’Athos par Sandy-Hook (1879-1960) [Aquarelle de Sandy Hook].

Les trois navires se dirigent ensuite vers l’ouest en sachant que nous disposons d’un témoin oculaire de premier plan, à savoir le commandant Marcel Traub (1878-1954), qui fera ensuite une belle carrière en terminant vice-amiral et préfet maritime. Il était commandant de l’Enseigne-Henry depuis décembre 1915 et il fera impression à deux reprises par la qualité de ses manœuvres durant les torpillages du Nea-Genea et de l’Athos ; il convient donc de s’en tenir aux événements relatés dans son rapport. L’Enseigne-Henry « se poste à bâbord de l’Athos, à 700 mètres » et c’est à 12h27 qu’est perçue « une explosion assez forte et un peu sourde » et « ayant immédiatement regardé l’Athos, je vis l’eau provenant de la gerbe due à l’explosion de la torpille s’écouler en nappe le long du bord. L’Athos venait d’être torpillé par bâbord arrière sous les poulaines de l’équipage, à une vingtaine de mètres de l’arrière. » Le commandant Traub met immédiatement « la barre toute à gauche » et se dirige « à toute vitesse sur le point probable où se trouvait le sous-marin, prêt à mettre en action tous mes moyens effectifs : torpilles, grenades et canon » mais « Je ne vis absolument rien. Après avoir couru pendant quelques minutes sur différents sillages dus probablement à l’Athos et à l’Enseigne-Henry, j’abandonnai la chasse et commençai les opérations de sauvetage. »

Il rapportera la déduction suivante : « il semble résulté que la torpille lancée à 1 000 ou 1 200 mètres a frappé sous une inclinaison d’environ 45° sur l’arrière du travers. S’il en est ainsi, en admettant 35 nœuds comme vitesse de la torpille, celle-ci aurait été lancée à 450 mètres environ sur l’arrière de l’Enseigne-Henry. Son sillage n’a été vu par personne à mon bord. Je n’ai à aucun moment vu le sous-marin. » (g) Ainsi, dans sa manœuvre d’approche, il est probable que le sous-marin en immersion périscopique s’était caché dans le sillage de l’Enseigne-Henry de telle sorte que personne ne le vit. 

Les rescapés de l’Athos furent recueillis par les navires d’escorte. Parmi les centaines de victimes, parfois totalement anonymes, du naufrage de l’Athos figurent le commandant Eugène Dorise qui « a donné un superbe exemple de courage et de dévouement (…) et ne s’est jeté à l’eau qu’au dernier moment et est mort quelques instants après, à bord d’un torpilleur », mais aussi le commissaire Ramel et le chef-mécanicien Donzel qui, compte tenu de leur attitude héroïque, seront non seulement cités à l’ordre de l’Armée et décorés de la Légion d’Honneur à titre posthume mais donneront ensuite leur nom à des navires des Messageries Maritimes. 

En effet, l’officier mécanicien de quart Donzel et le premier chauffeur Cipriani qui auraient eu le temps de se sauver, se précipitèrent dans la chaufferie arrière pour stopper les machines pouvant exploser mais ils y furent bloqués par la porte d’issue définitivement fermée et furent engloutis, peut-être aux côtés de mon bisaïeul Gabriel Valton qui avait 56 ans et qui sera cité, comme Cipriani, à l’ordre de l’Armée et décoré à titre posthume de la Médaille militaire. 

Gabriel Valton était le fils légitime d’André Valton, chauffeur aux forges du Creusot, et de Jeanne Coudant. Le 25 janvier 1884 naît son fils André dit Louis Valton (1884-1958), mon grand père maternel. Gabriel était alors âgé de 22 ans et deviendra un ajusteur puis un mécanicien de marine /chauffeur apprécié. C’est à ce titre qu’il travailla sur plusieurs paquebots de compagnies diverses incluant les Messageries Maritimes, en particulier sur le Paul Lecat de février à mai 1915 et sur L’Himalaya de décembre 1915 à avril 1916 avant sa dernière et malheureuse affectation sur l’Athos. 

Nombre de passagers et des bien plus jeunes furent alors engloutis, notamment le commandant du 77e bataillon Colonna d’Istria (1867-1917) et ses 109 tirailleurs sénégalais qui avaient du faire le coup de feu pour permettre la mise à l’eau des radeaux et des canots de sauvetage alors que les coolies chinois essayaient de piller les compartiments des premières. [2]

Au début 1918, le Premier ministre britannique Lloyd George (1863-1945) dira « Nous coulons plus de sous-marins que les Allemands ne peuvent en construire. Nous construisons plus de navires que les Allemands n’en coulent. La guerre sous-marine est encore une menace, elle n’est plus un danger ». Cependant, le bilan final sera lourd. Pour l’ensemble de la guerre – à laquelle ont pris part 345 U-Boote – 6 394 navires marchands et une centaine de bâtiments militaires auront été détruits par les Allemands, pour un total dépassant les 13 millions de tonneaux. Pour parvenir à ce résultat, les Allemands auront perdu 229 sous-marins, dont 178 en opération et sur 13 000 marins embarqués, 515 officiers et 4 849 matelots auront trouvé la mort, soit plus d’un tiers des effectifs.

Louis-François Garnier

Remerciements à mon cousin Bertrand Valton, arrière petit-fils de Gabriel Valton, pour sa documentation, avec toutes mes félicitations pour son travail de mémoire et à Stéphane Esnaud pour son amicale expertise tout en rendant hommage à feu mon beau-père Yves Esnaud (1938-2006) ajusteur mécanicien sévèrement irradié à l’âge de 34 ans en travaillant sur un tube lance-missile d’un sous-marin nucléaire.

Georges Taboureau (1879-1960) a pu être considéré comme étant « le plus mystérieux des peintres de la marine » [7] avec son pseudonyme de Sandy-Hook, choisi dès 1901 à l’âge de 22 ans et inspiré d’une anse sablonneuse visible peu avant d’entrer dans le port de New-York. Le talent du jeune Georges est indéniablement précoce comme l’atteste des dessins et croquis [7] fait entre 11 et 15 ans, avant de devenir un peintre parisien autodidacte et un affichiste et illustrateur réputé mais aussi, en tant que « portraitiste de navires », d’acquérir le statut de Peintre de la Marine (1917). On lui doit de nombreuses affiches pour des compagnies maritimes et il a même participé aux études de camouflage pour la Marine Nationale. Il s’agissait, en peignant des formes géométriques de couleur noire ou grise voire même en dessinant les contours d’un pseudo navire sur la coque d’un bâtiment, de brouiller la vision des infrastructures des bateaux de guerre, en quelque sorte d’éblouir (dazzle) les observateurs hostiles afin de protéger les navires des sous-marins allemands, les redoutables U-Boote. Au sein d’une activité importante, Sandy-Hook a été amené à représenté le torpillage de paquebots tels que l’Athos [8] qui a fait les frais de la guerre maritime « totale » décrétée par la Kaiserliche Marine durant la Première Guerre mondiale. A la faveur d’une étude circonstanciée on comprend mieux les conditions dramatiques qui aboutirent au plus grave naufrage qu’ait connu la Compagnie française des Messageries Maritimes avec des comportements héroïques mais aussi la disparition d’humbles membres de l’équipage tels que les mécaniciens qui travaillaient dans une chaufferie aux conditions éprouvantes et qui n’eurent pas d’échappatoire ; un hommage posthume fut rendu à certains ; il reste à s’en souvenir.

[1] Berneron-Gouvenhes M-F. Les Messageries Maritimes. L’essor d’une grande compagnie de navigation française. 1851-1894 PUPS 2007

[2] Ramona Ph. Paquebots vers l’Orient. Ed. Alan Sutton 2018

[3] Brezet F-E. La guerre sous-marine allemande 1914-1945 Perrin 

[4] Chack P. « Marins à la bataille » Sur mer… et dessous. Illustré par L. Haffner. Les éditions de France. Paris 1938

[5] Chack P. « Marins à la bataille » Héros de l’Adriatique. Illustré par L. Haffner. Les éditions de France Paris 1941

[6] L’Album de la guerre 1914-1918. L’Illustration Paris 1925

[7] Hillion D. Sandy-Hook Le plus mystérieux des peintres de la marine. Maîtres du Vent Editions Babouji 2008

[8] Dufeil Y., Le Bel F., Terraillon M. Navires de la Grande Guerre. Navire ATHOS ; mise à jour le 16/03/2008 – navires 14-18.com 

RÉFÉRENCES

e) Plus de 45000 travailleurs chinois ou annamites seront acheminés par la compagnie pour remplacer les Poilus partis au front. [2]
f) Dès le 6 août 1914, une convention précisait les rôles respectifs dans la surveillance des routes maritimes par la marine anglaise (au-delà de Suez) et française (en Méditerranée). A partir de mai 1917 plus aucun navire de commerce ne s’aventura sans escorte en Méditerranée. [2]
g) La portée idéale est 300 mètres car plus loin l’adversaire a le temps de voir le sillage de l’engin et de l’éviter et trop près la torpille peut passer dessous la cible car elle plonge d’abord assez profondément pour ensuite reprendre progressivement le plan d’immersion pour laquelle elle a été réglée. L’émersion périscopique doit être très brève, de l’ordre d’une dizaine de secondes toutes les quatre ou cinq minutes pour éviter de se faire repérer. [5]




Le torpillage de l’Athos par Sandy-Hook (1879-1960) – hommage au bisaïeul – 1ère partie

Le 17 février 1917 à 12h27, le paquebot français Athos de la Compagnie des Messageries Maritimes (a) [1,2] est frappé sur bâbord arrière par une torpille tirée par un sous-marin allemand alors qu’il se situe entre Crête et Malte sur le retour de son quatrième voyage en Extrême-Orient.
Le torpillage de l’Athos des Messageries Maritime, le 17 février 1917.

C’est ainsi que ce navire de construction récente et chargé au maximum avec 1 850 passagers et 328 hommes d’équipage [2], sombre en moins d’un quart d’heure laissant 754 morts ou disparus parmi lesquels mon arrière grand-père Gabriel Valton (1861-1917) (b) qui y exerçait l’activité de mécanicien de marine, « chauffeur » (c) impliqué dans le fonctionnement des 9 chaudières à charbon développant 9 000 cv pour propulser jusqu’à une vitesse de 17,5 nœuds (environ 32 km/h) ce navire de plus de 161 mètres de long, doté de 2 hélices quadripales, d’une double cheminée et qui fut lancé à Dunkerque le 25 juillet 1914 puis terminé à Saint-Nazaire où il est mis en service en novembre 1915. 

Dans cette malheureuse affaire s’imposent donc deux protagonistes : un navire ayant une activité commerciale et postale et un sous-marin de la catégorie des Unterseeboote (U-Boot). Il s’agit du U-65 ou plutôt UC-65 (d) car issu de la classe des UC II fabriqués à partir de 1916, 64 sous-marins de ce type ayant été construits, faisant partie de la Kaiserliche Marine (1903-1919) et nous sommes en période de guerre « totale ».

En effet, dans le cadre plus général de la Première guerre mondiale (1914-1918) et de la Première bataille de l’Atlantique, la marine allemande avait décrété la guerre sous-marine « totale » permettant de s’en prendre aux navires marchands sans avertissement. Mais le torpillage du Lusitania (7 mai 1915) où périrent 1 200 passagers dont 124 américains, avait déclenché une telle hostilité de l’opinion publique, en particulier américaine, que l’Allemagne, craignant que ceci représente un casus belli pour les Etats-Unis, avait suspendu cette façon de procéder d’autant qu’en Allemagne même, certains diplomates répugnaient à « placer le sort du Reich dans les mains d’un commandant de U-Boot ».

Cependant, au début de 1917 en représailles au blocus allié, l’empereur Guillaume II (1859-1941) initialement réticent, finit par se résoudre à « répondre au blocus par le blocus » [3] en ordonnant de reprendre la guerre sous-marine tous azimuts, c’est à dire contre tout navire commercial bien que cette décision signifiât presque certainement la guerre avec les États-Unis, ce qui survient en avril 1917 après deux ans et demi d’efforts déployés par le président Woodrow Wilson (1856-1924) pour rester neutre. 

Gabriel Valton (1861-1917) – Mécanicien de marine-chauffeur sur le paquebot Athos

Aucun répit pour les navires marchands

Dès lors, aucun navire marchand, même en convoi, n’était à l’abri d’une attaque allemande, non seulement dans l’Atlantique mais aussi en Méditerranée où avait été déterminée une zone interdite à l’est d’une ligne allant de Marseille à la côte algérienne. [3] 

Ainsi, à partir du 1er février 1917 les bâtiments de commerce adverses pouvaient y être attaqués d’emblée. [3] Le torpillage de l’Athos par l’U-65 n’est donc pas considéré comme un crime de guerre, malgré l’absence de sommation, car il s’inscrit dans « la décision du gouvernement allemand de s’attaquer à tout trafic commercial dans la méditerranée orientale ». [3] 

L’U-65 était basé à Cattaro (en Italien) c’est-à-dire les Bouches de Kotor sur la côte occidentale du Monténégro, débouchant sur la mer Adriatique avec plusieurs baies reliées entre elles par des détroits et surplombées par de hautes montagnes, c’est à dire offrant un mouillage particulièrement protégé pour les navires de surface qui n’étaient guère enclins à en sortir, et réputé infranchissable encore que quelques sous-marins français aient pu tenter de s’en approcher voire d’y pénétrer à leurs risques et périls. [4] 

Il s’agit successivement, en s’éloignant du littoral, des baies d’Herceg Novi, de Tivat, de Risan et de Kotor qui constituait alors une des principales bases navales militaires de la marine austro-hongroise, alliée de la marine allemande. Le mouillage principal de la flotte se trouvait devant la ville même de Kotor et l’arsenal était à Tivat tandis que les sous-marins et les forces légères, pour sortir plus rapidement, stationnaient près de la sortie, en particulier près d’Herceg Novi. 

La flottille de Pola (U-Flottille Pola), du nom d’une ville située sur le littoral croate à environ 800 km par la route au nord de Kotor, était alors destinée à poursuivre la campagne des U-Boote contre la navigation alliée en Méditerranée. 

Au 1er février 1917, 105 U-Boote étaient déployés dont 23 au sein de la flottille de Pola qui, malgré sa dénomination, opérait principalement à partir de Cattaro. La flottille était composée de sous-marins expédiés depuis les ports allemands, via le détroit de Gibraltar, et de sous-marins côtiers transportés par voie ferrée vers Pola et assemblés à l’arsenal de la marine austro-hongroise. 

Cette flottille de Pola (juin 1915-octobre 1918) eut un effectif maximal de 33 sous-marins avec des conditions opérationnelles plus favorables en Méditerranée que dans l’Atlantique ou en Mer Baltique. Le canal d’Otrante, séparant le talon de la botte italienne de l’Albanie, avec ses soixante douze kilomètres de large et ses 900 mètres de profondeurs, ne constituait pas vraiment un obstacle [3] malgré le Barrage d’Otrante qui incluait des champs de mines et une centaine de harenguiers anglais transformés en chasseurs de sous-marins en traînant des filets d’acier équipés de bouées lumineuses et de grenades, et communiquant par TSF avec les navires de guerre de la flotte alliée basée à Brindisi, devenu accessible aux alliés à compter du 23 mai 1915 [4], sous le haut commandement italien. 

Pendant l’année 1917 ont été comptabilisées 367 entrées et sorties de sous-marins allemands et autrichiens. [5] En 1917, l’unité fut rebaptisée U-Flottille Mittelmeer et divisée en deux flottilles distinctes basées à Pola et à Cattaro sous le commandement unique du « Führer der Unterseeboote im Mittelmeer » (chef des sous-marins en Méditerranée).

L’U-65, un sous-marin à propulsion diesel-électrique

Dans le cas présent, l’U-65, construit à Kiel en 1916, est à propulsion diesel-électrique ce qui l’oblige régulièrement à faire surface, en règle générale la nuit pour ne pas être vu avec les ballasts quasi pleins pour plonger au plus vite en cas d’alerte. Il s’agit de recharger les accumulateurs électriques en faisant fonctionner les moteurs diesel car le schnorchel (orthographe allemande) également dénommé snorkel ou tube d’air hissable en immersion périscopique n’équipera les U-Boote qu’à la fin 1943, ce système permettant d’alimenter les moteurs Diesel en air tout en éliminant les gaz d’échappement sans avoir à faire surface. 

L’U-65, équipé d’un canon et de 8 torpilles avec 32 marins et 4 officiers est sous le commandement du Kapitänleutnant (KL) Hermann von Fischel (1887-1950) qui fera plus tard carrière en étant promu amiral durant la seconde guerre mondiale mais, fait prisonnier par les Russes en 1945, il mourra cinq ans plus tard comme prisonnier près de Moscou. 

Hermann von Fischel est âgé de 30 ans lorsqu’il commande l’U-65 qui quitte Cattaro le 15 février 1917 pour une mission de guerre au commerce dans le Golfe de Gènes et c’est alors qu’il descend au sud pour contourner la Sicile qu’il rencontre l’Athos à 200 miles au sud-est de Malte par 35°22’N et 18°32’E puis, l’ayant torpillé, il continuera ensuite sa mission en s’attaquant à plusieurs autres navires de moindre importance et finira son périple meurtrier après un peu plus de trois semaines de mer en ayant coulé 7 navires.

Louis-François Garnier

Références

a) Les Messageries Nationales (1852) ensuite dénommées Impériales (1853) deviennent définitivement la Compagnie des Messageries Maritimes en 1871. Propriétaire des chantiers de construction navale de La Ciotat, elle connut un essor prodigieux avec l’extension de l’empire colonial français mais la guerre maritime « totale » de la Première guerre mondiale lui fera perdre plus du tiers de sa flotte avec plus de 400 de ses employés. [2] C’est pour rendre hommage aux quatre mousquetaires d’Alexandre Dumas que sont lancés en 1914 deux « sister-ship » dénommés Athos et Porthos qui seront suivis du D’Artagnan en 1924 et de l’Aramis en 1932. 

b) Gabriel Valton est le père de Louis Valton (1884-1958) dont j’ai brièvement parlé en tant que peintre amateur dans l’article consacré à l’Ecole de Crozant. (Le Cardiologue 414 Septembre et 416 Novembre 2018).

c) Les chauffeurs et les soutiers enfournent le charbon pour alimenter les chaudières ; la température peut y atteindre 60° et le bruit est assourdissant. C’est un endroit dangereux propice aux malaises, aux brûlures avec un risque d’explosion. Les Européens sont surtout chargés de surveiller les chauffeurs « arabes » qui sont plutôt des Somalis recrutés à Aden ou à Djibouti et considérés comme les seuls à pouvoir supporter de telles conditions. [1] Parmi les victimes au sein de l’équipage et travaillant dans la chaufferie de l’Athos sont notés le 1er chauffeur Charles Cipriani, les chauffeurs Louis Icard et Gabriel Valton mais aussi 29 chauffeurs chinois et 36 chauffeurs arabes. Il arrivait que le commandant ordonne de ralentir pour diminuer la température des chaudières et épargner les chauffeurs. [2]

d) U-Boot : le premier sous-marin allemand (U-1) fut livré le 14/12/1906 et le premier en Méditerranée apparait en avril 1915. [2] Les U-Boote étaient déjà classés par « type » avec les U qui sont les plus grands jaugeant en moyenne 800 tonnes puis viennent des modèles plus réduits de type UB ou UC pouvant être seulement mouilleurs de mines. [4] A la déclaration de guerre (août 1914), la Kaiserliche Marine dispose de 28 unités et 345 U-Boote finiront par opérer durant la Première Guerre Mondiale. A titre de comparaison, indépendamment des sous-marins anglais, les Français ont disposé de quarante sous-marins durant la guerre 1914-1918, de type Pluviôse à vapeur ou Brumaire à moteur diesel permettant une immersion nettement plus rapide ; quatorze ont été coulés dont six dans l’Adriatique. [4] En 1917 et en l’espace de deux ans, les U-Boote ont bénéficié de progrès techniques fulgurants, filant à près de 30 km/h en surface, la moitié en plongée avec un canon de gros calibre (105 mm) et un rayon d’action considérablement accru causant des dégâts exponentiels. [2]

Bibliographie

[1] Berneron-Gouvenhes M-F. Les Messageries Maritimes. L’essor d’une grande compagnie de navigation française. 1851-1894 PUPS 2007.
[2] Ramona Ph. Paquebots vers l’Orient. Ed. Alan Sutton 2018.
[3] Brezet F-E. La guerre sous-marine allemande 1914-1945 Perrin .
[4] Chack P. « Marins à la bataille » Sur mer… et dessous. Illustré par L. Haffner. Les éditions de France. Paris 1938.
[5] Chack P. « Marins à la bataille » Héros de l’Adriatique. Illustré par L. Haffner. Les éditions de France Paris 1941




La Peste : de l’ire divine au céleste courroux ou la colère de Dieu (2e partie)

Le germe incriminé dans la transmission de la peste, Yersinia pestis, serait apparu par mutation il y a moins de 20 000 ans [3] et était endémique en Eurasie, à la fin du néolithique lors de l’âge du bronze qui correspond à l’émergence des civilisations urbaines. Il semble qu’on puisse distinguer un foyer situé en Asie centrale et un autre autour des grands lacs africains qui aurait été impliqué dans les épidémies de l’Antiquité et du Haut Moyen-âge. [3]

Le terme Peste issu du latin pestis signifiant maladie contagieuse mais aussi fléau au sens propre et figuré, fait référence de façon non spécifique aux calamités ; ce n’est qu’à partir du XVe siècle que la maladie fait réellement l’objet d’une individualisation clinique de telle sorte que des épidémies antiques n’étaient pas la Peste. 

C’est ainsi que, dans son « Histoire de la guerre du Péloponnèse » Thucydide (v.460-v.400 av. J-C.) relate une épidémie qui dévasta Athènes à partir de l’été 430 av. J-C mais ne décrit pas de lésions évocatrices d’adénites suppurées pourtant bien connues dès cette époque sous la dénomination de boubôn. [9] Cette « Peste d’Athènes » que désertaient les oiseaux était vraisemblablement le typhus ou la fièvre récurrente à poux due à Borrelia recurrentis. [9] 

De même il semble que la « Peste antonine » qui frappa l’empire romain entre 165 et 190 et décrite par Gallien (v. 129-216) ait pu correspondre à la variole. En revanche, la « Peste de Justinien » qui dura de 542 à 767, du nom de l’empereur de Byzance (527-565), est considérée comme la première pandémie de Peste. [10] 

Saint-Roch de Montpellier (Musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun) par Alfred Courmes (1898-1993).

Après avoir frappé durement l’empire byzantin, elle traversa les royaumes francs pour finir dans les îles britanniques. La présence de bubons est attestée par l’historien byzantin Procope de Césarée (mort v.562) et Grégoire de Tours (v.538-v.594). [10] En 590 Rome ne dut son salut qu’à l’apparition miraculeuse de l’Archange Saint-Michel dont la statue est visible au sommet du château Saint Ange alors qu’il rengaine son glaive après avoir anéanti le mal qui frappait la ville éternelle qui, bien plus tard en 1656, confinera les pestiférés dans l’île Tibérine dont la vocation hospitalière, qui reste d’actualité, existait de longue date puisqu’un temple antique dédié à Esculape y avait été construit.  

Peut-être est-ce le même ange intemporel que cet « ange habillé de blanc avec une épée de feu à la main qu’il agitait ou brandissait au-dessus de sa tête » que vit une femme exaltée avant la Peste de Londres en 1665 [5] qui va faucher le cinquième de la population, soit plus de cent mille victimes. Les méthodes modernes d’extraction d’ADN ancien démontrent que l’épidémie justinienne était bien la Peste qui dévasta le bassin méditerranéen. [10] 

Il reste à comprendre pourquoi cette « Peste de Justinien » s’est éteinte de telle sorte qu’en 1347 la dernière épidémie était si lointaine, près de six siècles, que la mémoire collective n’en avait pas gardé le souvenir et qu’il ne fut pas évident de trouver un saint protecteur. Apparue dans les années 1320, en provenance de Mongolie et du désert de Gobi, où elle existe toujours à l’état endémique chez les rongeurs, [2,4] la Peste avait progressé par voie terrestre jusqu’en Crimée où les génois auraient été contaminés par des cadavres infectés et volontairement catapultés [4] à l’aide de balistes au dessus des murailles par les assaillants mongols lors du siège du comptoir génois de Caffa en 1344, premier exemple funeste de guerre bactériologique ! 

La Peste progressa ensuite par voie maritime et fluviale jusqu’à atteindre le bassin méditerranéen puis la rapidité du fléau devint phénoménale, atteignant le nord de l’Europe en 1350, détruisant les colonies scandinaves du Groenland avant de revenir à son point de départ. 

Des villes perdent alors plus de la moitié de leur population comme Sienne ou Florence « qui n‘était qu’un sépulcre » comme le relate Boccace (1313-1375) dans le Décaméron rédigé entre 1349 et 1351. La Peste emporte le peintre florentin Bernardo Daddi (1290-1348) l’un des artistes les plus influents de l’époque et très probablement les deux frères Pietro né en 1280 et Ambrogio Lorenzetti né en 1290, peintres siennois renommés qui meurent tous les deux en cette année de disgrâce 1348 avec leur famille et la plupart de leurs assistants. 

C’est ainsi qu’à Sienne la Peste « tire un trait définitif sur un chapitre d’histoire artistique ». [11] Ceux qui échappèrent à la Peste, comme Pétrarque (1304-1374), sont anéantis par la perte de leurs proches et de leurs amis. C’est alors qu’en réaction se développe une tendance à l’hédonisme mais aussi une intense piété individuelle et collective sous forme de pénitents et de flagellants passant de ville en ville. [4,7] 

La Vierge elle-même est impliquée car elle n’est plus la Vierge en Majesté issue des icones byzantines, hiératique et inaccessible, mais devient cette Vierge d’Humilité (1346) qui descend de son trône pour s’asseoir sur un coussin un peu au-dessus (humilis) du sol (humus) afin de se rapprocher ainsi de l’humanité souffrante. [7] 

Exemple d’un docteur de la peste. Doctor Schnabel = Docteur bec.

Au XIVe siècle se développe la représentation de Danses macabres mêlant vivants et morts et des gisants soulignant l’art de bien mourir (Ars moriendi). 

C’est à l’époque baroque que sont érigées des colonnes de la Peste comme celle représentant la Trinité au milieu du Graben, l’une des artères les plus élégantes de Vienne, et qui fut érigée en 1679 à la fin de la dernière grande Peste qui ravageait la ville après Londres et Naples. Il s’agit d’un monumental ex-voto destiné à remercier le ciel d’avoir mis fin au fléau, en l’occurrence près de cent mille victimes à Vienne témoignant de « l’indéniable triomphe de la mort ». 

On y voit la Peste sous la forme d’une vieille femme ridée repoussée vers l’enfer par un ange, ce genre d’être diaphane ne devenant ange que pour obéir, sans état d’âme, aux ordres de Dieu, quels qu’ils soient pour le meilleur et pour le pire. 

En 1720, un bateau provenant du Moyen Orient, et vis-à-vis duquel la quarantaine ne fut pas respectée, apporta à Marseille la dernière grande épidémie européenne. 

En 1855 apparait en Chine la troisième pandémie de Peste qui va se répandre durant les cinquante années qui suivront [4] et des épisodes sporadiques ont pu être relatés depuis lors tel qu’à Paris en 1920 où toute adénite avec fièvre devait être considérée comme suspecte. [12]

Même si « les opinions ont plus causé de maux sur ce petit globe que la Peste et les tremblements de terre » (Voltaire), la Peste reste très présente dans la mémoire collective comme l’atteste la variante moderne (1977) de Saint-Roch de Montpellier (Musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun) par Alfred Courmes (1898-1993) qui nous montre un homme en chapeau melon ayant baissé son pantalon pour nous désigner du doigt son bubon. 

La mémoire de la Peste fait partie du langage quotidien ; il en est ainsi du qualificatif péjoratif de (petite) Peste et Molière nous dit que « la Peste soit du fat » (Dom Juan) et « de l’avarice et des avaricieux » (L’Avare) nous incitant à « fuir comme la Peste » certains individus à rapprocher du conseil antique plein de bon sens pour éviter la Peste : « cito, longe, tarde » c’est-à-dire partir vite, loin et pour longtemps ! Mais encore fallait-il pouvoir le faire. On a même attribué à la tuberculose, maladie peu enviable, le qualificatif de « Peste blanche » et il nous est parfois difficile de « choisir entre la Peste et le choléra ».

Louis-François Garnier

Bibliographie

[1] Mollaret H.H. La découverte par Paul-Louis Simond du rôle de la puce dans la transmission de la peste. Rev Prat. 1991, Sep 15;41(20): 1947–1951
[2] Naphy W, Spicer A. La Peste noire. Grandes peurs et épidémies 1345-1730 Autrement 2003
[3] De Lannoy F. Pestes et épidémies au Moyen-âge. Ed. Ouest-France 2018
[4] Lett D. La peste. Le fléau qui ravagea l’occident. Histoire & Civilisations février 2017 n°25 : 68-81
[5] Defoe D. Journal de l’année de la peste. Denoël 1923
[6] Thomas M. Trésors de l’art sacré dans les hautes vallées de Maurienne. La Fontaine de Siloe 2004
[7] Meiss M. La peinture à Florence et à Sienne après la peste noire. Préface de G. Didi-Huberman. Hazan 2013
[8] Woillez E.J Diagnostic médical. Baillère 1862
[9] Mariel C., Alexandre M. La peste d’Athènes Guerre et poux. La Presse Médicale; 26 n°4 : 169-171; 1997; article suivi des commentaires de M. Boucher : A propos de la peste d’Athènes La Presse Médicale ; 26 n°22 :1057
[10] Constans N. Les résurrections de la peste, de l’Antiquité au Moyen Âge. Le Monde 28.01.2014
[11] Boucheron P. Conjurer la peur. Sienne 1338. Essai sur la force politique des images. Seuil 2013
[12] Dryef Z. Mai 1920, sous les pavés, la peste. Le magazine du Monde N°446 :25-29. avril 2020
[13] Camus A. La Peste Gallimard Folio 2013
[14] Saul T. Grippe espagnole, première pandémie mondiale. Histoire & Civilisations N° 45 :10-13 décembre 2018
[15] Demey J et al. Sur le pied de guerre. JDD N° 3817 : 2-3 8 mars 2020




La Peste : de l’ire divine au céleste courroux ou la colère de Dieu (1ère partie)

Octobre 1347 : des navires génois en provenance de la mer noire mouillent à Messine ; à leur bord les marins sont morts ou agonisent. A l’instar du film Nosferatu, le fantôme de la nuit (1979) de Werner Herzog où Dracula se rend en bateau dans la ville hanséatique de Wismar avec des rats cachés dans des cercueils pour y transmettre la peste, les soutes des navires génois sont infestées de rats noirs (rattus) couverts de puces dont on sait maintenant qu’elles fourmillaient de bactéries dénommées Yersinia pestis identifiées en 1894 par Alexandre Yersin (1863-1943) suivie de la mise en évidence en 1898, non sans risques, du rôle des rats vecteurs de puces dans la propagation de la maladie par Paul-Louis Simond (1858-1947).[1]

Mais, au Moyen-âge nous n’en sommes pas là et loin s’en faut puisque la peste est alors considérée comme une punition divine pour punir les péchés des hommes. [2-4] La cause première est bel et bien la colère de Dieu avec des flèches empoisonnées tombant sur les fautifs au sein d’une atmosphère imprégnée de miasmes délétères. Il faut en effet craindre « le fouet divin » (Luther) par lequel Dieu appelle à la repentance, et la colère de Dieu comme au Jour (Dies irae) du Jugement dernier : « Jour de colère, que ce jour-là /Où le monde sera réduit en cendres ». La peste noire de 1347 fut le paroxysme de ces épidémies qui, avec la guerre, constitueront les plus grands fléaux du monde médiéval. [3] 

Cette épidémie va tuer en cinq ans (1347-1352) le tiers de la population européenne fragilisée par la famine et les guerres, puis va revenir de façon plus ou moins localisée et virulente. [4] Nul ne pouvait alors douter du châtiment divin qui impose à l’humanité « Un mal qui répand la terreur/Mal que le ciel en sa fureur/Inventa pour punir les crimes de la terre » et ce mal est « La peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)/capable d’enrichir en un jour l’Achéron » (a) comme le dit si bien La Fontaine (1624-1695) dans Les Animaux malades de la peste. 

Des signes annonciateurs de la colère de Dieu peuvent exister comme avant la peste de Londres de 1665 [5] où apparut une comète « d’une couleur pâle, languissante prédictive d’un lourd châtiment, lent et sévère, terrible et effrayant », la « mort noire » (black death) n’épargnant personne sans distinction de sexe ou d’âge. Une autre comète brillante annonça « un coup soudain, rapide et impétueux » comme le fut le grand incendie qui ravagea cette même ville de Londres en septembre 1666 car « Dieu n’avait pas encore suffisamment châtié la cité ». [5] En outre, la peste favorise l’émergence d’ « une race perverse de prétendus magiciens » [5] charlatans et autres astrologues ou prédicateurs de mauvais augure à l’image de Philippulus le prophète de L’Étoile Mystérieuse (Hergé) qui proclame en incitant à faire pénitence « Je vous annonce que des jours de terreur vont venir ! La fin du monde est proche, tout le monde va périr et les survivants mourront de faim et de froid et ils auront la peste, la rougeole et le choléra ! »

C’est dans une chapelle au toit de lauzes, dédiée à Saint-Sébastien à Lanslevillard, l’une des dernières communes de la vallée de la Maurienne, et construite de 1446 à 1518, qu’on peut admirer de remarquables peintures murales commandées par un donateur rescapé de la peste. [6] Un ange impassible aux ailes couleur de sang ordonne à un diable hideux et noir aux ailes de chauve-souris de cribler l’humanité de ses flèches mortifères qui n’épargnent personne comme en témoigne la représentation d’un nourrisson au visage cadavérique. 

Cette vision emblématique de la colère divine fait partie d’une remarquable série de peintures murales, à fresque, datant des années 1490-1500, dans le cadre d’une nef unique recouverte d’un plafond à caissons rouges, bleu et or. On y voit la vie et la passion du Christ et Saint-Sébastien martyrisé au IIIème siècle et dont le corps criblé de flèches par les archers de Dioclétien en fait l’un des deux saints protecteurs de la peste, d’autant qu’il a survécu aux dites flèches plus tard emblématiques de la peste (il est mort lapidé). 

L’autre protecteur éminent est Saint-Roch (1295-1327) qui, en tant que pèlerin, consacra sa vie aux malades et contracta, sans en mourir, la peste bubonique puisque « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés » (La Fontaine) contrairement à la peste pulmonaire constamment mortelle. Pour échapper à la peste, on peut se réfugier sous le manteau de la Vierge de Miséricorde [7] sur lequel pleuvent des flèches et qui protège aussi les âmes comme le veut une croyance qui se développe au XVe siècle. Considérer que Saint-Sébastien protège de la peste est à rapprocher d’une ancienne métaphore biblique où Dieu punit de ses flèches le peuple juif qui a fauté au même titre que dans l’Iliade, Apollon crible les Achéens de ses flèches. 

La fresque dédiée à la peste s’inspire de la Légende dorée de Jacques de Voragine. (b) On y voit un médecin grisonnant déterminé à inciser un bubon, avec une lancette, comme devait le faire Saint-Roch présumé avoir fait des études à l’école de médecine (1220) de Montpellier dont il était originaire. 

 Fresque (fin du XVe siècle) de la chapelle Saint-Sébastien de Lanslevillard-Val Cenis Lanslebourg (Haute-Maurienne)

Le médecin applique les principes thérapeutiques préconisés dans un important traité d’hygiène antipestilentielle rédigé par le médecin italien Gentile da Foligno (v.1280–1348), mort lui-même de la peste, et qui recommandait de « scarifier ou inciser profondément puis d’appliquer des substances purifiantes » sur les apostèmes définis comme étant des « enflures extérieures avec putréfaction » (Nouveau vocabulaire de la langue française. Martial Ardant frères éditeurs 1847). 

Dans le cas présent, le bubon est situé sur la face latérale du cou d’une jeune femme amorçant un mouvement de recul et grimaçant sous les effets conjugués de la douleur et de l’effroi. Ce bubon cervical est une forme clinique moins fréquente que le bubon axillaire [8] que nous montre un jeune homme en arrière-plan ou que la localisation inguinale de Saint-Roch qui survécut, comme ce fut le cas en d’autres temps, du médecin militaire Desgenettes qui s’inocula la peste afin de soutenir le moral des troupes (c)

Dans la fresque du XVe siècle, le praticien exerce à visage découvert et à mains nues contrairement aux docteurs de la peste dont on peut voir un exemple dans une chapelle voisine dédiée à Saint-Roch ; le médecin est alors vêtu d’une tunique en lin ciré recouvrant tout le corps, portant des bésicles empêchant la contamination par le regard…, [4] des gants, des bottines en maroquin attachées à des culottes de peau, un chapeau en cuir et un masque en forme de bec de corbin (d) rempli de plantes aromatiques pour se protéger des miasmes qu’on écarte avec une baguette enduite d’encens, le courrier étant saisi avec une pince à perforer et fumé pour le désinfecter et les pestiférés sont examinés à distance, sans les toucher, avec des baguettes en bois. Compte tenu de ce que nous savons maintenant sur le mode de transmission de la maladie, on peut comprendre que ce genre de protection se soit finalement avéré relativement efficace, ce costume étant celui du medico della peste dans la Commedia dell’arte.

Lanslevillard : fresque (détail)


Dans La Peste (1947) [13] Albert Camus fait allusion aux « cent millions de cadavres semés à travers l’histoire » :  de « la peste de Constantinople qui avait fait dix mille victimes en un jour » en 541 avec les « bagnards de Marseille empilant dans des trous les corps dégoulinants » en 1720, en passant par « Jaffa et ses hideux mendiants » en 1798, « le carnaval des médecins masqués pendant la peste noire » de 1348 et « les charrettes de morts dans Londres épouvanté » en 1665, mais, pour le médecin au cœur du roman, le docteur Rieux, « l’essentiel était de bien faire son métier ».
C’est ce qu’a fait un médecin de la fin du Moyen-âge comme le montre une fresque dans une chapelle de la vallée de la Maurienne qui ne fut pas épargnée par cette effroyable calamité longtemps considérée comme une punition divine. Cette fresque nous rappelle que, même si tous « ces cadavres semés à travers l’histoire ne sont qu’une fumée dans l’imagination », ils n’en étaient pas moins une infinie multitude de souffrances individuelles qui imprègne notre mémoire collective.
Ceci doit nous faire considérer que notre planète connectée, interdépendante et fortement urbanisée s’expose à des pandémies qui pourraient être catastrophiques, à l’instar de la grippe « espagnole » de 1918 due à un virus de type H1N1 probablement d’origine aviaire avec des dizaines de millions de morts. [14]
Plus récemment les grippes aviaires de type H5N1 (2006) ou H1N1 (2009) et le Covid-19 (2020) doivent nous préparer au pire, c’est-à-dire à une situation où virulence et contagiosité (e) élevées aboutiraient à une importante mortalité pouvant laisser présager l’arrivée du quatrième cavalier de l’Apocalypse au cheval blafard, mais le questionnement vis-à-vis de l’opinion publique reste pertinent : « faut-il agiter le spectre d’une hécatombe mondiale ou tempérer les peurs » ? [15]

a) Achéron = séjour des morts.

b) La Légende dorée est un ouvrage rédigé en latin entre 1261 et 1266 par Jacques de Voragine, dominicain et archevêque de Gênes, qui raconte la vie d’environ 150 saints et explicite le sens des grandes fêtes chrétiennes. La Légende dorée fut l’ouvrage le plus lu et le plus diffusé au Moyen Âge, juste après la Bible. L’ouvrage doit son titre au fait que les tranches dorées était réservées aux livres les plus importants de l’époque.

c) En tant que médecin-chef de l’armée d’Orient, René-Nicolas Dufriche, baron Desgenettes (1762-1837) dut faire face à une épidémie de peste. Il s’opposa à Napoléon lorsque ce dernier, avant de lever le siège de Saint-Jean-D’acre le 28 avril 1798, demanda au Service de Santé d’abréger la vie des pestiférés par de fortes doses d’opium.

d) C’est Charles Delorme (1584-1678) qui fut médecin de trois rois de France et qui, lors de la peste à Paris en 1619, imagina ce dispositif qui se généralisera dans toute l’Europe.

e) R0 (zéro) = indice de contagiosité correspondant au nombre moyen de personnes infectées par un individu contagieux, symptomatique ou non, selon la formule : Transmissibilité (lavage des mains, masques) X Contacts sociaux (distanciation, fermeture des lieux publics, quarantaine) X Durée de la période contagieuse (propre à l’agent pathogène et au patient). Exemples en termes de mortalité/R0 : peste bubonique non traitée : 60 %/3,5 peste pulmonaire non traitée : 100 %/3,5 tuberculose non traitée : 60%/2,3 grippe espagnole 1918 : 2,5 %/2,2 grippe aviaire H5N1 : 60 %/1 SRAS : 9,6 %/2,8 grippe H1N1 : 0,2 %/1,5 COVID19 : 3 %/2 et gastroentérite à rotavirus : 0 %/17,6 – source Institut Pasteur.




La Présentation de Jésus au Temple – Une histoire de famille. 2e partie

La carrière du peintre vénitien Giovanni Bellini (v.1433-1516) fut longue et admirable, faisant de lui l’un des plus grands maîtres de la peinture occidentale auprès duquel se formeront des artistes prestigieux tels que Giorgione (1478-1510), Sebastiano del Piombo (v.1485-1547) et Titien (v.1485-1576).

Au début de sa carrière, Giovanni Bellini a pu s’inspirer de la peinture de son beau-frère Andrea Mantegna né près de Padoue mais « il en atténua le réalisme cru par une plus grande douceur et un chromatisme d’une transparence lumineuse ». Avec lui commence « la peinture vénitienne des temps nouveaux ». La carrière d’Andrea Mantegna (v.1431-1506) fut également remarquable bien que moins prestigieuse. Le thème de La Présentation de Jésus au Temple nous donne l’opportunité de faire connaissance des liens familiaux et artistiques qui unissaient ces deux peintres exerçant alors leur art bien souvent en famille, à l’instar d’autres familles vénitiennes telles que les Vivarini puis les Tiepolo, contrairement aux peintres florentins plus individualistes. Il nous est permis ainsi d’étudier les influences réciproques à une période qui voit s’exprimer à Venise des artistes hors du commun qui vont grandement contribuer à l’Histoire de l’Art européen.

Giovanni Bellini. La Présentation de Jésus au Temple. Vers 1470. Huile sur bois. 80×105 cm. Galerie Querini-Stampalia, Venise

A quelques années d’intervalle, Andrea Mantegna puis Giovanni Bellini firent deux peintures sur le même thème, La Présentation de Jésus au Temple mais ce n’est pas pour autant que les deux versions sont similaires, à commencer par l’aspect technique puisque Mantegna utilise une peinture a tempera dite aussi  à la détrempe  où les pigments sont délayés dans de l’eau avec un liant, en l’occurrence de l’œuf et sur une toile (canevas) alors que Bellini utilise une peinture à l’huile sur panneau [3]. C’est à Padoue que Mantegna a pu admirer les fresques de Giotto (v.1267-1337) dans la Chapelle des Scrovegni [5,8] avec, entres autres, deux « Présentation au Temple », d’abord celle de la jeune Marie accueillie par le grand prêtre Siméon qui est (déjà) âgé comme en témoigne « sa barbe grise flottante » et que nous retrouvons, tel qu’en lui-même, avec le petit Jésus c’est-à-dire une génération plus tard mais il est vrai que l’Esprit Saint l’avait informé qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le Messie du Seigneur. Ainsi, lorsqu’il vit le petit Jésus il s’empressa de dire : « nunc dimittis » (maintenant je peux partir), «Maintenant, ô Maître, tu peux, selon ta parole, laisser ton serviteur s’en aller en paix ». A l’étonnement des parents il rétorque : « Vois, ton fils qui est là provoquera la chute et le relèvement de beaucoup en Israël. Il sera un signe de division, et ton cœur sera transpercé par une épée ». Giotto nous montre, d’une composition à l’autre, deux points de vue différents du Temple avec ou non les colonnes torses dites salomoniques ; les personnages sacrés ont une auréole dorée de façon pleine et entière alors qu’elle se résume à un liseré doré chez Mantegna pour disparaître complètement chez Bellini, les protagonistes devenant alors plus humains avec « des expressions moins violentes, des couleurs plus intenses, des ombres plus subtiles » alors même que le cadre de marbre de Mantegna se résume chez Bellini à un simple parapet pendant que les personnages latéraux passent de deux à quatre. Giotto nous montre un Enfant Jésus richement vêtu, libre de ses mouvements puisqu’il tend son bras droit vers sa mère qui vient de le confier à Siméon, alors que nos deux peintres du XVe siècle nous le montrent strictement emmailloté dans des langes qui entravent ses mouvements et préfigurent son futur linceul. L’Enfant se tient debout sur un coussin, étroitement tenu par sa mère, dans un geste prémonitoire et qui appréhende de le confier au vieux prêtre ; la Vierge appuie son coude droit sur le rebord de marbre, symbole de la tombe ; chez Mantegna l’Enfant Jésus pleure. On est bien loin de la composition de Giotto avec le couple de tourterelles que tient Joseph, la prophétesse Anne avec son rouleau de prophéties et au-dessus de laquelle virevolte un ange. 

Autoportrait présumé de Giovanni Bellini. La Présentation de Jésus au Temple (détail).

Le tableau de Mantegna a pu être peint en 1453, l’année de son mariage avec Nicolosia, ou l’année suivante pour commémorer la naissance de leur fils ; le rendu des détails y est remarquable avec les broderies des vêtements et la « barbe fleurie » du patriarche biblique. La scène est « théâtrale » au sein d’un cadre fermé alors que la version de Bellini faite probablement vers 1470 à partir d’un même dessin (comme en témoigne en particulier la superposition quasi parfaite des représentations de la Vierge et de l’Enfant), est plus familiale, moins formelle puisque les personnages vêtus plus simplement ont en grande partie perdu leur caractère sacré avec la suppression des auréoles. Chez Bellini, les protagonistes que sont Siméon de profil et Joseph vu de face (peut-être Jacopo) sont moins sévères, la Vierge restant immuable d’une version à l’autre, toute à son inquiétude maternelle de devoir confier ce jeune enfant à ce vieux prêtre à la « sainteté rébarbative » surtout chez Mantegna qui nous montre deux personnages latéraux ; le garçon bouclé à droite est considéré comme un autoportrait du peintre qui a alors 23 ans et on admet que la jeune femme à gauche, bien trop jeune pour être la prophétesse Anne décrite par Saint Luc comme ayant 84 ans, est Nicolosia qui, avec son regard hors champ, semble se désintéresser totalement de ce qui est en train de se passer. La version de Bellini, plus longue avec son parapet qui n’en finit pas, a incité le peintre à rajouter deux autres personnages latéraux qu’il semble hasardeux de vouloir identifier ; à droite on voit deux jeunes hommes dont l’un nous regarde avec acuité ; il pourrait s’agir de Giovanni Bellini (*) alors que l’autre pourrait être Gentile (?) car il ne s’agit manifestement plus d’Andréa tel que l’autoportrait nous l’avait montré dès lors que les traits du visage sont très différents. A gauche se situent deux femmes qui pourraient être l’épouse de Giovanni, Ginevra, et Anna, non pas la prophétesse mais l’épouse de Jacopo Bellini (?) avec toute l’ambiguïté qui peut s’y rapporter si l’on se souvient de la filiation de Giovanni. Quoi qu’il en soit et à l’instar de la présumée Nicolosia peinte par Mantegna, la jeune femme de gauche semble bien peu concernée par la scène en cours au même titre que le jeune homme en arrière-plan à droite semble clairement préoccupé par autre chose. Reste à savoir ce qui incita Giovanni Bellini à faire ce tableau après un tel laps de temps ? En tous les cas, la peinture de Bellini propose un autre rythme avec des différences substantielles telles que l’adjonction de deux personnages et des modifications chromatiques en privilégiant une alternance de blancs et de rouges plutôt que le clair-obscur et les remarquables détails de la version de Mantegna.

Giotto (Giotto di Bondone v.1267-1337) La Présentation de Jésus au Temple. Chapelle des Scrovegni entre 1303 et 1306 – Padoue.

Bibliographie (parties 1 et 2)

  1. Gentili A. Le Cadre historique de la peinture vénitienne de 1450 à 1515. Profils (diversement) perdus : Andrea Mantegna et Jacopo Bellini. pp 224-279 in L’Art de Venise. Ed. Place des Victoires 2007
  2. Vasari G. Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Commentaires d’André Chastel. Thesaurus Actes Sud 2005
  3. Mantegna et Bellini. National Gallery Exhibition Catalogue 2018
  4. Steer J. La peinture vénitienne. Thames & Hudson 1990
  5. Rauch A. La peinture de la Renaissance à Venise et en Italie du nord in Renaissance italienne ; Architecture, sculpture, peinture, dessin. Ed de La Martinière 1995
  6. Tempestini A. Giovanni Bellini. Gallimard 2000
  7. Galansino A et al. Mantegna l’album de l’exposition au Louvre. Hazan 2008
  8. Zuffi S. Giotto. La Chapelle des Scrovegni. Skira 2012

 

(*) alors âgé d’environ 37 ans avec un nez busqué comme sur une médaille de Vittore Gambello (1460-1537) vers 1500 et dans un autoportrait (Musées du Capitole, Rome) avec une robe et une coiffe noires recouvrant des cheveux châtains à rapprocher, en particulier, d’un portrait issu de la Procession sur la Place Saint-Marc peint par Gentile (Académie, Venise) en 1496 tout en considérant que, dans La Présentation au Temple, le personnage supposé être Giovanni bien plus jeune a des cheveux bouclés très noirs avec le pigment d’origine.




La Présentation de Jésus au Temple – Une histoire de famille. 1ère partie

Il est permis de se demander pourquoi deux jeunes peintres de grand talent éprouvèrent le besoin de faire, à quelques années d’intervalle, deux peintures très ressemblantes sur le même thème : La Présentation de Jésus au Temple en considérant que ces deux peintres étaient très proches l’un de l’autre, non seulement par l’âge mais aussi par alliance puisqu’il s’agit de Giovanni Bellini (v.1433-1516) et de son beau-frère Andrea Mantegna (v.1431-1506) témoignant ainsi d’une relation étroite tant d’un point de vue familial qu’artistique.

 

Giovanni Bellini (v.1433 -1516) et Andrea Mantegna (v.1431-1506)

Giovanni Bellini est le fils cadet du peintre vénitien Jacopo Bellini (1400-1470) et est présumé adultérin dès lors qu’il ne figure pas sur le testament de la veuve de Jacopo, Anna Rinversi († 1471), en faveur de son fils aîné Gentile Bellini (1429-1507) dont le prénom rend hommage au maître de Jacopo, le peintre toscan Gentile de Fabriano (v.1370-1427) [1]. 

Elle lègue à son fils aîné deux remarquables recueils de dessins de son défunt mari, qui seront gardés comme modèles par ses fils, et permettent de comprendre que Jacopo Bellini puisse être considéré comme le père de la peinture vénitienne même si le peintre et historien d’art Giorgio Vasari (1511-1574) considère que « ses œuvres, en comparaison de celles de ses fils, ne sont pas extraordinaires » [2] et malgré le peu d’œuvres qui nous sont parvenues. 

Andrea Mantegna. La Présentation de Jésus au Temple. Vers 1453-54. Huile sur toile. 69×86.3 cm. Staatliche Museum, Berlin.

Jacopo exerçait au sein d’un atelier très actif et apprécié où se formeront des peintres de grand talent dont ses deux fils. De ces deux recueils, l’un (au Louvre) sera offert (v.1479) au sultan Mehmed II de Constantinople par Gentile, fin portraitiste très honoré en son temps et qui fut un spécialiste des peintures d’histoire de vastes proportions (teleri) destinées aux institutions laïques charitables de Venise que sont les Scuole. L’autre recueil (au British Museum) entrera tardivement en possession de Giovanni alors âgé de 75 ans…, par legs testamentaire de son frère « payant ainsi très cher sa condition de fils naturel » [3]. 

Autoportrait présumé d’Andrea Mantegna. La Présentation de Jésus au Temple (détail).

Andrea Mantegna est né dans une famille paysanne des plus simples [2] à Isola di Carturo devenue depuis 1963, en son honneur, Isola Mantegna dans la province de Padoue. Il est encore un enfant lorsqu’il entre dans l’atelier débordant d’activités du peintre Francesco Squarcione (v.1397-1468) qui finira par l’adopter et qui, ayant voyagé en Grèce, lui donnera le goût de l’antique, ce qui a fait dire à Vasari que le style de Mantegna est « un peu cassant, évoquant parfois la pierre plus que la chair vivante » [2] et cette « rigidité du trait padouan » sera retrouvée chez le peintre vénitien Bartolomeo Vivarini (1440-1499) au sein de cette famille concurrente des Bellini [4,5]. 

C’est après avoir quitté son maître, à l’âge de dix huit ans, qu’Andrea est associé, à Padoue, à la prestigieuse commande de la chapelle Ovetari de l’église des Erémitiques (Eremitani) qu’il finira de décorer quasiment seul. 

C’est lors d’un séjour à Venise avec son maître Squarcione qu’il fréquente Jacopo Bellini dont il épouse, en 1453, la fille Nicolosia née en 1429. Cet évènement atteste des liens étroits entre la famille Bellini et Mantegna alors qu’il n’avait qu’une vingtaine d’années et qui, par ailleurs, a pu être influencé par la perspective linéaire du grand sculpteur Florentin Donatello (1386-1466) lorsque ce dernier séjourna à Padoue de 1444 à 1453.

C’est ainsi que Mantegna développera l’art du trompe l’œil, avec des raccourcis en vue du dessous vers le haut (di sott’in sù) comme la remarquable Lamentation du Christ mort (Pinacothèque de Brera, Milan) peinte vers 1480. Giovanni sera influencé par le trait puissant et le sens du relief d’Andrea qui entre au service du marquis de Mantoue en 1458 pour rester définitivement à la cour des Gonzague à l’exception de quelques intermèdes en Toscane et à Rome. 

Cependant, au début des années 1460, l’attraction mutuelle et l’influence réciproque initialement très fortes entre Giovanni et Andrea commencent à s’atténuer et la rencontre de Giovanni avec Antonello de Messine (v.1430-1479) qui séjourne à Venise de 1474 à 1476, a pu finir de convertir Giovanni à la peinture à l’huile d’inspiration flamande même si Giovanni était alors un peintre accompli de plus de quarante ans [1]. 

Giovanni Bellini restera à Venise où il développera des variations sur le thème de la Vierge à l’Enfant, en particulier dans le cadre de la dévotion privée, témoignant ainsi de sa profonde religiosité à l’inverse de son peu d’intérêt pour les aspects terrestres de la vie du Christ qu’il laissera à ses élèves [1]. 

C’est vers 1470 qu’il peint La Présentation de Jésus au Temple. Entre 1470 et 1475 Giovanni Bellini se rend à Rimini pour peindre le retable de San Francesco qui marque un tournant dans sa carrière. Vers 1480 et pour une période de 10 ans, il peint pour des églises vénitiennes deux de ses grands retables [6]. 

C’est à partir de cette période qu’il supplantera définitivement son beau-frère qui était jusqu’alors la manifestation la plus originale de la peinture en Italie du Nord. En 1501, Giovanni peindra le célèbre portrait du Doge Leonardo Loredan (National Gallery Londres) où il excelle dans l’expressivité du visage et la représentation du brocart et des broderies en or puis fin 1505 « le meilleur, le grand, le vieux Giovanni Bellini », alors âgé de 72 ans, accueillera avec bienveillance Albrecht Dürer (1471-1528), alors âgé de 34 ans et qui se déclara son ami. 

C’est avec beaucoup d’humilité que Giovanni Bellini, pourtant bien plus âgé et considéré par Dürer comme « le meilleur des peintres », demanda à ce dernier un de ses pinceaux servant à peindre l’extraordinaire finesse de la chevelure des personnages, reconnaissant ainsi, implicitement, l’immense talent de l’artiste allemand à la fois peintre, sculpteur et graveur.

Giovanni Bellini (à gauche et Andrea Mantegna (à droite) [détail].

La Présentation de Jésus au Temple

L’évangile de Luc relate que Marie va devoir se purifier rituellement au Temple quarante jours après la naissance de Jésus puisque, dans le judaïsme, l’accouchement était considéré comme une souillure et la Présentation de Jésus au Temple par ses parents, Joseph et Marie, est en outre conforme à la loi juive disant que : « Tout mâle premier-né sera consacré au Seigneur ». Il est habituel que les parents apportent un couple de tourterelles ou de jeunes pigeons destinés au sacrifice et ils sont alors accueillis en l’occurrence par Siméon, un vieil homme juste et pieux qui est revêtu des ornements sacerdotaux avec une tiare ou une mitre et une riche tunique ou éphod pouvant comporter un pectoral orné de pierres précieuses. 

Il nous faut commencer par l’œuvre de Mantegna [3,7] dès lors qu’il ne semble plus faire de doute que celle-ci a précédé celle de Bellini, compte tenu des dates probables des compositions et du fait de la constatation, aux rayons X, de repentirs (pentimenti) absents chez Bellini. Là encore, le jeune
Mantegna a pu être influencé par les effets de profondeur dans le relief (stiacciato) de Donatello [5] qui est l’auteur de la statue équestre du Gattamelata sur la Piazza del Santo de Padoue mais aussi, dans la basilique de Saint Antoine, d’un bas relief en bronze montrant la Vierge tenant étroitement enlacé l’Enfant Jésus (1446-1450), thématique reprise clairement par nos deux peintres. C’est même pour rapprocher l’Enfant de sa mère que Mantegna corrigera sa version initiale.

Bibliographie

  1. Gentili A. Le Cadre historique de la peinture vénitienne de 1450 à 1515. Profils (diversement) perdus : Andrea Mantegna et Jacopo Bellini. pp 224-279 in L’Art de Venise. Ed. Place des Victoires 2007
  2. Vasari G. Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Commentaires d’André Chastel. Thesaurus Actes Sud 2005
  3. Mantegna et Bellini. National Gallery Exhibition Catalogue 2018
  4. Steer J. La peinture vénitienne. Thames & Hudson 1990
  5. Rauch A. La peinture de la Renaissance à Venise et en Italie du nord in Renaissance italienne ; Architecture, sculpture, peinture, dessin. Ed de La Martinière 1995
  6. Tempestini A. Giovanni Bellini. Gallimard 2000
  7. Galansino A et al. Mantegna l’album de l’exposition au Louvre. Hazan 2008



Le marquis de la Rouërie (1751-1793) et la Conjuration bretonne ou l’histoire d’un double-jeu mortel – 2e partie


La défense de Rochefort-en-Terre.
Par Alexandre Bloch (1857-1919), musée des beaux-arts de Quimper.

Avec la mort de Robespierre (1758-1794) guillotiné le 10 thermidor de l’an II (28 juillet 1794) s’interrompt la Terreur et ses exécutions massives depuis les massacres de septembre 1792 et l’instauration du Tribunal révolutionnaire en mars 1793. C’est à la fin de janvier de cette même année 1793 qu’est mort de pneumonie le marquis de la Rouërie, héros valeureux mais méconnu de la guerre d’Indépendance américaine et qui, parti avant La Fayette (1757-1834) en est revenu après lui, trop tard pour en tirer des avantages. 

Voir la première partie.

Par Louis-François Garnier

Dans sa Bretagne natale, le marquis de la Rouërie deviendra le chef d’une Conjuration antirévolutionnaire qui, plus aristocratique que populaire, ne fera pas long feu. Cependant, le réseau de conjurés ou de sympathisants qu’il avait mis en place préludera à la Chouannerie ayant pu conduire à l’arrestation de chouans par la garde nationale comme l’illustrera le peintre Jules Girardet (1856-1938) spécialisé dans les scènes historiques telles que les guerres révolutionnaires en Bretagne. 

Le jeune marquis de la Rouërie  a vu son amitié et sa confiance trahies par un compatriote originaire d’un village tout proche de chez lui et, qui plus est, était un médecin apprécié qui devint ensuite un notable estimé sous l’Empire, la Restauration et la Monarchie de Juillet sans être inquiété alors que tant d’autres, dans la fleur de l’âge, ont fini sur l’échafaud pour moins que çà. Il y a manifestement « ceux qui font la révolution et ceux qui en profitent » (Bonaparte). 

 

Portrait de Georges-Jacques Danton (1759-1794).
Par Constance-Marie Charpentier, musée Carnavalet (1792).

Le 2 septembre 1792 alors que la coalition étrangère est entrée en France depuis plus de deux semaines, Chevetel revenant de Bretagne se précipite à 3 heures du matin chez Danton, alors ministre de la Justice, pour l’informer de la menace d’insurrection. Danton, dont Chateaubriand dira qu’ « il n’avait pas la conviction des principes qu’il soutenait », choisit alors de négocier car « il faut sauver le trône constitutionnel et l’intégrité du territoire » et mandate Chevetel à traiter en son nom. 

De retour en Bretagne et face au marquis dont « le caractère impétueux et franc s’accommodait mal des réticences », Chevetel est sommé de s’expliquer et ne nie pas ses relations avec les Cordeliers ; il  parviendra, lettre manuscrite de Danton à l’appui, à convaincre  les conjurés de sa bonne foi. 

Portrait de Pierre-Bénigne Lalligand (ou Laligant), dit Morillon (1759-1794).

Après Valmy, le 5 octobre 1792, il n’est plus question de ménager les conjurés de telle sorte que Danton charge Chevetel d’arrêter, de façon explicite et nominale, La Rouërie et les autres chefs de la Conjuration avec l’aide d’un sbire peu recommandable dénommé Lalligand, ancien faux-monnayeur et maître chanteur, affublé du pseudonyme de Morillon au même titre que Chevetel prendra le pseudonyme de Latouche. 

Arrivé en Bretagne, Chevetel se retrouve au pied du mur mais va saisir l’occasion de temporiser en acceptant une mission, au service de la Conjuration, auprès du comte d’Artois ; cette mission va durer trois mois et contribuera à le tirer d’affaire puisqu’à son retour la nouvelle de la mort de La Rouërie ne peut-être pour lui qu’un « lâche soulagement ».

Lalligand arrête alors la famille La Guyomarais (ainsi que ses domestiques) qui avait hébergé le marquis en faisant déterrer le cadavre et couper la tête pour mieux les compromettre. Chevetel s’en tire à bon compte et son sens de la discrétion sera tel que son nom ne sera même pas prononcé au procès qui suivra et il sera redevable à Lalligand (plus tard guillotiné à son tour pour malversations) de lui avoir donné quitus en écrivant au ministre « il n’y a rien à reprocher à Chevetel, il a bien été » quand il sera accusé, par un policier pendu à leurs basques et dénommé Sicard, d’avoir délibérément laissé filer le trésorier de la Conjuration, de loin le plus compromis, le châtelain de la Fosse-Hingant Marc Désilles de Combernon qui avait réussi à gagner Jersey au début de mars 1793 (où Chateaubriand se trouvait en convalescence). 

Dans cette affaire, Chevetel qui en sous-main dirigeait l’enquête, avait été jusqu’à se faire faussement arrêté et n’empêcha nullement que la fille et le beau-père de Désilles soient guillotinés en compagnie de Thérèse de Moëlien « qui se fit remarquer par son intrépidité à l’échafaud »  (Chateaubriand), la populace ayant pu alors apprécier la blancheur de sa peau… Chevetel avait réussi à rester dans l’ombre et à échapper au pire alors qu’il en fallait moins que ça, en pleine Terreur, pour finir sur l’échafaud. 

Que devint Chevetel qui poursuivit le marquis et les conjurés d’une « haine attentive » (Juramie) en allant jusqu’à procurer des documents à charge durant le procès ? Il épousa l’actrice Mademoiselle Fleury (1766-1818) dont on a dit qu’elle aurait été l’amante de La Rouërie après le décès de son épouse mais peut-être l’a-t-on confondue avec la cantatrice dénommée La Beaumesnil (1748-v.1803 ?) dont la « vertu accessible » n’avait pas laissé insensible le jeune marquis avant son départ pour l’Amérique. Installé sous l’Empire comme médecin à Orly, Chevetel  en devint le maire en 1811 en étant estimé de tous. 

Accusé par une lettre anonyme en 1823, sous la Restauration, il bénéficiera d’un non-lieu après un avis favorable du préfet alors même qu’à cette époque l’administration n’était pas spécialement indulgente. Réélu en 1830, il démissionne en 1832 pour raison de santé et meurt en 1834. 

Il est enterré avec les honneurs de ses administrés reconnaissants alors que l’histoire retiendra que même une crapule comme Lalligand était moins inhumain que Chevetel : « Il y a des degrés dans l’abjection » (Juramie) et, manifestement, Chevetel en avait atteint l’un des sommets.

Bibliographie

  1. AUBREE Etienne. Thérèse de Moëlien. Amazone de la Chouannerie. Librairie Académique Perrin 1941
  2. Chateaubriand François-René. Mémoires d’outre-tombe. Edition critique par J-C Berchet. Le Livre de Poche, 2008
  3. G. Lenotre. Le Marquis de la Rouërie et la Conjuration bretonne 1790-1793 Perrin 1901
  4. G. Lenotre. La Mirlitantouille. Episodes de la chouannerie bretonne. Perrin 1925
  5. G. Lenotre. La Révolution par ceux qui l’ont vue. Grasset 1934
  6. Juramie Ghislaine. La Rouërie. La Bretagne en révolution. Ed Lanore-Sorlot 1991
  7. Rome Paul. La Conjuration bretonne de 1792. La Rouerie héros malheureux, Chevetel ami calomnié. Chez l’Auteur 1987

Remerciements à M. Claude Cherbonnel pour m’avoir transmis l’opuscule du Contre-l’amiral Paul Rome originaire de Bazouges et qui lui a été dédicacé par l’auteur.




Le marquis de la Rouërie (1751-1793) et la Conjuration bretonne ou l’histoire d’un double-jeu mortel – 1ère partie

C’est par une froide nuit du 30 janvier 1793 dans le château de La Guyomarais (Côtes d’Armor) que meurt d’une pneumonie, à l’âge de 42 ans, Armand-Charles Tuffin, marquis de la Rouërie (1751-1793), héros méconnu de la guerre d’Indépendance américaine (1775-1783) où il a été peint en 1783 par le peintre et naturaliste Charles Willson Peale (1741-1827).

Portrait du Marquis de La Rouërie en 1783, par Charles Willson Peale (1741-1827).

La Rouërie était aussi le chef de la Conjuration bretonne et Chateaubriand (1768-1848) qui l’a rencontré à Fougères, en 1791, dira de lui qu’ « il était élégant de taille et de manière, brave de mine, charmant de visage et ressemblait aux portraits des jeunes seigneurs de la Ligue ». 

C’est alors qu’il lutte contre l’infection que sa cousine intime, Thérèse de Moëlien, comtesse de Trojoliff (1759-1793) (1) sollicite un médecin, demeurant à Paris, du nom de Valentin Chevetel (1758-1834) afin qu’il vienne de toute urgence au chevet du malade ; il arrivera trop tard. 

Les deux hommes se connaissaient de longue date, sans doute avant le départ du marquis pour l’Amérique où ce dernier arrive fin avril 1777 afin de prendre part à la guerre d’Indépendance contre les Anglais (il va s’y distinguer sous le pseudonyme de colonel Armand) tout en cherchant à faire oublier une jeunesse tumultueuse alors qu’il était officier aux Gardes Françaises. En outre, il y a tout lieu de penser que Chevetel faisait partie des admirateurs fervents qui accueillirent le marquis en héros à son retour définitif d’Amérique en 1784. 

La Rouërie, décoré plus tard de l’ordre de Cincinnatus (fondé en 1783) par Georges Washington (1732-1799), fit alors forte impression avec son fidèle compagnon d’armes américain dénommé le major Chafner (ou Schaffner), en plantant les premiers tulipiers de Virginie introduits en France tout en étant « accompagné d’un singe assis sur la croupe de son cheval » comme le relate Chateaubriand ou sur son épaule comme le montre une statue à Saint-Ouen-la-Rouërie (Ille-et-Vilaine). 

Statue de la Rouërie avec son singe à Saint-Ouen-la Rouërie

La Rouërie avait toute confiance envers Chevetel qui s’était occupé de l’épouse du marquis, probablement poitrinaire, jusqu’à l’accompagner en cure thermale à Cauterets où elle est morte le 18 juillet 1786. Peinant à faire son deuil, le marquis demanda à Chevetel de rester auprès de lui durant une grande partie de l’année 1787. 

Les deux hommes sont presque originaires du même endroit puisque Chevetel, fils de médecin et médecin lui-même est né à Bazouges-la-Pérouse à seulement une quinzaine de kilomètres de Saint-Ouen-la Rouërie. Chevetel était à Paris depuis que le marquis lui avait procuré une place au sein de la maison du comte de Provence, frère du roi Louis XVI (1754-1793) et futur Louis XVIII (1755-1824) et c’est donc à Paris que Chevetel va acquérir des convictions révolutionnaires et le sens de l’enrichissement personnel au contact de personnages-clés de la Révolution « avides de pouvoir et faisant du sort de la France l’enjeu de leurs rivalités personnelles » (G. Lenotre) tels que Marat (1743-1793), Camille Desmoulins (1760-1794), Fabre d’Eglantine (1750-1794) et surtout Danton (1759-1794), ce « colosse à la figure couturée par la petite vérole », fondateur du club des Cordeliers en 1790, ministre de la justice après le 10 août 1792, qui laissa faire les massacres de septembre et qui fut pourtant accusé de « tiédeur » et de concussion par Robespierre (1758-1794), et finira guillotiné ainsi que ses amis le 5 avril 1794, en disant au bourreau « Tu montreras ma tête au peuple, elle en vaut la peine ». 

C’est aussi à Paris, le 25 juin 1791 (le jour même du retour du roi arrêté à Varennes), que Chevetel héberge La Rouërie et ses compagnons revenant de Coblence où a émigré le comte d’Artois, frère du roi et futur Charles X (1757-1836) et qui a approuvé un projet que La Rouërie va exposer en toute confiance à Chevetel ; il s’agit de créer une organisation contre-révolutionnaire, qui sera dénommée Association ou Conjuration bretonne et qui, fondée en juin 1791, consistera à mettre sur pied une armée de 10 000 hommes capable de monter sur Paris lorsque les troupes de la coalition et les émigrés entreraient en France. Ceci fut le cas le 19 août 1792 mais la victoire des Révolutionnaires à la bataille de Valmy (20 septembre 1792) conduira les troupes étrangères à battre en retraite et à repasser la frontière avant que la Bretagne n’ait pu se soulever. 

Quoi qu’il en soit, cette première rencontre à Paris laissa, de son propre aveu, Chevetel « songeur » et il se garda bien de faire état de ses propres convictions. Pendant les dix huit mois qui vont suivre, Chevetel qui avait mis les doigts dans un engrenage infernal dont il n’avait peut-être pas soupçonné l’ampleur, va se livrer à un double-jeu dangereux et finalement mortel pour un certain nombre de protagonistes. 

Chevetel n’a pas de responsabilité directe dans la mort du marquis passé à la clandestinité après la perquisition de son château le 31 mai 1792, et dont l’organisme affaibli par une errance incessante ne pourra vaincre une pneumonie hivernale aggravée par un délirium lorsqu’il apprendra, par inadvertance, la mort du roi. 

En revanche, les informations de Chevetel ont conduit à l’arrestation puis à la condamnation à mort par le Tribunal révolutionnaire, le 18 juin 1793, de douze conjurés incluant Thérèse de Moëlien dont on dit que la beauté contribua à l’essor de la conjuration et dont la présence d’esprit, en détruisant des documents compromettants, sauva la vie de nombreuses personnes. 

Jusqu’à la fin elle avait fait confiance à Chevetel et on peut s’étonner que les conjurés bretons, à commencer par le marquis et son entourage proche (à l’exception de Pontavice qui servait d’agent de renseignement à Paris), mais aussi les princes en exil (!) aient pu faire preuve d’une telle désinvolture qui était alors « une preuve d’élégance de pensée » (Juramie) et d’ingénuité qu’ils n’ont pas pu démasquer Chevetel qui, il est vrai, était un personnage secret et peu disert. 

Il semble d’ailleurs que Danton lui-même appréciait « le calme et l’attitude réfléchie » de Chevetel qui avait su se rendre très utile aux Bretons à plusieurs reprises dans le cadre de missions importantes telles que des opérations de change des assignats ou une livraison d’armes à Jersey (que de son propre aveu il fit échouer…). Chevetel avait même accepté de faire partie du Conseil de l’Association atteignant alors le comble de la duplicité confirmant, en véritable Janus, l’aphorisme populaire « bonne mine, mauvais jeu ». 

Parmi les allers-retours de Chevetel entre Paris et la Bretagne, deux épisodes, à moins d’un mois d’intervalle, illustrent à quel point la situation pouvait alors évoluer rapidement en fonction des évènements et, en l’occurrence, de part et d’autre de la bataille de Valmy qui est un « véritable désastre » pour la Conjuration bretonne qui, d’une certaine façon, n’a plus lieu d’être compte tenu de ses objectifs programmés ; avant Valmy le principe d’une monarchie constitutionnelle reste d’actualité alors qu’ensuite la monarchie est renversée et la République proclamée.

Les révoltés du Fouesnant ramenés par la garde nationale de Quimper en 1792, par Jules Girardet, (1886), huile sur toile, musée des beaux-arts de Quimper.

(1) Thérèse de Moëlien née à Rennes le 14 juillet 1759 paya de sa tête son dévouement absolu au marquis de La Rouërie (ils étaient cousins germains) et Chateaubriand dira d’elle lorsqu’il vit en 1782 la Comtesse de Tronjoli (sic) : « Je n’avais encore vu la beauté qu’au milieu de ma famille ; je restai confondu en l’apercevant sur le visage d’une femme étrangère » 




Le Sanjusangen-do à Kyoto de l’époque Heian (Partie 1)

Considéré comme la plus grande construction en bois du monde, le Rengo-in, appelé familièrement le Sanjusangen-do, fut fondé en 1164 à la demande de Go-Shirakawa (1127-1192). Sanjusangen-do signifie « temple aux trente trois travées », le nombre d’intervalles entre les piliers soutenant son architecture de bois. Le chiffre 33 renvoie au nombre de formes possibles de la déesse Kannon.

Le Rengo-in, temple Shingon

Initialement, 1001 statues de la déesse Kannon du sculpteur Kojyo (un disciple de la quatrième génération de Jocho) occupaient toute la surface du bâtiment. Il fut détruit par un incendie qui ravagea Kyotoen en 1249, l’empereur Gosaga le fit reconstruire à l’identique, dés 1251. Il compléta, en 1266, les 1001 statues de la déesse Kannon de trente sculptures supplémentaires. La grande porte d’accès date de 1590. Le temple hall, très long et très étroit, de 118,2 m. de long, possède trente cinq travées sur le côté est et cinq sur la face nord. Le toit de tuiles progressivement incurvé est propre aux temples japonais. Poutres, chevrons, constituent la charpente élaborée selon la construction traditionnelle Keshou-Yaneura, usitée depuis la période de Nara (710-714), nulle part plus exquisément représentée qu’au Sanjusangen-do.

1. Le Sanjusangen-do.

Les divinités

Au centre, trône l’image principale de la déesse Kannon aux onze petits visages (sur sa tête couronnée) et mille bras symbolisés ici par vingt paires de bras qui représentent 50 vies à sauver dans l’univers bouddhiste. Assise sur une feuille de lotus, aux yeux de cristal, elle fut élaborée par Tankei (1173-1256), originaire de Nara, le fils et l’élève du maître sculpteur Unkei (4).

2. Kannon aux onze petits visages et mille bras. Bois laqué, doré, H. 3,33 m, vers 1256.

La formation de cette sculpture répond à la technique appelée Yosegi-zukuri. Plusieurs planches de bois assemblées composent le corps qui est ensuite sculpté.

Enfin la statue est peinte, laquée et recouverte d’une couche d’or. De chaque côté de la déesse, debout en position frontale sur une fleur de lotus, les 1 000 statues de Bodhisattva Kannon (cent vingt à cent cinquante d’entre elles furent sauvées de l’incendie) sont installées sur 10 rangées d’estrade, selon un ordre parfait.

3. Tankei, Bodhisattva Kannon aux mille bras. Bois laqué doré, entre 1251 et 1256.

Possédant 21 paires de bras, au premier regard, elles semblent identiques, en fait, elles sont toutes différentes les unes des autres. Ces effigies en bois de grandeur nature, en apparence plus simple que l’effigie centrale, sont conçues par les plus grands sculpteurs de l’époque sous la direction de Tankei, selon la même technique que la déesse Kannon.

La réalisation de cet ensemble prit une quinzaine d’années. Toutes portent les mêmes attributs que l’image principale et notamment un œil (5) dans la paume de la main d’un de leur bras. Certaines gardent la signature de leur concepteur.

Devant cet ensemble trente autres sculptures en bois impressionnent les visiteurs. Elles représentent Raijin, Fujin et les vingt huit déités, serviteurs (Nijūhachi Bushū) de Kannon. Ces dernières évoquent les vingt huit constellations du bouddhisme ésotérique (le Shingon), dont les deux gardiens traditionnels des temples repoussant les forces du mal : Missha-Kongo (Vajra-Pani) et Naraen-Kengo (Narayanja).

Ces derniers se trouvent normalement à la porte d’entrée des sanctuaires nommée Niomon (porte des Ni-oh). Missha Kongo, la bouche ouverte, symbolise la première syllabe du sanskrit qui se prononce « a ». Naraen Kongo, la bouche fermée, symbolise la syllabe « hum » (toutes deux se référant à la naissance et la mort de toutes choses ; la contraction des deux sons [Aum] évoque « l’absolu » en sanskrit). Ils représentent « toute la création ». Misshaku Kongo, également appelé Agyo (en référence à la syllabe « a »), est un symbole de la violence manifeste : arborant un air menaçant, il brandit un vajra (arme rituelle, symbolisant la foudre ou le soleil). Naraen Kongo, également appelé Ungyo (en référence à la syllabe « hum »), est représenté mains nues (ou parfois armé d’une épée), symbolisant la force latente, gardant la bouche fermée. Les autres représentations sont des dieux ou des esprits de beauté, de bienséance, de sagesse, de charité, de solidarité… Ils servent Kannon et protègent les croyants de tous les dangers.

4. Tankei (1173-1256), Bodhisattva Kannon aux mille bras. Bois laqué, doré, entre 1251 et 1256, n° 40.

Nous découvrons curieusement une image de Garuda, le gigantesque oiseau véhicule du dieu indou Vishnu, une illustration caractéristique du syncrétisme de la civilisation japonaise. Ailleurs, le dieu du vent, Fujin tenant sur ses épaules un sac rempli de vent et le dieu du tonnerre, Raijin sont debout sur un piédestal en forme de nuage. Toutes ces statues de bois coloré, marquées par l’héroïsme, aux muscles saillants, au drapé fluide et au visage farouche, d’un naturel exacerbé, expriment la puissance, le dynamisme.

Dans l’année 32 de l’ère Showa (1957) l’ensemble fut restauré et les attributions optimisées. Ainsi seules neuf statues de Bodhisattva Kannon reviennent à Tankei, les autres appartiennent à son école, comme celles dues à Koen (6) et les autres par des artistes des écoles In (Inkei mort en 1179, Insho, Inga) et En (Ryuen, Seien) de Kyoto.

Go-Shirakawa. Le prince Masahito, le quatrième fils de l’empereur Toba, devint le soixante-dix-septième empereur du Japon, sous le nom de Go-Shirakawa en 1155. Il abdiqua en 1158 à la faveur de son fils, l’empereur Nijo, tout en continuant à gouverner par l’intermédiaire de l’insei (gouvernement des empereurs retirés) jusqu’à sa mort. Son nom posthume lui fut donné en mémoire de l’empereur Shirakawa (le préfixe Go signifiant « postérieur », soit « Shirakawa II ».) Adepte du Bodhisattva Kannon, il diffusa la religion bouddhiste à travers tout le pays. Lors de la rébellion de Hogen (2) les guerriers samouraï installés dans les domaines provinciaux s’emparèrent du pouvoir impérial. Sa tombe se trouve à proximité du temple Rengo-in.

La déesse Kannon. Dans le bouddhisme du Mahayana, du Grand Véhicule, le Bodhisattva Kannon est surnommé la déesse de la compassion. Kan signifie : observer, on signifie le son, « celle qui entend les cris du monde. Elle possède tous les mérites et vertus, et regarde tous les êtres sensibles avec un regard compatissant ». Si au Japon elle se nommait Kannon, elle changeait de nom selon les pays où elle était vénérée. En Inde elle s’appelait Avalokitesvara (3), au Tibet, Chenrézi (dont le Dalaï Lama est une émanation), sans doute le bodhisattva le plus vénéré et le plus populaire par les bouddhistes du Grand Véhicule.

(1) L’ère Heian (794-1185) succède à l’époque de Nara (710-794) et d’Asuka (IVe siècle-710) et est suivie par l’époque de Kamakura (1185-1333) puis de Muromachi (1336-1573).
(2) La rébellion de Hōgen, est une courte guerre civile survenue en l’an 1156 qui impliqua les trois plus puissants clans de l’époque, les Minamoto, les Taira et les Fujiwara, dans une lutte pour la domination de la cour impériale de Kyōto.
(3) Avalokitesvara, habituellement de sexe masculin, est en Chine et au Japon considéré comme de sexe féminin, bien qu’aucun texte canonique ne puisse venir à l’appui d’une telle détermination.
(4) Unkei, né aux alentours de 1151 et mort en 1223, était un sculpteur d’images bouddhiques originaire de Nara à la fin du XIIe et au début du XIIIe siècle, appartenant à l’école Kei de l’époque de Kamakura. Il fut honoré du plus haut titre ecclésiastique pour les sculpteurs bouddhiques, obtenant le titre suprême de Hoin, en 1203.
(5) Idée peut-être d’origine tibétaine et symbolisant la vision omniscience d’Avalokitesvara.
(6) Koen : fils de Koun, deuxième fils d’Unkei, travaille avec Tankei et prend la direction de l’atelier à sa mort.




Le Sanjusangen-do à Kyoto de l’époque Heian (Partie 2)

Le Bouddhisme… Shingon

Le bouddhisme venu de la Chine, transmis par l’intermédiaire de la Corée, apparut au Japon vers le milieu du VIe siècle. On cite les années 538 et 552, comme dates des premiers tributs incluant des figures de Bouddha et de textes de sutra. Il se heurtera à la religion traditionnelle, le shintoïsme (7). 

Raijin, Dieu du tonnerre, bois peint, grandeur nature, vers 1256.

Mais soutenu par la cour impériale il deviendra religion d’état par décret du prince Shotoku en 587 qui fit ériger, par des spécialistes coréens, des temples selon le modèle chinois. Sous les périodes Asuka et Nara, le Bouddhisme prit un essor considérable. Des clans influents l’adoptèrent. Les temples bouddhiques furent des lieux d’instruction et d’éducation, des écoles de lettrés. La religion devint syncrétique, associant des pratiques bouddhistes, taoïstes, avec des éléments chamaniques et shinto. À la fin de l’ère Nara, apparurent deux nouvelles écoles, associées au Bouddhisme ésotérique du Grand Véhicule (8) : Shingon et Tendai. Saicho (767-832), le premier moine à quitter Nara mit en pratique une nouvelle doctrine, le Tendai qualifiée de « parfaite et de soudaine », célébrant le Sutra du Lotus. Lors de son séjour en Chine (de 803 à 806), le moine Kukai (774-835) [9] avait été initié par un grand maître à la doctrine secrète de « la véritable parole ». Grand érudit, il étudia le sanscrit, la calligraphie, la poésie et les arts manuels. Il fonda le Bouddhisme Shingon (10), une école qui résume son idéal dans les mots « Nyojitsu Chisjishin » signifiant « La vérité, connaître son propre esprit tel qu’il est vraiment ». Parvenir à l’état de Bouddha ne requiert point plusieurs vies mais peut être réalisé dans cette existence même, par la pratique des 3 mystères : la juste pensée (contemplation des mandalas), la juste parole (récitation des mantras) et la juste action (exécution des mudrâ [11]).

Naraen Kongo (gauche), et Missha Kongo (droite), bois peint, H. 1,66 m, vers 1256.

Cette doctrine fascinait, par ses rites magiques, le public superstitieux du début de l’époque Heian. Il appartient à l’une des lignées les plus anciennes du bouddhisme tantrique, le Vajrayana. Il enseigne la répétition des mantras, la méditation et la gestuelle rituelle. Avec environ 12 millions de fidèles, c’est un des courants majeurs du bouddhisme japonais. Durant l’ère de Kamakura (1185-1333) plusieurs autres écoles bouddhiques se développèrent, toujours actives aujourd’hui. Le Jodo, l’école de la « Terre Pure », révère le Sutra de la Terre Pure et la dévotion auprès du Bouddha Amida (12). Le Jodo-Shinski, l’école de la véritable école de la Terre Pure, enseigne en plus de la précédente l’humilité et la loi dans l’amour du Bouddha Amida. Le Nichiren, du nom de son fondateur, révère le Sutra du Lotus et la seule répétition de ce sutra suffit pour atteindre le paradis. Le Zen comporte différentes écoles (13). Il prône l’enseignement direct du maître à élève, et recherche l’illumination intérieure de l’individu par la méditation (notamment sur des phrases paradoxales) et certaines postures corporelles.

Fujin, dieu du vent, bois peint, grandeur nature, vers 1256.

(7) Le Shintoïsme est une religion polythéiste avec des dizaines de milliers de divinités (Kami). Jusqu’à l’aire Meiji (1868-1912), Bouddhisme et Shintoïsme évoluèrent ensemble et se mélangèrent. Le plus grand sanctuaire Shinto se trouve à Ise.
(8) Les écoles de Nara prônaient le Hinayana (le Petit Véhicule).
(9) Kukai représente aux yeux des Japonais, le modèle du génie universel qui a marqué la culture et l’art du début de la période Heian.
(10) Traduction du mot sanskrit mantra (confection de diagramme représentant la Divinité et ses forces, ou bien des groupements de divinités, la meilleure manière de représenter l’univers invisible), le mot shingon signifie « vraie parole ».
(11) Mudrâ : exercer des gestes symboliques (positions des mains) qui symbolisent des forces et des manifestations divines utilisées par les moines dans leurs exercices spirituels.
(12) Amitabha, le Bouddha de l’au-delà appelé Amida au Japon, également le bouddha du pouvoir intellectuel. Grâce à la compassion d’Amida, les êtres naissent dans la Terre pure où ils peuvent réaliser plus facilement l’éveil.
(13) Les écoles rinzai (privilégie l’enseignement par le kôan – énigme illogique que le maître pose au disciple pour évaluer son état de spiritualité), Sōtō et Ōbaku.

Bibliographie

1/ COQUET, Michel, Shingon : Le bouddhisme tantrique japonais, Paris, Guy Tredaniel, 2004, 336 p.
2/ FREDERIC, Louis, Les Dieux du bouddhisme, Paris, Flammarion, 2006 (1992), 360 p.
3/ HEMPEL, Rose, L’âge d’or du Japon. L’époque Heian (794-1192), Fribourg, Office du Livre, 1983, 253 p.
4/ Le Japon, un portrait en couleur, Doré Ogrizek, dir., Paris, Odé, 160, 254 p.
5/ RAWSON, Philip, L’art du tantrisme, Paris, Thames and Hudson SARL, 1995, 216 p.
6/ SHIMIZU, Christine, L’art Japonais, Paris, Flammarion, 2014 (2001), 448-XXXII p.




Le temple d’Auguste et de Livie à Vienne

César, le premier dans sa Guerre des Gaules cita Vienne, la nommant Vienna, la Vigenna de la table de Peutinger. La tribu gauloise des Allobroges occupa le site, connu depuis le Néolithique, à partir du quatrième siècle. Vaincu par les Romains en 121 av. J.-C. près de l’oppidum Vindalium, au confluent du Rhône et de la Sorgue, la ville se couvrit de monuments romains.

Temple d’Auguste et de Livie, Ier siècle ap. J.-C., Vienne.

L’archéologie à Vienne est née à la fin du XVIIIe siècle sous l’impulsion de Pierre Schneyder (1) avec la découverte des thermes. Puis les trouvailles se succédèrent au XIXe siècle. Le cirque, dont est toujours visible La Pyramide originelle disposée au centre de la spina, et le théâtre ancré sur la colline de Pipet, furent dégagés au XXe siècle ainsi qu’un sanctuaire dédié à Cybèle, un odéon et de nombreuses mosaïques décorant les maisons des élites locales. 

Unique monument conservé en France avec la Maison Carrée de Nîmes, le temple d’Auguste et de Livie est mentionné pour la première fois au XIe siècle. Lieu de culte consacré à la Vierge Marie, il sera jusqu’à la Révolution, à partir du XIIIe siècle, la principale paroisse de Vienne. Temple de Raison de la fin de l’an II à 1799, il devint le tribunal de Commerce, de Justice et de Paix. Musée et bibliothèque à partir de 1823 jusqu’à sa restauration de 1853, il prit le nom de temple d’Auguste et de Livie.

Façade latérale du temple d’Auguste et de Livie à Vienne, photographie, 1851, Charenton-le-Pont, Médiathèque de l’Architecture et du patrimoine.

Un édifice exceptionnel 

Le temple d’Auguste et de Livie (l. 14,75 ; L. 24,70 m ; H. 17,42 depuis le dallage antique du forum) classé depuis 1840 sur la liste des monuments historiques occupait l’ouest du forum, au demeurant mal connu, en vis-à-vis d’une basilique. Entouré d’un portique sur trois côtés, le temple hexastyle (à six colonnes cannelées en façade)  periptero sine postico (pseudo-périptère car ne disposant pas de colonnes sur la façade arrière). 

Six colonnes bordent les façades latérales avec une dernière travée pleine se prolongeant par le mur postérieur flanqué de deux pilastres engagés.  Il repose sur un podium haut de 2,5 m. Un escalier monumental de 12 marches donne accès au pronaos (vestibule) qui ouvre sur la cella reconstruite au XIXe siècle. La dernière restauration étudiant les matériaux et les décors architecturaux, entreprise en 2010, confirma que le monument fit l’objet de deux phases de construction, vers 20 apr. J.-C. puis dans la deuxième moitié du Ier siècle apr. J.-C. Certains éléments du podium, « les chapiteaux corinthiens à feuilles d’acanthes épineuses, les pilastres, et les colonnes occidentales des deux façades latérales », de style homogène, appartiennent au premier état,  « analogues avec ceux du temple de Vernègues […], de Valetudo à Saint-Rémy-de-Provence ». Détruit partiellement, la reconstruction se perçoit dans le traitement de la feuille d’acanthe qui « n’est plus épineuse, mais molle comme il est classique à l’époque impériale ». 

La corniche portant les modillons n’est pas décorée.  L’existence de deux inscriptions apposées sur le fronton « en lettre de bronze » fournit un argument supplémentaire. A ROMAE ET AUGUSTO CAESARI DIVI F(ilio), « A Rome et à César Auguste, fils du divin (Jules) » est dans un second temps ajouté ET DIVAE AUGUSTAE, et « à la divine Augusta » qui n’est autre que Livie décédée en 29 apr. J.-C. Elle sera divinisée en 42 apr. J.-C..

Localisation des phases 1 et 2 dans l’élévation du temple, d’après le rapport final d’opération d’archéologie préventive. Temple d’Auguste et de Livie.

Un temple dédié au culte impérial

Portant le titre de Grand Pontife (2) en 63 av. J.-C., César prétendait descendre de Vénus et d’Enée, le fondateur de Rome selon la légende. En divinisant César, Auguste sera à l’origine du culte de l’imperator, intermédiaire entre les dieux et les hommes. De Rome, il se répandit dans tout l’Empire. Véritable dieu vivant, les villes les plus riches lui construisirent spontanément un temple dédicatoire soit par reconnaissance, soit par adulation. Une fois par an les représentants des soixante peuples de la Gaule se réunissaient autour d’un autel, le 1er août dans le sanctuaire situé sur les pentes de Fourvière à Lyon, pour célébrer ce rite. Mis en place dans les cités provinciales par les autorités municipales, trois collèges de prêtres se partageaient à Vienne la responsabilité du culte : les flamines, les flaminiques, citoyens et citoyennes romains et les sévirs, apparus au Ier siècle, affranchis ou descendants d’affranchis. « Ils étaient élus par groupe de six, chaque année, par les décurions ». L’objet du culte se limitait à la personne des empereurs morts, « divinisés après l’épreuve de leur règne », mais rarement lorsqu’ils étaient encore vivants.

Situation du temple de Vienne dans le forum, d’après le rapport final d’opération d’archéologie préventive. Temple d’Auguste et de Livie.

La situation religieuse à Vienne au cours des deux premiers siècles

Outre le culte impérial, les divinités honorées avaient des origines diverses, une illustration du polythéisme romain. Deux collèges de prêtres dirigeaient la religion officielle, celui des Pontifes et celui des Augures qui rendaient les auspices. Un troisième groupe était attaché spécifiquement au culte de Mars. Si le panthéon gréco-romain (notamment un temple de Mars, d’Apollon et un stibadeion bachique) apparaît important, il existait des divinités gauloises (les Matrae, « déesses mère », Sucellus, le dieu au maillet) et des cultes originaires de l’Orient. Vienne possédait dès le milieu du 1er siècle un sanctuaire métroaque (dédié à Cybèle) de plus de trois mille mètres carrés. Il était composé d’un temple sur podium in antis, d’un théâtre des mystères, un unicum dans le monde romain et une domus à péristyle (habitat des prêtres ?). La Dea Vienna, divinité tutélaire, protégeait la cité. La persécution de 177 apr. J.-C. décrite dans une lettre rapportée par Eusèbe de Césarée de Palestine, est la première mention du christianisme. Cette communauté se réunissait, comme dans la grande majorité des cas au premier temps de l’Eglise, sans doute dans une maison privée. Les sources sont pratiquement inexistantes avant le début du Ve siècle.

(1) D’origine allemande il était professeur de dessin.
(2) Elu à vie, le Grand Pontife nommait les flamines et les vestales, et surveillait le culte privé.

Bibliographie

1/ FORMIGÉ, Jules, « L’inscription du temple de Rome et d’Auguste à Vienne », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1924, 68-4, p. 275-279.
2/ BESSIERE, Fabrice, Vienne. Temple d’Auguste et Livie. Rapport final d’opération d’archéologie préventive, Chaponnay, novembre 2011, http://archeodunum.ch/rapports/38_Vienne_Temple_2011.pdf, site consulté le 15 juin 2018.
3/ PELLETIER, André, Vienna, Vienne, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 2001, 188 p.
4/ PELLETIER, André, « Paganisme et Christianisme à Vienne au début du IIe siècle ap. J.-C. », Archéologia, 1977, 111, p. 28-35.
5/ RÉMY, Bernard, « Loyalisme politique et culte impérial dans la cité de Vienne au Haut Empire d’après les inscriptions », Revue archéologique de Narbonnaise, 2003, 36, p. 361-375.
6/ Vienne Colonie Romaine, Coll., Archéologia, 1975, 88, p. 8-54. 




De Toumai à Homo ergaster-erectus (2e partie)

Une bipédie associée au déplacement dans les arbres

L’angle entre le foramen magnum et le plan orbitaire au delà de 90° pour les Préhomo, laisse supposer la bipédie. Cet angle n’est que de 55° chez les chimpanzés. Il atteint 90° à 105° pour le genre homo. Les Préhomo conservent cependant une aptitude arboricole. La morphologie du bassin de Lucy et de son fémur lui assurait une bipédie pratiquement permanente, mais plus chaloupée que celle d’homo sapiens. 

La découverte d’un quatrième métatarsien d’australopithèque afarensis ayant une courbure voisine de celle de l’homme actuel confirmerait le caractère quasi humain de la marche de cet espèce. 

Les cinquante quatre empreintes de pied de Laetoli en Tanzanie, datées de 3,5 Ma, sont celles d’un homme et d’une femme ou d’un enfant. Le caractère légèrement divergent du gros orteil imprimé dans le sol volcanique, rapproche ces traces de celles de l’homme actuel. 

« Les empreintes de Laetoli tombent complètement dans la gamme normale de l’homme moderne » selon le savant américain David Raichlen (département d’anthropologie de l’université d’Arizona). 

Empreintes de pied. (6)

Toutefois, cet avis n’est pas partagé par tous les savants. Yvette Deloisson du CNRS considère « qu’ils devaient marcher en bipède à la manière des grands singes, chimpanzés ou gorilles ».  

Utilisation d’outils ?

Certains singes actuels se servent également d’outils, mais ce sont des objets disponibles. Ils ne les façonnent pas et les jettent après utilisation. Jusqu’alors les premières traces d’outils utilisés par les hominidés dataient de 2,5 Ma et étaient attribués à australopithecus Garhi. 

La découverte à Dikika, en Ethiopie, en 2009, d’ossements (la côte ou le fémur d’un animal) qui auraient servi pour le découpage de la viande, il y a 3,4 Ma, aux australopithecus afarensis (seule espèce présente en ce lieu), fit grand bruit. Les chercheurs trouvèrent au microscope électronique de minuscules morceaux de rocher enchâssés dans l’os, preuves de la percussion. 

Cette analyse reste fort controversée malgré la nouvelle étude dirigée par l’anthropologue Jessica Thompson : « Notre analyse montre avec une certitude statistique que les marques sur les os en question ne sont pas causées par le piétinement ou une morsure de crocodile […] Les entailles ressemblent plus à des marques faites par une découpe de boucherie ».  

Reconstitution de l’environnement et de la faune d’Olduvai en Tanzanie, il y a 1,8 Ma. (7)

Une nourriture en majeure partie végétarienne

Les australopithèques et les paranthropes vivaient dans un milieu boisé à la lisière de la savane arborée, près d’un point d’eau, et côtoyaient les grands prédateurs (lions, hyènes, tigres à dents de sabre, léopards, panthères). Les mâles restaient sur leur lieu de naissance alors que les femelles quittaient leur tribu évitant ainsi les risques liés à la consanguinité. 

Essentiellement végétariens, ils consommaient des insectes, des reptiles et des petits mammifères. Ils pratiquaient le charognage, se servant après les grands carnivores, une nécessité pour l’augmentation de leur cerveau : « l’évolution des humains étant probablement liée à plus de protéines ». Il ne cuisait pas leurs aliments, les premières traces d’argile brulée remontent à 1,5-1,3 Ma. 

Ce feu a peut-être été entretenu par un homo erectus suite à un incendie de forêt, car il ne le produisit et ne réalisa des foyers aménagés que vers 400 000 ans avant notre ère. Selam, l’enfant australopithèque afarensis de trois ans découvert à Dikika, possédait une ébauche d’os hyoïde. 

Indispensable au langage articulé, un seul os hyoïde complet a été retrouvé en Israël dans la grotte de Kebara. Il appartient à un homme de Neandertal qui avait la possibilité d’émettre des sons articulés comme le prouve une étude ADN sur des os de fémur datant de 49 000 ans BP.  

Homo habilis apparaît il y a 2,4 Ma. Il vécut en Ethiopie dans la vallée de l’Omo, sur les rives du lac Turkana au Kenya, dans les gorges d’Olduvai en Tanzanie et en Afrique du Sud à Swartkans et Sterkfontein. 

Pendant des milliers d’années, il cohabita avec les derniers australopithèques, les paranthropes et les homo erectus-ergaster. Un nouveau genre était né, à l’origine d’une formidable expansion hors d’Afrique dont le point d’aboutissement sera l’homo sapiens, l’homme actuel.

(6) Préhistoire de Toumaï et Lucy à Ötzi et Homère, Jean Marc Perino, dir., Vic-en-Bigorre, MSM, 2013, p. 21.
(7) D’après : https://www.hominides.com/html/actualites/environnement-paranthropus-boisei-et-habilis-1018.php

 

Bibliographie

(1) Préhistoire de Toumaï et Lucy à Ötzi et Homère, Jean Marc Perino, dir., Vic-en-Bigorre, MSM, 2013, 336 p. Une documentation riche sans doute la meilleure synthèse actuelle avec un tableau sur « La longue marche buissonnière des hominines » montrant de façon imagée l’évolution de notre espèce.
(2) Les Hominidés, site internet, www.hominides.com., sans doute le meilleur site sur nos ancêtres.
(3) Origines et évolution de l’homme, coll. Paris, Paris, Laboratoire de Préhistoire du Musée de l’Homme, 255 p.
(4) Pic, Pascal, Au commencement était l’homme. De Toumaï à Cro-Magnon, Paris, Odile Jacob, 2003, 257 p.
(5) Coppens, Yves, Le genou de Lucy, Paris, Odile Jacob, 1999, 251 p., le livre du découvreur.
(6) Lumley, Henri de, L’homme premier. Préhistoire, évolution, culture, Paris, Odile Jacob, 1999, 248 p.
(7) 3 millions d’années d’aventure humaine. Le CNRS et la préhistoire, Yves Coppens, dir., cat. expos. Paris, Musée de l’homme, 25 janvier-31 mai 1979, Paris, CNRS, 1978, 73 p.




De Toumai à Homo ergaster-erectus [1]

Depuis le discours demeuré célèbre, en 1860, de Jacques Boucher de Perthes « De l’Homme antédiluvien et de ses œuvres », nos connaissances sur l’évolution de l’homme n’ont cessé de progresser. Les découvertes, le 19 juillet 2001, par l’équipe dirigée par Michel Brunet dans le désert du Djourab au Nord du Tchad, ont fait de Toumai notre « ancêtre » le plus ancien et sont venues infirmer la théorie de l’East side story d’Yves Coppens. (1)

Dès le début du XVIIe siècle, l’italien Lucilio Cesare Vanini (1585-1619) finit sur le bucher pour athéisme. Ce philosophe et naturaliste osa insinuer que l’homme descendait du singe. En disséquant un orang-outang, le docteur Edward Tyson (1650-1708), affirma qu’il avait quarante points de ressemblance avec l’homme, mais aussi trente quatre points de différence. 

Charles Darwin (1802-1882) dans sa « Filiation de l’homme et la sélection liée au sexe » en 1871, leur reconnaissait un ancêtre commun et une origine africaine. Le XXe et XXIe virent les recherches progresser à « pas de géant ». Ainsi, le génome du chimpanzé et de l’homme ne diffère que de 1,26%. 

Leur séparation, à partir d’un individu identique probablement africain, pourrait intervenir vers 8 millions d’années, voire entre 6,3 et 5,4 Ma (2) en étudiant le génome, avec une période de métissage qui dura 4 millions d’années. 

Toumaï, Orrorin

La découverte du crâne complet d’un mâle, de fragments de mandibules et de dents couvertes d’émail (absent chez les grands singes) correspondant à six individus (sahelanthropus tchadensis) datant de 7,2 à 6,8 Ma, (3) remit en cause nos précédentes théories : un « ancêtre » de l’homme avait vécu à l’Ouest du rift ! Les treize fossiles (Orrorin tugenensis), datant de 6,1 à 5,7 Ma, trouvés au Kenya, en 2000 par Brigitte Senut et Martin Pickford, furent jusqu’à Toumaï les restes du plus ancien « ancêtre » de l’homme. La forme de son fémur lui autorisant une bipédie « fréquente » et l’existence d’émail dentaire lui donnent des traits humains. Ces trouvailles suggèrent que la dichotomie entre les grands singes et l’homme doit être au delà de 7 millions d’années.

Reconstitution de Sahelanthropus tchadensis. Jardin de D’jamena, Tchad.

Les ardipithèques

Trouvés en 1992 dans la vallée de l’Awash en Éthiopie, ces fossiles d’ardipithécus ramidus (dénommés d’abord australopithécus ramidus) datent de 4,5 à 4,4 Ma. Le squelette assez complet d’une femelle, dénommée Ardi, put être reconstitué. 

L’étude des os de trente deux individus, notamment ceux du bassin et des mains prouvent la pratique de la bipédie et le déplacement dans les arbres. Le knucle-walking inconnu d’Ardi, au contraire des chimpanzés et des gorilles, démontre que ce mode de locomotion fut précédé par la station debout érigée bipède : « le schéma évolutif classique, l’homme descend du singe se trouve sinon inversé du moins bouleversé ! » (4). En 2001, un nouveau représentant d’ardipithécus, ardipithécus kadabba dégagé au Nord-Est de l’Éthiopie daterait de 5,8 à 5,2 Ma. Serait-il l’ancêtre commun tant recherché ?

La série des australopithèques et des paranthropes

Les australopithèques évoluèrent entre 4,4  et 2,2 Ma, en Afrique du Centre, du Sud et de l’Est. Sont distingués par les découvreurs les australopithécus : anamensis (« du lac ») de 4,2 à 3,9 Ma, afarensis (« de l’Afar ») de 4,1 à 2,9 Ma, africanus (« africain ») de 3,5 à 2,5 Ma, bahrelghazali (« de la rivière des gazelles ») de 3,5 à 3 Ma, gahri (surprise) 2,5 Ma, sediba (de la source ») 2 Ma. Tous possédèrent une bipédie non exclusive, une denture éloignée de celle des grands singes avec un prognathisme moins marqué. Lucy (femelle australopithécus afarensis) dont le squelette (40 %), extrait dans la vallée de l’Awash en 1974 et conservé au musée d’Addis-Abeba, reste certainement le fossile le plus connu au monde. Une chute d’un arbre (?) à l’origine de fractures multiples, serait la cause de son décès. L’étude du squelette presque complet d’une enfant de trois ans, Selam, plus âgée de 150 000 ans que Lucy, mis au jour à quatre kilomètres d’Hadar, apporte la preuve qu’au delà de cet âge, la croissance des individus était rapide. 

Tête de Lucy, 3,2 Ma. Addis-Abbeba, Musée national d’Ethiopie.

Raymond Dart créa en 1924 le taxon australopithécus africanus pour l’enfant de Taung dont la mandibule et le calvarium furent découverts à 150 km de Kimberley en Afrique du Sud. Cette dénomination tarda à être admise par ses collègues, car ces fossiles étaient considérés comme trop proches des grands singes. Abel (australopithécus bahrelghazali) découvert en 1995, à l’Ouest du Rift, a contredit le premier la théorie de l’East side story, alors que l’équipe d’Yves Coppens cherchait à la confirmer. 

Quant aux deux squelettes partiels d’Australopithécus sediba coincés à l’intérieur d’une grotte sans avoir pu en ressortir, certains chercheurs les donnent comme précurseurs du genre homo (habilis ou erectus). Une étude détaillée de ces fossiles leur attribue une mixité de caractères, soit typiques des grands singes ou d’autres espèces d’australopithèques, soit très humains. 

Pour Yves Coppens, « cet australopithèque sud-africain atteint à peine 2 Ma. Je vois mal comment l’homme pourrait avoir un ancêtre plus jeune que lui ! Pour moi, nous sommes tout simplement en présence d’un nouveau parallélisme évolutif, ce qui est déjà passionnant ». L’existence de sutures métopiques visibles sur le crâne de l’enfant de Taung et de ses successeurs est conciliable avec un accouchement facilité et un fort développement cérébral. (5) Le Kenyanthropus Platyop repose sur un seul fossile (crâne déformé) trouvé au Nord du Kenya. Il vécut, il y a 3,5 Ma, sur les bords du Turkana. Objet de discussions parmi les savants, il serait un spécimen d’australopithecus afarensis ou l’un des ancêtres d’homo rudolfensis.

Les premiers paranthropes (« à côté de l’homme ») apparaissent il y a 2,4 Ma en Afrique du Sud (Swartkrans et Sterkfontein), au Kenya (Olduvai) et dans la vallée de l’Omo en Éthiopie. Ils comprennent trois espèces : robustus (regroupant cent trente individus dont le mâle Orphée et la femelle Eurydice), aethiopicus et boisei (appelé d’abord zinjanthrope), le plus grand et le plus corpulent. Contemporain d’homo habilis, ils ont un dimorphisme sexuel très important (taille : 1,45 m, poids : 45 kg pour les mâles ; taille : 1,15 m, poids : 30 kg pour les femelles) supérieur à celui de l’homme.

Petite taille et faible capacité crânienne

La taille et la capacité crânienne des espèces progressèrent lentement pendant des milliers d’années. Toumaï, Orrorin et Ardi mesuraient entre 1,20 m. et 1,30 m. pour un poids de l’ordre de 30 à 50 kg. La capacité crânienne du premier avoisinait 320-380 cm3, et 300-350 cm3 pour Ardi, légèrement inférieure à celle des australopithèques et des chimpanzés. Celle d’autralopithécus afarensis atteint 380 à 430 cm3, d’africanus 450 à 530 cm3, de sediba 450 cm3. Leur taille était de l’ordre de 1,40-1,50 m pour un poids entre 40 et 50 kg. Tous ces paramètres évoluèrent chez les paranthropes : taille voisine de 1,50 m, poids de 50 kg, capacité crânienne de 420 cm3 pour aethiopicus et de 500-600 cm3 pour boisei.




L’Ecole de Crozant et les Eaux Semblantes [2]

Une pléiade d’artistes paysagistes ont cherché entre 1850-1950 l’inspiration le long de la vallée de la Creuse et de ses affluents. Ils confrontèrent leur talent à un paysage complexe, dans un laps de temps assez court sur une aire géographique très restreinte, avant que la mise en eau (1926) du barrage hydro-électrique d’Eguzon ne vienne submerger, en partie, les gorges pittoresques.

Fernand Maillaud (1862-1948)

Fernand Maillaud, originaire de l’Indre, est « plus paysan que peintre ». Après des années de galère à Paris, il fait partie des peintres impressionnistes et symbolistes avec Maurice Denis (1870-1943) Paul Sérusier (1864-1927) et Gauguin avec lequel il ne sympathise pas ; son goût de l’indépendance l’incite à poursuivre une carrière en solitaire et il finit par accéder à la notoriété. 

De 1894 à 1902, il passe plusieurs étés à Fresselines où il voit souvent Maurice Rollinat. Son adage favori était « je peins comme je prie, avec ferveur » et il est celui pour qui « la poésie des chemins creux serait incomplète sans la notion utilitaire » ; c’est ainsi qu’il peint les jours de marchés et les foires à bestiaux, les laboureurs, le cornemuseux et les maîtres sonneurs. 

En 1897, il installe son atelier à Paris, au n°3 de la rue de l’Estrapade, la maison où vécut Diderot. Il y finira sa vie après des séjours en Provence et en Afrique du Nord, et après une carrière « jalonnée d’honneurs et de charrettes à bœufs » en recevant la Légion d’honneur « comme on reçoit un bouquet de fleurs ».

Autres peintres

La place manque pour être exhaustif ; citons Léon Detroy (1857-1955) qui découvre la vallée de la Creuse vers 1885, bien avant Guillaumin ; à peine arrivé, il rencontre Maurice Rollinat qui lui dédicacera son livre Paysages et Paysans en 1899 ; en retour le peintre ajoutera parfois la silhouette du poète dans ses vues de Fresselines. 

C’est en solitaire et peu soucieux d’être reconnu que « l’ermite de Gargilesse » y restera soixante ans, fréquentant en alternance Gargilesse, Crozant et Fresselines en « ayant eu toutes les chances, la longévité, la peinture et la Creuse ». Il fera connaître Crozant à Henri Charrier (1859-1950) qui, peintre académique ignorant le monde paysan, peuplera la Creuse de personnages allégoriques et d’apparitions symboliques. 

Paul Madeline (1863-1920) découvre la Creuse en 1894 avec Maurice Rollinat et Léon Detroy. Il est « le dandy de l’arrière-saison » qui se consacre entièrement à la peinture dont il peut vivre à partir de 1902 et vient plusieurs mois par an dans la Creuse, habituellement à l’automne. 

Il s’inspire de la palette et de la technique de Guillaumin qui initie aussi Eugène Alluaud (1866-1947) issu d’une famille de porcelainier de la Haute Vienne et qui est céramiste mais aussi peintre de telle sorte que sa vie se partage « entre l’huile et le kaolin » alternant des séjours à Limoges et à Crozant qu’il découvre en 1887. II y fera construire une maison où il s’installe chaque été à partir de 1905. 

Il se lie d’amitié avec Maurice Rollinat dont il va « peindre la poésie avec la technique de Guillaumin ». Clémentine Ballot (1879-1964) est « la version féminine du paysagisme creusois d’Armand Guillaumin » dont elle fait la connaissance en 1906. A la Piscine de Roubaix (Musée d’Art et d’Industrie de Roubaix), est visible une « Vue des ruines de Crozant » par Henri Pailler (1876-1954) qui fut l’élève de Léon Bonnat (1833-1922). 

On y verra aussi Emile-Othon Friesz (1879-1949) qui viendra voir de près Guillaumin en 1901 et qui « joue les fauves dans les bruyères » préludant au Fauvisme qui « brise le joug de l’impressionnisme » et Francis
Picabia (1879-1953) dont « la fougue indomptable l’amène aux frontières d’un royaume vertigineux : l’abstraction ». 

C’est après la guerre, alors que la Creuse avait retrouvé toute sa solitude, qu’il reviendra à Gaston Thiery (1922-2013) de reprendre le flambeau de la grande tradition du pleinairisme en ayant été convaincu dès 1940 par Léon Detroy de s’installer définitivement à Fresselines en 1948 où il pourra « peindre au village et vendre à Paris »

Le terme « impressionnisme » nait sous la plume du critique Louis Leroy commentant avec dérision, dans la revue satirique « Le Charivari » du 25 avril 1874, le tableau de Claude Monet montrant une vue du Havre noyée dans un brouillard bleuté au dessus duquel se lève un soleil orange se reflétant dans la mer et qui fut dénommé « Impression, soleil levant » (1872). 

Les peintres impressionnistes choisissent souvent leurs sujets dans les paysages et c’est dans ce contexte que se situe, entre 1883 et 1903, autour du poète Maurice Rollinat, héritier littéraire de George Sand, la période la plus créative de l’histoire des peintres de la Vallée de la Creuse. L’Ecole de Crozant regroupe alors des peintres paysagistes qui travaillent sur les rives des deux Creuse et de ses affluents. Claude Monet y effectua un court séjour au printemps 1889 mais c’est à un autre impressionniste, Armand Guillaumin, que fut dévolu le rôle de faire le lien entre la vallée de la Creuse et les aspirations nouvelles de nombreux artistes qui suivront pendant environ un siècle (1850-1950). 

Les peintres postimpressionistes profiteront de ce paysage d’exception qui finira en partie submergé par la mise en eau, en 1926, du barrage d’Eguzon qui changea radicalement les proportions de la rivière. L’athmosphère poétique n’a cependant pas totalement disparu et il suffit d’y aller pour s’en convaincre.

Detroy

Boucles de la Creuse – Léon Detroy

Madeline

Moulin de la Folie – Paul Madeline

Le Bloc – Claude Monet

Alluaud

Le pont au-dessus de la Creuse – Eugène Alluaud

Monety

Soleil levant sur la Petite Creuse – Claude Monet

Références bibliographique
  • Atkins, Robert. Petit Lexique de l’Art Moderne 1848-1945 Abbeville. 1997
  • Brion, Marcel. Les peintres en leur temps. Ed. Philippe Lebaud. 1994
  • Brodskaïa, Nathalia.. Impressionnisme et post-impressionnisme. GEOART 2015
  • Clark, Kenneth. L’Art du paysage. Arléa. 2010
  • Ferrer, Jean-Marc. La photographie dans la Vallée de la Creuse au temps de l’impressionnisme (1875-1920) Les Ardents Editeurs. 2013
  • Laneyrie-Dagen, Nadeije. Le métier d’artiste ; dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012
  • Les peintres du Bas-Berry 1800-1950 Exposition Châteauroux – Les Cordeliers 1982
  • Rameix, Christophe. Impressionnisme et postimpressionnisme dans la Vallée de la Creuse. The Crozant School. Ed. Christian Pirot. 2012
  • Rameix, Christophe. L’Ecole de Crozant. Les peintres de la Creuse et de Gargilesse 1850-1950 Ed. Lucien Souny 1991
  • Sand, George. Promenades autour d’un village. Ed. Christian Pirot 1992



L’Ecole de Crozant et les Eaux Semblantes [1]

Il est probable que la notoriété de Louis Valton (1884-1958) ne dépassera pas, en tant que peintre amateur, le cadre du présent article, mais il nous donne l’opportunité de nous intéresser à une pléiade d’artistes paysagistes (plus de quatre cents…) qui, pendant environ un siècle (1850-1950), cherchèrent l’inspiration le long de la vallée de la Creuse et de ses affluents. Ils confrontèrent leur talent à un paysage complexe, dans un laps de temps assez court sur une aire géographique très restreinte, avant que la mise en eau (1926) du barrage hydro-électrique d’Eguzon ne vienne submerger, en partie, les gorges pittoresques. 

Louis Valton, mon grand-père, avait une entreprise de chemiserie à Argenton-sur-Creuse (Indre), jouxtant la rive droite de la rivière de telle sorte qu’il lui était aisé de consacrer ses loisirs à peindre des vues de la ville dénommée la « Venise du Bas-Berry » en référence à ses maisons à loggias, à balustrades et à ses « vieilles galeries » en bois surmontées d’ardoises et surplombant la Creuse près du Vieux Pont. 

Il s’inscrit ainsi, à son humble niveau non dépourvu de talent, dans un mouvement de la peinture de paysage qui s’est surtout intéressé à une portion de la Creuse en amont d’Argenton et dénommée, dès 1864, Ecole de Crozant du nom d’un promontoire rocheux situé entre la Creuse et son affluent la Sédelle et doté des ruines déchiquetées d’un château féodal.

La vallée de la Creuse et l’Ecole de Crozant

Les Vieilles Galeries d’Argenton-sur-Creuse (Indre) – Louis Valton (1884-1958) Huile sur toile – Collection privée.

C’est vers 1830, à la faveur de la peinture en tubes de zinc, de petites toiles déjà apprêtées et de légers chevalets de campagne, qu’apparaissent les premiers peintres de plein air (pleinairisme) et le développement du chemin de fer va leur faciliter l’accès à des sites inédits et éloignés, tels que la Bretagne avec son Ecole de Pont-Aven, mais aussi la Creuse avec son Ecole de Crozant.

Au même titre que Gustave Flaubert (1821-1880) et Maxime du Camp (1822-1894) ont pu contribuer à l’attractivité de la Bretagne après leur périple de 1847, la découverte de la vallée de la Creuse doit beaucoup à George Sand (1804-1876), la Dame de Nohant qui avait aussi une petite maison dans le village de Gargilesse (Indre) blotti dans sa petite vallée éponyme, et où elle appréciait les « promenades autour d’un village » (1857) dans la continuité de ses romans champêtres (1844).

C’est sur une cinquantaine de kilomètres d’une rivière tortueuse et encaissée, d’où la dénomination de Creuse, entre Anzême (Creuse) et Ceaulmont (Indre) qui domine la Boucle du Pin, que les peintres seront accueillis dans plusieurs villages dont Fresselines au confluent de la Petite et Grande Creuse. C’est là que séjourne en 1889 Claude Monet (1840-1926) à l’invitation du poète, musicien, chanteur et acteur Maurice Rollinat (1846-1903) qui, fuyant Paris et son tapage littéraire, s’y retire en 1883. 

C’est alors que, cantonnée dans le réalisme depuis 1850, la Creuse va être confrontée aux audaces impressionnistes consacrées par Armand Guillaumin (1841-1927). Les post-impressionistes suivront puis, en 1926, la mise en eau du barrage d’Eguzon va « étouffer les murmures, noyer les moulins, engloutir les escarpements abrupts et les grands rochers hiératiques » ; les artistes vont alors délaisser la vallée d’autant qu’à Paris les paysages ne sont plus au goût du jour. 

Claude Monet (1840-1926)

Les Eaux Semblantes, Effet de soleil – Claude Monet
Huile sur toile – Museum of Fine Arts Boston.

C’est à l’invitation de Maurice Rollinat que Monet arrive au bord de la Creuse en mars 1889 pour peindre « ce pays d’une sauvagerie terrible ». L’hiver creusois est encore là, le temps est exécrable mais Monet va s’acharner, comme il l’avait fait à Belle-Ile en 1886, à saisir les incessants changements de lumière qu’il pouvait rester des heures à observer en cherchant à « capter l’air et le vent ». Il produira ainsi des « séries », par analogie avec la photographie naissante. 

C’est depuis ses vues de la Gare Saint Lazare (1877) que Monet a compris l’intérêt pictural des séries, qu’il s’agisse de meules à Giverny (1891), des peupliers du bord de l’Epte (1892) ou de la cathédrale de Rouen (1894).

Il quitte la Creuse à la mi-mai 1889 pour n’y jamais revenir et sans avoir peint Crozant mais en emmenant avec lui au moins vingt trois toiles dont dix vues des Eaux-Semblantes correspondant au confluent des deux Creuse ; l’apparence tumultueuse de la rivière y est belle mais feinte et trompeuse, miroitante et changeante en permanence en fonction des heures de la journées de telle sorte que « les eaux vibrent et ne sont jamais traitées en peinture comme des masses désunies du paysage qui les domine ». C’est tout cela que Monet s’efforcera de représenter sous la forme d’un « papillotement lumineux » où « la forme se confond avec le coup de pinceau, les touches horizontales suggèrent le clapotis des flots ».

On peut y voir aussi, à l’angle du confluent, un gros rocher dénommé « le Bloc » peint par Monet qui fera en outre quatre vues d’un vieil arbre pour lequel il demanda au propriétaire d’enlever les jeunes pousses printanières afin que l’arbre garde son allure hivernale. Le temps que Monet cherchait à capturer avait été plus vite que lui.

Armand Guillaumin (1841-1927)

La Creuse et les ruines de Crozant – Armand Guillaumin
Huile sur toile, 72 x 99 cm. 1905 – Musée d’art et d’archéologie de Guéret.

D’origine modeste mais de caractère irascible et anarchiste, Armand Guillaumin côtoie Pissarro et Cézanne, se fâche avec Renoir, se lie d’amitié avec Paul Gauguin (1848-1903), Paul Signac (1863-1935) et Vincent Van Gogh (1853-1890) avant d’entrer en osmose avec la Creuse en 1892 après une expérience impressionniste d’une vingtaine d’année. En 1891, il gagne la somme énorme de cent mille francs à la loterie du Crédit Foncier. 

A partir de 1893, il loue régulièrement une maison à Crozant qui devient son site de prédilection puisqu’il en fera un demi-millier d’études et de tableaux au risque de lasser la demande et les marchands de tableaux inquiets des « sempiternelles Creuse ». 

Il produira des centaines de paysages de la Creuse, à toutes heures, sous tous les temps et à chaque saison. Guillaumin travaille selon des créneaux horaires très précis, tôt le matin et en fin d’après-midi et jamais au même endroit. Il lui arrivera d’inscrire au revers d’une toile le moment où elle a été exécutée comme Monet a pu le faire également sur des carnets de dessins. 

C’est ainsi que « les titres des œuvres précisent un lieu, une saison ou une heure du jour ». Il quitte à regret Crozant en 1924 et meurt, sans avoir cessé de peindre pendant soixante ans, près d’Orly sans revoir les gorges de la Creuse dont il redoutait qu’elles ne soient submergées par l’eau du barrage d’Eguzon, ce qui advint peu après sa mort.

Suite au prochain numéro



Nicolas Régnier (v. 1588-1667), peintre à Rome au début du XVIIe siècle

La première rétrospective mondiale de l’artiste au musée des Beaux Arts de Nantes (1) nous donne l’occasion de retracer l’atmosphère artistique de la Rome du premier tiers du XVIIe siècle. 

Nicolas Régnier naquit entre 1588 et 1593 à Maubeuge, alors en territoire flamand (rattaché à la France en 1678). Formé à Anvers par le peintre Abraham Janssens (1575-1632), cet homme « d’une double culture, flamand par la naissance, français par la langue », séjourna, avant de rejoindre Rome, à Parme à la cour des Farnèse en 1616-1617. Inscrit sur les stati d’anime de 1620 (registre des personnes ayant effectué la communion pascale, établi par le curé de la paroisse), il était sans doute présent dans la Ville éternelle dès 1617. Il y resta une dizaine d’années. Il habitait dans la paroisse Sant’Andrea delle Fratte en 1620-1621, puis de 1621 à 1624 dans celle de Santa Maria Del Popolo, le quartier de résidence de tous les peintres étrangers. En 1626, à priori sollicité par son ami Johann Liss, il quitta Rome pour Venise où il s’imposa comme portraitiste et marchand collectionneur. En 1644 il obtint de Louis XIV le brevet de peintre du roi et mourut dans la Sérénissime le 20 novembre 1667.

Rome, La patrie des peintres

« La patrie des peintres » offrait aux artistes venus des quatre coins de l’Europe, l’occasion unique de se perfectionner en copiant les antiques, d’étudier de visu les grands maîtres de la peinture italienne de la Renaissance et de découvrir le renouveau de la peinture des grands Bolonais (Carrache, Guido Reni, Dominiquin), enfin de voir les derniers fastes de la peinture « révolutionnaire » de Caravage, un melting pot favorable à l’émulation artistique. La Contre-Réforme fut à l’origine du renouvellement du décor des églises, Rome était en perpétuel chantier. Les papes, surtout Paul V Borghèse (pape de 1605 à 1621) et Urbain VIII (pape de 1623 à 1644) voulaient la magnifier et en faire le centre fastueux de la chrétienté. Les aristocrates (Corsini, Pamphili, Chigi), les cardinaux (Borghèse, Barberini, Médicis) couvraient les murs de leurs palais de peintures. Les jeunes artistes pouvaient ainsi espérer des commandes et vivre de leur art. Cependant Rome restait une ville dangereuse, les rixes étaient fréquentes. Nicolas Régnier vivait « dans un climat de violence peu ordinaire », plusieurs de ses compagnons furent mortellement blessés. Objet lui-même d’une agression, il reçut « un jet de pierre à l’origine d’une cicatrice près de l’œil droit ». 

Le séjour romain de Nicolas Régnier

Dès son arrivée à Rome, il devint membre de la Bent., une association où les artistes surnommés les Benvueghels (« oiseaux de la bande ») trouvaient entraide et émulation. Placée sous l’égide de Bacchus, Dieu du vin, mais aussi de l’inspiration, elle regroupait les peintres du nord de l’Europe. Lors de leur intronisation, il recevait un surnom, Nicolas Régnier, celui d’« homme libre ». 

Il côtoya Dirck van Baburen (« mouche à bière ») et David de Haen (†1622), le « peintre domestique » du marquis Vincenzo Giustiniani. Ce dernier, grand amateur de Nicolas Poussin, possédait à sa mort en 1658 une collection d’art antique, quinze tableaux de Caravage, treize de Jusepe Ribera et neuf de Nicolas Régnier. 

Celui-ci devenu à son tour « peintre domestique » de cet aristocrate à la mort de David de Haen fut admis le 20 octobre 1622 à la célèbre Academia di San Luca (créée en 1594) où il refonda l’enseignement du dessin, puis le 12 novembre 1623 à la congrégation des Virtuosi al Pantheon. L’Academia di San Luca réunissait les peintres au talent reconnu. Ils ne pratiquaient aucune activité commerciale au contraire des Bottegari qui possédaient une boutique. Toujours en 1623, il épousa Cécilia Bezzi, âgée de dix-neuf ans, la fille d’un procurateur. « Ce changement de statut correspond à un tournant de son œuvre ». 

La peinture à Rome dans le premier tiers du XVIIe siècle

Après la mort de Caravage en 1610, l’art Dal naturale domine la scène artistique romaine, une pratique picturale où s’allient puissance du clair-obscur, effet du réel plus que pur naturalisme et codes inédits de représentation. Joachim von Sandrart (1606-1688) dans son ouvrage majeur sur l’histoire de l’art considérait Bartolomeo Manfredi comme l’héritier direct de Michelangelo Merisi à l’origine d’un mythe qui persista jusqu’au début des années 2000. 

L’identification par Gianni Papi, en 2002, du Maître du Jugement de Salomon (attribution de Roberto Longhi) à Jusepe Ribera modifia notre vision historique sur le caravagisme romain entre 1610 et 1620. Ce dernier se trouvait à Rome dès 1606 (2) au moment où Caravage fuyait à Naples suite à l’assassinat de Ranuccio Tomassoni. 

Aujourd’hui plus de soixante-dix toiles sont attribuées au peintre espagnol. Les œuvres caravagesques de Valentin de Boulogne présent à Rome dès 1614 (†1632), de Dirck Baburen (retour à Utrecht en 1620) et de David de Haen (†1622) se référencient aux compositions romaines de Jusepe Ribera qui occupe désormais une place centrale dans la diffusion de l’art de Caravage. 

Nous connaissons mal les débuts de Bartolomeo Manfredi (1582-1622). La Colère de Mars commandité par Giulio Mancini (son biographe) missionné par Agostino Chigi, est la deuxième œuvre dont nous avons avec certitude la date, 1613. Méconnu, il ne devint célèbre qu’après le départ de Jusepe Ribera pour Naples. Ce n’est qu’à partir de 1617 que « ses œuvres furent recherchées et imitées par les artistes franco-flamands attirés auparavant par Jusepe Ribera et ses imitateurs ». L’étude des compositions de Bartolomeo Manfredi montre qu’il ne fut pas insensible à l’art de l’espagnol.

Nicolas Régnier adepte de la pittura dal naturale puis de Guido Reni (1575-1642)

Nicolas Régnier adopta d’emblée la pittura dal naturale dans l’un de ses premiers tableaux, Soldats jouant aux dés la tunique du Christ (1620) : plusieurs personnages à mi-corps sont rassemblés dans un espace clos à la manière de Bartolomeo Manfredi. Le personnage de gauche fixe le spectateur. D’un geste de la main, il l’invite à participer à la scène et à réfléchir sur l’iconographie de l’œuvre. Le tissu brunâtre posé sur la table évoque la tunique du Christ. Ce n’est plus une simple partie de dés, mais un épisode de la Passion du Christ. En associant sacré et profane, il s’inspire de Caravage en ajoutant une note triviale par le soldat qui fait claquer son ongle avec ses dents. Avec Le Faune ou Le Bacchus faisant le geste de la fica (vers 1622-1623), le « doigt » d’aujourd’hui, dirigé vers le regardant, il porte l’injure à son paroxysme. Ce geste obscène doit son nom à la figue, l’un des attributs privilégiés de Bacchus. Son mariage, le rejet par Urbain VIII (élu pape en 1623) et la cour papale de l’art « vulgaire » du caravagisme, modifièrent sa manière de peindre. Le retour au « beau idéal » prôné par Guido Reni et les Bolonais fut à l’origine d’une « relecture du naturalisme caravagesque, le caravagisme de séduction » selon la formule de Jean-Pierre Cuzin : « un mélange de naturalisme et d’idéalisation déploie le nouveau vocabulaire du delectare » caractérisé par la recherche d’un lyrisme décoratif. L’Allégorie de la Vanité ou Pandore et L’Allégorie de la Sagesse en sont l’un des meilleurs exemples. 

Le 6 juin 1626, comme l’indique sa présence à la corporation des peintres de la ville, la Fragilia dei Pittori, il résidait à Venise pour ne plus la quitter. Pendant cette longue période de quarante ans après avoir introduit le naturalisme de Caravage et l’idéal classique de Guido Reni, Nicolas Régnier s’imposa comme un des acteurs majeurs du milieu artistique vénitien, à la fois peintre, expert et collectionneur.

(1) Nicolas Régnier, l’homme libre (1588-1667), Nantes, musée des Beaux-Arts, 1er décembre 2017 au 11 mars 2018.

(2) Jusepe Ribera dit alors qu’il se trouvait à Naples le 7 novembre 1616 : « Je laissais Valence ma patrie, je me rendis à Rome pour apprendre à peindre, j’y demeurais dix ans »

Les ouvrages de références

1/ Nicolas Régnier, l’homme libre (1588-1667), Annick Lemoine, dir., Adeline Collange – Perugi, dir., cat. expos. Nantes, musée des Beaux-Arts, 1er décembre 2017-11 mars 2018, Paris, Liénart, 2017, 271 p.
2/ Lemoine Annick, Nicolas Régnier (ca 1588-1667), Paris, Arthena, 2007, 448 p.
Pour compléter :
3/ Bonnefoy Yves, Rome 1630, Paris, Champs arts Flammarion, 2012 (1ère éd., 1970), 288 p.
4/ Haskell Francis, Mécènes et peintres. L’art et la société au temps du baroque italien, Paris, Gallimard, 1980, 800 p.
5/ Richefort Isabelle, Le métier, la condition sociale du peintre dans la première moitié du XVIIe siècle. Thèse de doctorat d’histoire de l’art, sous la direction d’Antoine Schnapper, Université de Paris IV- Sorbonne, 1989, 416 p.
6/ Thuillier Jacques, « Il se rendit en Italie…Notes sur le voyage à Rome des artistes français au XVIIe siècle », Il se rendit en Italie. Etudes d’histoire de l’art offerte à André Chastel, Paris, Rome, Flammarion, Edizioni dell’Elefante, 1987, p. 321-36.
7/ Valentin de Boulogne. Réinventer Caravage, Keith Christiansen, dir., Annick Lemoine, dir., cat. expos., New-York, Métropolitan Museum of Art, 7 octobre 2016-22 janvier 2017, Paris, musée du Louvre, 22 février-22 mai 2017, Paris, Louvre, 268 p. 




Le parcours mystérieux et chaotique de l’Apollon du Belvédère [2]

[2] L’auteur, le lieu de destination, l’origine de sa découverte ne reposent que sur des hypothèses.

Deux courtes mentions interpellèrent les historiens pour en trouver l’auteur : Pline l’Ancien dans son Histoire naturelle indiquait qu’un aigle ravissant Ganymèdes et un Apollon ceint du diadème étaient du sculpteur Léocharès (XXXIV, XIX, 29). Pausanias dans sa Description de la Grèce avait vu deux statues d’Apollon placées devant le temple d’Apollon dit Patroôs dans l’Agora d’Athènes (I,III,4) : une de Léocharès et l’autre de Calamis (1). Selon Pline l’Ancien le sculpteur Leocharès était actif à Athènes « dans la 102e Olympiade » (entre 377 et 368 av. J.-C). Or il était décrit comme un jeune homme dans la XIIIe lettre platonicienne, vers 365 av. J.-C.

En se basant sur la composition centrifuge évocatrice des années 330 av. J.-C. et les caractéristiques de ses attributs, l’historien d’art Erica Simon attribue l’Apollon du Belvédère comme étant la copie en bronze de l’Apollon sculpté par Léocharès. Mais la méconnaissance de l’œuvre de cet artiste rend très hypothétique cette attribution. De plus les sandales portées par le dieu jettent le trouble. Elles ne peuvent remonter avant le IIIe, voire avant le IIe siècle av. J.-C. Il pourrait s’agir, en fait, d’une composition romaine originale.

Le texte de Pausanias nous invite à destiner cette sculpture au culte d’Apollon Patroôs. Les fouilles archéologiques de l’Agora mirent en évidence l’existence de plusieurs temples successifs. Le premier sanctuaire archaïque édifié par Pisistrate daterait du VIe siècle av. J.-C. et serait au mythe d’Apollon Patroôs (2). Les Perses détruisirent ce premier temple en 480/479 av. J.-C. Athènes, après sa défaite contre Sparte en 404 av. J.-C (construction du deuxième temple) et contre Philippe de Macédoine en 338 av. J.-C. (élévation du troisième temple), développa ce mythe de son glorieux passé. À côté du culte à caractère privé des Phratères, le dieu était honoré lors des grandes fêtes de la cité dans un temple public élevé aux frais de l’État. L’indigence des sources ne permet pas de connaître la teneur du culte public. Situé dans la zone ouest de l’agora, le dernier temple du IVe siècle, étudié en 1937, d’ordre ionique, tetra ou hexastyle, in antis, fut élevé sur l’instigation de Lysurgue entre 338 et 325 av. J.-C. Un kouros, sans doute la statue cultuelle du premier temple, une figure féminine assise provenant du fronton du dernier temple et une sculpture du IVe siècle av. J.-C. dite d’Apollon Patroôs attribuée à Euphranor (parfois donnée à Léocharès), furent découverts à proximité de ce sanctuaire. Cette dernière sculpture proviendrait de la cella de ce temple.

Pirro Ligorio, entre 1568 et 1583, suggéra que l’Apollon venait d’être mis au jour à Anzio (Antium), ville proche de Rome. Le transfert à Rome d’œuvres originales grecques était devenu habituel à la suite de l’expansion romaine dans le bassin oriental de la Méditerranée.

L’empereur Néron appréciait les œuvres du passé grec. Il les disposait dans ses palais, notamment dans la Domus Aurea à Rome. Dans ce contexte, si le transfert de l’Apollon à Antium dans l’immense villa que Néron avait fait construire en bord de mer est envisageable, aucun document ne l’atteste. Le lieu de sa découverte demeure toujours incertain. Après un silence de plus de 1 500 ans, il réapparait brutalement à la Renaissance pour faire d’emblée l’admiration des amateurs.

Un court voyage à Paris et son retour au Vatican

A la suite de la campagne d’Italie de 1796, le général Bonaparte imposa des conditions d’armistice. Le 23 juin, celui de Bologne exigeait du pape la remise de cent objets d’art et de cinq cents manuscrits. Le traité de paix qu’il signa à Tolentino en février 1797 renouvela l’indemnité en objets d’art.

Les commissaires et les artistes envoyés à Rome le 29 juillet 1796 sélectionnèrent les plus prestigieuses sculptures : l’Apollon du Belvédère, le Laocoon, et le Torse du Belvédère, Melpomène et le tireur d’épine. De Livourne les caisses embarquées dans la frégate le Sensible, puis entreposées en Arles, parvinrent à Paris le 15 juillet 1798.

Les 27 et 28 juillet, un cortège triomphal de chars défila du Musée d’histoire naturelle au champ de Mars. Une peinture d’Antoine Béranger (1785-1862) d’après un dessin à la plume d’Achille Valois (1785-1862) sur la panse d’un vase en céramique au musée de Sèvres en garde la mémoire (3). Une Notice des Statues, bustes et bas-reliefs décrivait chaque œuvre entreposée dans la galerie des Antiques du Musée central des Arts. La note 145 de l’Apollon Pythien, dit l’Apollon du Belvédère, après un texte insistant sur sa destruction du monstre Python, citait le lieu de sa découverte, son acquisition par le futur Jules II et l’origine possible du marbre. L’auteur, Enrio Quirino Visconti, « le pape de l’antiquité », considérait toujours qu’il s’agissait d’un original grec.

Sur la plaque en cuivre de fondation de l’Apollon du Belvédère au Musée central des Arts se trouvait l’inscription suivante : « La statue d’Apollon, qui s’élève sur ce piédestal, trouvée à Antium sur la fin du XVe siècle, placée au Vatican par Jules II, au commencement dit XVIe, conquise l’an V de la République par l’armée d’Italie, sous les ordres du général Bonaparte, a été fixée ici le 21 Germinal an VIII, première année de son Consulat ». Au revers est cette autre inscription : « Bonaparte, Ier Consul. Cambacérès, IIe Consul, Lebrun, IIIe Consul, Lucien Bonaparte, ministre de l’Intérieur ». En 1815, après les défaites de l’Empire, l’Apollon retourna à Rome au Musée du Vatican dans la salle de l’Octogone de la cour du Belvédère où il se trouve encore aujourd’hui sous une niche entre le Persée et le Laocoon.

De nombreuses inconnues subsistent : si nous sommes à peu près certain, à ce jour, qu’il s’agit d’une copie ou d’une adaptation romaine d’un bronze grec de la fin de l’époque classique (soit vers 330-320), des voix s’élèvent pour le considérer comme un original romain. L’auteur du bronze, peut-être Léocharès, son lieu de destination sur l’agora d’Athènes sans doute le temple de Patroôs et sa présence éventuelle dans la villa de Néron à Antium jusqu’à sa redécouverte à la fin du XVe siècle, ne sont que des hypothèses basées sur des écrits sommaires. Comment est-il arrivé dans le jardin du cardinal della Rovere à Saint-Pierre-aux-Liens à Rome ? le mystère persiste ! Il semble avoir été remarqué dès les décennies précédentes remettant en cause l’écrit de Pirro Ligorio. Ensuite jusqu’à aujourd’hui, nous suivons plus facilement sa trace.

Christian Zicarelli

Eva Mesko, étudiante en Master 2 Histoire de l’Art, Paris IV La Sorbonne.

(1) L’Apollon Alexicacos vu par Pausanias peut difficilement être la sculpture de Calamis (actif entre – 470 et – 440). Ce surnom, du dieu vient, disent les Athéniens, de ce qu’il leur indiqua, par un oracle rendu à Delphes, les moyens de faire cesser la peste dont ils étaient affligés en même temps que la guerre du Péloponnèse. (Pausanias 1.3.4).
(2) Ion, le fils d’un étranger Xouthos et de Creuse de famille athénienne eut quatre fils, les quatre fondateurs des tribus d’Athènes. Euripide dans sa pièce Ion, pour donner un ancêtre prestigieux à la ville remplaça Xouthos par Apollon Pythios (ancêtre des Ioniens) et Platon dans l’Euthydème, Pythios par Patroôs.
(3) En fait les sculptures entreposées dans des caisses n’étaient pas visibles. 

Bibliographie

1/ Ackerman JS, The Cortile del Belvedere, Cité du Vatican, 1954, p. 153.

2/ Clarac F (de), Maury A., Musée de la sculpture antique et moderne, 1841, Paris, p. 198.

3/ Cooper J. F., Excursions in Italy, Londres 1838, I, p. 188-189.

4/ Farington J., The diary of Joseph Farington, Londres, Kenneth Garlick et Augus Macintyre, II, 1978, p. 442.

5/ Flaxman J., « Report from the Select Committee on the Earl of Elgin’s Sculptured Marbles », in The Elgin Marbles from the Temple of Minerva, Londres, 1816, p. 29.

6/ Haskell F, Penny, N., Pour l’amour de l’antique. La statuaire gréco-romaine et le goût européen 1500-1900, traduit de l’anglais par François Lissarrague, Paris, Hachette, 1988, p. 176.

7/ Lanzac de Laborie L de), « Le Musée du Louvre au temps de Napoléon d’après des documents inédits », in Revue des Deux Mondes, tome X, 1912, p. 611-612.

8/ Matthews H, The Diary of an Invalid : Being the journal of a tour in pursuit of health in Portugal, Italy, Switzerland and France in the years 1817, 1818 and 1819, Londres, A & W Galignani 1825 (1ére éd. 1820), p. 215.

9/ Pietrangeli C, Montebello P (de), The Vatican Collections. The Panacy and Art. The Metropolitan Museum of Art, cat. expos. New-York, The Metropolitan Museum of art, 26 février-12 juin 1983, Chicago, The Art Institute, 21 juillet-16 octobre 1983, San Francisco, The Fine Arts Museums, 19 novembre 1983, 19 février 1984, New York, Harry N. Abrams, 1983.

10/ Schutter X (de), Le culte d’Apollon Patrôos à Athènes », L’antiquité classique, 56, 1987, p. 103-129.

11/ Winckelmann J. J., Histoire de l’art chez les anciens, volume 3, Paris, p. 357.




Le parcours mystérieux et chaotique de l’Apollon du Belvédère [1]

L’Apollon du Belvédère, sculpture romaine en marbre de l’époque d’Hadrien, reproduction d’une effigie en bronze vers – 330 av. J.-C., se trouve  sous une niche dans l’octogone de la cour du Belvédère au Vatican. Cette statue de taille supérieure à l’être humain (2,24 m [h]), très souvent gravée et reproduite, fut l’objet de nombreux écrits, notamment aux XVIIIe et XIXe siècles. Admiré comme l’une des merveilles de la statuaire antique grecque, Johann Joachim Winckelmann le décrivit à plusieurs reprises avec emphase. Cependant son historiographie demeure encore aujourd’hui très méconnue.

Une découverte de la Renaissance 

Nous devons attendre le début du XVIe pour découvrir son existence dans le guide le plus célèbre de la Rome antique, L’Opusculum de mirabilibus novae & veteris urbis Romae de Francesco Albertini : « que puis-je dire de la très belle statue d’Apollon, qui je peux le dire semble vivante et que votre sainteté a transféré au Vatican ». L’auteur, chanoine de la basilique Saint-Laurent à Florence, aumônier du cardinal Fazio Santoro à Rome, fut élevé au titre de cardinal par le pape Jules II le 1er décembre 1505. Vers 1491 parut dans le codex Escurialensis, (1) publié vers 1508-1509, la première reproduction de l’œuvre. Ce recueil de dessins indiquait que la statue se trouvait dans le jardin du cardinal Giuliano della Rovere, le futur pape Jules II à San Pietro in Vincoli, dont il était le titulaire depuis 1471. En fait l’Apollon servit de modèle à Andrea del Castagno dans les années 1450 lorsque cet artiste peignit son David en citant l’attitude de la sculpture (David vainqueur de Goliath, tempera sur toile, Washington National Gallery of art). Pier Jacopo Alari Bonacolsi (v.1460-1528) dit l’Antico, qui avait reproduit plusieurs statues antiques pour le studiolo d’Isabelle d’Este, en fit une réduction en bronze, sans doute vers 1498, aujourd’hui à la Ca d’Oro à Venise.

Une installation symbolique dans la cour du Belvédère

Le pape Jules II, grand amateur d’antiquité, l’installa au Vatican dés 1509, puis dans la cour du Belvédère vers 1511. L’aménagement de celle-ci confié à Donato Bramante à partir de 1506 connectait le palais du Vatican à la villa du Belvédère par une série de terrasses. Dès 1503, Jules II amassa une immense collection de sculptures antiques dont le Laocoon et ses fils et le Torse du Belvédère. Il les plaça dans des niches donnant sur la cour. La gravure à l’eau forte de Marc-Antonio Raimondi (1474-1534) du Metropolitan Museum of Arts à New-York en 1530-1534 et celle sur cuivre d’Antonio Lafreri à la Bibliothèque nationale de France en 1550-1552 en apportent la preuve et donnent l’image de la figure de l’Apollon lors de sa découverte. Toute une symbolique liée à la présence de cette statuaire fut orchestrée par Jules II. Le palais du Belvédère est implanté sur la colline du Vatican, l’endroit, selon le Liber Pontificalis, (2) où aurait été crucifié saint Pierre. Au vers 33 du poème l’Antiquaria Varia Urbis, Andreas Fulvius indiquait qu’en ce lieu un sanctuaire était dédié au dieu Apollon :  « Vaticanus apex, Phoebo sacratus, ubi olim auguria hetrusci vates captare solebant ». L’empereur Constantin y érigea sous le pape Silvestre I (314-355) une basilique consacrée à saint Pierre. Elle gardait le sarcophage où reposait le corps du Saint. En replaçant cette statue d’Apollon dans la cour du Belvédère le souverain pontife donna une expression visuelle à cette tradition. Sa commande à Raphaël de la fresque d’Apollon au Parnasse dans les Stanze di Raffaelo au palais du Vatican participe de cette même symbolique. En concevant un jardin arboré entouré de statues antiques, il recréa l’antique viridarium. En 1532-1533, à la demande du pape Clément VII, l’Apollon subit une restauration. A l’époque il importait de rétablir les manques. Le sculpteur Giovanni Agnolo Montorsoli (1507-1563), compagnon de Michel-Ange, ajouta la main gauche, modifia l’avant-bras droit avec une main ouverte détournée du corps, et allongea le support pour que la main droite puisse s’y appuyer (cette main était attachée à l’origine à la cuisse supérieure, comme le prouvent les puntello survivants).

Ces modifications furent gravées et dessinées sans commentaire jusqu’au XIXe siècle. En 1924-1925 Guido Galli lui redonna son aspect primitif. Depuis 1981, l’Apollon est à nouveau autoportant et la pause ajustée avec précision : la statue penche maintenant au niveau de la tête de 50 mm environ. Quelques semaines après son élection en 1566, le pape Pie V annonça que la collection des sculptures de la cour du Belvédère allait être dispersée, « Il ne convenait pas au successeur de saint Pierre de conserver chez soi de telles idoles ». A sa mort en 1572, pas une statue jugée de premier ordre n’avait quitté la cité. Caché par des volets de bois en raison de sa nudité « indécente » l’Apollon resta en place jusqu’au traité de Tolentino en 1798.

Depuis sa « redécouverte » à la fin du XVe siècle jusqu’en 1850 : une des plus merveilleuses sculptures du monde, une « beauté idéale »

L’Apollon du Belvédère considéré comme une statue antique grecque originale fut admiré pendant trois siècles. La seconde description du savant allemand, Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) montre l’engouement provoqué par cette œuvre : « de toutes les statues antiques qui ont échappé à la fureur des barbares et à la main destructrice du temps, la statue d’Apollon est sans contredit la plus sublime. On dirait que l’artiste a composé une figure purement idéale […] Son attitude annonce la grandeur divine qui le remplit […] Dans les traits de l’Apollon du Belvédère, on trouve les beautés individuelles de toutes les autres divinités réunies […]. Pour le poète, écrivain et théoricien de l’esthétique allemand Johann Christoph Friedrich Schiller « aucun mortel ne peut décrire ce mélange céleste d’accessibilité et de sévérité, de bienveillance et de gravité, de majesté et de douceur ». Le peintre Raphaël Mengs (1728-1779), le premier, émit des doutes. Avant sa mort, il affirma que l’Apollon était une copie romaine faite d’un marbre italien, en total désaccord avec le célèbre antiquaire romain Enrio Quirino Visconti. Après dix ans d’âpres échanges, le géologue et minéralogiste Déodat de Gratet de Dolomieu (1750-1801) trancha en faveur de l’Italie. Le sculpteur et dessinateur anglais, grande figure du néoclassicisme britannique, John Flaxman « était certain qu’il s’agissait d’une copie, au contraire du Thésée du Parthénon ». Pour Henry Mathews membre du King’s College de Cambridge dans son journal The diary of an Invalid « le style de finition n’a certainement pas l’air d’un original ». A la fin de la première moitié du XIXe siècle l’affaire était entendue : le « soupçon » que cette œuvre soit une copie se « chuchote si fort que tout le monde peut l’entendre ». Le 14 décembre 1795, le même John Flaxman affirmait qu’il s’agissait « d’une copie en marbre d’un original de bronze […] les plis du devant de la statue sont probablement une exacte imitation de l’original et ne correspondent pas à ceux de l’autre face ». Il restait à en découvrir l’auteur.

Christian Zicarelli

Eva Mesko, étudiante en Master 2 Histoire de l’Art, Paris IV La Sorbonne.

(1) Le codex Escurialensis arriva en Espagne vers 1509-1510. Daté habituellement de 1491 (fol. 50v.) il servit de source mythologique et d’ornement architectural lors de la construction du château de la Calahorra (Sierra Nevada) de 1508 à 1509 par le marquis Don Rodrigo Vivar y Mendosa (il se trouvait à Rome de 1506 à 1508).
(2) Chronologie des papes du IVe au XIe siècles.

 




La tempête de Giorgione (1478-1510) ou la singularité de l’éclair

A Venise, à l’automne 1510, quand meurt prématurément de la peste,  Zorzi (en dialecte vénitien) de Castelfranco dit « le grand Giorgio » ou Giorgione (1477 ou 1478-1510), avec lui disparaît l’une des figures les  plus énigmatiques de l’art italien « entre existence et inexistence ».  

 

Comme la peinture toscane, la peinture vénitienne est issue de la tradition byzantine mais elle est imprégnée de la luminosité particulière de Venise nimbée d’une atmosphère adoucie par l’évaporation de la lagune qui, en revanche, s’est avérée peu favorable aux fresques, incitant à y substituer des toiles monumentales (teleri) puis des tableaux de chevalet destinés aux plaisirs intellectuels au début du Cinquecento. C’est ainsi que La Tempête de ce peintre éphémère que fût Giorgione nous présente « une atmosphère de musique et de poésie qui laisse au spectateur une entière liberté d’interprétation quant à la scène représentée ». A cette époque, il semble que nul autre que Giorgione, à la fois peintre et musicien, n’aurait pu saisir avec un tel raffinement ces sensations fugitives et subtiles laissant libre cours à de multiples interprétations mythologiques ou allégoriques qui donnent finalement « l’impression de s’annuler l’une à l’autre à l’infini ». Il en résulte qu’il s’agit  d’une toile ne nécessitant, peut-être, « aucun décodage »  en nous laissant dans un exceptionnel « état de réceptivité émotive ». L.-F. Garnier

Nous ne connaissons rien de la vie de Zorzi de Castelfranco, ni de son activité jusqu’à la première référence le concernant en date du 1er juin 1506 sous forme d’une inscription au dos de Laura (Kunsthistorisches Museum Vienne). Il nous faut faire confiance au peintre et biographe Giorgio Vasari (1511-1574)  pour savoir qu’il naquit d’une famille modeste à une cinquantaine de kilomètres de Venise, à Castelfranco di Veneto ; là  se trouvent  les fresques de la « Casa Giorgione » et surtout, dans l’église San Liberale, la Pala (1)  di Castelfranco représentant une Vierge à l’Enfant avec Saint François et Saint Nicaise, l’une des rares œuvres qui lui soit clairement attribuée. La date de naissance de Giorgione est  d’autant plus imprécise qu’à Venise l’année commençait alors ab incarnatione Christi, le 25 mars. il put être apprenti (v.1490) et  former son esprit, forma mentis, chez Giovanni Bellini (1430-1516).

Ce dernier demanda, en novembre 1508, qu’une commission de peintres incluant Vittore Carpaccio (v.1460-v.1526) fasse que Giorgione soit  correctement rétribué  pour sa fresque de la façade donnant sur le Grand Canal du Fondaco dei Tedeschi (2), l’autre façade ayant été peinte par Titien (v.1485-1576).  Il ne reste malheureusement presque rien de cette fresque détruite par l’air marin de la lagune et encore moins d’une peinture sur toile de grande dimension (teler) commandée en 1507 pour la salle du Conseil des Dix dans le  palais des Doges, détruite par un incendie en 1577. C’est dire la renommée du maistro  Giorgione de son vivant mais aussi la rareté de ses œuvres au hasard des attributions dans le cadre d’une fortune critique pleine d’incertitudes.

Une première description de ses œuvres fut faite dans un document  manuscrit rédigé dans les années 1520-1540 par un patricien vénitien collectionneur, Marcantonio Michiel (1484-1452) précurseur en tant que « connaisseur »  en la matière. Dès le milieu du XVIe siècle, les attributions s’avéraient délicates car Sebastiano del Piombo (v.1485-1547) et Titien  durent terminer des œuvres laissées inachevées par la mort prématurée du maître. Vasari nous dit en effet que sa mort « fut une grande perte rendue supportable grâce à deux excellents élèves : Sebastiano qui allait devenir frère del Piombo à Rome et Titien qui non seulement l’égala mais le surpassa. »

Giorgione et  l’élite cultivée de Venise 

C’est de façon posthume, à partir de 1548, qu’apparaît le nom de Giorgione dans le Dialogo della Pintura de Paolo Pino en hommage à « sa belle allure jointe à la noblesse de son âme ». Ce personnage mythique, qu’on dit mort de la peste par amour en embrassant sa fiancée malade, était  à la fois « beau, courtois, excellent musicien » et  peintre exceptionnel  de telle sorte que « ses chants et son luth le faisaient rechercher pour les concerts et les parties de plaisir de la noblesse vénitienne ».

Taddeo Contarini vit chez Michiel en 1525, les Trois philosophes (Kunsthistorisches Museum Vienne) et chez Gabriele Vendramin (mort en 1552), probable commanditaire de La Tempête, une toile dénommée Portrait de la famille Vendramin. Ces tableaux, en sus d’une remarquable collection de dessins, de peintures flamandes et de statues antiques, se trouvaient dans une des résidences de la famille, la Ca’Vendramin di Santa Fosca. Le caractère ésotérique de ces peintures ou « allégories absconses », le plus souvent réservées à un cercle d’érudits vénitiens fortunés faisant office « d’inspirateurs iconographiques sinon de commanditaires » fit que même Isabelle d’Este (1474-1539), la raffinée marquise de Mantoue, ne put acquérir une « Nuit  très belle et singulière » lorsqu’elle apprit la mort de l’artiste car les possesseurs ne voulaient pas s’en séparer. Il est possible que Giorgione ait rencontré Leonard de Vinci (1452-1519) qui l’aurait initié au sfumato (3) lors d’un bref passage à Venise (1500) et Albrech Dürer (1471-1528) au cours de son second séjour à Venise (1505-1507), de telle sorte que l’un et l’autre purent l’influencer.

La représentation de la Nature associée aux plaisirs bucoliques témoigne alors d’un engouement des riches vénitiens pour l’arrière-pays, la terraferma, où ils aimaient séjourner dans des domaines agricoles sur le modèle des futures villas palladiennes permettant de joindre l’utile à l’agréable. Le paysage joue alors un rôle important en tant que « miroir des émotions humaines ». Cet engouement pour la vie rustique était renforcé par la littérature de l’époque.

La Tempête

La Tempête (huile sur toile de lin 80 x 73 cm peinte vers 1505-1506) nous montre « l’étrange détachement » de deux personnages qui semblent s’ignorer l’un l’autre, dans un paysage champêtre doté de ruines improbables à l’orée d’une ville. Il s’agit de l’un des tableaux les plus mystérieux de l’Histoire de l’Art, « à présent comme hier », non seulement pour le spectateur et « l’érudit qui a tout intérêt à rester silencieux » mais aussi, semble-t-il, pour le commanditaire qui n’en donnait pas une explication convaincante, voire même pour le peintre lui-même puisque la radiographie a montré un repentir sous le personnage masculin ; on y voit une femme nue trempant apparemment  ses pieds dans le miroir d’eau à gauche,  et les réflectographies (2001) ont montré bien d’autres petites corrections. Ceci pourrait témoigner du fait que Giorgione changea radicalement d’avis en cours d’exécution, excluant ainsi l’hypothèse d’un thème précis préalable.

Il serait présomptueux de vouloir en donner une explication rationnelle et nous pouvons encore moins expliquer d’où vient sa « puissance magique ». La symbolique des personnages demeure incertaine, qu’ils soient issus de l’Ancien Testament (Adam et Eve chassés du paradis ou Moïse trouvé au bord du Nil) ou de la mythologie gréco-romaine tel que Pâris abandonnant la nymphe. Il semble plus simple d’en rester, comme beaucoup d’auteurs, à l’illustration d’un poème pastoral ou poesia qui était alors un nouveau genre de peinture en référence à l’Arcadie (4) cette région idyllique de la Grèce antique. L’expression du paysage est facilitée par « l’espacement latéral des personnages »  avec,  au sein d’un ciel  d’orage à l’atmosphère vaporeuse et menaçante, la survenue d’un éclair, peut-être « le vrai protagoniste de la scène » car considéré comme  très difficile à peindre, « irreprésentable », à l’instar de l’antique peintre grec Apelle (IVe siècle avant J.-C.) renommé pour le réalisme de ses compositions ; l’éclair  symboliserait , outre la colère divine ou la chute de Troie selon la version retenue, la brièveté de l’instant  dans la continuité d’une représentation de plus en plus fragmentaire du temps après que Giovanni Bellini ait illustré les changements des saisons puis les différents moments de la journée.

La scène se situe dans les quelques secondes qui précèdent le tonnerre qui fera peut-être s’envoler le héron (?) sur le toit dont une partie s’est effondrée et qui devrait inciter les personnages à se mettre à l’abri de l’orage qui arrive. Une femme nue est assise sur un talus et nous regarde avec insistance tout en donnant le sein à un jeune enfant ; seules ses épaules sont couvertes par un pan du linge blanc sur lequel elle est assise, avec un voile transparent sur ses cheveux blond sombre. Il est bien difficile de considérer que cette blonde « vénitienne » à la peau claire mérite le qualificatif correspondant à la première description du tableau en 1530 par Marcantonio Michiel sous la dénomination  « Le petit paysage avec l’orage, la bohémienne et le soldat » ce dernier devenant  un berger lors d’un inventaire en 1569 dès lors que,  si le menton volontaire, le court pourpoint rouge ou zipon et le  haut-de-chausse à crevés évoquent une attitude militaire, son bâton sans pointe semble être plutôt celui d’un berger.

Louis-François Granier

(1) Terme italien désignant un tableau d’autel et plus particulièrement au XVIe siècle lorsque  les retables à volets disparaissent.

(2) Fondaco dei Tedeschi ou Comptoir des Allemands près du pont du Rialto alors en bois comme représenté par Carpaccio : entrepôt de marchandises réservé aux marchands du nord de l’Europe mais propriété de la Seigneurie ;  détruit par un incendie dans la nuit du 27 au 28 janvier 1505 avec une perte estimée comme supérieure à celle de  la ville d’Anvers, sa reconstruction était terminée  dès 1508.

(3) sfumato : technique consistant à superposer plusieurs fines couches de peinture afin de produire un effet vaporeux et estompé  donnant au sujet des contours volontairement imprécis

(4) L’Arcadie de Jacopo Sannazzaro (v.1455-1530), roman en prose et en vers (1504), eut une grande influence sur le genre pastoral et la conception du paysage dans la peinture vénitienne du début du Cinquecento.

Bibliographie

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Lucas Cranach l’Ancien ou l’histoire d’une amitié fervente

Le 31 octobre 1517, le moine Augustin Martin Luther (1483-1546) placarde ses quatre-vingt-quinze thèses réformatrices, critiquant les indulgences (*), sur la porte de l’église du château de Frédéric III le Sage (1463-1525), duc de Saxe et prince-électeur (**), grand collectionneur de reliques. 

Le château se situe à Wittenberg, au bord de l’Elbe, ville de Saxe-Anhalt en Allemagne, enrichie par les mines d’argent et dotée d’une université depuis 1502. Luther fut transféré d’Erfurt à Wittenberg en 1508 pour y enseigner la théologie. S’il est plausible que Luther ait placardé lui-même ses thèses, il les a surtout envoyées à Albert de Brandebourg, archevêque de Mayence, qui administrait la distribution des indulgences dans son évêché en lien avec les banquiers Fugger. Les thèses de Luther furent transmises à Rome, mais c’est sans attendre la réponse du Saint-Siège qu’elles sont imprimées et diffusées en quelques semaines dans toute l’Allemagne.

La réponse du Pape Léon X (1475-1521) ne se fait pas attendre ; dans sa bulle Exsurge Domine (Lève-toi, Seigneur) le pape condamne 41 des propositions de Luther et lui ordonne de se soumettre à l’Eglise. Luther refuse et faisant fi de l’anathème, jette publiquement la bulle papale au feu ; il est excommunié le 3 janvier 1521 et comparaît devant l’assemblée du Saint-Empire Romain Germanique, la diète, réunie à Worms en avril 1521 ; il persiste dans ses convictions, lui qui changea son nom de Luter en Luther par analogie avec eleutheros (celui qui est libre et cesse d’être esclave).

Mis au ban de l’empire, Luther est protégé par le prince électeur dans son château de la Wartburg en Thuringe de mai 1521 à mars 1522. Convaincu que seule l’écriture sainte « sola scriptura » peut régler la vie du croyant, il va traduire, tout en l’interprétant, le Nouveau Testament du latin en allemand pour le rendre accessible à ses contemporains. La Réforme gagne peu à peu l’Allemagne et aura des répercussions sur l’art religieux avec un mouvement iconoclaste qui aboutit à la fin de la peinture religieuse dans les pays réformés où « les arts sont gelés » (Erasme). C’est dans ce contexte que le peintre Lucas Cranach (1472-1553) dit l’Ancien devient un partisan mais aussi l’ami de Luther dont il fait la connaissance à Wittenberg. Il va contribuer activement au développement d’une iconographie protestante.

On ne connaît presque rien de la formation artistique de Lucas Maler dit Cranach l’Ancien né le 4 octobre 1472 à Kronach, petite ville allemande de Haute-Franconie, d’où provient son nom. Son père Hans aurait été peintre comme le suggère le patronyme de Maler (peintre). C’est probablement après s’être formé dans l’atelier paternel qu’il séjourne à Vienne (1502-1504), où il rencontre des humanistes dont il peint les portraits. Il s’établit en 1505 à Wittenberg auprès de la cour de Frédéric le Sage.

Tout comme Albrecht Dürer (1471-1528) dont il s’inspire tout en développant son propre style, Cranach est déjà un peintre reconnu. Il bénéficie d’appointements fixes en tant que peintre officiel succédant au Vénitien Jacopo de’Barbari (1445-1516). Outre des peintures il grave et crée des décors éphémères, des costumes, des médailles et même il décore les bâtiments extérieurs réalisant ainsi un grand ensemble pictural qui ne nous est pas parvenu. Il fut aussi très admiré en tant que peintre animalier en décorant les rendez-vous de chasse du prince-électeur. Ce dernier, en 1508, l’envoie aux Pays-Bas et lui accorde un brevet d’armoiries avec comme emblème un serpent couronné portant des ailes déployées (repliées après la mort de son fils aîné) de chauve-souris et tenant dans sa gueule un rubis serti dans un anneau d’or.

Ces armoiries se substituent au monogramme L.C du début de sa carrière et seront dorénavant la signature de son atelier, d’une productivité inégalée à son époque, avec jusqu’à une quinzaine d’apprentis et de disciples parmi lesquels ses deux fils, Hans Cranach (1513-1537) mort prématurément à Bologne, et Lucas Cranach le Jeune qui reprendra l’atelier à la mort de son père. Lucas Cranach l’Ancien, qui fut bourgmestre à trois reprises, était un homme riche ; à la fois marchand de vin, propriétaire de maisons, et ayant un privilège d’apothicaire (1520), il avait aussi une imprimerie qui servit à divulguer les pamphlets de Luther. Il fut aussi un homme en qui Luther avait toute confiance et un homme de conviction puisqu’il suivit dans sa captivité à Augsbourg, où il rencontra Titien (v.1488-1576), le prince-électeur Jean-Frédéric après la défaite des protestants à la bataille de Mühlberg (1547) contre les troupes impériales. Lucas Cranach l’Ancien meurt à Weimar en 1553 où il est enterré avec comme épitaphe « pictor celerrimus » (peintre très rapide).

C’est à partir de 1507 qu’apparaissent les premiers nus de Cranach avec les Adam et Eve, probablement inspirés d’Albrecht Dürer (1471-1528) qu’il a pu rencontrer à Nuremberg dans sa jeunesse et dont il connaît les gravures.

Plus tard, son adhésion à la Réforme ne l’empêcha pas de peindre des nus bibliques et mythologiques sous forme de Vénus longilignes aux cheveux blonds ondulés avec leur petit menton pointu et leurs yeux obliques et dont l’érotisme n’était pas forcément du goût de Luther.

L’amitié de Lucas Cranach pour Luther ne l’a pas empêché de beaucoup travailler pour l’archevêque de Mayence, et ce bien après 1517, en privilégiant certains motifs selon que le commanditaire était catholique ou protestant. C’est grâce à Lucas Cranach et à son atelier que nous savons à quoi ressemblait Luther et comment sa physionomie a évolué avec le temps.

Lucas Maler dit Cranach l’Ancien et Augustin Martin Luther

En 1512, le jeune moine augustin porte le bonnet de docteur en théologie.

En 1520, une gravure sur cuivre nous le montre toujours maigre et imberbe au regard déterminé. Environ deux ans plus tard, il porte la barbe pour ne pas être reconnu sous le pseudonyme de Junker Jörg, le « chevalier Georges ».

En 1524 Luther quitte l’état monastique et épouse en 1525, avec comme témoin Lucas Cranach, Katharina von Bora (1499-1552), une ancienne moniale qui lui donne six enfants et gère très efficacement les affaires courantes.

Comme trois ans au préalable, Luther en 1528, de nouveau imberbe, n’est pas encore grisonnant, et commence à s’empâter avec un double menton.

En 1546, il est corpulent mais il reste doté d’une force de volonté héritée de ses parents, Margarete et Hans Luther, peints par Lucas Cranach l’Ancien en 1527. Les portraits de Luther reflètent la conviction dont il fait preuve quand il prêche en chaire comme le montre Cranach dans la prédelle du retable de l’église de Wittenberg. Luther meurt le 18 février 1546.

C’est dans l’église municipale de Weimar qu’on peut admirer un triptyque peint par Lucas Cranach l’Ancien en 1552 et terminé en 1555 par son fils Lucas Cranach le Jeune. La peinture met en scène une partie de l’épitaphe du prince Jean-Frédéric de Saxe dit le Magnanime qui fut l’un des grands protecteurs de Luther et de son épouse Sybille de Clèves, représentés sur la gauche et morts en 1554 ; du côté opposé figurent leurs trois enfants. L’inscription « VDMAE » inscrite sur la draperie au dessus du couple princier est la forme abrégée de la devise inscrite sur la pierre tombale « Verbum Domini Manet in AEternum » (La parole de Dieu reste pour l’éternité).

Triptyque Herderkirche, Weimar

Le tableau fait office de sermon illustré associant plusieurs histoires de l’Ancien et du Nouveau Testaments telles que l’Exode, le serpent d’airain et Moïse montrant les dix commandements alors qu’Adam, incapable de s’y conformer, court vers la mort. Une personne, les bras levés, lutte contre le feu alors que l’ange sur fond de ciel clair annonce la venue du Messie aux bergers. Au centre se situe le Christ crucifié vêtu d’un perizonium ou pagne de pureté à double pan flottant, aux prises avec un vent imaginaire. A gauche le Christ ressuscité terrasse la mort et le diable.

Les trois hommes qui se trouvent à droite sont Jean le Baptiste montrant le Christ et l’agneau de Dieu qui « enlève les pêchés du monde ». A côté du Baptiste se tient Lucas Cranach l’Ancien avec son imposante barbe blanche similaire au portrait (Musée des Offices, Florence) qu’en fit son fils à l’âge de 77 ans ; il porte des bottes en cuir couleur safran et un manteau en fourrure évoquant sa prospérité et sa dignité.

Un filet de sang jaillit de la plaie du Christ et retombe en giclant sur la tête du peintre qui nous regarde avec assurance, comme pour nous dire « Me voici, Lucas Cranach, le célèbre artiste-peintre, mais ce que je suis, je le suis à travers l’action du Christ, ce qu’il a fait pour moi ». A sa gauche se tient Martin Luther aux cheveux grisonnants, mort depuis 6 ans, et dont le regard « hors champ » nous échappe. Les deux amis sont réunis pour l’éternité.

(*) Indulgences du latin indulgentia = remise de peine: possibilité d’une rémission totale (indulgence plénière) ou partielle de la peine temporelle due aux pêchés en échange de dons ou d’actes de charité. Luther en dénonça l’esprit de lucre, les bulles pontificales, la portée dans l’au-delà (même les âmes du purgatoire pouvaient en bénéficier) et la fausse sécurité au détriment d’une pénitence authentique.

(**) Princes électeurs : ducs des anciennes nations franques ou prélats formant un collège destiné à élire l’empereur du Saint Empire Romain Germanique (Xe-XVIIIe siècle). Contrairement aux états à pouvoir centralisés (Angleterre, France, Espagne) ce sont des villes, des évêques et des princes qui régnaient en Allemagne et en Italie.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour son voyage guidé en Saxe et à Eleonore Garnier pour sa traduction 

Bibliographie




[3] Etude critique de la mort de la Vierge (suite)

Suite du précédent numéro sur l’analyse de La Mort de la Vierge, un des tableaux majeurs de Caravage. Cette étude repose en grande partie sur le livre de Berne Joffroy paru en 1959 qui reprenait tous les écrits publiés sur l’artiste.

Mia Cinotti, en 1991, dans son livre sur l’artiste, apporta un grand nombre de précisions sur son enfance et son adolescence. Elle récusa l’influence de la science de Galilée sur l’artiste évoqué par Ferdinand da Bologna. Bernard Berenson fin 1950, s’insurgea contre Giovanni Pietro Bellori qui accusait Caravage « d’incapacité picturale totale hors du secours visuel du modèle ». Prenant pour exemple La mort de la Vierge, « […] poursuivi par les Furies […], sa condition était si misérable qu’il devait renoncer non seulement aux modèles mais aussi aux aides d’atelier ». A la suite de l’exposition de 1951 Jean Paulhan fustigeait encore l’artiste : « Ce qui fait l’extraordinaire grossièreté et précisément la goujaterie de Caravage […], c’est qu’il utilise pour mettre en valeur ses souteneurs ou ses saints […] de tous les artifices de la perspective : distribution des noirs et des blancs, ronde-bosse ou le reste ». Pamela Askew, Stéphane Loire et Arnault Brejon De Lavergnée, en 1990 publièrent  une monographie sur La mort de la Vierge. Pamela Askew expliquait les raisons pour lesquelles cette image de la Vierge ne pouvait être acceptée par les Carmes, en la replaçant dans le contexte artistique, littéraire, théologique et spirituel de l’époque. Elle donnait de nouvelles informations sur Laerzio Cherubini. Stéphane Loire et Arnault Brejon De Lavergnée, après avoir retracé l’historique du tableau et l’iconographie du sujet, posaient la question du refus liée aux « inconvenances théologiques », plus qu’à un trop grand réalisme ou à l’impiété du peintre, tout en soulignant l’influence de cette peinture sur l’art français.

Le regard des artistes contemporains surprit l’ambassadeur du duc de Mantoue. Même si Giovani Pietro Bellori traita Caravage de « mauvais peintre », il reconnaissait dans sa biographie que « cette manière de faire [les « véhémentes oppositions de clair et d’obscur »] déchaîna l’enthousiasme des jeunes peintres [qui le] considéraient comme un génie extraordinaire, et le seul vrai imitateur de la nature ». D’un ton presque en désaveu il citait l’opposition des anciens : les « vieux peintres » au contraire « prétendaient qu’il ne savait rien faire, hors de la cave, qu’il ignorait complètement la dignité de l’art, la composition et la science des dégradés ». Il déplorait sa vie agitée qui nuisait à sa peinture, il lui reprochait de négliger les maîtres anciens, d’être incapable par manque d’imagination, de peindre sans modèle, de faire une peinture facile source du succès du caravagisme. Pourtant lorsque Pierre-Paul Rubens découvrit la mise en vente de la mort de la Vierge, il ne cessa d’insister pour que cette « belle œuvre » intégra la magnifique galerie de tableaux du duc de Mantoue. Pietro Faccheti (1535/1539-1619), peintre graveur maniériste né à Mantoue, consulté par Giovanni Magno, approuva ce jugement de valeur. Dans sa lettre du 17 février 1607, il poursuivait, « le peintre compte parmi les plus fameux entre ceux qui ont actuellement exécuté des œuvres à Rome et on tient ce tableau pour l’un des meilleurs qu’il ait faits ». Avant son envoi l’ambassadeur à la demande de la corporation des peintres dut l’exposer pendant une semaine. Le succès fut considérable, « en effet elle a été acclamée pour son mérite exceptionnel ».  Antony Blunt remarqua que la mort de la Vierge peinte par Nicolas Poussin, qui n’aimait pas particulièrement l’art de Caravage, était proche du tableau du Louvre : « […] dans la version de l’artiste italien, la figure principale est placée en diagonale et les apôtres sont groupés derrière le lit d’une manière très semblable à celle que l’on voit dans la composition de Poussin […] ». Il fut gravé pour le recueil Crozat, par Simon Vallée en 1729. A la fin des années 1770, les artistes français présents à Rome, s’intéressent de nouveau à Caravage et ses suiveurs. Jean Charles Nicaise Perrin peignit en 1788 pour la salle capitulaire de l’église des Chartreux de Paris une Mort de la Vierge. L’oblique du corps de Marie sur une simple couche, l’attitude de désolation des apôtres répartis sur plusieurs plans parfois à peine visibles, celui qui essuie ses larmes, cet autre qui lève la tête vers le ciel, la présence de Marie Madeleine, ne sont pas sans rappeler la composition de l’église de San Nicolas della Scala. Au XIXe siècle Antoine Etex, sculpteur et élève d’Ingres, écrivait en 1870 dans ses souvenirs d’un artiste « la mort de la Vierge […] peut donner une idée de la sauvagerie puissante de Caravage »

Avant d’aborder l’iconographie, il faut revenir sur la commande de Laerzo Cherubini. Le contrat signé avec l’artiste spécifiait parfaitement le sujet de la composition, « in quo quidem quadro dipingere similiter promisit mortem sive transitum Beatae Mariae Virginis ». Tout tient au sens donné au terme « transitus beatae Marie Virginis », en italien « transito de la Madona » que l’Eglise latine traduit par « Dormitio ». La Dormition de la Vierge est le sommeil de la mort moment où l’âme de la Vierge rejoint son fils au ciel, « un état singulier du corps en attente de l’Assomption », le Trépassement de Notre-Dame en vieux français. Aucun texte des Écritures ne cite la mort de la Vierge, seuls les écrits apocryphes en firent état. Une brève description se trouve chez le Pseudo-Dionysius, un mystique néoplatonicien qui déclarait avoir assisté à la mort de Marie. Cet écrit, considéré comme historiquement vrai fut repris et amandé par les théologiens. Marie désireuse de revoir son fils, un ange lui annonça qu’elle allait mourir dans les trois jours. Alors que Jean prêchait, « une nuée blanche le souleva et le déposa devant le seuil de la maison de Marie ». Les autres apôtres le rejoignirent. Jacques de Voragine, dans la « Légende Dorée », tenait cette première partie du récit d’un apocryphe du nom de Saint Jean l’Évangéliste. Puis il se référait au texte « Des noms de Dieu » écrit vers 500 ap. J.-C, transcription du Pseudo-Denis. « Or vers la troisième heure de la nuit Jésus arriva avec la légion des anges, la troupe des patriarches, l’armée des martyrs, la cohorte des confesseurs et les chœurs des Vierges […]. Et l’âme de Marie sortit de son corps et s’envola dans le sein de son fils ». Très populaire dans le monde byzantin, le schéma de la représentation de la « Koimésis » de la Vierge υ s’est propagé ensuite à tout l’Occident. Marie, représentée morte étendue sur un lit, est entourée des douze apôtres. Le Christ, au centre du groupe, recueille l’âme de sa mère dans ses bras. Cette image la plus traditionnelle peut faire l’objet de variante. L’art occidental, représenta la Vierge plutôt mourante, son lit n’est plus horizontal mais disposé en biais. Le Christ au-dessus « vole entouré d’une nuée d’anges ». Le plus souvent les apôtres tiennent un livre de prières exprimant peu leur douleur en référence au texte « Prenez garde mes frères à ne point pleurez quand elle sera morte ». Domenico Beccafumi (1484-1551) peignit à fresque ce thème pour l’oratoire San Bernardino à Sienne vers 1518-1520. Un ange écarte les bras pour recueillir le corps de la Vierge en train de passer de vie à trépas, et l’emporter au ciel. Parmi les personnages féminins, Marie Madeleine assise aux pieds du lit de la Vierge tenant la palme des martyrs lève les yeux au ciel. A la demande du pape Clément VIII, Giovanni Baglione (1566-1643) peignit à fresque en 1598-1599 dans l’église Santa Maria dell’Orto une Vie de Marie. Dans La dormition de la Vierge d’inspiration maniériste, les apôtres entourent Marie assise sur son lit. Elle sommeille avant son ascension au ciel. Ces fresques n’étaient pas méconnues de Caravage. Lors de son procès en 1603 le peintre répondit qu’il avait vu « toutes les œuvres de Giovanni Baglione […] ». Ces deux compositions très éloignées de celle de Caravage répondent, au schéma traditionnel de l’iconographie. Certainement il avait aperçu la fresque de Frederico Zuccaro à l’église Saint Trinité des Monts, une citation  scripturale. Marie, enveloppée dans un linceul blanc et étendue obliquement sur un lit sommaire la tête appuyée sur un coussin, semble dormir. Autour les apôtres prient, certains avec de grands livres. L’un d’eux, les yeux grands ouverts, lève la tête vers ciel où le Christ, entouré d’anges, est prêt à accueillir l’âme de sa mère. Certains éléments de cette composition se retrouvent chez Caravage, même si ces deux œuvres sont très différentes.

La mort de la Vierge de l’artiste est à l’encontre de l’iconographie traditionnelle, voire provocatrice. Les apôtres ne devaient pas exprimer leur douleur encore moins pleurer, une attitude inconcevable. Il osait montrer la Madone le visage bouffi, les pieds sales dépassant du lit et le ventre gonflé, étendue sur une couche rudimentaire, une Madone sans dignité, en fait une prostituée qui, selon la rumeur, se noya dans le Tibre. La Vierge morte, le temps se situait au-delà de l’Assomption que rien n’évoque. Absence du surnaturel et du divin, cette scène terrestre du quotidien représente la mort d’une proche qui réunit familles et amis. Tous ces éléments pouvaient expliquer le rejet de la toile par les prêtres de Santa Maria della Scala : « Caravage se laissait emporté par le naturel ». A contrario, Marie Madeleine « la pècheresse repentante » rarement associée à ce sujet répond à la Casa Pia et représente la pénitence. Les apôtres pieds nus rappellent l’ordre des Carmes déchaussés, la pauvreté du lieu se comprend par l’adhésion de l’église à la confrérie de Santa Maria dell’Orazione, chargée des funérailles des pauvres. Le non-respect des textes fut plutôt à l’origine du rejet, beaucoup plus que l’aspect de la Vierge sur lequel insistaient les biographes contemporains. Confortant cette hypothèse les Pères refusèrent également la première composition de Saraceni qui montrait la Vierge assise au milieu des apôtres et levant les yeux au ciel. Ils lui demandèrent d’ajouter « une gloire d’anges » accueillant la Vierge en lien avec l’Assomption. Ainsi il respectait les textes anciens. Raconter qu’il s’agissait d’une prostituée favorisa, aussi, son refus, en effet depuis 1597, l’église « était liée par contrat à la Casa Pia, maison fondée en 1563, pour remettre sur le droit chemin les prostituées et protéger les jeunes filles en danger ».

Cet excès de naturalisme n’est-il pas en accord avec les nouvelles recommandations du Concile de Trente ? Le 3 décembre 1563, jour de la dernière session, les Pères promulguent un Décret sur les saintes images. Johannes Molanus, fervent partisan de la Contre-Réforme, dans son deuxième livre du « Traité des saintes images », abordait les différentes représentations des images sacrées. Il jugeait inconvenant de représenter La mort de la Vierge car morte sans souffrance. Le cardinal Cesare Baronio (1538-1607), proche de Philippe de Néri, dans ses  Annales Ecclesiastici,  insistait également sur la mort naturelle de Marie sans douleur reprochant aux apocryphes leurs sources légendaires. Les théologiens de la Contre-Réforme engageaient les artistes à peindre des compositions compréhensibles par tous, voire de concevoir une représentation actualisée des scènes religieuses avec naturel. Lors de l’exposition de Milan en 1951, Roberto Longhi invitait les visiteurs de l’exposition « à lire naturellement, un peintre qui a cherché à être naturel et compréhensible plutôt qu’humaniste, et, en un mot, populaire ». Cela ne veut pas dire dénué de spiritualité. Les commanditaires privés propriétaires de chapelles et certains hauts prélats reconnaissaient le message spirituel de sa peinture. Un message au premier abord « ni tout à fait sacré ni tout à fait profane » difficile à décrypter. « Autrement dit des sujets qui traitent de l’irruption du sacré dans le monde profane et son caractère éventuellement non reconnaissable pour qui ne reçoit pas la foi ». Le tableau de Caravage dissimulant son contenu se voulait « un exercice spirituel » invitant le spectateur à s’interroger, à comprendre l’image, une demande de la Contre-Réforme. La mort pour le christianisme est un sommeil dans l’attente de la résurrection. Après le concile de Trente, l’image devait montrer le caractère réel des faits. La représentation de la mort de la Vierge signifie obligatoirement que son Assomption a eu lieu. « Nulle manière d’exprimer mieux le mystère […] qui se déroule sous nos yeux et à l’insu des apôtres abîmés dans leur douleur ». La lumière identifiée aujourd’hui à la grâce divine enveloppe le corps de Marie pour le porter au ciel. Lionello Venturi qualifia La mort de la Vierge de tableau « le plus profondément religieux de la peinture italienne du XVIIe siècle ».

Desservi par sa conduite loin d’être irréprochable, Caravage, adulé par les uns, banni par les autres, fut à son époque à l’origine d’une peinture déroutante. La comprendre nécessite de l’étudier en fonction des recommandations émises par les théologiens de la Contre-Réforme sur la manière de représenter les œuvres d’art. La mort de La Vierge, une de ses plus belles œuvres, en est l’un des meilleurs exemples. A l’origine de controverses parfois injurieuses, cette peinture du naturel, voire éminemment « réaliste », devait aider le peuple peu instruit à comprendre le mystère de l’Assomption et à s’interroger sur l’au-delà de la mort. Installés dans le quartier pauvre du Transtevere, les Carmes avaient souhaité une image explicite illustrant les anciens textes légendaires connus par tous. L’œuvre de Caravage, trop érudite, pouvait difficilement être comprise par cette population à qui elle était pourtant destinée.

 

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11/ Malgouyres Philippe « Le Caravage. Le vrai et l’irreprésentable », La fabrique des images, Rome Paris 1580-1660, Philippe Malgouyres, dir., Cat. expos, Paris, Musée du Louvre, 2/04-29/06/2015, Paris, Somogy, p. 90-105.
12/ Nuridsany Michel, Caravage, Paris Flammarion, 2010, 386 p.
13/ Reau Louis, Iconographie de l’art chrétien, Paris, Presses Universitaires de France, 3 tomes en 6 vol., 1957.
14/ Ruelens Charles, Correspondance de Rubens et documents épistolaires concernant sa vie et ses œuvres, vol. 1, Anvers, 1887, p. 362-369.
15/ Schnapper Antoine, Curieux du Grand siècle. Collections et collectionneurs dans la France du XVIIe siècle, Paris, Champs Flammarion, 2005 (1ère éd. 1994), 575 p.
16/ De Voragine Jacques, la légende dorée, Paris, Seuil, 1998, 742 p.




La mort de la vierge – Caravage

Caravage naquit le 29 septembre 1571 en Lombardie à Milan. Il entra en apprentissage chez le peintre milanais Simone Peterzano (1540-1596) le 6 avril 1584. Il arriva à Rome fin 1592 début 1593, peut être seulement en 1596. Il se mit au service du seigneur Pandolfo Pucci di Recanatti bénéficiaire de Saint Pierre pour lequel il réalisa des œuvres de dévotion. Abusant de ses services il le quitta. Après un court séjour chez Giuseppe Cesari, le Cavalier d’Arpin, il fut atteint d’une grave maladie ou blessé par un coup de sabot de cheval. N’arrivant pas à vendre ses œuvres, sans ressource il dut aller à l’hôpital de la Consolation. Maître Valentin un vendeur de tableaux le recommandât au Cardinal Francesco Maria Bourbon del Monte, musicien, alchimiste et grand amateur de peinture. Il le recueillit vers 1595-1596.

Par son entremise il fut chargé de peindre les murs latéraux de la chapelle Contarelli et le retable de l’autel dans l’église de Saint-Louis-des-Français. La conversion de Saint Mathieu et le martyre de Saint Mathieu eurent un énorme succès, à l’origine de sa renommée. En 1601, Caravage, lors de la commande de Laerzo Cherubini, était devenu un peintre célèbre. Ses tableaux se vendaient à 150 voire 200 écus, rien de comparable avec la période de disette où il négociait pour 8 écus La diseuse de Bonne aventure. De 1600 jusqu’à sa fuite pour Naples en 1606, provocateur toujours prêt à se battre, il se trouva pratiquement tous les ans sous les feux de la justice : en 1603 Giovani Baglione porta plainte pour diffamation. Lors du procès il montra cependant une certaine retenue tout en méprisant sa peinture. En juillet 1605 le notaire Mariano Pasqualone accusa Caravage de l’avoir « assassiné […] frappé à la tête par derrière ». Poursuivi par la justice il se réfugia à Gênes.

Le 28 mai 1606 à la suite une querelle au jeu de paume au Campo Marzio près du palais Firenze (demeure du cardinal del Monte) avec un des joueurs, il tua Ranuccio Tomassoni et perdit l’un de ses amis le capitaine Antonio da Bologna. Blessé lui même à la tête il resta trois jours chez Costanza Sforza Colonna son protecteur depuis toujours au palais de Sant Apostoli, puis chez son fils Filipino à Paliano à la frontière des Etats pontificaux et de ceux du vice roi de Naples. Dans cette ville il sera accueilli par la famille Colonna. Marzio était conseiller du vice-roi et son frère le cardinal Ascanio assurait sa protection sur le royaume. Le 16 juillet 1606 la justice le condamna à mort par contumace sans possibilité d’appel. D’après des documents de 1605 Ranuccio Tomassoni considéré comme un « honnête homme », était en fait comme ses deux frères, un individu violent, bagarreur, souvent en conflit avec les gardes. Il serait à notre avis imprudent de lier cette représentation de la mort de la Vierge, avec les épisodes tumultueux de la vie de l’artiste. Mais, comment a-t-il pu composer une œuvre aussi sereine où dominent compassion et douleur silencieuse alors que son esprit était en permanence préoccupé par ses frasques ?

A la fin de 1609 à Naples il subit une agression attribuée au chevalier de Malte qu’il avait offensé. De retour vers Rome, arrêté par les gardes du pape, parvenu à Porte Ercole, il mourut le 18 juillet 1610 de malaria, plutôt d’une infection causée par ses blessures sans avoir connu la grâce que le pape venait de lui accorder.




[2] Etude critique de la mort de la vierge (suite)

 

Suite du précédent numéro sur l’analyse de La Mort de la Vierge, un des tableaux majeurs de Caravage. Cette étude repose en grande partie sur le livre de Berne Joffroy paru en 1959 qui reprenait tous les écrits publiés sur l’artiste.

 

La Rome de Sixte Quint Peretti († en 1590) fut celle des grandes constructions architecturales, « il arriva en six ans à transformer complètement l’extérieur de la ville […] En peinture et en sculpture, il en résulta une manière qui ne prétendait satisfaire que le coup d’œil ». De nouveaux grands axes relièrent entre elles les basiliques. Le maniérisme vivait ses derniers moments. Clément VIII Aldobrandini (1592-1605) eut surtout un rôle politique en restaurant le prestige de la papauté. Au début du XVIIe siècle, les grands prélats et la haute aristocratie dominaient la commande artistique. Le Cardinal Farnèse dés 1595 avait fait venir de Bologne Annibal Carrache pour décorer son palais. Jusqu’en 1604 il peignit la galerie consacrée à l’amour des dieux et le Camerino, un retour à l’art de Raphaël, à une certaine idée du beau idéal, « une étude confiante et patiente de la nature par le dessin ». Caravage, à l’opposé, créa une nouvelle peinture moderne  « révolutionnaire ». La grande majorité des ses œuvres fut achetée par les cardinaux ou les grands aristocrates. La liste établie par Giovanni Pietro Bellori est édifiante : les cardinaux Antonio Braberini, del Monte, Pio, le marquis Giustiniani, Scipione Borghèse possédaient tous des tableaux du maître et souvent en plusieurs exemplaires. Ils décoraient également les chapelles des églises de la ville éternelle : Saint-Louis-des-Français, San-Agostino, Santa-Maria-in-Valicella, Madonna-del-Popolo […]

Le regard porté par les contemporains de Caravage sur La mort de la Vierge témoigne du scandale provoqué lors de son installation dans la chapelle de Laerzo Cherubini. Giulio Mancini dans son rapport artistique rédigé vers 1620 et repris dans le manuscrit de Venise rapporta que les prêtres retirèrent le tableau de l’église « parce que le peintre y avait pris pour modèle une courtisane aimée de lui, la fameuse Lena, ou “quelque autre fille du peuple” modèle aussi de la Madone de Lorette et de la Madone des Palefreniers ». Lena pouvait très bien tenir aussi un petit étal en plein air. Néanmoins il essaya de l’acquérir. Selon Calvesi, en 1988 et 1990, le modèle pourrait être « une religieuse siennoise Caterina Vannini, une prostituée convertie très chère à Frédéric Borromée, morte hydropique en 1606 ».

Le peintre Giovanni Baglione dans sa biographie de 1642, témoin médisant de sa gloire ne manqua pas de le discréditer : « il avait représenté une Vierge avec peu de dignité, enflée, et les jambes découvertes ». Giovanni Pietro Bellori bibliothécaire de Christine de Suède n’appréciait pas l’art de Caravage le considérant comme un peintre mineur, mais l’inclut « dans le nombre limité de Vies [1572] qu’il estime digne de figurer d’une histoire du bon goût » : «  alors commença l’imitation des choses viles, la recherche de la saleté et des difformités […] Cette manière de faire [lui] causa des ennuis. Ses tableaux étaient retirés des autels ». Même s’il ne les nommait pas, il pensait à  la mort de la Vierge et à la première représentation du Saint Mathieu avec l’ange. L’ambassadeur du duc de Mantoue Giovanni Magno avouait son ignorance et ne comprenait pas l’engouement suscité par la peinture. Félibien dans ses « Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellents peintres » paru en 1690 jugea sévèrement la toile, tout en reconnaissant un certain talent à l’artiste, « il a peint avec une entente de couleurs et de lumières aussi savante qu’aucun peintre ». Mais il le critiqua car « il s’est rendu esclave de cette nature, et non pas imitateur en belles choses […] Il a presque toujours représenté ce qui est le plus laid et de moins agréable […] ». Il prit pour exemple La mort de la Vierge : « Le corps de la Vierge disposé avec si peu de bienséance et qui paraît celui d’une femme noyée ne semble pas assez noble pour représenter celui de la mère de Dieu ». Il l’opposait à Poussin pour qui Caravage « était venu au monde pour détruire la peinture ». Florent Le Comte reconnaissait son talent : « l’on ne peut soutenir que sur ce Tableau [La mort de la Vierge] ne soit peint avec une admirable conduite d’ombres & de lumières, qu’il n’y ait une rondeur & une force merveilleuse dans toutes les parties qui le composent ». Roger de Piles en 1708 dans son « Cours de peinture par principes » évalua les qualités techniques de chaque peintre sur quatre critères : composition, dessin, coloris, expression. Les vainqueurs Raphaël (17, 18, 12, 18) et Rubens (18, 13, 17, 17), Caravage écopa d’un 0/20 en expression, 6/20 en composition et dessin et 16/250 en coloris.

Oublié, même banni, « la critique italienne consacrée à Caravage, s’enlise dans le marais de l’“Idée” de Bellori et y demeure, occupée à croasser contre l’artiste, jusqu’au temps du néo classicisme ». Il faut attendre la fin du XIXe siècle et le « naturalisme » de Courbet pour que les historiens le redécouvrent. Le livre de Bertolloti paru en 1881 à Milan insistait encore sur l’aspect querelleur de l’artiste citant les plaintes dont il fit l’objet à Rome, mais grâce à lui la figure de Caravage sortit de l’oubli. Dans le « Cicerone », en 1892 Burchkardt brocarde Caravage : « la joie de ce maître est de montrer que tous les événements sacrés du passé, ne différent en rien des scènes vulgaires dont chaque jour, vers la fin du XVe siècle, étaient témoins les rues des villes méridionales […] Le dessin et le modelé sont d’un degré singulièrement inférieur ». Si l’artiste « choisi un sujet élevé et idéal, sa tendance est de le rendre par l’exécution trivial et commun », épithètes habituels de La mort de la Vierge. Il reconnaît sa grande qualité technique dans l’art de traiter la lumière, le clair-obscur. Kalab, en 1906-1907, comprit l’importance de l’œuvre de Caravage et la nécessité de l’étudier, nuançant les propos de Bertolloti à propos de la violence de l’artiste. Etudiant La mort de la Vierge il souligna « le caractère impressionnant à l’action émouvante de la lumière » et la datait de 1604. Roberto Longhi en 1926 insistait sur « la clarté dévastatrice qui faisant irruption par la gauche […] s’arrête un instant sur le visage renversé de la Vierge morte, sur les calvities en forme de croissant, sur les cous frémissants, sur les mains défaites des apôtres et coupe en oblique le visage dolent de Jean, fait de la Madeleine, assise en larmes, un bloc lumineux unique ». Dans ce jeux d’ombre et de lumière « là réside le secret du “style” de Caravage parfois appelé “luminisme” » terme que Roberto Longhi rejette « inapte à exprimer des choses qui ne sont nées comme concepts : les œuvres d’art précisément ». Lionello Venturi dans un article publié dans « Arte » en 1910, précisa sur des documents retrouvés à Mantoue, les fameuses lettres de l’ambassadeur Giovanni Magno, que la toile avait été achetée par le duc de Mantoue grâce à l’intervention de Rubens. L’article de Nikolaus Pevsner paru en 1927-1928 posait le problème de la chronologie des œuvres qu’il divisait en trois périodes : juvénile, médiane et tardive ; La mort de la Vierge, La Mise au tombeau, appartenaient à la période médiane, « œuvres où ne se manifeste pas encore la dissolution par la lumière qui caractérisent les dernières compositions ». Il remit en cause la date de naissance et de décès de l’artiste contesté l’année suivante par Roberto Longhi à la suite d’une nouvelle découverte, puis de nouveau par Calvesi dans les années 1980.

Suite au prochain numéro




Etude critique de la mort de la Vierge

Je vous propose de faire l’analyse d’une œuvre, La Mort de la Vierge, un des tableaux majeurs de Caravage, conservé au Louvre, en vous citant les commentaires depuis ses contemporains, peintres ou amateurs, jusqu’à nos jours. Cette étude repose en grande partie sur le livre de Berne Joffroy paru en 1959 qui reprenait tous les écrits publiés sur l’artiste.

La mort de La Vierge de Michelangelo Caravaggio (1573-1610), sa dernière œuvre romaine avant sa fuite pour Naples, fit l’objet depuis sa création entre 1605 et 1606 de nombreux écrits jusqu’à son départ pour l’Angleterre. Le commanditaire Laerzio Cherubini (1550-1626) originaire de Norcia « conservateur » de Rome, éminente figure juridique du Vatican, occupait des charges multiples dans l’administration du pape. Il publia un recueil de bulles pontificales « Bollarium Roamnum ».

Cette immense toile, la plus grande peinte par l’artiste à l’époque, devait surmonter l’autel de la chapelle dont il assurait le patronage dans l’église nouvelle de Santa Maria della Scala construite à Rome dans le quartier pauvre du Trastevere. Le contrat du 14 juin 1601 entre « Marissi de Caravaggio pictor in Urbe [… et] illustri et admodum excellenti domino Laretio Cherubino de Nursia » précisait qu’il devait réaliser une composition « in quo quidem quadro dipingere similiter promisit mortem sive transitum Beatae Mariae Virginis ».

Il reçut à la signature la somme de 50 écus. Le délai imparti était d’un an. Laerzio Cherubini avait défini le sujet, la grandeur du retable et avait imposé l’acceptabilité d’une esquisse. Caravage logeait selon l’acte chez le cardinal Mattei (aujourd’hui palais Caettani), après avoir été recueilli pendant plusieurs années par le Cardinal del Ponte.

La célébrité récente de l’artiste, l’habitation romaine du donateur proche de l’église Saint-Louis-des-Français où il avait probablement vu dans la chapelle Contarelli les deux grandes peintures sur la Vocation de Saint Mathieu et le Martyre de Saint Mathieu, peuvent expliquer cette commande au peintre. Le Marquis Vincenzo Giustianiani « banquier à l’occasion » de Laerzio Cherubini et de l’église put aussi intervenir. Appelé comme expert il fixa le prix définitif. L’église Santa Maria della Scala « édifiée à partir de 1592 par Tolomeo Gallio cardinal de Côme avait été affectée à l’ordre des Carmes déchaussés en 1597 ».

La date de réalisation de l’œuvre reste mal définie, entre 1605 et 1606, la dernière avant sa fuite vers Naples. Il n’y a aucun document qui permette de l’affirmer, notamment de trace de paiement plus tardif. Ce délai de 4 ans entre la commande et sa finition serait lié à l’absence de l’achèvement de la chapelle. Le Pape Paul V leur accorda le privilège de célébrer la messe des morts le 22 mais 1606. Il sera rendu effectif le 24 juillet suivant. Caravage n’aurait commencé à peindre qu’a partir du moment où il était certain de la fin des travaux. Stéphane Loire émettait aussi comme autres raisons, l’activité importante de l’artiste à Santa Maria del Populo, Santa Maria in Vallicella. Il devait aussi répondre de ses actes à la justice.

Exposée La mort de la Vierge provoqua un scandale, refusée par les Carmes ou par Laerzio Cherubini. Giulio Mancini le médecin du pape Urbain VIII rapporta ce rejet pour la première fois dans une lettre adressée à son frère Deifebo le 14 octobre 1606. Mise en vente, il tenta de l’acquérir pour l’installer dans sa chapelle familiale à Sienne. Le cardinal Tolomeo Gallio a pu aussi intervenir dans ce refus.

Sur les conseils de Pierre-Paul Rubens, le duc de Mantoue Vincenzo Gonzague l’acheta pour enrichir sa galerie. Les lettres du 17 et 24 février de l’ambassadeur ducal à Rome Giovanni Magno au chancelier des Gonzague, Annibale Chieppo, retraçaient le rôle du jeune peintre flamand présent alors à Rome et notamment pour l’évaluation du prix.

Giovanni Magno soulignait dans la première lettre son incompétence à juger la composition qu’il ne semblait guère apprécier. Dans la deuxième, l’ambassadeur restait toujours dubitatif « le tableau proposé par M. Pierre-Paul a été accordé à deux cent quatre vingt écus d’argent […] C’est là, peut-être une preuve de la qualité du tableau, puisqu’il n’a pas été discrédité pour être hors des mains du peintre et pour avoir été refusé par l’église à laquelle il avait été donné ». Le 31 mars, l’achat conclu, le tableau remis était prêt à l’envoi. Il quitta Rome le 28 avril 1607 pour Milan après l’intervention de Rubens, commissionné de 20 écus. Il l’avait emballé dans une caisse adaptée « pour l’assurer contre tout dommage ». Il passa ensuite au fils du duc, Ferdinando jusqu’à sa mort en 1727, puis à Jacques 1er d’Angleterre qui acquit l’ensemble de la collection « sans doute le plus prestigieux rassemblement de peintures “modernes” qui se trouvait alors en Europe ». Après le jugement du roi pour haute trahison et son exécution le 30 janvier 1649, Everhard III Jabach, le plus célèbre collectionneur de dessins du XVIIe siècle, « à la personnalité ambiguë de marchand et de curieux », acheta La mort de la Vierge pour la vendre à Louis XIV en 1671, sans doute dans le second lot. Exposée dans le Cabinet du roi aux Tuileries au XVIIIe siècle elle fut envoyée à Versailles où elle resta jusqu’en 1793, date de la création du Museum central des Arts du Louvre où elle retourna pour ne plus le quitter.

Cette œuvre majeure dans l’art de Caravage à la composition originale et novatrice, voire révolutionnaire, pose plusieurs questions auxquelles nous tenterons de répondre : les raisons expliquant le choix du sujet par les Carmes déchaussés, son rapport avec la vie de l’artiste et le contexte artistique de l’époque. Nous étudierons le regard porté par les contemporains, puis celui des historiens d’art lors de la redécouverte de Caravage à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, en nous attachant particulièrement au regard des peintres. Enfin, après une approche iconographique nous essaierons d’expliquer pourquoi La mort de la Vierge fut rejetée, en nous demandant si au-delà du naturalisme il ne s’agit pas d’une composition profondément religieuse en accord avec la Contre-Réforme.

Dans une pièce dénuée de mobilier couverte par un plafond charpenté, la Vierge étendue obliquement repose sur une simple planche de bois faisant office de lit. La tête tournée vers la gauche est appuyée sur un coussin où s’étend son bras gauche qui fait un angle droit avec son corps, sa main tombant au delà du bord. Les yeux sont fermés, le ventre gonflé et le visage bouffi, la couleur cadavérique de la peau signent la mort. Sa main droite s’appuie sur sa poitrine. Elle porte une robe rouge qui rappelle le grand rideau rouge dans le tiers supérieur du tableau dont un pan tombe à angle droit au dessus de la tête des personnages disposés à droite de Marie.

Dans l’angle formé par son bras gauche une femme en grande affliction, Marie Madeleine, est assise sur une chaise devant un simple bassin en cuivre. Repliée sur elle-même elle essuie ses larmes avec un torchon qui lui masque le visage. « Le peintre grec Timanthe qui se sentait incapable de trouver une expression adéquate à la douleur d’Agamemnon, avait caché son visage dans sa représentation du sacrifice d’Iphigénie ».

A proximité les apôtres, certains dans l’obscurité à peine visibles, expriment par leur gestuelle une grande tristesse silencieuse. Difficilement identifiables, leur douleur se manifeste par des expressions variées. L’un d’entre eux penché sur le corps de la Vierge pleure les deux poings serrés sur les yeux, sans doute Pierre. Un autre accroupi aux pieds de la Vierge se cache les yeux. Debout derrière la tête de la Vierge Jean se tient le visage avec la main gauche dans le geste de la mélancolie. Ceux à l’arrière montrent des gestes moins marquants de tristesse. Ils ne regardent pas Marie, trois d’entre eux discutent. Un dernier dans la pénombre lève la tête les yeux fermés. Les couleurs sombres, l’ocre de leur manteau accentuent l’impression d’immense désolation qui envahit la pièce.

Venant de la gauche et tombant d’une fenêtre haute un faisceau lumineux se reflète sur les crânes chauves des apôtres, le cou de Jean et de Marie Madeleine, pour illuminer la Vierge. Elle est la plus franchement éclairée, son cou, sa joue droite, ses narines et ses paupières closes sont en pleine lumière tandis que le reste de son visage et ses cheveux ébouriffés restent dans l’ombre. « Le peintre a mêlé les vêtements contemporains des personnages féminins aux tuniques antiquisantes des apôtres ». Une composition marquée par l’absence de surnaturel où rien ne laisse supposer l’Assomption, une représentation du quotidien sans artifice d’une femme du peuple morte entourée de sa famille et de ses amis.

La présence énigmatique de ce grand rideau rouge accroit le caractère tragique de la scène. Elle évoque le théâtre, ces représentations des Mystères qui réunissaient tous les habitants d’un village à l’occasion d’une fête paroissiale. Caravage dans sa Lombardie natale assista certainement à ce type de festivité.

L’Ordre des Carmes déchaussés ou Ordre des Frères déchaux né de l’Ordre du Carmel à la fin du XVIe siècle, réformé par Saint Jean de la Croix, appartient à l’Ordre des Frères Mendiants. Ils consacraient leur vie à la prière silencieuse et allaient pieds nus dans des sandales d’où leur nom. La théologie du Carmel est centrée « sur la mort, la résurrection et l’implication de la Vierge dans ces deux issues ». L’ordre du Carmel, appelé aussi  « ordre de la Vierge », est placé, depuis toujours, sous la protection de la Mère de Dieu, et consacré à son service. En 1597, le pape met l’église Santa Maria della Scala à leur disposition pour fonder le couvent della Scala. Elle ne possédait avant l’agrandissement de 1667-1670 que de trois chapelles de chaque côté : la première chapelle à gauche était vouée au don du scapulaire  par la Vierge à Saint Simon Stock, la deuxième à la mort de la Vierge et la troisième à une crucifixion. Simon Stock, prélat de l’ordre du Carmel inquiet sur l’avenir de son ordre invoqua la Vierge. Elle lui apparut le 16 juillet 1251, tenant dans sa main un scapulaire, qu’elle lui tendit en disant « Mon Fils, reçois ce vêtement de ton Ordre, comme signe spécial de Ma Confraternité. C’est le signe du privilège que j’ai obtenu pour toi et pour tous les enfants du Carmel. Celui qui meurt, revêtu de cet habit, demeurera préserver du feu éternel. C’est un signe de salut, de protection contre le danger, une garantie de paix et d’alliance éternelle ». Que la chapelle, dédiée à la messe des morts représentait une « transitum Beatae Mariae Virginis », s’explique par cette dévotion à Marie et le lien entre sa mort et celle des Carmes.




La Tombe du Plongeur de Paestum ou l’immersion dans la Magna Grecia

En 1959, Charles Martin Robertson (1911-2004) historien de l’art et archéologue britannique déplorait qu’il faille se contenter des vases grecs et des tombes étrusques pour imaginer les fresques disparues de l’ancienne Grèce, au risque d’une vision quelque peu erronée. C’est dire l’importance de la découverte archéologique faite 9 ans plus tard, en juin 1968, dans une petite nécropole proche de Paestum en Campanie, car il s’agissait d’une tombe « à caisson » (215 x 100 x 80 cm), de la période grecque archaïque (470 av. J-C) ; les parois latérales montraient des scènes de banquet et la dalle de couverture un jeune homme nu en train de plonger, d’où la dénomination de Tombe du Plongeur. 

La Magna Grecia

Au VIIIe et VIIe siècles av. J-C, des colons grecs, après que leur chef (oikistes) ait consulté la pythie du temple d’Apollon de Delphes, fondèrent de nouvelles cités sur les côtes de l’Italie méridionale, la Magna Grecia avec des cités-mères dont la prospérité deviendra proverbiale, qu’il s’agisse des « ors de Tarente » en référence au talent de ses orfèvres ou de la volupté de la « vie de Sybarite ». Le géographe Strabon (v. 64 av. J-C – 21 ap. J-C), d’origine grecque, mais rattaché à la période romaine, relate que des Grecs de Sybaris fondèrent secondairement, vers 675 av. J-C, Poseidonia dénommée plus tard Paestum situé au sud du fleuve Sele, au centre du golfe actuel de Salerne bordant cette partie de la mer Méditerranée, la mer Tyrrhénienne du grec turrênós signifiant «étrusque».

La Tombe du Plongeur

La nécropole se situait à l’écart de la cité comme ceci est la règle dans la culture indo-européenne. Les peintures sont réalisées selon une technique semblable à la fresque qui semble avoir été introduite dans l’art crétois lors des premiers siècles du second millénaire av. J-C, probablement empruntée à l’Egypte. Conformément aux canons égyptiens, la chair des hommes est représentée en brun ou rouge alors que celle des femmes est en blanc. La fresque est peinte sur une mince couche de chaux étendue sur la plaque de roche calcaire (travertin) polie d’origine locale. Un travail préparatoire a consisté à faire des traits (ductus) à la pointe fine pour définir des zones avant de peindre à main levée avec une rapidité d’exécution justifiée par le principe même de la peinture a fresco.

Deux artisans sont intervenus comme en témoignent les différences de mains, qu’ils aient effectué le travail avant ou après l’insertion dans la fosse. Son exiguïté expliquerait les traces de doigts et de coude. Le laps de temps entre les peintures et le positionnement de la tombe fut très bref, évoquant un travail de commande ; on a retrouvé des traces de cordage et de feuillage témoignant du fait que l’enduit était encore frais quant eu lieu l’inhumation.

Le corps (découvert à l’état pulvérulent) était entouré de deux vases piriformes (aryballes) utilisés pour stocker de l’huile en tant que solvant des parfums, l’alcool étant inconnu, et un vase de forme allongé (lécythe) destiné aussi à contenir de l’huile d’olive parfumée ; l’étroitesse de son col et de l’embouchure permet de limiter l’écoulement de l’huile et d’en faciliter l’application.

Ces vases, surtout les lécythes, étaient utilisés comme offrandes funéraires et déposés dans des tombes. On les retrouve, dans le cas présent, à côté de fragments métalliques et de carapaces de tortue. Il faut imaginer le défunt allongé sur le dos sur un petit lit funéraire, le corps recouvert d’un suaire blanc et parfumé, couvert d’amulettes avec une obole dans la bouche pour payer Charon, le nocher des Enfers, afin qu’il lui fasse traverser le Styx, fleuve séparant le monde terrestre des Enfers.

La fresque montre un banquet ou plus précisément la fin du repas ou symposion signifiant littéralement « boire ensemble », qui joue alors un rôle social important, comme plus tard chez les Romains où le banquet est une « cérémonie de civilité » permettant de cultiver l’art de la conversation. On se réunit alors le plus souvent dans une salle (andron) réservée aux hommes, au sein d’une demeure privée, et dotée de lits (klinai) situés le long des murs et dédiés aux banquets car on ne mange assis que lors des repas ordinaires. Les convives, représentés de profil et coiffés de « couronnes » de rameaux d’olivier, boivent et discourent sur un sujet par analogie avec le Banquet de Platon (v. 428/427-v.347/346 av. J-C) qui relate que « les convives étaient étendus sur des lits (…), lorsqu’ils eurent fini de souper, on fit des libations, on chanta en l’honneur du dieu et après avoir fait ce qu’on a coutume de faire (1), on se préoccupa de boire ».

Il s’agit d’un moment propice aux plaisirs du vin, de la musique et du chant mais aussi aux épanchements amoureux entre hommes où l’on distingue l’être aimé (éromène) et l’amant plus âgé (éraste) reconnaissable à une pilosité faciale plus avancée. Il s’agit « d’une sorte de fête à la fois intellectuelle, alcoolique et érotique » qui correspond plus à l’initiation sexuelle ritualisée et codifiée de la société grecque archaïque qu’au sens contemporain de l’homosexualité.

Les parois latérales montrent un éphèbe échanson qui décide des quantités de vin qui seront versées aux convives vers lesquels il se dirige en portant un pichet à vin (oenochoé) qu’il vient de remplir à partir d’un grand vase à deux anses (cratère), situé sur un guéridon, et dans lequel il a mélangé le vin à de l’eau puisqu’on buvait alors, comme plus tard chez les Romains, le vin coupé d’eau.

Il s’agissait en effet de vins rouges capiteux ou blanc liquoreux ayant un haut degré d’alcool et aromatisés par des épices, du thym ou du miel et souvent « résinés » dès lors que le vin était conservé dans des jarres enduite de résine, le tonneau étant une invention gauloise du IIe siècle de notre ère.

Sur la paroi opposée s’avance un homme barbu couvert d’un manteau et s’appuyant sur un bâton noueux ; il est précédé d’un éphèbe nu portant négligemment une chlamyde bleue réservée aux hommes et qui salue de la main gauche le convive le plus proche de lui ; ce dernier lui tend une coupe à boire évasée et peu profonde ou kylix dont on peignait l’intérieur.

Devant l’éphèbe s’avance une jeune femme pâle (seul personnage féminin) de petite taille, habillée d’une tunique blanche (chiton) et qualifiée d’aulète c’est-à-dire jouant d’une double flûte ou aulos également très prisée des Etrusques. La paroi latérale située au nord montre cinq convives couchés sur des lits devant des guéridons où poser les coupes.

On distingue, outre l’éraste situé à gauche et vers lequel s’avancent les trois personnages précédemment décrits, deux couples d’hommes : à droite le couple se livre à des cajoleries, le plus jeune fardé comme une femme et tenant un instrument apparenté à la lyre (barbitos), tout en étant observés avec concupiscence et ironie par l’homme situé au centre et qui se désintéresse, au moins momentanément, de son compagnon qui joue au kottabos (2).

La paroi latérale située au sud montre également cinq convives allongés sur des klinai ; un homme seul à gauche tenant une lyre de la main droite et un œuf (offrande funéraire fréquente symbolisant la vie après la mort) dans la main gauche pendant que le couple de droite joue de la flûte et de la lyre et que les deux convives du centre semblent jouer au kottabos.

La dalle de couverture montre, dans un espace délimité par une ligne dotée de fleurs stylisées dans les angles et, entre deux oliviers ou tamaris, un jeune homme nu plongeant vers une masse d’eau ondulée et convexe symbolisant l’Océan (Okéanos), le Titan, fils du ciel (Ouranos) et de la terre (Gaïa). Pour les anciens Grecs, Océan était un fleuve immense qui entourait la Terre en donnant la vie à la mer, aux sources et aux rivières. L’homme a plongé d’un ensemble de trois colonnes à rapprocher des Colonnes d’Hercule (détroit de Gibraltar) symbolisant à la fois la limite du monde connu des Grecs et celle entre la vie et la mort. n

(1) Libations en chantant à plusieurs voix des chants religieux rythmés et solennels (péan) ou sous forme d’hymnes (humnos) en s’accompagnant d’une lyre, en couvrant la tête des convives d’une couronne de rubans et en versant du vin sur le sol en offrande aux dieux

(2) Jeu originaire de Sicile et consistant à atteindre un but déterminé avec un jet de vin projeté par la main ou la bouche ; dans la variante la plus simple, il s’agissait de faire couler de petites coupes métalliques flottant à la surface d’un vase rempli d’eau ; on cherchait à atteindre le but mais aussi à la faire avec élégance en sachant que le son que rendait la coupe percutée était supposée refléter le niveau de passion de l’être aimé réalisant ainsi une sorte d’ « oracle d’amour »…

Bibliographie

1/ Amouretti M-C, Ruze F. Le monde grec antique. Hachette Supérieur 1995

2/ Braudel F. La Méditerranée. L’espace et l’histoire. Flammarion 1996

3/ Del Verme L. Paestum. Le parc archéologique, le musée/le sanctuaire d’Héra argiva. Arte’m 2013

4/
Dusouchet G. Des héros très portés sur la boisson in La Méditerranée d’Ulysse. Géo Hors-série 2004 p38-40

5/ Guzzo P-G. Magna Grecia. Les colonies grecques dans l’Italie antique. Découverte Gallimard 1996

6/ Mohen J-P. L’Art et la Science. L’esprit des chefs-d’œuvre. Découvertes Gallimard 1996

7/ Mossé C. La Grèce ancienne. Points Histoire. Le Seuil 2008

8/
Platon. Le Banquet. in Le Monde de la Philosophie, traduction, notes et bibliographies par Luc Brisson ; préface par Roger-Pol Droit. Flammarion 2008

9/ Pontrandolfo A, Rouveret A, Cipriani M. Les tombes peintes de Paestum. Pandemos 2008

10/ Richter W. Les jeux des Grecs et des Romains. Le Promeneur 2000

11/ Robertson M. La peinture grecque. Skira 1959

12/ Sartre M. L’homosexualité dans la Grèce ancienne in La Grèce ancienne Ed. du Seuil Histoire 2008

13/ Veyne P. La vie privée dans l’Empire romain. Points Seuil 2015

14/ Veyne P. Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes. Le seuil 1983




Les danseurs au luth, Jacques Callot – 2e partie

Le caprice envahit tous les arts

Sans insister sur la controverse qui concerne l’étymologie du terme « Caprice », Philausome et Celtophile, les deux locuteurs d’Henry Estienne dans les Deux dialogues du nouveau langage françois italianisé, exprimèrent, dès la Renaissance, les difficultés sur l’origine du nom et sa signification. Dans le grand dictionnaire universel du XIXe siècle, « Caprice, Capricieux, euse » exprime le changement fréquent et bizarre, l’irrationnel, l’inattendu, avec des connotations négatives et positives ; dans les Beaux-Arts, un morceau de fantaisie, un dessin bizarre, original qui s’écarte des règles et des conventions ordinaires. « Fantaisie » est une idée, une pensée, une imagination qui a quelque chose de capricieux, de bizarre ou de libre.

Valérie Auclair fait, aussi, de « Fantaisie » un synonyme de « Caprice », une « impulsion soudaine qui monte à la tête ». Maxime Préaud souhaite réserver le mot caprice « aux images choquantes, hors normes, celles qui hantent les esprits des artistes […] et [celui] de fantaisie à l’observation amusée ou non du monde réel ». Pour Scudery, « les Capricci di varie Figure sont des estampes dans lesquelles Callot exprime en dehors de la contrainte d’une intervention extérieure, des images de son esprit, réminiscences de ses propres modèles ».

Si, avant Callot, aucune œuvre gravée n’avait porté le titre de « Caprice », les poètes Francesco Berni, Giambatista Marino au XVIe siècle furent les premiers représentants de ce qu’ont pu être les caprices littéraires.

Dans la seconde moitié du XVIe, le capriccio devient un titre de compositions musicales vocales ou instrumentales. Jacquet Berchem en 1561, Vicenzo Ruffo 1564, puis en 1603 Giovanni Maria Trabaci conçoivent des pièces fantaisistes et ouvrent la voie de l’improvisation au compositeur allemand Michael Schultze (Praetorius) en 1608.

Vasari dans « Le Vite de piu eccelenti pittori scultori e architettori » emploie régulièrement les termes de « caprice », de « capricieux » pour désigner, soit le comportement étrange, presque dément d’un artiste, soit d’une œuvre qui surprend par sa conception ou d’une iconologie aux significations incertaines. « Un art coupé de l’imitation servile de la nature, [hors des normes] et dont le beau n’est infusé que par Dieu dans l’esprit de l’artiste » ; sous le pouvoir de son imagination créatrice, libre de toute contrainte, l’esprit du maître guide sa main, inventant une œuvre « fantastique composée de toutes les bizarreries, caprices, fantaisies », « le Disegno pur artificiale ».

Jacques Callot, dans sa dédicace à Laurent de Médicis, annonça que les Capricci di Varie Figure était le fruit de son « esprit stérile » ; il précisa qu’il ne s’agit pas d’une reproduction ;

« Les gravures très excellent seigneur, que je présente humblement à son excellence, sont pour ainsi dire, les premières fleurs que j’ai cueillies dans le champ de mon esprit stérile […] »

Le maître n’a utilisé le terme Capricii qu’une seule fois, alors que certaines de ses œuvres ultérieures, par leur aspect surprenant ou extravagant, peuvent être considérées comme des fantaisies capricieuses – Les Gobbi, Les Gueux –. Egalement proche, les fantaisies de Noble J. Callot, cette suite de quatorze estampes, compositions à trois personnages dans des positions diverses, correspond, cependant, plus à un répertoire de modèles. Il a réutilisé celui de Varie Figure pour une suite de seize eaux-fortes.

Un grand novateur

La première planche des Caprices, pour Edouard Meaume, fut gravée avec un vernis mol traditionnel , expliquant le peu de « bonnes épreuves conservées qui contiennent des fonds ». Pour la seconde, il eut l’idée de recouvrir sa plaque de cuivre d’un vernis dur (du mastic en larmes associé à de l’huile de lin dans les mêmes proportions), un emprunt aux luthiers de Florence. Résistant à la pointe, il sèche vite et permet des reprises. Par appositions successives, les parties, protégées des morsures de l’eau forte, créaient des plans successifs à l’origine d’une perspective atmosphérique et d’un premier plan aux noirs profonds. Pour Eugène Rouir, Jacques Callot l’aurait déjà utilisé pour la première série des Caprices. Il apporta deux autres innovations : l’utilisation de l’échoppe couchée, l’outil des orfèvres, au profil triangulaire, accentuait plus ou moins la profondeur de la taille ; « unique, simple et non croisée, elle modèle les formes ».

Pour la conception d’une planche, l’artiste procédait par étapes successives ; les musées conservent des dessins à la plume à l’encre brune, ou à la sanguine, des croquis à la pierre noire, de simples esquisses, des compositions très élaborées, avec parfois des répliques, enfin des dessins d’exécution qui pouvaient être mis-au-carreau ; il les repassait à l’aiguille pour le transfert sur le cuivre ; Il se servit aussi du lavée de brun. Il étudiait les figures séparément ou en groupe, peut-être d’après nature. La foire d’Impruneta publiée en 1620, avec tous les dessins préparatoires, est sans doute l’un des meilleurs exemples pour comprendre son travail.

Il n’y a, a priori, aucun dessin préparatoire des danseurs au luth. Cette composition est pratiquement unique dans l’œuvre de l’artiste. Elle s’avère n’avoir aucune raison de figurer dans la suite des Caprices. Le fait qu’elle y soit est la liberté de l’artiste, de son « caprice ». Dans la dédicace, il ne manqua pas d’affirmer que ces figures étaient nées de son imagination, elles lui viennent de son esprit.

Un caprice, une fantaisie, une fantaisie capricieuse ?

L’extravagance de ce divertissement convient à la définition du « caprice » des théoriciens de l’époque. L’artiste digresse les normes contemporaines, même si le naturalisme, depuis Caravage, avait révolutionné les perceptions. Le caractère grotesque de cette scène de genre trouble le spectateur ; il aimerait savoir qui se cache derrière ces visages masqués ; l’homme en haillons porte une épée, c’est, à n’en point douter, un homme de guerre sans emploi, un marginal, un être immoral, inconstant ; la femme, une lourdaude, sautille avec frénésie et effectue une danse improvisée ; est-elle une simple d’esprit, voir une démente ? La perle suspendue devant son visage pourrait corroborer cette hypothèse. Le paysage très stylisé, presque inexistant, ne permet pas de situer l’événement ; il peut s’agir d’acteurs d’un théâtre de rue, ou d’individus durant le carnaval, « un temps consacré à des divertissements extravagants ». C’est l’occasion de déguisements, de réjouissances où tout est permis, de folies issues du paganisme, une émanation des bacchanales, des saturnales… Tout s’inverse, le mal devient le bien ; il est le lieu de toutes les déviances, « la débauche cherchant à s’abriter sous le masque ». Face à l’image de l’hérésie divulguée par le vagabond, la perle symbolise, le drame spirituel de la chute de l’homme et de son salut, rappelant la femme « à l’ordre ». On peut douter qu’elle comprenne le message !

La monumentalité des figures, la robustesse du personnage féminin, sur un si petit format, frappent l’observateur. Il semble difficile de suivre Valérie Auclair pour qui, « la seule bizarrerie de ces gravures réside dans leur taille réduite, alors que certaines d’entre elles représentent de vastes panoramas ».

Autres paradoxes, alors que l’« on s’attendrait à ce que le caprice fût accidentel, épisodique, sans lendemain et se situât au hasard dans l’œuvre de l’artiste, l’image fait partie d’une suite » ; la composition ne suit pas les règles habituelles, l’angle de vue est double, en contre-plongée pour la femme et frontal pour l’homme ; une certaine incohérence trouble la compréhension, notamment un luth, l’instrument des fêtes aristocratiques, se trouve dans les mains d’un mendiant, qui, de plus, accompagne une danseuse grivoise ; le port de masques à besicles interroge : sont-ils en lien avec le temps du carnaval, ou parodient-ils les acteurs de la Commedia dell’arte ?

Callot voulait-il montrer la déviance des deux personnages qui malgré leurs lunettes sont incapables de regarder dans la bonne direction, celle des bonnes mœurs ? Toutes ces interrogations demeurent sans réponse ou avec des réponses multiples, l’équivoque règne.

La technique de l’eau-forte en taille douce relève d’une « pratique capricieuse » ; l’aquafortiste « dessine », sur la plaque de cuivre, le fruit de son imagination. Il existe une part du hasard dans le résultat final ; en fonction du temps d’immersion dans l’acide, la morsure sera ou plus moins profonde ; l’encrage et le tirage des planches ne sont pas obligatoirement uniformes.

Toutefois, sur quelques dessins d’exécution à la plume de Jacques Callot, est visible le repassage à l’aiguille qui facilitait la reproduction sur la plaque, laissant moins de place à la spontanéité du trait.

L’impact des Capricci di varie Figure, sur les artistes contemporains fut immense ; dès 1624 le florentin Battista Bracelli publie une suite de petites eaux-fortes portant le titre de Bizarrerie. En 1629, Jean 1er le Blond d’après Daniel Revel publie Caprices de différentes figures, d’un format plus grand mais avec des « personnages caricaturaux à la manière italienne », en 1635, Johann Wilhem Baur une suite de quatorze estampes plus un titre, Capricci di varie battaglie.

Au XVIIIe siècle, Claude Gillot, familier du marchand d’estampes Pierre Mariette, a gravé à l’eau forte des sujets singuliers dans la tradition de Jacques Callot.

Les danseurs au luth est une image bizarre, d’une « inquiétante étrangeté », avec cette touche de naturalisme inscrite sur les gravures du Nord de l’Europe et que Callot ne manqua pas de voir dans les échoppes romaines et florentines ; une invention de l’artiste, un disegno naturale, mais pas seulement, son esprit fertile créa une fantaisie ; la composition en dehors des règles de l’art de l’époque, l’esprit déréglé de la femme, l’iconologie cachée et incertaine en feraient un caprice. Mais il manque ce qui fait « un vrai caprice », les exceptions, les anomalies de la nature, souvent objets de collection des riches cabinets de curiosité, l’inconvenant. Le terme le plus adapté serait sans doute celui de « fantaisie capricieuse », termes associés dans le Grand Dictionnaire Universel du XIXe siècle.

Callot n’a pas seulement marqué son époque, « s’il n’a pas eu d’élèves, nombreux sont ceux qui profitèrent de sa leçon », il a eu une influence considérable au XVIIIe siècle ; les grands collectionneurs se disputaient ses planches ; souvent copiées pour des fins commerciales, elles servirent, aussi, de « terrain d’entraînement » pour les débutants. Goya entre 1797 et 1799 exécuta les Caprices, un recueil relié de quatre-vingt planches à l’eau forte et à l’aquatinte. L’Espagne vit l’une de ses périodes les plus sombres ; l’inflation, la corruption de l’administration, le fanatisme de la toute puissante inquisition, dénoncée par le poète Melendez Valdès, dominent un pays ravagé par les épidémies. Sous une apparente extravagance, Goya dénonçait les tares humaines, la superstition, la bêtise, la prostitution, les mensonges des hommes. Théophile Gautier les rapprocha des Caprices de Jacques Callot « moitié Espagnol, moitié Bohémien » dans un article paru dans la Presse du 5 juillet 1838. Sur l’une des estampes de cette série El sueno de la razon produce monstruos – le sommeil de la raison produit des montres – « le peintre est endormi, des créatures nocturnes apparaissent dans son sommeil : des hiboux, des chauves-souris, symbolisant à la fois la folie et l’ignorance, reflètent la vision que l’artiste se fait de la société espagnole ». Au XIXe siècle, le poète allemand, Ernst Theodor Amadaeus Hoffmann introduisit chaque chapitre de son roman, la Princesse Brambilla, par une reproduction des gravures des Caprices de Jacques Callot.

A toutes les époques et dans tous les domaines de l’art, le titre « caprice » fut donné à des œuvres gravées, peintes, poétiques, musicales ou à des architectures, mais, pas toujours en accord avec son sens premier. Les eaux-fortes, technique pratiquement quasi-exclusive de Jacques Callot, ne cessèrent de fasciner le connaisseur jusqu’à nos jours ; quand la galerie Friedland à Paris en 1942 demande à une trentaine d’artistes de rendre hommage aux Anciens, à leur maître de prédilection, Jacques Gruber peint cet hommage à Callot, tout à fait dans la veine du maître.

Bibliographie (suite)

1/ GAUTIER, Théophile « Les caprices de Goya », Paris et départements, La Presse, Feuilleton de la presse, 5 juillet 1838, p. 1-2.

2/ Jacques Callot 1592-1635, catalogue exposition, Paulette Choné et alii, dir. Nancy, Musée historique Lorrain, 13 juin-14 septembre 1992, Réunion des Musées Nationaux, 1992, 560 p.

3/ LAROUSSE, Pierre, Grand Dictionnaire universel du XIXe siècle, français, historique, géographique, mythologique, bibliographique, littéraire, artistique, scientifique etc.., etc.., Paris, Larousse, 1867-1890, 17 vol.

4/ MEAUNE, Edouard, Recherches sur la vie et les ouvrages de Jacques Callot suite au Peintre-graveur français de M. Robert-Dumesnil, Paris, Vve J. Renouard, Vol. 2, 1860, nos 768-867, p. 364-387.

5/ LIEURE, Jules, Jacques Callot. Catalogue de l’œuvre gravée, Paris, Gazette des Beaux Arts, 1924. 3 vol.

6/ Recherches des jeunes dix-septièmistes, Charles Mazouer, dir., actes du Ve colloque du Centre International de Rencontres sur le XVIIe siècle, Bordeaux, 28-30 janvier 1999, Tübingen, Charles Mazouer, 2000, 346 p.

7/ ROUIR, Eugène, La Gravure originale au XVIIe siècle, Paris, Smogy, 1974, 251 p.

8/ TERNOIS Daniel, Jacques Callot. Catalogue complet de son œuvre dessinée, Paris, F. de Noble, 1962, 614 p.




Les danseurs au luth, Jacques Callot – 1ère partie

Les danseurs au luth est une eau forte du graveur lorrain Jacques Callot né à Nancy entre le 25 mars et le 21 août 1592, et mort dans cette même ville en 1635. Elle fait partie de la deuxième planche de la série des Caprices, réalisée par l’artiste, entre 1621 et 1622, après son retour, probablement au printemps 1621, d’Italie à Nancy.

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Paysage de la tempête avec Pyrame et Thisbé (1651-Nicolas Poussin)

la-tempete-avec-pyrame-et-hisbe_900pxCette œuvre de Nicolas Poussin pour son ami Cassiano dal Pozzo (1588-1657), grand amateur d’art, secrétaire du cardinal Barberini (1597-1679), neveu du pape Urbain VIII, est une toile singulière qui évoque un thème rare. 

Pyrame et Thisbé

Il faut relire les Métamorphoses d’Ovide  (Iv, 46-71) pour comprendre le sujet. « Pyrame et Thisbé, l’un le plus beau des jeunes gens, l’autre la plus admirable entre les filles d’Orient » habitaient deux maisons proches l’une de l’autre séparées par un haut mur. Malgré leur amour grandissant de jour en jour, leurs pères respectifs refusaient leur union.  Grâce à une « légère fente qui s’était produite autrefois, dès le jour de la construction dans la muraille commune à leurs maisons », ils communiquaient chaque jour donnant « chacun de son côté à la muraille des baisers qui ne parvenaient point à l’opposé ». Un soir, ils décidèrent de quitter le domicile paternel et de se retrouver la nuit auprès du tombeau de Ninus pour se cacher sous l’arbre qui l’ombrage, pour ensuite quitter la ville. Trompant la surveillance de sa famille, Thisbé gagne le lieu de rencontre convenu, couvrant son visage d’un voile.  Elle s’assied sous l’arbre désigné, près d’une fontaine. Mais , une lionne la gueule ensanglantée des « bœufs qu’elle a récemment égorgés » s’approche de la fontaine pour boire. Thisbé prend peur, et fuit pour se réfugier dans « un antre obscur ». Dans sa fuite elle laisse tomber son voile. La lionne, en retournant dans la forêt, le trouve, le déchire, le couvrant de sang. Pyrame arrive sur les lieux et découvre le voile de sa bien-aimée. Croyant à sa mort inéluctable en voyant les traces certaines de la bête, « il prend le voile de Thisbé, le couvre de larmes ». S’estimant responsable de sa mort, «  il tire le fer qu’il portait à la ceinture, il le plonge dans son sein (…) Les fruits de l’arbre sous cette rosée de mort prennent un sombre aspect, sa racine baignée de sang, donne la couleur de la pourpre aux mûres qui pendent de ses rameaux »..

Thisbé revient sur ses pas pour attendre son amant qu’elle découvre gisant mort sur la terre ensanglantée. « Elle reconnaît le voile et le fourreau d’ivoire vide de son épée (…) Ayant fixé l’épée au-dessous de sa poitrine, elle se laisse tomber sur le fer encore tiède du sang de Pyrame ».

Le texte de Félibien

Nous avons la chance de garder un texte de Félibien dans ses « Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes » où il rapporte une lettre de Poussin à Stella en 1651 dans laquelle le peintre décrit son œuvre : « il avait fait pour le cavalier dal Pozzo un grand tableau, dans lequel, lui dit-il, j’ai essayé de représenter une tempête sur terre, imitant le mieux que j’ai pu, l’effet d’un vent impétueux, d’un air rempli d’obscurité, de pluie, d’éclairs et de foudres, qui tombent en plusieurs endroits, non sans y faire du désordre. Toutes les figures qu’on y voit jouent leur personnage selon le temps qu’il fait ; les unes fuient au travers de la poussière et fuient le vent qui les emporte ; d’autres au contraire vont contre le vent et marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs yeux. D’un côté un berger court et abandonne son troupeau, voyant un lion, qui, après avoir mis par terre certains bouviers, en attaque d’autres, certains  se défendent et d’autres piquent leurs bœufs et tachent de les sauver. Dans ce désordre, la poussière s’élève par gros tourbillons. Un chien assez éloigné aboie et hérisse le poil, sans oser approcher. Sur le devant du tableau, l’on peut voir Pyrame mort et étendu par terre et auprès de lui Thisbé qui s’abandonne à la douleur ».  Poussin dans ce texte cite une tempête sur terre alors que l’on représentait habituellement  au XVIIe siècle une tempête sur mer, métaphore de la fortune, du destin des hommes.

Une peinture d’histoire 

La peinture d’histoire, genre le plus prestigieux au XVIIe siècle, n’est pas nécessairement un sujet tiré de l’histoire ancienne, et encore moins de l’histoire contemporaine, mais le terme doit être interprété au sens plus large de « raconter une histoire ». Les récits sont le plus souvent inspirés de l’Ancien ou du Nouveau Testament, de la mythologie ; les Métamorphoses d’Ovide sont la plus commune des sources d’inspiration des peintres.  Il s’agit de rendre vivant un récit ou un mythe connu du spectateur. Les figures représentées ne sont pas la copie d’un modèle, mais des corps fictifs, artificiels, conçus pour jouer un rôle dans un drame peint où les attitudes et les expressions du visage facilitent la lecture. Le but est de suggérer le sens profond du sujet, l’artiste réalise une invention. Ce terme emprunté à la rhétorique explicite non seulement les rapports entre les personnages dans l’histoire, mais aussi tout ce qui a trait à la composition.

Une iconologie complexe sur la divine Providence 

Au centre de la composition, un lac reliant ciel et terre est parfaitement calme, alors que l’orage se déchaine, reflet de l’orage des passions humaines au premier plan. Thisbé dans un geste très expressif, théâtral, s’arrête médusée en découvrant le corps de Pyrame. Pour Jacques Thuillier, « la dernière grande œuvre peinte pour Cassiano dal Pozzo, réduit le drame humain à une simple péripétie à l’intérieur des drames mystérieux de la nature ». Dans les années 1650, Nicolas Poussin est hanté par la question de la Providence, il s’interroge sur l’ordre du monde. Il a probablement lu la réflexion de Saint Augustin dans le « De Ordine » ; une discussion philosophique sur le mal et la Providence où l’Ordre de la divine Providence embrasse tout, les biens et les maux.

Dans ce texte, le thème de Pyrame et Thisbé est l’objet d’une discussion ; un groupe d’amis s’interroge devant un lac sur l’ordre du monde, sur le rythme de la nature, sur sa beauté accessible aux seules âmes supérieures, aux sages. Son ami Licencius, poète, avait décidé de mettre en poésie le mythe de Pyrame et Thisbé. Saint Augustin lui parle d’un ton sévère et lui reproche de s’éloigner de la sagesse. S’il souhaite chanter la mort de Pyrame et de Thisbé, il doit le faire en poète philosophe ; le point ultime ne doit pas être un amour charnel, mais spirituel, afin de rejoindre l’éternité. Saint Augustin rappelle que les événements d’ici bas, dans le monde ne sont pas un hasard, mais l’expression de la divine providence. Il invite aussi à la prudence, à rester impassible, le sage doit dépasser ses propres passions. Un homme qui tend à la sagesse doit savoir contempler la nature pour accéder à sa beauté, donc à la beauté divine. Ce sage saura faire face aux écueils et aux orages. Saint Augustin finit sur une citation de l’Enéide, « s’unir à Dieu c’est être un homme sage, comme un roc immobile il résiste au flot de la mer ».  Le lac, une grande nappe d’eau immobile, comme souvent chez Poussin, est comme une métaphore de l’esprit serein du sage stoïcien, référence à sa philosophie (*). Ce lac est œil de l’artiste, le miroir de l’âme de l’artiste (Daniel Arras).

Le sujet est une réflexion sur les passions amoureuses, sur le déchaînement de la nature, sur la nécessité de l’ordre du monde. Cet orage est-il simplement le signe du hasard, du destin ou bien un signe de la Providence ? La réponse paraît limpide, tout est décidé par la Providence divine. Le peintre invite le spectateur à dominer ses passions, la sagesse doit le conduire vers Dieu.

(*) « Le stoïcisme enseigne que la vertu est le seul bien, et la seule chose sur laquelle nous ayons quelque pouvoir. Le monde et tout ce qui concerne nos vies extérieures sont l’objet d’un déterminisme inéluctable. Le sage est celui qui prend pleinement conscience de ce fait et qui cherche à se détacher des plaisirs comme des souffrances dans le but d’atteindre un équilibre intérieur » (1. p. 70). 

 

 Bibliographie

1/ Allen Christopher. Le grand siècle de la peinture française. L’univers de l’art. Ed Thames & Hudson. Londres 2004.

2/ Mickaël Szanto, cocommissaire avec Nicolas Milovanovic (Musée du Louvre) de l’exposition « Poussin et Dieu » en 2015 au Louvre ancien pensionnaire à la Villa Médicis, est maître de conférences en histoire de l’art à l’université Paris Sorbonne. Spécialiste de la peinture française du XVIIe siècle, d’après son cours de licence 2 en 2015 sur l’Art Moderne à la Sorbonne, Paris IV.

Vidéo explicative : www.franceculture.fr/emissions/les-regardeurs/paysage-de-tempete-avec-pyrame-et-thisbe-1651-de-nicolas-poussin-1594-1665#.

3/ André Félibien. Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes ; augmentée des Conférences de l’Académie royale de peinture & de sculpture, avec La vie des architectes. Éditeur S.A.S.A, Trévoux, 1725, t 4.




La Villa Barbaro ou l’esthétique de l’utile

A partir de la fin du XVe siècle, la découverte de la route des Indes (1498) ayant porté un coup sensible à leur monopole du commerce du poivre et des épices, les Vénitiens investissent dans des propriétés foncières moins hasardeuses que les expéditions maritimes. Ils mettent ainsi en valeur des territoires en friches dans l’arrière pays, la terraferma, tout en s’efforçant de joindre l’utile, la vita activa, à l’agréable, la vita contemplativa. Venise est alors la première ville marchande du monde et la plus riche. 

Villa_Barbaro_panoramica_fronte_MarcokEn Vénétie, l’architecte Andrea di Pietro dit Palladio (1508-1580) nous a laissé plus d’une vingtaine de villas « palladiennes » où s’exprime le modèle de la beauté antique. Il construisit, vers 1557-1558, à Maser dans la région de Trévise, la Villa Barbaro au pied des collines d’Asolo, devant un bosquet de conifères. Près d’une source, le commanditaire fit construire un nymphée semi-circulaire en souvenir d’un probable sanctuaire antique dédié aux nymphes. La villa est de type rustica. Elle associe maison seigneuriale et exploitation agricole s’opposant au type suburbana plus proche des villes. La décoration intérieure est confiée à Paolo Véronèse (1528-1588). Il réalise des peintures murales qui associent éléments allégoriques, des scènes religieuses et de la vie quotidienne, sous forme de remarquables trompe-l’œil, un véritable chef d’œuvre.

Andrea Palladio (1508-1580) naît à Padoue d’un père meunier, mais tailleur de pierre de profession. Apprenti dès l’âge de 13 ans dans un atelier d’architecte et de tailleur de pierre, il rencontre le comte et humaniste Gian Giorgio Trissino (1478-1550) qui le met en contact avec des commanditaires vicentins. Il séjourne, avec lui, plusieurs fois à Rome, entre 1541 et 1551, et le surnomme Palladio en référence à Pallas Athénée, déesse des arts, vers 1540 lorsqu’il se voit attribuer le titre d’architecte. Palladio n’a reçu aucune formation spécifique. Il s’est inspiré des monuments antiques, des descriptions de  Pline l’Ancien (23-79) et surtout du traité De architectura de l’architecte romain Vitruve (v.90–v.20 av. J.-C.) Palladio se lie d’amitié avec un haut dignitaire de l’Eglise, le patricien vénitien Daniele Barbaro (1514-1570), auteur d’une traduction de Vitruve. A Venise, il conçoit le monastère de San Giorgio Maggiore et l’église du Redentore. Il associe plusieurs concepts architectoniques tels que la Rotonda inspirée des temples circulaires païens et la représentation cruciforme latine, dont la forte valeur symbolique fut rappelée par le Concile de Trente (1545-1563). Parallèlement, Palladio réalise  des villas, à partir de 1540, pour l’aristocratie vénitienne et les citoyens de Vicence. C’est d’ailleurs à Vicence que l’architecture d’Andrea Palladio est prédominante. Sur l’édifice gothique préexistant du Palais de la Raison dite Basilique palladienne, il ajouta des loggias serliennes, du nom de l’architecte Sebastiano Serlio (1475-1554). Le Palais Thiene, la Villa Rotonda et, sa dernière œuvre (1580), le Théâtre olympique sont  des monuments caractéristiques de sa conception architecturale. Palladio publie, en 1570, Les Quatre Livres d’Architecture d’inspiration vitruvienne mais présentant ses propres réalisations. Le peintre et historien d’art, Giorgio Vasari (1511-1574), son contemporain, le décrit de tempérament aimable : « c’est un homme extraordinaire par son talent et son jugement ». Il meurt le 19 août 1580 alors qu’il supervisait le chantier du Tempietto, chapelle familiale commandée par Marcantonio Barbaro (1518-1595) et  inspiré du Panthéon de Rome.

Paolo Caliari dit Véronèse (1528-1588), d’un père architecte et tailleur de pierre, à Vérone (d’où son surnom de Véronèse) où il fait son apprentissage dans l’atelier d’Antonio Badile (v.1518-1560). Après une courte période à Mantoue, il s’installe à Venise en 1553 où il y travaille à la décoration de plafonds à l’église San Sebastiano, à la Bibliothèque Marciana puis au palais des Doges (à trois reprises entre 1553 et 1582) ; il réalise également des « banquets » pour les grands réfectoires vénitiens, notamment en 1562, pour le réfectoire du monastère bénédictin de San Giorgio Maggiore , les Noces de Cana aujourd’hui au musée du Louvre. Au début des années 1560, il commence la décoration de la Villa Barbaro de fresques de style maniériste en réaction au classicisme de la Renaissance. En 1573 Véronèse se heurte à l’Inquisition qui lui reproche d’avoir ajouté des personnages anecdotiques au dernier repas du Christ, la Cène qu’il rebaptisera Le repas chez Lévi (Venise Académie) en disant : « Nous les peintres, prenons des libertés tout comme les poètes et les fous ». A la différence du Titien (1485-1576), Tintoret (1518-1594) et Véronèse apparaissent plus « vénitiens » dès lors qu’ils ont créé plus d’œuvres pour les palais et monuments religieux de la ville « en rendant leurs murs aussi précieux que plusieurs royaumes »  (Ruskin) mais aussi pour les villas patriciennes de l’arrière-pays. Véronèse meurt dans sa demeure vénitienne d’une pneumonie à l’âge de 60 ans et est enterré dans l’église de San Sebastiano dont il avait peint de nombreuses fresques. Après son décès, son frère et ses deux fils achèveront certaines peintures sous le nom de « Haeredes Pauli (les héritiers de Paul) veronensis ».

La villa Barbaro se détache de l’arrière plan campagnard sous forme d’une tache jaune sur un écran de verdure selon un « déploiement horizontal » de façon aussi utile que décorative par la combinaison de la maison seigneuriale centrale qui avance (avant-corps) vers la plaine, et des communs sous forme d’une galerie couverte à colonnes, Barchesse, typique de la villa veneta, et destinée à abriter le matériel agricole, les animaux et les récoltes avec une succession d’arcades en plein cintre disposées en ailes par rapport au corps de logis central. Aux extrémités s’ouvrent des colombiers surmontés de larges cadrans solaires contribuant à « l’harmonie du tout ». La façade épurée des ailes latérales contraste avec la maison du maître dotée de quatre demi-colonnes ioniques allant du rez-de-chaussée au piano nobile surmonté d’un fronton entourant le blason sculpté en relief de la famille Barbaro. Palladio développe ainsi  la subordination des bâtiments utilitaires au bâtiment principal doté d’une façade à portique imitant les temples antiques et permettant d’accéder à des pièces distribuées autour d’un vestibule cruciforme (Crociera) qui ne comporte que trois ouvertures sur l’extérieur mais Véronèse va en suggérer bien d’autres en peignant de fausses portes montrant les occupants des lieux. La décoration intérieure est presque entièrement due à la main de Véronèse avec une succession de paysages bucoliques, de figures allégoriques et surtout de trompe-l’œil avec des éléments du sacré mais aussi des scènes donnant l’illusion de la vie quotidienne : un chasseur (autoportrait ?) revient de la chasse, un chien est assis ou une petite fille curieuse ouvre une fausse porte. Par une alternance de fausses et vraies fenêtres, on peut apercevoir la vraie nature ou des paysages fictifs de telle sorte que l’illusion et la réalité s’interpénètrent. En mêlant ainsi le monde réel au virtuel, Véronèse démontre avec maîtrise qu’il est à son apogée de la peinture du trompe-l’œil avec une représentation des Dieux de l’Olympe entourant une allégorie énigmatique de la Sagesse (?) surmontant divers personnages grandeur nature qui semblent observer les activités de la villa. On accède ensuite au nymphée décoré des statues du sculpteur maniériste de l’école vénitienne Alessandro Vittoria (1525-1608) qui exécuta aussi la décoration plastique de la villa qui semble faire partie intégrante de la Nature qui l’entoure. Dans sa conception la Villa Barbaro, entourée de vignobles, est l’un des exemples les plus réussis de villa-fattoria (villa-ferme) dont l’esthétique associée à la fonctionnalité est très différente des « caprices » tels que la Villa Rotonda que Palladio conçue près de Vicence avec ses quatre façades identiques sur le modèle du Panthéon entourant une salle circulaire « habitable mais pas agréable » (Goethe en 1786) ; le désir d’originalité a dans ce cas détourné l’architecte de la notion d’utilité  si présente dans le Villa Barbaro.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour sa visite guidée de la Vénétie.

 

En Vénétie, au milieu du XVIe siècle, de riches commanditaires vénitiens, inspirés par les descriptions de Pline et de Vitruve et souhaitant combiner l’idéal de beauté à celui d’utilité, font construire un domaine à vocation agricole, sur une colline près d’une source mythique ; ils en ont confié la conception et la décoration à deux des plus grandes artistes de leur temps et dont le génie s’est exprimé dans leur domaine respectif en créant l’une des plus exceptionnelles villas de l’histoire de l’architecture sous forme de l’utilitaire élevé au rang du sacré. Les siècles ultérieurs verront nombre d’architectes, en Europe et jusqu’en Amérique, s’inspirer de Palladio pour élaborer des constructions néoclassiques.




Le Château de Bourbon l’Archambault

Bourbon l’Archambault est environ à 25 kilomètres de Moulins. Le nom de Bourbon semble être rattaché à la divinité gauloise Borvo liée aux sources thermales. Cité balnéaire importante à l’époque gallo-romaine, Bourbon l’Archambault est le lieu de passage de voies romaines conduisant à Bourges, Autun, Lyon et Clermont-Ferrand. Capitale de l’ancienne seigneurie des seigneurs de Bourbon avant Moulins et elle fut au Moyen Age, selon le roman de Flamenca (*) écrit en 1234, une ville florissante. Situées sur une colline escarpée, les ruines imposantes du château dominent une bourgade, aujourd’hui, endormie sur son passé, un exemple remarquable d’architecture datant de Philippe le Bel.

Les ruines du château en 1834. Lithographie de Tudot d'après Dufour, publiée par Desrosiers (Archive du Patrimoine).
Les ruines du château en 1834.
Lithographie de Tudot d’après Dufour, publiée par Desrosiers (Archive du Patrimoine).

La seigneurie des ducs de Bourbon

Le château actuel date du Moyen Age (entre XIIIe et XVe s.), hormis la tour de l’Admiral (XIe et XIIe s). On connaît l’existence d’un premier château qui aurait été détruit par Pépin le Bref en 771 et reconstruit par Guy de Bourbon au IXe siècle.

Cette puissante forteresse est l’œuvre de Robert (1256-1317), comte de Clermont, fils de Saint Louis. Il devient seigneur de Bourbon par son mariage avec Béatrice de Bourgogne en 1272, baronne de la terre de Bourbon. Le château fut reconstruit de 1277 à 1287, avec attenant au logis, une chapelle romane où il déposera les reliques de la vraie croix donnée par Saint Louis. Leur fils, Louis 1er duc de Bourbon (1281-1341) fit construire une Sainte Chapelle en 1315 destinée à remplacer « la première chapelle du château jugée indigne de conserver les reliques rapportées de Terre Sainte par Saint Louis ». A la fin du XVe siècle, Jean II duc de Bourbon (1426-1488) fait bâtir une seconde Sainte Chapelle (1485) achevée par Pierre II. Le château fut vidé de son mobilier après la trahison du Connétable de Bourbon en 1523, avant d’être en partie détruit au XVIe siècle (servant de carrière aux gens du village). A la révolution le château acheté par un maçon qui l’exploita comme carrière de pierre. A la restauration il revint au prince de Condé, puis au duc d’Aumale en 1832. Le château fut mis en vente. Les ruines actuelles ont été retirées de la vente grâce à l’intervention d’Achille Allier (1807-1836), historien, conteur, poète et imagier du Bourbonnais.

Une forteresse imposante

Construit sur une colline escarpée, le château était bordé à l’Est par un ravin, au Nord par un fossé profond, à l’Ouest par un étang et au Sud par la vallée de la Burge.

Le plan est rectangulaire (150 mètres de long sur 50 à 55 mètres de large). La forteresse était entourée d’une enceinte de murs en pierre, flanquée de quinze tours avec un accès au Nord par un pont-levis entre deux tours en avancée, couronnées de mâchicoulis, et au Sud, à la basse cour par une poterne du côté de la ville. Proche du mur sud, à l’Est il y avait un moulin fortifié.

A l’intérieur de cette enceinte « le logis seigneurial » de Louis II, avec une petite aile en retour au Nord Ouest, est sur deux niveaux. Des chapelles sont attenantes à l’escalier de la grande salle du premier niveau (salle où logeait la garnison – les gens d’armes) et situées au Sud-Ouest en prolongement de la petite aile en retour. Le mur de la grande salle au Nord est bordé par les trois tours du Nord. La salle d’apparat, en toute vraisemblance, était la salle du deuxième niveau, haute et élancée. Aujourd’hui seules subsistent les trois tours du Nord avec des ébauches de structures attenantes permettant au XIXe siècle la reconstitution du plan et la tour de « Qui qu’en grogne » (*). Elle est appelée ainsi car sa construction serait à l’origine de réclamations de la part des bourgeois de la ville qui la croyaient tournée contre eux.

Chateau Coupe des 3 tours

 

Les trois tours nord de même hauteur, du XIIIe et XIVe siècle, sont de plan circulaire, sur trois niveaux desservis par un escalier à vis aménagé à l’intérieur des murs. Elles sont agrémentées d’un parement en moyen appareil de pierres taillées en bossage, très régulier. Elles sont percées d’archères en étrier à ouverture rectangulaire. De grandes salles sont étagées sur trois niveaux. Celles du rez-de-chaussée sont voutées d’ogives à six branches reposant contre les murs, sur des culots ornés de crochets avec ou non des têtes humaines ou d’animaux domestiques. La sculpture de la tête d’un moine à l’expression narquoise et pleine de vie, tranche sur le caractère beaucoup plus stéréotypé des autres figurations. Louis II de Bourbon, à la fin du XIVe siècle, fera surélever la courtine et les tours. Cette reprise est parfaitement visible sur le bâti.

Un modèle architectural du passé…

Les châteaux au Moyen Age, expression du pouvoir, sont conçus comme un lieu ostentatoire assurant la protection du seigneur et de son entourage. Sous le règne de Philippe Auguste l’architecture militaire est standardisée : une tour maîtresse, le donjon, dernier lieu de refuge en cas de guerre, dominait une enceinte flanquée à intervalles plus moins égaux de tours circulaires ou semi-circulaires. Une porte fortifiée bordée de tours semi-circulaires en permettait l’accès par un pont-levis. Le plan circonscrit par l’enceinte répond à un tracé géométrique, en règle un rectangle plus ou moins régulier. Bourbon l’Archambault se rattache au XIIIe siècle, par son plan rectangulaire, la disposition des tours de l’enceinte.

Mais aussi empreint de nouveauté

Sous le règne de Philippe le Hardi et de Philippe IV le Bel, l’architecture militaire pour assurer la protection du royaume se modifie. Les plans sont différents, la conception des bâtiments est plus technique : construction d’archères pourvues d’étriers à la base avec des coussièges, de couloirs très allongés pour les portes d’entrée avec plusieurs herses et surtout l’utilisation nouvelle, pratiquement systématique, du parement à bossage rustique, favorisant le jeu d’ombre et de lumière donnant une impression de puissance et de solidité. Il n’est pas improbable « que Robert, personnage important du royaume, ait mis à disposition de sa femme  des ingénieurs royaux pour reconstruire le château de Boubon l’Archambault ». Ce qui pourrait expliquer la présence du bossage sur les tours nord, jusqu’à alors inconnu en Bourbonnais. Le bossage est rustique à larges ciselures et similaire à celui des fortifications royales en Languedoc (Aigues Mortes, Carcassonne). Deux autres châteaux des comtes de Bourbon, celui d’Hérisson (1284) et de Charolles (après 1277) ont le même parement rustique. La construction d’archères pourvues d’étriers avec des coussièges, la présence d’un  couloir très allongé pour le châtelet d’entrée avec deux herses successives, sont également des nouveautés que l’on retrouve au château de Bourbon l’Archambault.

Le Château de Bourbon l’Archambault est un exemple remarquable de l’architecture méconnue du temps de Philippe le Bel. Les grandes salles du logis sont à rapprocher de celles du Palais de la Cité à Paris (salle des Gens d’Armes – La salle des Pas Perdus – et de Grande Salle, détruite, aux effigies des rois de France, datant de Philippe le Bel) comme la Sainte Chapelle de Louis 1er, de la Sainte Chapelle de Saint Louis. Proche, l’église romane de Saint Menou réserve une surprise : un « débeurdinoir ».

(*) Flamenca, chef d’œuvre de la poésie narrative méridionale met en scène trois personnages fictifs, Archambault de Bourbon, sa femme Flamenca et Guillaume de Nevers, les principaux seigneurs qui, au XIIe siècle, étaient proches de Philippe Auguste.




Stèle du roi-Serpent vers 3 000 avant J.-C. (1ère dynastie)

La stèle au roi serpent que vous pouvez voir dans le département de l’Egypte au Louvre, date de 3 000 ans avant notre être, de la 1ère dynastie de l’empire Egyptien. Elle a été découverte, en 1896, à Abydos, par Emile Amélineau. En calcaire, elle mesure 1,43 m de haut, 0,65 m de large et 0,25 m de profondeur. Remarquable par son exécution et ses dimensions, elle est un document historique majeur pour l’histoire de l’Egypte prédynastique et pour l’étude des premiers hiéroglyphes.

Circonstance de découverte 

« Accompagné de plusieurs centaines d’ouvriers, Emile Amélineau s’attaque au secteur de Umm el-Ga’ab (“la mère des pots”), jonché de tessons de poterie couvrant les buttes et leur environnement. Dès la première campagne, en 1895-1896, il met au jour les sépultures de rois de la 1ère dynastie, Den, Semerkhet, Qa, le “Roi Serpent”, puis, en 1896-1897, le “tombeau d’Osiris” qui est en fait celui du roi Djer, ainsi que celles de deux rois de la IIe dynastie, Peribsen, Khasekhemouy » [3]. Il vient de découvrir la nécropole des premières dynasties, aujourd’hui appelée le « cimetière B », proche du cimetière U, prédynastique où ont été mises à jour 190 étiquettes en os et ivoires, dans la fameuse tombe royale U-j (3 200 ans av. J.-C.), faisant remonter l’écriture égyptienne de deux siècles.

On a reproché à E. Amélineau son manque de rigueur, la pauvreté de ses publications, mais à son époque, le but était de découvrir « le bel objet ».

Tombe royale U-j, 3 200 ans av. J.-C.

La stèle du roi serpent 

Les « Stèles » sont des monuments, comme des dalles de pierre fichées en terre, porteuses d’inscriptions avec souvent des figures. Elles apparaissent dès l’époque prédynastique à proximité des monuments funéraires.

Selon son découvreur, elle était enfouie dans le sol, en trois morceaux parmi les décombres de l’une des tombes royales et mesurait avec le troisième bloc non rapporté 2,5 à 2,6 mètres de haut. La stèle du roi serpent, exposée au Louvre, est constituée de deux blocs pratiquement intacts. L’irrégularité de la ligne de jointement montre qu’elle résulte d’une cassure et que la dalle de pierre était monolithe. Le couronnement est légèrement cintré confirmant son statut de stèle royale. Elle est rectangulaire sur les côtés, un peu rhomboédrique dans ses faces antérieure et postérieure à l’origine d’un profil fusiforme.

Le décor dans un cadre parfaitement délimité, est un bas relief, de conception complexe. Sur la partie supérieure, un faucon est tourné vers la gauche. Le centre, circonscrit par un rectangle, contient un serpent évocateur d’un cobra regardant dans la même direction que le faucon. Enfin sur la partie inférieure, une façade avec des tours de défense, des avancées, des retraits, et de hautes portes, représente un bâtiment.

Stèle au roi serpent

Une vision « aspective »

Selon l’égyptologue Emma Brunner-Traut, une vision « aspective » est un système de représentation qui correspond à l’écriture hiéroglyphique, l’image va définir le sujet représenté. Pour comprendre le message, toutes les images doivent être juxtaposées et être vues au même moment depuis le même endroit.

Dès Nagada IIIb, vers 3300 av. notre ère, apparaissent des symboles royaux. Horus, le dieu faucon, protecteur de la royauté dont le roi est la manifestation terrestre, est associé à un ensemble d’autres signes. Les premiers sérekh*, apparaissent incisés ou peints sur certaines types spécifiques de poteries, parfois vides, parfois chargés d’un mot illisible, indication possible du propriétaire du pot et de sa provenance.

Sur la stèle, le faucon et le cobra regardent dans la même direction vers la gauche, ce sont des idéogrammes indiquant le sens de lecture. En vis-à-vis, il y avait une autre stèle non retrouvée, enfouie également dans le stable. Elles étaient disposées devant la tombe et servaient à l’indiquer le nom du défunt et le lieu où disposer les offrandes.

Le rectangle est considéré comme un mur d’enceinte vu en plan et qui montre un décor interprété comme les ornements de parois des salles d’un palais. Il faut donc lire cette partie « façade » du « mur d’enceinte » comme celle du « palais » : le palais est la propriété du dieu Horus, le cobra désigne le roi régnant, qui y réside. C’est le Sérekh de l’Horus Cobra lu de droite à gauche.

Le cobra, ainsi figuré, correspond dans la langue égyptienne à l’équivalent de nos consonnes et au son « dje ». Si, la plupart du temps, seul le hiéroglyphe du serpent est présent dans le sérekh du roi, il est parfois accompagné d’un second signe qui permet la lecture « Ouadj » ou « Dje(t) » selon le sens de lecture habituel. Il s’agit donc du roi Djet, le quatrième roi de la 1ère dynastie.

La composition est légèrement décalée vers la droite. « Le volume simple du faucon représenté par ses éléments constitutifs essentiels contraste avec la précision avec laquelle sont représentées les écailles du serpent et la façade du palais ». La qualité de l’exécution, et la maîtrise du ciseau du sculpteur font que certains auteurs ont douté de son ancienneté. Certaines caractéristiques archaïques contredisent ce point de vue : la proéminence et la chute du bec, le développement anormal de l’œil et exagéré des serres, le mode d’imbrication de la queue…

 Abydos reconstitution de la tombe de la reine Merneith avec deux stèles Mer.
 Abydos reconstitution de la tombe de la reine Merneith avec deux stèles Mer.

Le roi Djet, un roi mal connu 

Les documents le concernant sont rares. La durée de son règne est variable selon les auteurs (23 ans selon Julius Africanus, 42 ans selon Eusèbe de Césarée…) qui ont retranscrit les « Aegyptiaca », datant du IIIe siècle av. J.-C, une sorte d’histoire de l’Egypte depuis ses origines, du grand prêtre d’Héliopolis, Manéthon. Il aurait régné entre 10 et 15 ans. Il est le fils de l’Horus Djer et de la reine Nakhtneith. Il épouse sa demi-sœur Mertneith dont il a un fils Den, qui lui succède.

Sa tombe, une fosse creusée dans le sol de 11,95 m sur 9,30 m, est entourée des 204 sépultures subsidiaires des grands personnages de la cour et de magasins où étaient entreposés tous les éléments nécessaires à la vie de l’au delà. Elle possède une superstructure, deux mastabas** emboîtés au-dessus de la fosse, l’un au niveau du sol, le deuxième au-dessus du premier (voisin d’un mètre de hauteur) permettant de la voir et de l’identifier. Petrie découvrit de la céramique d’origine palestinienne, des sceaux, une plaquette en ivoire et un peigne en os. n

*Le sérekh (« qui fait connaître ») se présente comme un rectangle entourant le nom hiéroglyphique du roi, surmonté d’un faucon (symbole du dieu Horus) et placé au-dessus de la façade du palais royal. Le rectangle pourrait figurer un plan de ce même palais. Ce qui accréditerait la thèse qui voit dans le sérekh, à l’instar du cartouche, une protection du nom du roi, contre les forces négatives.

** Mastaba. Mot arabe signifiant « banquette ». Appellation donnée à la tombe civile composée d’une superstructure maçonnée, avec face inclinées qui abrite la chapelle funéraire et un caveau aménagé au fond d’un puits.

 

Bibliographie

[1] Amelineau E. Les nouvelles fouilles d’Abydos (1896-1897). Compte rendu des fouilles d’Abydos, lu devant l’Académie des inscriptions et belles-lettres, dans sa séance du 29 mai 1896. É. Leroux, 1896-1897, 2 vol.

[2] Amelineau E. Le Tombeau d’Osiris : monographie de la découverte faite en 1897-1898. Paris : É. Leroux, 1899.

[3] Amelineau E. Les Nouvelles Fouilles d’Abydos, 1897-1898, compte rendu in extenso des fouilles, description des monuments et objets découverts. Paris : É. Leroux, 1904-1905.

[4] Petrie William. The royal tombs of the first dynasty (Part I et II): 1900 – London, 1900 digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/petrie.

[5] Farout D. Sens dessus dessous ou comment montrer ce qui est caché. Revue Pallas. https://pallas.revues.org/111.




La bataille de lépante en stuc par giacomo serpotta (1656-1732) ou la mansuétude du baroque

La bataille de Lépante du 7 octobre 1571 est l’une des plus grandes batailles navales de tous les temps et « le plus retentissant des événements militaires du XVIe siècle, en Méditerranée. C’est une énorme flamme et nous la voyons encore brillante malgré quatre siècles de recul » (Braudel). 

salle_600L’endroit, situé dans le golfe de Patras, sur la côte nord-ouest du Péloponnèse, fait référence à l’ancienne base navale athénienne (Ve siècle av. J-C) de Naupacte, devenue Lépante depuis le Moyen-âge, et située en regard du détroit occidental de l’isthme de Corinthe. Un événement aussi considérable ne pouvait pas échapper à de nombreuses représentations picturales dont celle de Véronèse (1528-1588) à Venise et de Vasari (1411-1574) au Vatican, représentant les galères rangées comme à la parade avant l’engagement ou au contraire dans un chaos infernal et meurtrier.

L’une des figurations les plus originales est celle faite en stuc, à Palerme, par le sculpteur sicilien Giacomo Serpotta (1656-1732) dans la décoration de style baroque de l’Oratoire du Rosaire (*) de Santa Zita (ou Cita) construit en action de grâce pour la protection accordée par la Vierge.

 

La bataille de Lépante : de la réalité au stuc

bateau_600La bataille de Lépante s’inscrit dans un conflit entre les Ottomans et les Chrétiens et plus particulièrement la République de Venise, avec comme enjeu le contrôle de la méditerranée, lieu de razzias et de piraterie incessantes ; le facteur déclenchant est la prise de Chypre (1570) par les Ottomans avec le massacre de la population de Nicosie et le martyre de son gouverneur Marco Antonio Bragadin (1523-1571) dont la résistance héroïque donnera le temps à la Sainte Ligue, imposée par le pape Pie V, d’organiser la flotte chrétienne mais sans la France qui était alors l’alliée de la Sublime Porte. C’est le 7 octobre 1571 que vont s’affronter 100 000 hommes, l’équivalent d’une énorme ville de l’époque.

D’un côté l’armada turque, venant de Lépante, avec des galères, des fustes à voiles et à rames et des galiotes rapides mais faibles en artillerie, sous le commandement relatif d’Ali Pacha, gendre du sultan Selim de Constantinople et, de l’autre, la flotte chrétienne venant de Messine puis de Corfou, sous le commandement plus homogène de Don Juan d’Autriche (1545 ou 1547 -1578), fils naturel de Charles Quint et demi-frère du roi d’Espagne Philippe II qui l’a désigné comme chef de la Sainte Ligue comportant plus de 200 galères espagnoles, génoises, pontificales mais aussi maltaises, savoyardes et de l’Ordre de Saint-Jean de Jérusalem, avec des navires de soutien et, surtout, six galéasses vénitiennes, Galeazza Grossa, grosses galères munies de canons fixés aux navires, qui foudroyèrent les galères turques pourtant plus nombreuses et plus maniables.

Avant la fin de cette journée fatidique, la victoire revint aux Chrétiens avec la libération de 15 000 galériens chrétiens mais fit de l’ordre de 60 000 morts et blessés de telle sorte que « la mer paraissait rouge aux yeux des combattants » parmi lesquels un simple arquebusier dénommé Miguel de Cervantes (1547-1616) qui y laissera la fonction de sa main gauche et y gagna le surnom de « manchot de Lépante ».

 

L’oratoire du Rosaire de Santa Zita

fenetre_900L’oratoire du Rosaire est un petit édifice accolée à l’église éponyme dans le quartier de la Loggia de Palerme ; il s’agit d’une salle rectangulaire aux parois entièrement recouvertes de stuc avec des encadrements entourés d’angelots et de figures allégoriques représentant les mystères du Rosaire dont la Résurrection, l’Ascension et le Couronnement de la Vierge entourant la représentation de la bataille de Lépante.

Le stuc utilisé par Serpotta, dont la technique remonte à l’antiquité, est un mélange de chaux éteinte obtenue par action de l’eau sur la chaux vive issue de la cuisson de pierres calcaires, de sable fin en y incorporant des liants d’origine animale ou végétale sur un treillis de fils de métal et de bois. Il s’associe une innovation fondamentale, dénommée « allustratura » sous forme d’une dernière couche à base de chaux et de poudre de marbre, conçue pour donner plus d’éclat et de blancheur aux sculptures dont le réalisme laisse le spectateur littéralement pétrifié selon l’expression italienne particulièrement adaptée en l’occurrence « restare di stucco ».

Serpotta a représenté une version simplifiée de la bataille navale sous des nuées orageuses où siège une Vierge entourée d’anges, avec un Enfant Jésus turbulent, et dont l’intercession est implorée par un moine ; des fortins dorés sur des promontoires rocheux suggèrent la proximité de la côte incluant l’île d’Oxia qu’avait longée la flotte chrétienne avant de se dévoiler progressivement à la flotte turque. Sur une mer formée, s’affrontent des galères dont « les longues rames pendent, parallèles et inertes, dans la mer », avec du côté droit trois galères ottomanes et une galiote ; du côté gauche trois galères chrétiennes avec un navire de soutien et, entre les deux, se situent deux galéasses vénitiennes reconnaissables à leurs trois mâts et à leur puissant gaillard d’arrière doré.

Des oriflammes flottent aux sommets des fortins et des mâts des navires avec une orientation vers la droite suggérant que la flotte chrétienne évolue vent arrière avec quelques petits personnages à la manœuvre dans les gréements, soulignant la minutie de la composition qui apparaît conforme au fait que les Chrétiens étaient à l’ouest alors que les Ottomans étaient rangés à l’est.

En-dessous de la scène, sont assis deux jeunes garçons habillés en paysans, de part et d’autres de trois arquebuses à mèche ; à droite un jeune Turc blessé et affligé s’appuyant sur un turban, « la Défaite musulmane » et à gauche un jeune chrétien s’appuyant sur un heaume, « la Victoire chrétienne », fier et songeur mais qui ne se réjouit pas : la Chrétienté a vaincu mais l’humanité est en deuil et cette bataille navale effrayante par son ampleur n’empêchera pas la perte de Chypre, pourtant casus belli, par les Vénitiens.

Même si les conséquences historiques de cette bataille navale hors normes ont fait l’objet de controverses, il n’en reste pas moins qu’elle a porté un coup d’arrêt indéniable à l’expansionnisme ottoman et qu’elle préfigure la fin des flottes de galères au profit des vaisseaux de ligne et des galions armés de canons. La représentation de la bataille de Lépante est un détail émouvant parmi les intérieurs stuqués des oratoires palermitains par Giacomo Serpotta que l’historien d’art Rudolf Wittkower (1901-1971) a comparé à « un météore dans le ciel sicilien » ayant contribué au fait que « le sentiment du merveilleux est rarement absent du Baroque ».

(*) Rosaire, de rosarium : guirlande de fleurs, en référence au grand chapelet de prières.

 

Bibliographie

  • Arrabal F. Un esclave nommé Cervantès. Plon 1996
  • Boucher B. La Sculpture baroque italienne. Thames & Hudson 1999
  • Braudel F. Autour de la Méditerranée. Ed. de Fallois 1996
  • Bucaro G. Palazzoto P. Il Serpotta di scena. Regione Siciliana 2013
  • Fernandez D. Le Radeau de la Gorgone. Promenades en Sicile. Photos de Ferrante Ferranti. Le Livre de Poche 1989
  • Heers J. Les Barbaresques. Tempus 2008
  • Lebédel C. Histoire et splendeurs du Baroque en France. Histoire Ouest-France 2003
  • Morel Ph et al. L’Art italien de la Renaissance à 1905. Citadelles & Mazenod 1998
  • Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour sa visite guidée de Palerme

 

Giacomo Serpotta (1656-1732) est considéré, bien qu’il soit injustement méconnu, comme l’un des plus grands sculpteurs européens du XVIIIe siècle ; il fait partie d’une famille de sculpteurs et de stucateurs puisqu’il naît à Palerme d’un père ouvrier en marbre qui, condamné pour rixe, mourra aux galères en 1670 ; Giacomo n’a alors que 14 ans et ce traumatisme a pu avoir une influence sur son œuvre ultérieure ; son frère et son fils unique, Procopio (1679-1755), seront aussi sculpteurs mais de moindre importance. Une grande incertitude persiste quant à sa formation artistique ; peut-être a-t’il rencontré Le Bernin âgé (1598-1680) à Rome lors d’un voyage d’étude ? encore qu’il est plus probable qu’il ne connaissait le Baroque que par l’intermédiaire de gravures ou d’artistes formés sur le continent et il semble même qu’il n’ait jamais quitté la Sicile où il a travaillé toute sa vie à la tête d’un atelier familial prospère, d’où la « réputation d’un artisan local plutôt que d’un artiste européen » peu propice à la postérité. Contrairement à ses prédécesseurs locaux dont la facture apparaît assez médiocre, Giacomo Serpotta a donné ses lettres de noblesse au relief en stuc avec une délicatesse et une qualité du niveau de la grande sculpture monumentale.

 

Les sculptures de Giacomo Serpotta. Ce n’est pas dans les musées qu’on peut admirer les sculptures de Giacomo Serpotta mais dans les plus importantes églises et oratoires de Palerme où il travaille à partir de 1686 jusqu’aux années 1710 avec plusieurs interruptions. On y voit une  profusion de personnages incluant des putti espiègles qui sont véritablement les acteurs de la représentation sacrée et qui « jouent même à dormir et à mourir » avec des guirlandes, des mouvements tumultueux et des drapés si caractéristiques du Baroque, de telle sorte que les parois semblent animées d’un véritable « bouillonnement de formes blanches » au sein duquel peut se glisser un petit reptile en guise de signature symbolique.