Karakorum une cité fantôme

Et pourtant, elle a frappé des générations d’historiens et de voyageurs! Située sur l’une des routes de la soie les plus fréquentées, au centre de la Mongolie, dans la vallée de l’Orkhon (1), Karakorum demeure une cité mythique. Il ne faut pas la confondre avec le massif de montagnes homonymes situées aux frontières de l’Inde, de la Chine et du Pakistan, amoncellement de glaciers gigantesques avec ses quatorze sommets de plus de 8 000 m.

La cité d’Ögedei

Qara-Qorum, en mongol Khara-Khorin, situé sur la plus importante route Est-Ouest traversant la Mongolie, non loin de la rivière Orkhon, fut initialement un simple camp de base pour l’armée de Gengis Khan (2). Outre sa valeur stratégique, la vallée de la rivière Orkhon, fut de tout temps, pour les peuples des steppes, une terre sacrée où l’on découvre de nombreuses inscriptions (du VIIIe au IXe siècle) turques, chinoises, ouighoures sogdiennes, etc. Traditionnellement, ils y édifiaient leur capitale, comme les turcs Ouighours, à la fin du VIIIe siècle et au début du IXe siècle, où Bayanchur Khan fonde Khar-Balgas-Ordu-Baliq (la cité noire) dont il ne reste que les murs d’enceinte du palais.

Gengis Khan avait désigné pour lui succéder son troisième fils Ögedei. Il fait de Karakorum sa capitale dans les années 1230, « omphalos » de son vaste empire, lieu de passages et d’échanges favorisés par la Pax Mongolica qui assure une certaines stabilité au sein de territoires immenses s’étendant de la mer Noire à la mer de Chine.  Son implantation, au milieu de la steppe est loin d’être innocente, un choix judicieux sur tous les plans (religieux, politiques, historiques, économiques et écologiques).

En 1247 des voyageurs chinois avaient remarqué l’importance de l’élevage et de la culture céréalière favorisées par l’existence d’un microclimat. La ville fut entièrement rasée par les troupes Ming en 1382, bien longtemps, après que Khubilaï l’ait abandonnée pour Pékin. Quand en 1585 le très important monastère bouddhique d’Ederne Zuu fut fondé par Abataï-Sakjin-Khan, l’ancienne cité n’était qu’un vague souvenir. L’enceinte, de plan rectangulaire comprend vingt-cinq stupas sur chaque côté, ainsi que deux stupas à chaque angle hors du mur d’enceinte. Ces stupas sont au nombre de cent huit. Karakorum, modeste bourgade, est de nos jours un des lieux les plus importants du festival annuel Nadam où continuent à être célébrés les sports mongols traditionnels (lutte, courses de chevaux, tir à l’arc) et la danse rituelle Tsan.

Une cité légendaire

Aujourd’hui, ironie du sort, il ne reste pratiquement rien de cette cité qui a stupéfait les voyageurs contemporains. La ville était entourée par une enceinte rectangulaire (1 500 m x 2 500 m) percée de quatre portes. Seuls vestiges visibles, deux des quatre sculptures de tortues (symbole de longévité et de stabilité) en granit local marquaient les portes d’entrée de la ville. Une cavité était creusée à l’intérieur pour y disposer un mat.

Les fouilles ont permis de découvrir de nombreux vestiges notamment dans le quartier commercial chinois au centre de la ville, des résidences de marchands et des bâtiments religieux. Les soubassements, les bases des colonnes d’un grand bâtiment situé le long du centre historique serait le palais du Khan Ogodei ; de plan carré avec une plate-forme au centre, le palais de Tumen Amagadlan (« Les mille Tranquillités »). L’existence d’un temple bouddhique a été évoquée devant la découverte d’une centaine de petits stupas en argile, en fait il s’agirait plutôt d’un autre palais, celui où le grand Khan recevait ses hôtes. Les vestiges de ce temple bouddhique dateraient du XIIIe siècle. Des bâtiments de style chinois semblent avoir été assez communs à Karakorum. Ce petit noyau d’habitations permanentes était entouré par un espace important où les mongols avaient installé leurs yourtes

Un franciscain chez le grand Khan (3)

Guillaume de Rubruck fut le premier européen à voir de ses propres yeux Karakorum : « Pour ce qui est de la ville de Caracorum, Votre Majesté saura qu’excepté le palais du Khan, elle ne vaut pas la ville de Saint-Denis en France, dont le monastère est dix fois plus considérable que tout le palais même de Mangu. Il y a deux grandes rues : l’une dite des Sarrasins, où se tiennent les marchés et la foire. L’autre rue s’appelle de Cathayens, où se tiennent tous les artisans. Là sont douze temples d’idolâtres de diverses nations et deux mosquées de sarrasins, puis une église de chrétiens au bout de la ville, qui est ceinte de murailles faites de terre, où il y a quatre portes. À celle d’Orient l’on vend le millet et autres sortes de grains, qui d’ailleurs sont rares » (…)

« Le palais du Khan ressemble à une église ayant la nef au milieu, et aux deux côtés deux ordres de colonnes ou piliers, et trois grandes portes vers le midi ; le Khan était assis au côté du nord en un lieu haut élevé, pour être vu de tous »(…)

« Vis-à-vis la porte du milieu était planté un grand arbre (la superbe fontaine dans la cour du palais par l’orfèvre parisien Guillaume Bouchier), au pied duquel étaient quatre lions aussi d’argent, ayant chacun un canal d’où sortait du lait de jument. Quatre vases étaient cachés dans l’arbre, montant jusqu’au sommet et de là s’écoulant en bas. Sur chacun de ces canaux il y avait des serpents dorés, dont les queues venaient à environner le corps de l’arbre. De l’une de ces pipes coulait du vin, de l’autre du caracosmos ou lait de jument purifié, de la troisième du ball ou boisson faite de miel, et de la dernière de la téracine faite de riz. Au pied de l’arbre, chaque boisson avait son vase d’argent pour la recevoir. Entre ces quatre canaux, tout au haut, était un ange d’argent tenant une trompette, et au-dessous de l’arbre il y avait un grand trou, où un homme se pouvait cacher, avec un conduit assez large qui montait par le milieu de l’arbre jusqu’à l’ange. Ce Guillaume y avait fait au commencement des soufflets pour faire sonner la trompette, mais cela ne donnait pas assez de vent »

Un carrefour économique 

Il régnait à l’intérieur de la cité une intense activité économique. Karakorum était un centre de production d’objets variés en métal décorés (chaudrons en fer, braseros, pointes de flèche, bagues d’essieu pour les chariots analogues à ceux que l’on rencontre encore aujourd’hui en Mongolie). Des forges étaient installées le long du canal la reliant avec la rivière Orkhon.

Les récentes fouilles opérées par des équipes allemandes et mongoles ont mis au jour des céramiques, des canalisations, de la vaisselle de table, des sculptures, des tuiles et des antéfixes en terre cuite vernissés retrouvés sur les bâtiments chinois. Les archéologues ont exhumé des fours de céramique susceptibles de produire de tels objets. Il est hors de doute que la technicité provenait de Chine. Quant aux fragments de soie et à la porcelaine (le fameux bleu et blanc de là première moitié du XIVe siècle), ils étaient destinés à l’élite mongole. L’industrie locale produisait aussi des perles de verre pour les bijoux. Des fuseaux sont le témoin de la présence de métiers à tisser qui utilisaient la production de laine locale.

De nombreuses pièces de monnaies venant de pays différents ont été trouvées en particulier des pièces chinoises d’époque Tang et Yan (la pièce la plus ancienne est une pièce islamique de 1237-1238). Des documents confirment le rôle des marchands musulmans mettant en contact Karakorum avec l’Asie centrale.

En 1164, un garçon de neuf ans, Temüdjin, un mongol, le futur Gengis Khan, arrive de sa Mandchourie ancestrale pour s’installer avec sa famille dans les steppes du nord de la future Mongolie. Cet enfant va devenir, en quelques décennies, le plus grand conquérant de la terre. Son père est assassiné par les Tatars. Sa mère doit mener avec ses cinq enfants une existence vagabonde, « se nourrir d’aulx et d’oignons sauvages », « se disputer les poissons » qu’ils pêchent ou les oiseaux qu’ils tirent avec leurs petits arcs.  Temüdjin sort de la misère et se fait des relations chez les puissants. Chef de son clan, il commence par se venger des Tatars et achève l’unification de la Mongolie. En 1206, une assemblée générale, un quriltaï, le proclame empereur « océanique », c’est-à-dire universel, Tchingis Qaghan, Gengis Khan. A sa mort en 1227 il contrôle une grande partie de l’Asie (la Chine du Nord, la Sogdiane, la Mongolie). En quelques décennies ses successeurs construiront un empire colossal s’étendant de la mer de Chine à la mer Noire. Mais, en 1260, après avoir laissé de faibles troupes d’occupation en Syrie, les Mongols subissent leur première défaite devant les Mamelouks et doivent se retirer. En ce milieu du XIIIe siècle, les chevaux des Mongols boivent l’eau du Pacifique, de l’océan Indien, de la Méditerranée et de l’Adriatique.

 

(1) La Vallée de l’0rkhon : La partie supérieure de la Vallée de l’0rkhon a été appelée par l’archéologue Ser-Odjav « la Vallée aux mille sites archéologiques ». Cette région occupe l’Aymag de Khangai à 400 km à l’Ouest de la capitale Oulan-Bator. L’Orkhon coule dans une vaste plaine aux reliefs très doux, à une altitude moyenne de 1 400 mètres. Le fond de la vallée, légèrement marécageux, permet cependant l’élevage de bovins, ovins et camélidés. L’agriculture y a été pratiquée depuis des temps anciens grâce à un microclimat favorable. 

(2) Une stèle érigée en 1347 commémore la restauration du principal temple bouddhique. L’inscription précise que Gengis Khan était en quelque sorte le fondateur de la cité ou du moins y avait résidé. 

(3) Le frère franciscain Guillaume de Rubrouck réalisa l’exploit d’un voyage jusqu’au cœur de l’empire de Gengis Khan. Porteur d’un message de Saint Louis, de 1253 à 1255, il a parcouru pieds nus et à cheval, 16 000 kilomètres de Constantinople à Karakorum, pour y rencontrer le Grand Khan Mangu (Möngke) quatrième fils et  successeur de Gengis Khan. Il écrivit à son retour le récit de son aventure. « Lorsque j’entrai parmi les Tartares, il me sembla véritablement que j’entrais en un autre monde.»

Bibliographie

[1] Jean Paul Roux. L’Asie Centrale. Histoire et civilisation. Ed. Fayard, Saint Amand Montron, 2001.

[2] Waugh D. C. Karakorum. Capital of the Mongol Empire and Heir to the Earlier Traditions of Urban http://depts.washington.edu/silkroad/cities/karakorum




L’Homme de Tollund (IIIe siècle av. J.-C.)

L’homme de Tollund fut découvert, fortuitement, le 8 mai 1950 dans les tourbières du Danemark à dix kilomètres à l’Ouest de Silkeborg. Son état de conservation, notamment de son visage, était tel, que les découvreurs, les frères Höjgaard, venus prendre de la tourbe pour se chauffer, ont cru au meurtre d’un adolescent récemment disparu. Très rapidement, les analyses faites par les archéologues, montrent qu’il s’agit  d’un individu appartenant au groupe de ce que l’on appelle les hommes des tourbières, un homme de l’âge du fer (VIIIe – Ier siècle avant notre ère).  

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Une découverte stupéfiante

Trouvé à 2,50 mètres sous le sol, il était en décubitus latéral droit, les membres inférieurs repliés sur le torse, une main au dessus du genou, l’autre sous son menton. Il avait une corde tressée de deux bandes de cuir, attachée autour du cou à l’origine de traces profondes sur le devant et les côtés de la gorge (rien au niveau de la nuque). Les cheveux sont coupés courts. Le visage, très bien conservé, est surprenant de réalisme, avec une pilosité d’un à  deux millimètres prés de la lèvre inférieure, les sourcils sont intacts. En raison de la rigidité cadavérique, il a du être enterré huit à douze heures après sa mort, après un à trois jours d’attente. Il a sans doute marché pieds nus car il a deux cicatrices aux pieds dont une s’est infectée.  Des empreintes du pouce droit ont pu être réalisées.

corde_corpsSa taille était d’un mètre soixante et un, sa peau est tannée (liée à l’acidité du milieu). Il portait, un bonnet fait de huit pièces de mouton, doublé de laine et tenu par une fine lanière située sous le menton et, une ceinture étroite en cuir de buffle. La désagrégation (milieu acide) des vêtements constitués en fibres végétales, peut expliquer leur absence.

Son cœur, ses poumons et son foie ont été bien préservés. Les différentes études ont démontré qu’il a pris son dernier repas de douze à vingt-quatre heures avant sa mort. Il était constitué de purée d’orge, de graines de lin, de carmeline et de mauvaises herbes, mais sans fruit (mort probable en hiver). L’analyse des dents confirme qu’il n’avait pas moins de 22 ans. La présence de d’arthrose vertébrale permet de situer son âge autour de trente, quarante ans. Il souffrait de tricocéphalose. Il est mort par pendaison mais sans chute libre (pas de dislocation vertébrale).

Selon la palynologie, il aurait vécu vers 350 av. J.-C. La datation au carbone 14 situe sa mort vers 355 av. J.-C. L’échantillon d’ADN d’un cheveu établit  son existence entre 265 et 40 av. J.-C.

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Les hommes des tourbières 

Il s’agit de restes humains naturellement momifiés, retrouvés dans les tourbières  du Nord de l’Europe (Scandinavie, Allemagne du Nord, Iles britanniques). La momification naturelle est liée au phénomène de la dessiccation correspondant au processus de déshydratation.

Si les momies égyptiennes sont le fait d’un phénomène culturel  (par l’action de l’homme), la momification des hommes des tourbières repose sur la particularité du climat et du milieu. Les tourbières se forment en règle dans des cuvettes d’eau stagnante sur un sol de schiste ou de granit (donc acide). La compression de la tourbe ne permet pas la pénétration d’oxygène et la température régnante est inférieure à 4°C.  Dans ces lieux venteux, froids, anaérobiques, acides et cumulant continuellement de l’eau, les micro-organismes ne peuvent pas se développer et, ainsi, la putréfaction se réaliser. Ces conditions spécifiques permettent  la conservation de la peau, des cheveux et des organes internes. Il est, par exemple, possible de faire des analyses ADN pour préciser l’origine géographique, de connaître la dernière alimentation, etc. Par contre le milieu acide dissout le carbonate de calcium, aussi, le squelette est-il rarement intact.

L’homme de Grauballe, la Dame d’Elling…

Plus d’un millier de corps datant de l’âge du fer, ont été retrouvés dans les tourbières du Nord de l’Europe. Les momies artificielles sont vidées des intestins, du cerveau, des muscles, et embaumées, ce qui n’est pas le cas des cadavres des tourbières qui présentent des échantillons de peau et d’organes internes très bien conservés. Parfois sont préservés les tatouages, les empreintes digitales, ou encore certains indices permettant de déterminer les causes de leur mort. Si certains individus semblent morts par accident d’autres ont été étranglés ou égorgés ,ce qui posent de nombreuses questions sur l’origine de leur mort : sacrifices rituels, exécutions ?

L’homme d’Old Croghan (Irlande), âgé de vingt à trente ans, a été poignardé au niveau de la poitrine, l’un de ses bras a été profondément entaillé, et ses seins tranchés (torturé avant d’être mis à mort ?) ; l’homme de Grauballe (Danemark) a été égorgé et assommé (avant ou après le mort ?) ; la jeune fille d’Yde (Pays Bas) a été étranglée et poignardée ; la Dame d’Elling (Danemark) de vingt-cinq à trente ans a été pendue. D’autres corps ont été retrouvés poignardés et éviscérés, ou la tête fracassée, ou décapités…

Une offrande aux dieux

On pourrait penser que ces morts ont été torturés ou assassinés. Cependant ils ont reçu des funérailles soignées (soin dans la position, soin du corps parfois enveloppé d’un vêtement). Les cadavres sont déposés volontairement dans la tourbière. Pour les hommes de l’âge du fer, les tourbières avaient une signification particulière. Ces mises à mort dépasseraient le cadre de la justice et les raisons morales. On y retrouve des offrandes de valeur, comme le chaudron de Gundestrup, des collections d’armes (Illerup Adal), des dépôts de vaisselle en terre cuite, des morceaux de bétail, etc.

Les tourbières seraient habitées par les dieux, un lieu de passage entre le monde des vivants et celui des morts, ce qui expliquerait la pratique d’inhumations dans de tels endroits.

Différentes hypothèses ont été émises :

– une offrande aux dieux pour les remercier de pourvoir à l’approvisionnement en tourbe permettant de supporter les hivers longs et froids,

– parce que les tourbières leur procurent le fer (la seule source au Danemark de minerai de fer),

– pour faire revenir le printemps (rite de fécondité).

Le meurtre, un suicide semblent moins probables.

On peut observer l’homme de Tollund au musée de Silkeborg dans le Jutland.

Christian Fischer, conservateur du Musée de Silkebo : les derniers instants de l’Homme de Tollund.

« Un jour d’hiver – ou peut-être était-ce tôt au printemps –, il y a approximativement 2 300 ans, un homme s’assied pour manger un repas de gruau, ou une sorte de porridge cuisiné de graines et de céréales broyées avec une meule de pierre. L’homme est en bonne santé, ou tout au moins son état ne trahit aucun signe de maladie apparente. Environ 12 heures après son repas, il est pendu – probablement en sacrifice aux dieux. Tout ceci s’accomplit sans l’usage de la force, car ses poignets et ses chevilles n’ont pas été ligotés. Son corps ne chute pas brutalement durant la pendaison. Une fois mort, la corde de cuir qui a servi à le pendre est coupée et son corps est transporté à pieds dans la tourbière sur un chemin de planches. Il est déposé en position fœtale, dans un trou dans la tourbe, préalablement drainé. Sa face devrait présenter les stigmates de la pendaison – les yeux exorbités, la bouche ouverte, la langue pendante. Mais on s’est assuré que son visage paraisse si paisible qu’on le croit endormi. (…) On ne sait pas à quel dieu il a été sacrifié. Mais le fait que les hommes des tourbières du Danemark se trouvent là où la tourbe était utilisée à l’âge de Fer laisse à penser que ces corps ont été sacrifiés aux dieux en remerciement pour la tourbe qui leur a été prélevée. »

 

 Bibliographie

1/ The Tollund Man- A face from Prehistoric Denmark : www.tollundman.dk

2/ Chloé CORBEX, Charlotte DEFER. L’homme de Tullund, la Sorbonne 2015.

3/ P-V GLOB. Les hommes des tourbières. « Résurrection du Passé ». Ed. Fayard Paris 1966

4/ Valérie Morisson. L’intemporel incarné : les corps des tourbières entre métaphore et littéralité. etudesirlandaises.revues.org › Numéros › 34.1 › Art et image




Une gisante à longue histoire : Valentine Balbiani

383 – L’idée traditionnelle du gisant est celle du chevalier allongé. Pourtant, dès la fin du Moyen Âge, une vision plus crue de la mort apparaît, avec les « transis » (« passé de l’autre côté »), tandis qu’Italiens et Espagnols revenaient au modèle accoudé des Etrusques. 

Pour sa femme Valentine Balbiani, décédée en 1572, le chancelier René de Birague fit faire par le sculpteur attitré du roi, Germain Pilon, et sans lésiner, un gisant accoudé et un « transi » que le Louvre expose aujourd’hui suivant la disposition originelle. 

Si ce tombeau a connu bien des vicissitudes (en particulier les saisies révolutionnaires), nous avons la chance qu’un érudit contemporain de Louis XIV, Roger de Gaignières, en ait fait faire une aquarelle très fidèle (conservée à la BnF). 

Autre chance, les contrats notariés passés entre le sculpteur et le commanditaire renseignent sur l’élaboration de ce monument spectaculaire.

Une tombe « pariétale » somptueuse

Génie de droite v2_600L’aquarelle montre en effet une foison décorative à l’italienne, alors que la France privilégiait des tombeaux isolés, nous avons ici une tombe « pariétale » surmontée d’une architecture. La gisante plus grande que nature, luxueusement vêtue, le marbre très fin permettant des détails virtuoses, reposait sur un énorme sarcophage, orné de la plaque en très bas-relief du « transi », mais aussi de têtes ailées de chérubins (le Louvre en garde une) et de bas-reliefs à thème funéraire. Deux « Génies funéraires », en marbre, assis et tenant une torche renversée, symbole de la mort, sont conservés : ils encadrent la gisante. Au-dessus de la gisante, une structure de marbre polychrome, avec sept anges en bronze dont trois déployaient une tenture aux armes du mari, frangée d’or, garnie à l’intérieur d’étoiles dorées.

Germain PILON (Paris, connu depuis 1540 – mort en 1590) Tombeau de Valentine Balbiani (1518 – 1572). Marbre H. : 0,83 m ; L. : 1,91 m ; Pr. : 0,49 m.

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Ce luxe comporte néanmoins deux paradoxes

D’abord, il est étrangement profane pour un contexte à religiosité exacerbée. Valentine est morte l’année du massacre de la Saint-Barthélemy et son veuf est entré dans les ordres, recevant même la dignité de cardinal. Pourtant le seul signe totalement chrétien est la croix nue au centre : Génies funéraires et autres chérubins reprennent les « putti » antiques, revisités par la Renaissance.

Second paradoxe : Valentine semble absente. La très jeune femme représentée, si lisse, ne peut pas être la défunte, qui avait alors 54 ans. Il est vrai qu’elle avait une fille, qui a pu servir de modèle, et que longtemps les morts ont été représentés à l’âge « idéal » du Christ lors de la Résurrection, 33 ans. Mais Pilon n’a pas travaillé d’après nature : au départ, le chancelier avait commandé une dalle nue et le décès remontait à quatre mois quand la gisante fut ajoutée. Il n’y avait ni portrait ni masque mortuaire pour guider Pilon, car les contrats, excessivement précis, n’auraient pas oublié de tels documents. Valentine laisse place à une beauté idéalisée.

Sur le « transi », la morte plus réaliste a effectivement l’âge requis, mais Valentine en aurait-elle aimé la crudité violente : présentée à demi nue, la mort a déjà commencé son travail, avec ventre et seins affaissés, et ces mains décharnées qui n’ont plus rien à voir avec les jolis doigts fuselés de la gisante. Valentine étant effrayante dans son « transi », absente de son gisant, les yeux perdus dans le vague malgré le livre qu’elle fait mine de lire, les Génies lui tournant le dos, il reste heureusement la touche très originale du petit chien quêtant son affection pour apporter un peu de vie. Il aurait été sculpté sur le modèle de son favori, d’une race italienne à la mode, qui se serait laissé mourir de désespoir après sa maîtresse.

Germain Pilon innove : le chien, associé, attribut de la fidélité sur les tombes féminines, dort habituellement aux pieds de la défunte.

Germain Pilon, un sculpteur novateur

Germain Pilon a beaucoup innové dans ce tombeau : position accoudée pour une femme (les rares exemples en France avant Valentine sont des guerriers appuyés sur leurs armes), ajout du chien vivant, superstructure luxueuse. Ces innovations viennent peut-être d’une situation particulière, avec un client riche et prêt à payer comme le laissent entrevoir les contrats. Le premier contrat, d’avril 1573, prévoit la gisante, les Génies et le chien pour une livraison en octobre.

Mais le chantier fut retardé, et un second contrat, en avril 1574, ajouta notamment l’architecture, le transi et les bronzes. Suggestion – intéressée – de Pilon, ou du chancelier ? La première hypothèse est plus vraisemblable, le chancelier n’étant pas connu pour sa culture artistique. Il est rare de voir naître une œuvre dans des documents qui mentionnent même les vêtements de la défunte confiés au sculpteur, le modèle du chien, sans oublier des maquettes de terre cuite (procédé fréquent à la Renaissance). Il est même possible qu’il y ait eu un troisième contrat ajoutant par exemple la tenture visible sur l’aquarelle.

Quant au veuf, il y mit un prix considérable

Presque autant que pour son propre tombeau, aussi confié à Pilon, et près du double des comparables répertoriés. Chagrin ou ostentation ? Il est clair qu’il voulait laisser sa trace : ses armes tréflées sont partout, sur le socle de la gisante, sur les écussons (armes de Birague et armes d’alliance, composées pour moitié… des armes du mari), sur la tenture étoilée.

Il a choisi ce qui se faisait de mieux comme sculpteur, celui du roi, car il était lui-même proche du pouvoir (Italien de naissance, il s’est compromis lors des guerres d’Italie et a continué à servir François 1er et ses successeurs, mais  en France). Or Pilon venait de terminer, en 1573, le monument que Catherine de Médicis avait fait commencer par Le Primatice pour elle-même et Henri II, son époux, mort après un tournoi en 1559. Pilon, simple membre de l’équipe, en prit la tête quand le Primatice mourut en 1570. Ce tombeau architecturé, avec représentation en « vif » et en « transi », démontrait ses capacités : quelle meilleure recommandation pour Birague ?

Aujourd’hui, Birague est bien oublié, malgré sa dépense et son étalage d’armoiries, et Valentine était déjà absente de son tombeau… Cet ensemble nous parle donc aujourd’hui surtout du talent de Pilon, de sa virtuosité italianisante. Pilon a peut-être voyagé en Italie et, si ce n’est pas le cas, il a suffisamment coopéré avec les Italiens travaillant en France ou vu d’estampes (qui véhiculaient les modèles tels que Michel-Ange) pour adopter cette aisance, ces poses élégantes des Génies ou l’idée des gisants accoudés.

Ce modèle a fait école : le XVIIe siècle a conservé des gisants accoudés bien plus que des priants agenouillés. Pilon est le grand sculpteur de la fin du XVIe siècle, jusqu’à sa mort en 1590 : son rival Jean Goujon a disparu de Paris vers 1572, peut-être victime des persécutions (il était protestant).

Valentine Balbiani nous donne donc l’occasion de voir les relations entre France et Italie ou le mode opératoire d’un artiste avec ses clients. Pilon a démontré une véritable virtuosité mais, par une certaine sobriété évitant le pathos, il écrit ici une page de l’histoire de la sculpture dans une tradition plus classique que baroque. L’importance de cet ensemble n’a pas échappé à Alexandre Lenoir, controversé créateur du musée des monuments français, qui l’a sauvé de la fureur révolutionnaire et exposé dans son musée.

 

 Bibliographie

– Grodecki, Catherine, « Les marchés de Germain Pilon pour la chapelle funéraire et les tombeaux des Birague en l’église Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers », Revue de l’Art, 54, 1981, p. 61-78.

– Beaulieu, Michèle, Description raisonnée des sculptures du musée du Louvre, tome II, Renaissance    française, Paris, Réunion des musées nationaux, 1978, p. 136-138.

– Ceysson, Bernard et al. « La grande tradition de la sculpture du XVe au XVIIe siècle », dans DUBY, Georges et DAVAL, Jean-Luc, dir., La Sculpture, Cologne (Allemagne), Taschen GmbH, 2013, p. 702-703.

– Zerner, Henri, « Chapitre X : la sculpture et la mort », dans L’art de la Renaissance en France l’invention du classicisme, Paris, Flammarion, [19961], 2002, coll. Tout l’Art, p. 351-394.

– Bresc-Bautier, Geneviève, dir., Germain Pilon et les sculpteurs français de la Renaissance : actes du colloque organisé au musée du Louvre (Paris), les 26 et 27 octobre 1990, Paris, La Documentation française, 1993, p. 63-89, 113-129, 163-175, 193-211.

– Ciprut, Edouard-Jacques, « Nouveaux documents sur Germain Pilon », La Gazette des Beaux-Arts, 73, mai-juin 1969, p. 257-276.

– Ciprut, Edouard-Jacques, « Chronologie nouvelle de la vie et des œuvres de Germain Pilon », La Gazette des Beaux-Arts, 74, décembre 1969, p. 333-344.

– Terrasse, Charles, Germain Pilon, biographie critique illustrée, Paris, H. Laurens, 1930, p. 83-92.




Une gisante à longue histoire : Valentine Balbiani

Catherine Chancel-Le Corre

382 – L’idée traditionnelle du gisant est celle du chevalier allongé. Pourtant, dès la fin du Moyen Âge, une vision plus crue de la mort apparaît, avec les « transis » (« passé de l’autre côté »), tandis qu’Italiens et Espagnols revenaient au modèle accoudé des Etrusques. Pour sa femme Valentine Balbiani, décédée en 1572, le chancelier René de Birague fit faire par le sculpteur attitré du roi, Germain Pilon, et sans lésiner, un gisant accoudé et un « transi » que le Louvre expose aujourd’hui suivant la disposition originelle. Si ce tombeau a connu bien des vicissitudes (en particulier les saisies révolutionnaires), nous avons la chance qu’un érudit contemporain de Louis XIV, Roger de Gaignières, en ait fait faire une aquarelle très fidèle (conservée à la BnF). Autre chance, les contrats notariés passés entre le sculpteur et le commanditaire renseignent sur l’élaboration de ce monument spectaculaire.

Une tombe « pariétale » somptueuse

L’aquarelle montre en effet une foison décorative à l’italienne, alors que la France privilégiait des tombeaux isolés, nous avons ici une tombe « pariétale » surmontée d’une architecture. La gisante plus grande que nature, luxueusement vêtue, le marbre très fin permettant des détails virtuoses, reposait sur un énorme sarcophage, orné de la plaque en très bas-relief du « transi », mais aussi de têtes ailées de chérubins (le Louvre en garde une) et de bas-reliefs à thème funéraire. Deux « Génies funéraires », en marbre, assis et tenant une torche renversée, symbole de la mort, sont conservés : ils encadrent la gisante. Au-dessus de la gisante, une structure de marbre polychrome, avec sept anges en bronze dont trois déployaient une tenture aux armes du mari, frangée d’or, garnie à l’intérieur d’étoiles dorées.

Ce luxe comporte néanmoins deux paradoxes

D’abord, il est étrangement profane pour un contexte à religiosité exacerbée. Valentine est morte l’année du massacre de la Saint-Barthélemy et son veuf est entré dans les ordres, recevant même la dignité de cardinal. Pourtant le seul signe totalement chrétien est la croix nue au centre : Génies funéraires et autres chérubins reprennent les « putti » antiques, revisités par la Renaissance. Second paradoxe : Valentine semble absente. La très jeune femme représentée, si lisse, ne peut pas être la défunte, qui avait alors 54 ans. Il est vrai qu’elle avait une fille, qui a pu servir de modèle, et que longtemps les morts ont été représentés à l’âge « idéal » du Christ lors de la Résurrection, 33 ans. Mais Pilon n’a pas travaillé d’après nature : au départ, le chancelier avait commandé une dalle nue et le décès remontait à quatre mois quand la gisante fut ajoutée. Il n’y avait ni portrait ni masque mortuaire pour guider Pilon, car les contrats, excessivement précis, n’auraient pas oublié de tels documents. Valentine laisse place à une beauté idéalisée.

Sur le « transi », la morte plus réaliste a effectivement l’âge requis, mais Valentine en aurait-elle aimé la crudité violente : présentée à demi nue, la mort a déjà commencé son travail, avec ventre et seins affaissés, et ces mains décharnées qui n’ont plus rien à voir avec les jolis doigts fuselés de la gisante. Valentine étant effrayante dans son « transi », absente de son gisant, les yeux perdus dans le vague malgré le livre qu’elle fait mine de lire, les Génies lui tournant le dos, il reste heureusement la touche très originale du petit chien quêtant son affection pour apporter un peu de vie. Il aurait été sculpté sur le modèle de son favori, d’une race italienne à la mode, qui se serait laissé mourir de désespoir après sa maîtresse. Germain Pilon innove : le chien, associé, attribut de la fidélité sur les tombes féminines, dort habituellement aux pieds de la défunte.

Germain Pilon, un sculpteur novateur

Germain Pilon a beaucoup innové dans ce tombeau : position accoudée pour une femme (les rares exemples en France avant Valentine sont des guerriers appuyés sur leurs armes), ajout du chien vivant, superstructure luxueuse. Ces innovations viennent peut-être d’une situation particulière, avec un client riche et prêt à payer comme le laissent entrevoir les contrats. Le premier contrat, d’avril 1573, prévoit la gisante, les Génies et le chien pour une livraison en octobre. Mais le chantier fut retardé, et un second contrat, en avril 1574, ajouta notamment l’architecture, le transi et les bronzes. Suggestion – intéressée – de Pilon, ou du chancelier ? La première hypothèse est plus vraisemblable, le chancelier n’étant pas connu pour sa culture artistique. Il est rare de voir naître une œuvre dans des documents qui mentionnent même les vêtements de la défunte confiés au sculpteur, le modèle du chien, sans oublier des maquettes de terre cuite (procédé fréquent à la Renaissance). Il est même possible qu’il y ait eu un troisième contrat ajoutant par exemple la tenture visible sur l’aquarelle.

Quant au veuf, il y mit un prix considérable

Presque autant que pour son propre tombeau, aussi confié à Pilon, et près du double des comparables répertoriés. Chagrin ou ostentation ? Il est clair qu’il voulait laisser sa trace : ses armes tréflées sont partout, sur le socle de la gisante, sur les écussons (armes de Birague et armes d’alliance, composées pour moitié… des armes du mari), sur la tenture étoilée. Il a choisi ce qui se faisait de mieux comme sculpteur, celui du roi, car il était lui-même proche du pouvoir (Italien de naissance, il s’est compromis lors des guerres d’Italie et a continué à servir François 1er et ses successeurs, mais  en France). Or Pilon venait de terminer, en 1573, le monument que Catherine de Médicis avait fait commencer par Le Primatice pour elle-même et Henri II, son époux, mort après un tournoi en 1559. Pilon, simple membre de l’équipe, en prit la tête quand le Primatice mourut en 1570. Ce tombeau architecturé, avec représentation en « vif » et en « transi », démontrait ses capacités : quelle meilleure recommandation pour Birague ?

Aujourd’hui, Birague est bien oublié, malgré sa dépense et son étalage d’armoiries, et Valentine était déjà absente de son tombeau… Cet ensemble nous parle donc aujourd’hui surtout du talent de Pilon, de sa virtuosité italianisante. Pilon a peut-être voyagé en Italie et, si ce n’est pas le cas, il a suffisamment coopéré avec les Italiens travaillant en France ou vu d’estampes (qui véhiculaient les modèles tels que Michel-Ange) pour adopter cette aisance, ces poses élégantes des Génies ou l’idée des gisants accoudés. Ce modèle a fait école : le xviie siècle a conservé des gisants accoudés bien plus que des priants agenouillés. Pilon est le grand sculpteur de la fin du xvie siècle, jusqu’à sa mort en 1590 : son rival Jean Goujon a disparu de Paris vers 1572, peut-être victime des persécutions (il était protestant).

Valentine Balbiani nous donne donc l’occasion de voir les relations entre France et Italie ou le mode opératoire d’un artiste avec ses clients. Pilon a démontré une véritable virtuosité mais, par une certaine sobriété évitant le pathos, il écrit ici une page de l’histoire de la sculpture dans une tradition plus classique que baroque. L’importance de cet ensemble n’a pas échappé à Alexandre Lenoir, controversé créateur du musée des monuments français, qui l’a sauvé de la fureur révolutionnaire et exposé dans son musée.

 

Germain PILON (Paris, connu depuis 1540 – mort en 1590)
Tombeau de Valentine Balbiani (1518 – 1572). Marbre H. : 0,83 m ; L. : 1,91 m ; Pr. : 0,49 m.

gisante

Génie de droite v2

annothomie

Bibliographie

GRODECKI, Catherine, « Les marchés de Germain Pilon pour la chapelle funéraire et les tombeaux des Birague en l’église Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers », Revue de l’Art, 54, 1981, p. 61-78.

BEAULIEU, Michèle, Description raisonnée des sculptures du musée du Louvre, tome II, Renaissance    française, Paris, Réunion des musées nationaux, 1978, p. 136-138.

CEYSSON, Bernard et al. « La grande tradition de la sculpture du XVe au XVIIe siècle », dans DUBY, Georges et DAVAL, Jean-Luc, dir., La Sculpture, Cologne (Allemagne), Taschen GmbH, 2013, p. 702-703.

ZERNER, Henri, « Chapitre X : la sculpture et la mort », dans L’art de la Renaissance en France l’invention du classicisme, Paris, Flammarion, [19961], 2002, coll. Tout l’Art, p. 351-394.

BRESC-BAUTIER, Geneviève, dir., Germain Pilon et les sculpteurs français de la Renaissance : actes du colloque organisé au musée du Louvre (Paris), les 26 et 27 octobre 1990, Paris, La Documentation française, 1993, p. 63-89, 113-129, 163-175, 193-211.

CIPRUT, Edouard-Jacques, « Nouveaux documents sur Germain Pilon », La Gazette des Beaux-Arts, 73, mai-juin 1969, p. 257-276.

CIPRUT, Edouard-Jacques, « Chronologie nouvelle de la vie et des œuvres de Germain Pilon », La Gazette des Beaux-Arts, 74, décembre 1969, p. 333-344.

TERRASSE, Charles, Germain Pilon, biographie critique illustrée, Paris, H. Laurens, 1930, p. 83-92.




Antonello de Messine (v. 1430-1479) oU l’art du portrait

Lorsque qu’Antonello de Messine (v.1430-1479) meurt prématurément d’une probable tuberculose pulmonaire, avec lui disparaît l’un des grands portraitistes italiens du Quattrocento.

 

381 – Giorgio Vasari (1511-1574) relate qu’à la mort d’Antonello de Messine, « les artistes lui rendirent hommage, non seulement pour ses peintures d’une beauté et d’une composition singulière, mais aussi parce qu’il a apporté le premier à la peinture italienne, la splendeur et la pérennité de la peinture à l’huile » ; ses portraits en buste de trois-quarts, privilégiant les petits formats, se sont imposés par l’exceptionnelle expressivité des regards, l’« intensité antonellienne », illustrée par Le Condottiere (1475) du musée du Louvre. 

Antonello de Messine : un artiste méconnu

Le Condottiere - Musée du Louvre (1475).
Le Condottiere – Musée du Louvre (1475).

Né vers 1430 à Messine d’un père tailleur de pierres et maçon, Antonello est actif à partir de 1456. Il est alors un sujet de la couronne d’Aragon puisqu’en 1442, après le bref règne (1435-1442) du roi René d’Anjou (1409-1480), le roi Alphonse V d’Aragon (1396-1458), roi de Naples de 1435 à 1458, réunit les royaumes de Sicile et de Naples séparés depuis les Vêpres siciliennes (1282) (1), en créant ainsi le royaume des « Deux-Siciles ». La Méditerranée est alors le lieu d’un intense trafic de navires marchands entre les territoires sous influence espagnole mais aussi en relation étroite avec les Flandres. Naples devient ainsi un grand centre politique et culturel où convergent les grands maîtres flamands, provençaux et catalans. Antonello fait probablement son apprentissage vers 1450 chez Niccolò Colantonio (1420 – actif à Naples entre 1440 et 1470 environ) qui est alors le peintre local le plus renommé et un grand admirateur et copiste de la peinture flamande. Antonello entre ainsi en contact avec une importante collection d’œuvres de Primitifs flamands favorisée par le mécénat royal.

Cette influence flamande s’est avérée si forte qu’on a longtemps cru qu’Antonello avait été un élève personnel de Jan Van Eyck (actif 1422-1441) alors que, contrairement aux dires de Vasari, il ne l’a jamais rencontré dans les Flandres puisqu’il mourut alors qu’Antonello n’était encore qu’un jeune enfant.

En 1457, Antonello travaille pour son propre compte avec la commande d’un gonfalone (2) pour une confrérie de Reggio de Calabre ; il s’agit alors de répondre à la demande d’images religieuses de la Sicile orientale et de la Calabre. En 1460 il est de retour à Messine puis on perd sa trace entre 1465 et 1471. Probablement remarqué par la colonie vénitienne de Messine, il est probable qu’il a dû profiter d’une galéasse (3) vénitienne pour rejoindre Venise où il séjourne de 1474 à 1476, et qui était alors l’état le plus prospère et puissant de la péninsule. Ce séjour à Venise lui permet de peindre un retable monumental (dont il ne reste que quelques fragments au Kunsthistorisches Museum de Vienne), pour l’église de San Cassiano et qui fit forte impression ; en outre, d’après Vasari « bon vivant et très attiré par les femmes, il trouva là le genre de vie qui lui convenait » tant il est vrai que la Sérénissime était réputée pour ses courtisanes mais Antonello y a surtout beaucoup travaillé. Il côtoie Giovanni Bellini (1430-1516) qu’il « aura révélé à lui-même en fondant la grande peinture vénitienne à travers lui » même si les recherches de Bellini dans ce domaine étaient antérieures à sa venue.

Antonello applique une technique souvent mixte, associant l’huile de lin ou de noix permettant de représenter les moindres détails des cheveux ou des broderies avec des retouches transparentes peu chargées en pigments (glacis) d’une luminosité extraordinaire, et la détrempe, peinture aqueuse à base de liants et de colle. Il imite ainsi les subtilités lumino-chromatiques du réalisme flamand mais en développant une technique personnelle au sein d’une conception italienne des formes et de l’espace intégrant la perspective florentine comme dans son Saint Jérôme dans son étude (National Gallery Londres) (1474-1475) reprenant ainsi un thème inventé par Van Eyck et traité par Colantonio.

La Vierge de l’Annonciation

La Vierge de l’Annonciation - Palais Abatellis Palerme (v. 1475).
La Vierge de l’Annonciation – Palais Abatellis Palerme (v. 1475).

La Vierge de l’Annonciation ou Maria Annunziata (v. 1475) huile sur toile 45 x 34,5 cm de la Galerie Régionale de Sicile (Palais Abatellis), montre, sur un fond sombre soulignant l’effet de la lumière sur le visage, la figure idéalisée de la Vierge bien différent des portraits d’individus aux expressions psychologiques volontairement marquées. L’attitude de Marie à l’annonce de l’ange Gabriel comporte trois temps: un trouble initial ou conturbatio retrouvé dans de nombreuses Annonciations, puis une incertitude dubitative suivie de l’acceptation sereine avant que l’ange ne la quitte. Antonello nous montre une Vierge restée seule et apaisée, Vergine Annunziata, après l’annonce du messager divin ; le souffle d’air, le « vent du message » soulevant les pages du livre d’heures sur un petit lutrin, suggère la porte par laquelle l’ange annonciateur, Angelo Annunziante, est entré puis reparti.

Conformément à sa tendance à styliser les objets, Antonello nous montre, en forme de cône, le manteau bleu de la Vierge dont elle maintient un pan sur son décolleté à rapprocher du réflexe initial de frayeur. L’ « exquise Vierge au voile bleu » est légèrement de biais et sans auréole, contrairement à une autre Vierge d’Annonciation peinte deux ans plus tard (Alte Pinakothek de Munich) ; son visage « renfermé sur son secret bienheureux » présente « la pureté absolue de l’ovale ».

Le portrait du marin inconnu

Le portrait du marin inconnu - Musée Mandralisca Cefalù (v. 1470).
Le portrait du marin inconnu – Musée Mandralisca Cefalù (v. 1470).

Le portrait du marin inconnu (v.1470) ou ritratto d’Ignoto (huile sur toile 31×24,5 cm) du musée Mandralisca de Cefalù fut rapporté, d’après Consolo, de Lipari par le baron Enrico Mandralisca di Pirajno (1809-1864) après que la fille de l’apothicaire Carnevale eut lacéré le tableau, au poinçon d’agave, car elle était « agacée par l’insupportable sourire de cet homme » ; des balafres sont encore visibles sur les yeux et la bouche bien que le tableau ait été restauré à plusieurs reprises. La provenance insulaire a contribué au qualificatif de marin bien que ceci soit très incertain car les tableaux « de genre » n’étaient pas encore d’actualité ; en tout état de cause il s’agissait probablement d’un personnage aisé. En l’occurrence, l’effet de contraste est saisissant entre le noir et le blanc de la chemise et du revers du justaucorps et la subtile transition du bonnet noir sur fond noir, nero su nero.

Ainsi, Antonello attire notre attention par l’acuité du regard du personnage avec une touche d’ironie et d’autodérision. Le sourire narquois avec « l’expression du visage à jamais fixée dans le froncement subtil, mobile, fugitif de l’ironie » est à rapprocher de certains nus masculins ou kouros de la Grèce archaïque et a pu être interprété comme sardonique ou « de fripon » mais aussi comme une marque d’intelligence témoignant d’une supériorité culturelle ou sociale, « la duplicité des propriétaires de latifundia ». La bouche reste fermée et il faudra attendre Le portrait de jeune homme (Gemäldegalerie Berlin) réalisé par Antonello en 1474 à Venise pour voir, pour la première fois, s’entrouvrir les lèvres comme le « oui hors de la bouche qu’il aurait fallu les yeux pour l’entendre » de la Divine Comédie de Dante.

Le portrait de Cefalù , unique exemple en Sicile et considéré comme le plus ancien du grand maître bien que non signé ni daté, avec le caractère particulièrement innovant du sourire, s’inscrit dans une série de portraits peints par Antonello; il s’agit constamment d’hommes anonymes représentés en buste très court sur fond noir, la lumière les éclairant de face, tournés de trois-quarts vers la gauche du spectateur qui est, où qu’il se trouve, fixé avec une intensité remarquable.

L’art du portrait, une place ambiguë au sein de la hiérarchie des genres

Le premier exemple connu depuis l’Antiquité d’un portrait peint indépendant est celui de Jean le Bon (1319-1364), futur roi de France venu rendre visite au pape en Avignon en 1349 avant d’accéder au trône ; il s’agit d’un portrait de profil strict d’un peintre anonyme faisant peut-être partie de sa suite, mais on y trouve un désir d’expressivité d’inspiration italienne à rapprocher de la présence, peu de temps auparavant en Avignon, du grand peintre siennois Simone Martini (1284-1344).

Jusqu’au début du XVe siècle, les rares portraits ne concernent que des personnes de grande notoriété représentées de profil sur le modèle des monnaies romaines, seul le divin étant représenté de face. Au milieu du XVe siècle s’impose un art réaliste du portrait d’origine flamande, en buste et de trois-quarts, se substituant aux profils hérités de la numismatique antique puis du Gothique international. Dès lors le portrait prend toute son importance avec Antonello de Messine et ses déviations accentuées du regard interpellant le spectateur.

Après la mort prématurée d’Antonello à Messine, son fils Jacobello dirige l’atelier de Venise puis suivent des apparentés de telle sorte qu’à la fin du XVe siècle une abondance de peintures aboutit à « un mélange d’antonellisme et de vénitianisme » sous l’impulsion de Giovanni Bellini anticipant les portraits de Giorgione (1478-1510) et du Titien (v. 1485-1576) à rapprocher de ceux empreints de plus d’autorité de Léonard de Vinci (1452-1519) et d’Albrecht Dürer (1471-1528), l’un et l’autre ayant pu rencontrer Giorgione lors de leurs séjours respectifs à Venise, ouvrant ainsi la voie à la grande peinture européenne.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour sa visite guidée de Sicile

(1) « Vêpres siciliennes » : révolte populaire contre la domination féodale du roi d’origine française Charles d’Anjou, survenue à Palerme et Corleone, le mardi de Pâques 31 mars 1282. À la suite du massacre des Français, les Siciliens se libèrent du joug angevin en passant sous la protection du roi d’Aragon.

(2) gonfalone : tabernacle à faces peintes porté en procession 

(3) galéasse : grosse galère vénitienne

 Bibliographie

– Consolo V. Le sourire du marin inconnu. Grasset 2010

– Dal Pozzolo E.M. Giorgione. Actes Sud 2009

– Fernandez D. Le Radeau de la Gorgone. Promenades en Sicile. Photos de Ferrante Ferranti. Le Livre de Poche 1989.

– Laneyrie-Dagen N. Le métier d’artiste dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012

– Lucco M. Antonello de Messine. Hazan 2011

– Panofsky E. Les Primitifs flamands. Hazan 2012

– Ratzinger J – Benoît XVI. L’enfance de Jésus. Flammarion 2012

– Steer J. La peinture vénitienne. Thames & Hudson 1990

– Vasari G. Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Commentaires d’André Chastel. Acte Sud 2005

– Veyne P. Mon musée imaginaire ou les chefs-d’œuvre de la peinture italienne. Albin Michel.




Les lécythes funéraires attiques à fond blanc

Les lécythes funéraires à fond blanc sont des vases à parfum, spécifiques de l’art grec. Ils se caractérisent par leur fragilité et la finesse des scènes peintes et offrent la possibilité d’entrevoir la décoration murale dont nous ne conservons aucun élément.

Vases
Le lécythe se caractérise par une forme allongée, une panse cylindrique où est peinte la scène, une épaule plate, généralement ornée d’un motif à palmettes, un col étroit, une embouchure étroite et évasée, avec un petit pied. Il mesure en règle générale autour de 30 à 50 cm, mais peut atteindre jusqu’à 1 mètre (fin du Ve siècle), et est doté d’une embouchure amovible. Souvent réalisés sur commande, ils étaient utilisés une seule fois, soit mis dans la tombe après décès, soit sur la tombe lors des visites régulières des proches expliquant les thématiques représentées. On y versait des huiles pour parfumer la tombe

379 – Les lécythes ont été produits et utilisés sur une période limitée du début de la période classique (vers 480-470) jusqu’à la fin du Ve siècle, l’apogée de leur production se situe vers 430-420 av. J.-C. Selon J. Boardman « au début de la période classique, le fond blanc comme technique et la forme lécythe furent étroitement associée même si d’autres formes furent décorées de fond blanc ».

Une destination funéraire

Les premiers lécythes à fond blanc sont ornés de figures noires (vers 620- vers 530) puis de figures rouges (apparaissant vers 530/25/00). Le Ve siècle voit apparaître leur destination presque exclusivement funéraire comme le montre leur décoration. Ils sont de fabrication en majorité attique.

Limités dans quelques sites, ces vases n’ont pas eu une diffusion importante. Leur disparition progressive à la fin du Ve siècle est sans doute le fait d’une demande moins importante, favorisée par la défaite d’Athènes lors de la guerre du Péloponnèse.

Un fond blanc avec rajouts de couleurs

La technique du fond blanc n’est pas une exclusivité du lécythe, on la retrouve à l’intérieure de coupes, sur de grands cratères en figures noires comme en figures rouges. Vers la fin du Ve siècle, des lavis de couleurs sont rajoutés, ce qui deviendra l’une des caractéristiques des lécythes ultérieurs.

Il ne reste souvent que les contours, la couleur ayant disparu au cours du temps. La couverte blanche des lécythes attiques est d’une couleur laiteuse, parfois blanc neige, peu luisante, fragile souvent craquelée. La pâte est fine et tendre, facile à rayer au couteau, à base d’argile blanchâtre kaolinique. La panse, le pied, l’anse, le goulot avec le couvercle sont fabriqués à part. Après séchage à l’air (ou très légère cuisson), les lécythes reçoivent deux enduits, l’un blanc sur la panse, l’autre noir, puis toute la surface est polie. Les artistes ne se servaient pas de calque.

Ils réalisaient une esquisse au moyen d’un crayon à pointe fine, de couleur grise ou bleuâtre. A l’aide d’un pinceau très fin, imprégné de couleur (noir, jaune, rouge), le peintre dessine le contour des personnages, puis indique les détails anatomiques et les plis des vêtements en utilisant une grande variété de couleurs et de nuances (élargissement de la palette vers 450 av. J.-C.). Le motif de la grecque, généralement noir ou jaune rehaussé de noir, et des languettes de couleur noire disposées autour de la base du col complètent la décoration.

Des scènes variées liées au contexte funéraire

lecythe3_600Toutes les phases des funérailles sont plus ou moins figurées. La figure centrale est habituellement un monument funéraire sous diverses formes, le plus souvent un pilier reflet de la stèle présente sur la tombe. Il est enrubanné, et le témoin des visites rendues au mort, parfois sculpté, ailleurs surmonté d’une lyre, d’une coupe, etc. Les auteurs considèrent qu’ils seraient une représentation fidèle de stèle en bois. L’exposition du mort, le prothésis, n’est autre que le cadavre étendu sur son lit, les yeux clos la bouche entrouverte, en fait relativement rare. Il s’agit soit d’un homme, soit d’une femme.

Le transport du corps, enveloppé dans un linceul, aux enfers par les jumeaux ailés ou non Hypnos (le Sommeil souvent doux et imberbe) et Thanatos (la Mort, souvent rude et barbu) parfois en présence d’Hermès coiffé du pétase, vêtu d’une chlamyde, assurant le rôle de psychopompe (conducteur des âmes) et de Charon dans sa barque avec sa perche.

lecythe4_600Dans Les scènes d’offrandes, des personnages généralement debout tiennent des objets dans leurs mains (bandelettes et couronnes, vases à parfums, objets de toilette, oiseaux, fruits et libations). Ils s’avancent vers la tombe sur laquelle on peut voir parfois des lécythes. C’est une forme de visite, de culte rendu au mort.

La tombe peut être soit signalée par une stèle, soit par un monticule élevé au-dessus de la fosse et sur lequel est posé un vase. A l’époque archaïque les tombes étaient indiquées par des amphores ou des cratères monumentaux que l’on a retrouvés au cimetière du Céramique telle l’amphore dite du Maître du Dipylon.

Les artistes

Le peintre Achille (actif entre environ 460 et 430 avant J.-C.), le peintre de Thanatos (actif entre 445 et 425 avant J.-C.) peut-être l’élève d’Achille, le peintre des Roseaux, sont les décorateurs les plus renommés. Le peintre des Roseaux, actif entre 430 et 400 av. J.-C., est le chef de file du groupe R qui provient du mot Reed (Roseaux) car souvent représentés sur les vases de sa main. Citons également le peintre de Bosanquet, le peintre des Oiseaux, le peintre de la Femme…

Les lécythes funéraires attiques à fond blanc déposés sur les tombes, notamment à la fin du Ve siècle en devenant monumentaux, sont une réminiscence des amphores et cratères qui signalaient les tombes à l’époque archaïque, remplacés ensuite par des stèles. L’ajout de lavis de couleurs, la richesse des nuances, la qualité du dessin, sont les nouveautés observées dans la céramique du Ve siècle av. J.-C..

Ils sont un témoignage de ce que pouvaient être les décors à fresques muraux. La défaite d’Athènes annonce « le déclin de l’artisanat et un retour à un art plus sobre  moins ambitieux même si certains artistes étaient encore capable de produire des chefs d’œuvres » (.J Boardman).

 

Bibliographie

– Holtzmann B., Pasquier A., l’art Grec, histoire de l’art antique. Ed RMN. 2011.

– Martin R., l’art grec. Ed. Le Livre de Poche, la Pochothèque. 1994.

– Schefold K., La Grèce classique. Ed. Albin Michel. L’art dans le monde 1965.

– Boardman J., les vases athéniens à figures rouges, la période classique. Ed. Thames & Hudson, l’univers de l’art. 2000.

– Pottier M. E., Lécythes à fond blanc et à fond bistre du cabinet des Médailles. Ed. A Lévy. 1885.

– Pottier M. E., les lécythes blancs attiques à représentations funéraires. Ed. La Librairie des Ecoles françaises d’Athènes et de Rome du Collège de France et de l’Ecole Nationale supérieure. 1883.

– Pottier E., Étude sur les lécythes blancs attiques à représentations funéraires. In: Bulletin de correspondance hellénique. Volume 8, 1884. pp. 223-224.

– Collignon M., Deux lécythes attiques à fond blanc et à peintures polychromes (Musée du Louvre et musée archéologique de Madrid). In: Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot, Tome 12, fascicule 1, 1905. pp. 29-54.




La villa romaine du Casale

Inscrite depuis 1997 sur la World Heritage List de l’UNESCO, cette majestueuse résidence de l’époque impériale romaine est réputée pour ses mosaïques. Située au cœur de la Sicile dans la province d’Enna, à Piazza Armerina, La construction de cette villa remonte au IVe siècle après J.-C.

378 – Un peu d’histoire

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La villa fut construite à la fin de l’Empire romain, sur les bases d’un édifice rural (sans doute une ferme) plus ancien, datant de la fin du 1er siècle après J.-C. La stratigraphie confirme qu’elle fut occupée jusqu’à la période de la Tétrarchie, à la fin du IIIe siècle. Elle appartenait alors à Maximien Herculius (1) et fut détruite au début du IVe siècle par un tremblement de terre. A la mort de Maximien en 310 après J.-C., elle passa probablement à son fils tué à la bataille du Pont de Milvius près de Rome en 312 apr. J.-C. La date de la construction de la villa actuelle oscillerait entre 310 et 340 apr. J.-C. Le nom de son propriétaire reste méconnu, mais étant donné la superficie des ruines et la qualité des structures, elle fut édifiée soit sous les ordres d’un membre de l’aristocratie romaine (préfet de Rome ?), soit par un riche terrien. La villa fut occupée au cours de l’invasion arabe du IXe siècle et finalement détruite par le souverain normand de Sicile, Guillaume Ier le Mauvais, vers 1155.

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Les premières fouilles datent de 1820 suite à la découverte occasionnelle de colonnes antiques. En 1919 on découvre le premier morceau de mosaïque. En 1929, puis dans la seconde moitié des années 1930 et enfin au cours des années 1950, sous la direction du Professeur Gentili, furent trouvées plus de 40 mosaïques polychromes sur près de 3 500 mètres carrés de superficie.

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Des mosaïques polychromes d’une rare beauté

La situation de la villa aux pieds du Mont Mangone explique sa construction en terrasses formée de quatre groupes :

1/ l’entrée principale, la palestre ovale et les thermes (frigidarium, tépidarium et trois caladaria). Un aqueduc alimentait directement les piscines.
2/ Le péristyle dont le centre est occupée par une fontaine, aux salles servant de chambres, de salles de séjour, de réceptions.

3/ Les pièces privées et la grande basilique.

4/ Le triclinium avec des absides sur trois de ses côtés et  la cour elliptique.  De tels regroupements, qui formaient un unique corps dans l’édifice, servaient aux différentes fonctions nécessaires au déroulement de la vie  quotidienne, à l’hospitalité et aux réceptions.

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Les mosaïques couvrant le sol des salles sont visibles grâce à un système de passerelles très élaboré. Multiples sont les thèmes représentés : mythologie, chasse, flore et faune, scènes domestiques, etc. Les colonnes et les murs de la villa étaient également décorés de stucs peints, à l’intérieur comme à l’extérieur.

Les salles et piscines des thermes sont décorées de mosaïques représentant des serviteurs préposés aux massages et onctions après le bain, ailleurs, une scène de mer avec des petits amours pêcheurs, des tritons, des centaures et montres marins. Une course de chars au cirque Maximus de Rome, avec les quadrilles de quatre factions, anime le sol de la palestre.  La course est gagnée par la faction bleu foncé, l’aurige a déjà devant lui la palme de la victoire offerte par un magistrat en toge. Le péristyle  (cour entourée d’un portique aux colonnes de marbre surmontées de chapiteaux ioniens) est entouré de salles couvertes de mosaïques à sujets divers (vestibule : personnages avec candélabres et rameaux d’olivier accueillant le visiteur, salles avec dessins géométriques, salle dite des danses avec une jeune fille dont le voile se soulève aux mouvements de danse, salle des saisons présentées dans des cercles géométriques, salle des petits amours pêcheurs, salle dites de la petite chasse, tableau pittoresque de la vie noble). En face de la grande basilique (vaste salle de réception pavée en marbre), le promenoir de la grande chasse (capture des fauves transportés à Rome) a deux exèdres à ses extrémités.

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La mosaïque de la salle des dix jeunes filles en « bikini » est l’une des plus célèbres. Selon le Professeur Gentili, leurs attitudes correspondraient à des exercices de gymnastique (lancement de disque, course, saut, etc.). A côté et attenante, la salle dite de la Diète d’Orphée,  avec une statue en marbre  copie de l’Apollon de Praxitèle, montre Orphée jouant de la cithare  charmant tout ce qui l’entoure… La cour elliptique entourée d’un portique où il y avait deux fontaines donne accès au triclinium décoré des travaux d’Hercule (de style baroque, violent presque barbare) avec des scènes mythologiques dans les trois absides.

Cette description succincte permet d’entrevoir la qualité du travail des mosaïstes (deux ?) qui ont travaillé dans la villa, des artistes venus des grands centres portuaires du Nord de l’Afrique (Carthage, Hippone, Caesarea) du fait du style des scènes  figurées. Elles constituent le plus extraordinaire document d’ensemble sur l’art de la mosaïque africaine du Bas-Empire.

Christian Ziccarelli




Le jugement dernier de Pietro Cavallini (1250- v.1330) ou les anges polychromes

C’est dans le quartier du Trastevere, « au-delà du Tibre » que furent bâties deux des églises les plus anciennes de Rome, le titulus (1) Callixti (Sainte-Marie-du-Trastevere) et le titulus Cecilae (Sainte-Cécile-du-Trastevere).

376 – Dans la seconde moitié du Duecento (XIIIe siècle), Pietro Cavallini réalise à Sainte-Cécile-du-Trastevere, une série de fresques dont subsistent les restes fragmentaires d’un Jugement dernier (1293).

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Sainte-Marie-du-Trastevere et Sainte-Cécile-du-Trastevere

Les premières églises privées, ecclesiae domesticae, prenaient le nom de la noble famille qui accordait les pièces pour le culte, telle que la gens Cecilia d’où est issue Cécile martyrisée au IIIe siècle après J.-C. à cause de sa foi chrétienne, et qui, ayant entendu de la musique céleste en allant au martyr, devint plus tard la patronne des musiciens.

Au fil des siècles, la basilique va s’embellir à la faveur d’une dévotion renforcée par l’exhumation du corps de la sainte le 20 octobre 1599, avec la réalisation d’une statue de marbre blanc particulièrement réaliste, visible dans la basilique, par le sculpteur Stefano Maderno (1576-1636).

A partir du XVe siècle, d’importants travaux destinés, en particulier, à permettre aux nones de suivre la messe tout en étant cachées par une claustra, finirent par masquer les fresques qui ne furent découvertes qu’au début du XIXe siècle. De nos jours, la partie inférieure des fresques reste masquée et il faut passer par le couvent des Bénédictines pour découvrir le Jugement dernier de Pietro Cavallini.

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Pietro Cavallini (1250- v.1330)

Le peintre romain Pietro de Cerroni dit Pietro Cavallini occupe une place de premier plan dans la peinture italienne de la fin du Duecento au début du Trecento aux côtés des peintres florentins Giotto (1267-1337) élève de Cimabue (1240-1302) et de Duccio (1255-1319). Cette fin du XIIIe siècle voit apparaître en Toscane et à Rome des artistes de talent qui vont chercher à s’affranchir de la « maniera greca » liée à la tradition byzantine héritée de l’Antiquité tardive et de l’époque paléochrétienne.

Ces « pères de la peinture moderne » vont insuffler la vie aux personnages des fresques, sous l’influence des sculpteurs gothiques tels que Giovanni Pisano (1250-1315) et de son père Nicola Pisano (1220-v.1278). Pour le peintre et biographe Giorgio Vasari (1511-1574), Pietro Cavallini aurait été influencé par Giotto qui « venait de rendre la vie à la peinture. En 1278, Cimabue, âgé de 38 ans, et Pietro Cavallini, âgé de 28 ans, contribuent à la décoration de la basilique franciscaine d’Assise, influençant le jeune Giotto (il a alors 11 ans) qui se forme à leur contact. Ainsi, « Pietro Cavallini pourrait prétendre, aussi valablement que Cimabue, être le maître de Giotto en tant que peintre florentin transformé par son expérience romaine » (Panofsky).

Pietro Cavallini exerça son activité dans les plus importantes églises romaines et napolitaines. Parmi ses œuvres subsistantes, la plus ancienne est, à Rome, la décoration en mosaïques de l’abside de Sainte-Marie-du-Trastevere (1291). Elles montrent que l’artiste s’éloigne de l’influence byzantine, bien qu’encore très présente, en donnant « du relief aux figures ».

Cette tendance réaliste est illustrée par la fresque du Jugement dernier peinte avec une grande maîtrise de telle sorte que « les joints (la juxtaposition des surfaces murales peintes jour après jour) sont si bien dissimulés que la peinture semble avoir été faite en un seule journée » d’après Vasari qui mentionne plusieurs œuvres perdues  et indique que Pietro Cavallini eut pour disciple un certain Giovanni da Pistoia et qu’il mourut à Rome à l’âge de 85 ans d’une maladie de hanche contractée en travaillant à un décor mural, en raison de l’humidité et de son acharnement au travail. Il fut enterré solennellement à Saint-Paul-hors-les-Murs et l’on mit sur sa tombe cette épitaphe : « L’honneur fait par Pietro à la ville de Rome comme peintre, vaut aussi pour tout l’univers ».

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La Vierge et l’Enfant en majesté entourés de six anges Cimabue, Cenni di Pepe dit (vers 1240-1302).

Le Jugement dernier (1293)

La fresque fragmentaire, située au revers de la façade de l’église, est tout ce qui reste d’un cycle qui, par le passé, a recouvert les murs d’entrée et de la nef. Au centre, dans une mandorle ou auréole lumineuse (gloire), le Christ Pantocrator sur son trône et en toge rouge héritée de la statuaire romaine, domine les instruments de la passion dont le marteau, les clous et la lance du centurion ; la vue frontale provient de la tradition byzantine, tandis que les tons chauds des couleurs et le jeu de la lumière, d’origine incertaine, sur les visages et les drapés des personnages sont absolument nouveaux.

En dessous, peut-être peints par un élève du maître, des anges tournés vers l’extérieur appellent, avec de longues trompettes, les béates d’un côté et les damnés de l’autre à se rassembler. Le Christ est entouré d’anges alignés verticalement, en nombre identique de part et d’autre de l’axe de symétrie que représente le Christ.

Les corps des anges se recouvrent en partie, esquissant une disposition en profondeur ou pseudo-perspective frontale selon un modèle proche de la Vierge à l’Enfant en majesté entourés de six anges (musée du Louvre) v.1270 (?) et de la Vierge en majesté ou Maesta v.1280 (Florence, Galerie des Offices) toutes deux peintes par Cimabue et à rapprocher de la Madone Rucellai de Duccio (Offices) peinte en 1285, même si les anges semblent flotter dans les airs malgré leur pose agenouillée et ne semblent pas différenciés.

On retrouve chez Cimabue le dégradé des couleurs des ailes, mais les visages sont alors plus figés sur le modèle byzantin, soulignant par contraste le caractère particulièrement innovant de Pietro Cavallini dont les visages sont beaucoup plus expressifs. La hiérarchie angélique s’exprime par le nombre de leurs ailes : quatre pour les chérubins et six ailes rouges pour les séraphins : deux pour se couvrir le visage, deux pour se couvrir les pieds et deux pour voler… Les ailes sont polychromes avec des bandes de couleur de même teinte, qui se chevauchent selon un superbe dégradé allant des tons obscurs à une vive lumière blanche ou jaune. Au côté du Christ se situent la Vierge sur sa droite et Jean-le-Baptiste sur sa gauche en attitudes de prière, le visage tourné vers le Christ, puis suivent les apôtres regardant le Christ, six de chaque côté, à commencer par Saint-Pierre et Saint-Paul de part et d’autre, assis sur des sièges sur le modèle des stalles.

« Vers 1300, l’Italie se situe, pour la première fois depuis la chute de l’Empire romain, en mesure d’exercer une influence décisive dans le monde des arts (…) à la confluence des deux courants les plus puissants de l’art du Moyen-Âge, le byzantin et le gothique français » (Panofsky). La fresque du Jugement dernier de l’église Sainte-Cécile-du-Trastevere est considérée comme l’une des plus importantes œuvres romaines de la fin du XIIIe siècle. C’est en dehors des « chemins giottesques », que l’influence de Pietro Cavallini, maître en son temps, va s’exprimer de façon propre à la peinture romaine.

Avec Pietro Cavallini, on sort des expressions figées des icônes byzantines pour entrer dans un monde nouveau : des figures du Christ et des apôtres se dégage un sens particulier de la réalité, des volumes, des surfaces et de la lumière. Le caractère et le modelé des visages et des mains, les drapés, la douce harmonie des couleurs et les figures des anges aux plumes graduellement colorées viennent subtilement nuancer le hiératisme byzantin en créant les bases de la future peinture européenne.

Le nom d’ange fait alors référence à leur fonction et non à leur nature. C’est en ce sens que Giotto les peignit avec la partie inférieure du corps désincarnée et qu’on a pu parler de l’«immatérialité séraphique de Fra Angelico » (Théophile Gautier) qui « fait les anges brillants et frêles » (Sully Prudhomme). Au Moyen-âge, la popularité des anges, avant tout messagers divins, atteignit son plus haut niveau.

Avec le réalisme de la Renaissance, les anges deviendront des êtres à figure humaine à part entière, passant progressivement du rêve au réel, en s’inspirant des génies, genii, ailés de l’Antiquité. Ceci illustre l’intégration d’un sujet antique à une iconographie chrétienne avec des spiritelli ou « petits esprits » dénomination florentine des putti même si, jusqu’au IVe siècle, les anges étaient représentés sans ailes (aptères). Lorsque les ailes firent leur apparition, les artistes leur donnèrent plus d’importance qu’au corps au point même que le Baroque représentera des têtes ailées sans corps.

Bibliographie

[1] Dictionnaire d’Histoire de l’Art du Moyen-Âge occidental. Robert Laffont 2009

[2] Du Gothique à la Renaissance. Les Protagonistes de l’Art italien. Ed. Scala 2003

[3] Grubb N. Figures d’anges. Messagers célestes à travers les arts. Abbeville Press 1995

[4] La Basilique de Sainte-Cécile à Rome. Ed d’Arte Marconi 1992

[5] Panofsky E. La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident. Flammarion 2008

[6] Renault Ch. Reconnaître les saints et les personnages de la Bible. Ed. J-P Gisserot 2002

[7] Vasari G. Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Commentaires d’André Chastel. Thesaurus Actes Sud 2005

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour sa visite guidée de Rome pour ses conseils érudits et amicaux.




Une mosaïque carolingienne

374 – Pour la découvrir il faut vous rendre dans notre Val de Loire à Germiny-des-Prés,  un bourg voisin de l’abbaye de Fleury (Saint Benoit sur Loire) à une trentaine de kilomètres à l’Est d’Orléans.  Cette mosaïque dans un état de conservation exceptionnel et d’époque carolingienne est unique sur le sol français. Elle trône dans l’abside de l’église Saint Sauveur, un oratoire construit par Théodulf à la fin du VIIIe et au début du IXe siècle.

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Théodulf

Théodulf, clerc d’origine espagnole, dont la famille noble et cultivée s’est réfugiée en Septimanie fuyant la contre offensive arabe, serait né vers 750-760 au sein du monde wisigoth (qui a joué un rôle capital dans sa formation culturelle). Après de brillantes  études à l’abbaye d’Aniane près de Saint Guilhem du Désert, il devient un des conseillers influents, un des meilleurs « Missi  Dominici » (1) de Charlemagne, un personnage attachant de la renaissance carolingienne. Evêque d’Orléans en 798, abbé, sans être moine, de l’abbaye de Fleury, il se fait construire un oratoire, entre 799 et 818, attenant à sa villa (ferme rurale) sur le domaine de Germiny-des-Prés, le bâtiment carolingien le mieux conservé après la chapelle d’Aix.

Il est sans doute l’un ou le rédacteur de « L’Opus Caroli régis contra synodum ou libri carolini ». Il a contribué avec Alcuin à la révision de la Vulgate, version latine de la Bible de Saint Jérôme, dont de nombreux exemplaires étaient devenus inutilisables du fait des fautes de copie. Grand intellectuel, poète, il veille à la formation religieuse du clergé de son diocèse. Selon les souhaits de Charlemagne, il organise l’enseignement à trois niveaux : les écoles paroissiales gratuites, les écoles épiscopales (niveau secondaire) et les écoles monastiques pour les cadres de l’Empire. A la mort de Charlemagne en 814 faussement accusé de complicité avec Bernard, le roi d’Italie soulevé contre l’empereur Louis le Débonnaire, il est enfermé en 818 dans un monastère près d’Angers ou il mourut en 821.

L’Oratoire de Théodulf

A l’origine, l’église est de dimension modeste, un plan centré formé d’un carré de 10 mètres de côté s’ouvrant sur 4 absides (Ouest dont l’emplacement est aujourd’hui indiqué par de grandes dalles, Nord, Sud et Est). Initialement l’abside Est était entourée de chaque côté par une absidiole (la « prothésis » au Nord pour la préparation de l’eucharistie, le diakonikon au Sud pour les vases sacrés et les vêtements liturgiques).  Les fouilles ont révélé l’existence d’un porche primitif à l’Ouest faisant suite à l’abside sous forme d’un couloir.

L’édifice s’étage autour de la tour centrale soutenue par quatre piliers. Les arcs doubleaux de la tour sont surmontés par une claire-voie puis par une fenêtre en plein cintre et enfin par  une fenêtre géminée. En fait Lisch, l’architecte restaurateur de la fin du XIXe siècle a supprimé la fenêtre géminée du clocher raccourcissant sa hauteur de plus de 3 mètres et les deux absidioles Nord et sud entourant l’abside Est.

Si au XVe, XVIe siècle l’abside Ouest a été détruite et remplacée par une nef  agrandie au XIXe, le plan de l’Oratoire est unique. Il faut chercher son origine en Arménie (église de Baragan, cathédrale d’Edjmiastsin, édifices dont le plan centré s’inscrit dans un cercle contrairement à celui de Germiny).  Peut-être faut-il évoquer l’influence d’églises wisigothiques aujourd’hui disparues ? Surprenant, il ne s’agit pas d’arcs en plein cintre comme on pourrait s’y attendre mais très légèrement outrepassés (en fer à cheval) typiquement wisigothiques.

La mosaïque de l’abside orientale 

Son iconographie ne connaît pas d’équivalent dans le monde carolingien. Au lieu de voir dans l’abside Est l’image d’un Christ Pantocrator, un Christ en gloire,  on trouve l’Arche d’Alliance (2). Ann Freeman et Paul Meyvaert, deux chercheurs américains de Harvard nous apportent une réponse. Il faut tout d’abord revenir sur le contexte de l’époque. En Orient, sous le règne de Léon III l’Isaurien (717-741) débute la période iconoclaste décrétant officiellement en 730, la lutte contre le culte des images. Constantin V (741-775) son fils suit une politique encore plus sévère, seule la représentation de la croix était autorisée. Le concile œcuménique de Nicée II en 787, réuni par Constantin II et sa mère Irène, rétablit le respect et la vénération des images sacrées. Dans la traduction latine faite à Rome fort mauvaise, il n’était question que « d’adoration » des images. Troublé, Charlemagne demande à Théodulf de préparer une réfutation théologique, l’Opus Caroli (791-793). Lues en sa présence, ses remarques furent notées dans les marges du manuscrit actuellement au Vatican (Vat. Lat. 7207). Devant le contexte politique, notamment l’approbation par le pape Eugène du texte du concile de Nicée II , l’opus Caroli est resté dans les archives royales (il était délicat de résister au pape). Ce texte est la clef pour comprendre le message symbolique de la mosaïque de Théodulf.

L’Arche d’Alliance est au centre, elle est surmontée de deux petits anges d’or, disposés de façon symétrique, au dessus et de chaque côté de l’Arche, se tiennent deux anges nettement plus grands. Les ailes des petits et des plus grands sont enchevêtrées et dans l’axe qui les sépare, une main descend d’un ciel étoilé. En dessous est placé une inscription : « Regarde et contemple le saint propitiatoire et ses chérubins. Et vois ici l’Arche de l’alliance divine. Devant ce spectacle efforce toi de toucher de tes prières le Maître du tonnerre ; et ne manque pas, je t’en prie, d’associer Théodulf à tes prières. »  Les grands anges symbolisent les peuples juif et chrétien (ange avec une auréole crucifère) qui à la fin des temps s’uniront dans le Christ.

L’Arche, proprement dite, représenterait Jésus Christ ; vide et ouverte elle contenait la verge (3) d’Aaron (signifiant que le Seigneur est à la fois roi et prêtre), les tables de la loi (l’Ancien et le Nouveau Testament), et la manne (4) (l’eucharistie). Les dessins réalisés avant la restauration de Théodore Chrétin et de Prosper Mérimée confirment cette interprétation (un linge paraît sortir de l’Arche).  L’Arche, vide de son contenu, met l’accent sur l’intervention de Dieu. Les quatre anges semblent tous la pointer vers le bas, mais également vers l’autel en dessous. En montrant l’autel en même temps du doigt, ils attirent l’attention de celui qui regarde l’Arche sur la réalité de la présence du Christ sur l’autel. Pour Théodulf l’Arche d’Alliance préfigure le Nouveau Testament, le Christ et l’eucharistie. Sous l’Arche est encore visible le Jourdain, symbole du baptême, voie vers le ciel pour toute la chrétienté. Quant à la main qui sort d’en haut entre les têtes des deux plus grands chérubins, il s’agit de la main du Sauveur car portant la cicatrice de la crucifixion.

Membre de l’entourage de Charlemagne, Théodulf na pas manqué de voir, lors de son séjour à Rome (hiver 800-801), les trois panneaux sur l’Arche d’Alliance (histoire de Josué) à Ste Marie Majeure et la mosaïque de l’abside de Saints Côme et Damien. L’influence est manifeste sur le dessin de l’arche et les gestes des anges.

Une image symbolique de la doctrine chrétienne

La mosaïque carolingienne de Germiny-des-Prés unique en son genre, est le reflet de la pensée iconophobe de Théodulf, révélée par la lecture de l’opus caroli : le Christ et la Vierge ne doivent pas être représentés.  L’essentiel de la doctrine chrétienne peut toutefois être figuré par des images symboliques : l’arche vide de l’Alliance prouve que le Nouveau Testament a remplacé l’Ancien ; la célébration de l’eucharistie qui se tient sur l’autel est désormais la réalité ; le chemin qui mène l’être humain au ciel passe par les eaux du baptême, inauguré par celui du Christ dans le Jourdain.

(1) Missi Dominici : les envoyés du Maître. Ces derniers apparaissent dès 780, choisis directement par le roi pour une mission d’inspection spéciale, mais c’est seulement en 802 que Charlemagne crée des zônes d’inspection, appelées missatica. Les missi doivent quatre fois par an recueillir les plaintes des administrés, juger en appel du tribunal comtal et sanctionner les fautes des administrateurs en faisant la promotion d’une nouvelle idée de la justice. 
(2) Arche d’Alliance : coffre en bois d’acacia qui contenait les Tables de la loi (les dix commanements) données à Moïse par Yahvé au mont Sinaï, aujourd’hui à Axoum (Ethiopie) 
(3) Verge : baguette divinatoire
(4) Manne : nourriture miraculeuse, qui, d’après la bible, tomba du ciel pour nourrir les hébreux dans le désert.

 

 

Bibliographie

[1] Père G. Rebeyrat. L’église de Germiny-des-Prés, fiche documentaire.

[2] G. Bührer-Thierry, Charles Mériaux. 481, la France avant la France, édition Belin. 2013

[3] Dom J-M. Berland. Val de Loire roman. 3e Edition Zodiaque, la nuit des temps.

[4] J. Hubert, J. Porcher, W.F. Volback. L’empire carolingien. Edition Gallimard univers des formes. 1968

[5] Germiny-des Prés : l’article de Paul Meyvaert (article le plus complet sur le sujet)

[6] http://jfbradu.free.fr/mosaiques/germigny/article-p-meyvaert.htm




Le Gattamelata (Suite)

Suite de notre précédent numéro

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Visuel 1.

Reflétant l’image du héros militaire de l’antiquité, le condottiere en selle, jambes tendues, domine le spectateur. (Visuel 1) Il est habillé d’une armure, porte une épée sur le flanc gauche, tient un bâton de commandement dans la main droite levée dans un geste d’autorité. Il maintient avec fermeté les rênes de son cheval de la main gauche. La tête est légèrement penchée vers la gauche, les yeux regardent au loin avec orgueil et un certain dédain. Le cheval dans une position de repos, tourne la tête vers la gauche, la baissant légèrement en direction du sol. Le sabot de la patte avant gauche repose par son extrémité sur un boulet de canon. Une mise en scène élaborée pour montrer la supériorité et le pouvoir du personnage. 

Visuel 2.
Visuel 2.

L’armure n’est pas du XVe siècle, elle est une référence à l’antiquité. C’est la tenue militaire portée par les empereurs ou les généraux romains : la cuirasse en cuir rehaussée d’ornements métalliques, ornée d’une tête de méduse aillée, souligne l’anatomie du tronc. Le condottiere ne porte pas de casque. Outre la cuirasse protégeant la poitrine, des armatures métalliques couvrent les épaules, les coudes et les genoux ; il est chaussé de sandales évoquant les « caligae ». Autres images de l’antiquité romaine : Les rênes, la bride, l’armure sont agrémentées de petites phalères (1). Sont également sculptés des petits personnages masculins nus, des putti, parfois aillés. (Visuel 2)

Paradoxalement l’épée portée au flanc gauche est de son époque. De même, la selle, les étriers et les éperons à molettes qui n’apparaissent qu’à la fin du XIVe siècle.

 

Visuel 3.
Visuel 3.

Le visage (Visuel 3) est réaliste, Donatello s’est sans doute inspiré d’un masque mortuaire, une procédure habituelle à la Renaissance.   Les rides et les arcades sourcilières sont marquées, le menton volontaire, le regard absent, le Gattamelata semble absorbé par ses pensées. Le front est dégagé, les mèches de cheveux dispersés témoin d’un âge avancé. Ce portrait ressemble aux portraits des généraux romains vainqueurs de la fin de la république romaine.

Le piédestal sur lequel repose le Gattamelata mesure 7,77 m de haut soit environ deux fois la hauteur de la statue en bronze. Donatello a représenté en bas deux fausses portes (l’une fermée donnant sur la l’église et l’autre entrouverte sur la place) symbolisant le monde souterrain, en haut, deux reliefs. Deux anges montrent sur un relief son bouclier, sur l’autre son armure, son casque et son bouclier… Ces reliefs ont été au XIXe remplacés par des copies, les originaux se trouvant au musée de la basilique.

Une véritable prouesse technique 

Le registre comptable du banquier Giovanni Orsato est la seule source relative à la fonte du Gattamelata. Il indique qu’il fut fondu en plusieurs morceaux ; il détaille les quantités de cuivre et d’étain acheminées de Venise à Padoue. Les problèmes liés au poids inhérents aux statues équestres, accrus par le poids du bronze, l’échelle et certaines postures du cheval expliquent la raison pour laquelle Donatello glissa un boulet de canon sous l’antérieur gauche de la monture du Gattamelata

Les influences : la statue équestre de Marc Aurèle, le quadrige de Venise.

Visuel 4. Statue équestre de Marc Aurèle.
Visuel 4. Statue équestre de Marc Aurèle.

Donatello lors de son séjour à Rome a, probablement, vu la statue équestre de Marc Aurèle. (Visuel 4) Elle était lors de sa venue sans doute sur le forum. Elle ne fut érigée sur le capitole qu’en 1538 sur ordre du pape Paul III. Cette statuaire faisait l’admiration des artistes de l’époque, Filarete en fit une reproduction en petit (H 0,382, L 0,384, pr 0,20 m).

Lorsque l’on compare ces deux œuvres elles montrent incontestablement un grand nombre de points communs. Les deux cavaliers ont des attitudes très proches ; ils lèvent tous les deux le bras droit et tiennent les rênes de la main gauche. La posture des chevaux est très voisine, si ce n’est que l’un est au repos posant la patte antérieure gauche sur une sphère et l’autre à l’amble, l’un tourne la tête vers la gauche, l’autre vers la droite. La crinière, le toupet sur le sommet du crâne sont sculptés de façon identique. Quant au cavalier leur différence tient d’une part à leur tenue vestimentaire (l’un est manifestement un militaire, l’autre portant la toge est un personnage de haut rang) et d’autre part à leur portrait (l’empereur Marc Aurèle parait ouvert et intelligent, le Gattamelata semble refermé sur lui-même voir obtus). L’empereur fait un geste d’apaisement, le Gattamelata montre son autorité..

Visuel 5. Les chevaux de Saint-Marc.
Visuel 5. Les chevaux de Saint-Marc.

Padoue, sous domination de Venise en est peu éloigné. Donatello a certainement été en contact avec les chevaux du quadrige arrivé à Venise en 1204, suite à la prise de Constantinople (2) par les croisés. (Visuel 5) Cet important groupe sculpté en bronze doré a été placé sur la loggia de la Basilique entre 1253 et 1268, lors de la conception de la façade. La posture de l’un de chevaux est identique à celui du Gattamelata, une musculature puissante, la patte antérieure gauche levée, le sabot pointant vers le bas, la tête tournée vers la gauche, la bouche ouverte.

 

 

Visuel 6. Fresque de Paolo Uccelo.
Visuel 6. Fresque de Paolo Uccelo.

La fresque de Simone Martini du Condottière Guidoriccio da Fogliano dans la salle de la Mappemonde du palais public de Sienne a pu également influencer Donatello, de même que la fresque de Paolo Uccelo (en 1436) représentant le condottiere anglais, Sir John Hawkwood dans la cathédrale de Florence. (Visuel 6) Quant à la statue équestre en bronze de Nicolo III d’Este à Ferrare par les florentins Baroncelli et Antonio di Cristoforo elle est aujourd’hui disparue.

Conclusion 

La statue équestre du Gattamelata est le reflet de la place politique et du pouvoir acquis par les condottieri, ces soldats mercenaires au service des cités états et du pape. Donatello en résolvant les difficultés techniques nécessaires à la fonte de ce bronze monumental, a conçu une œuvre puissante renouant avec l’image idéalisée des héros de la Rome antique, tout en sculptant un portrait réaliste.

Le Gattamelata deviendra le prototype de toutes les figures de statues équestres ultérieures ; la statue équestre du Colleoni à Venise réalisé deux décennies plus tard par Andréa Verrocchio en est un exemple. Quant au monument équestre par Léonard de Vinci de Francesco Sforza qui devait être colossal, il ne verra jamais le jour, faute de financement, malgré l’exécution en argile du modèle et d’une fosse spéciale pour la fonte du bronze.

(1) Petite parure métallique, généralement circulaire, sur lesquelles était gravée ou ciselé quelque figure en relief.

(2) Il est admis que les chevaux se trouvaient au moment de la prise de Constantinople par les croisés sur l’hippodrome au cœur de la ville. Leur datation reste toujours l’objet de discussion, de l’époque de Lysippe (IVe siècle av. J-C) à celle de Constantin.




Le Gattamelata

La statue équestre en bronze du Gattamelata trône sur un piédestal, sur la piazza del Santo à Padoue devant la basilique de Saint Antoine. A l’origine, ce lieu entouré d’une enceinte était un cimetière, une œuvre de Donatello réalisée entre 1446 et 1450, en fait le monument funéraire du Condottiere Erasmo da Narmi appelé le Gattamelata. 

Donatello, un sculpteur de bronze reconnu

Donato Bardi, dit Donatello, né à Florence probablement en 1386/1387, fit ses premières armes dans l’atelier de Lorenzo Ghiberti (1) en participant à la réalisation des vantaux en bronze de la porte nord du Baptistère St Jean, un pendant à celles datant de 1336 de Nicolas Pisano.

Il est remarqué dès 1406, pour la qualité de ses travaux à la Cathédrale Santa Maria Del Fiore. Les sculptures des statues en marbre pour l’église d’Orsanmichele (2) (Saint Marc 1411-1413, Saint Georges,  la plus importante de ses œuvres de jeunesse, en 1416-1417) lui permettent d’accéder aux grands chantiers de la sculpture florentine. En 1423, pour une niche extérieure d’Orsanmichele, il conçoit sa première grande sculpture en bronze doré, le Saint-Louis de Toulouse (3). Lorenzo Ghiberti avait conçu, également pour Orsanmichele un Saint Jean Baptiste monumental, en bronze, dont la hauteur atteignait 2,55 m. Le Saint Louis de Toulouse  prouve le niveau technique auquel était parvenu Donatello dans l’art de la fonte du bronze. Réalisés en plusieurs morceaux ceux-ci après dorure ont été remontés en débutant par le bas de façon à ce que chaque partie se superpose à la précédente. Reconnu comme sculpteur de bronze, il reçoit de nombreuses commandes. Citons un monument funéraire pour l’antipape Jean XXIII alliant marbre et bronze doré (Il s’allie alors avec Michelozzo, un expert florentin de fonte du bronze), pour l’opéra del Duomo de Sienne le festin d’Hérode, la foi et, en 1430, le fameux  David nu placé au départ dans la cour du palais Medici Riccardi, aujourd’hui au musée du Bargello

Pour notre sujet, il est intéressant de noter qu’il fit alors un voyage à Rome en 1432-1433 où il n’a pas manqué de voir la fameuse statue équestre en bronze de Marc Aurèle.

De 1443 à 1453, il effectue un long séjour à Padoue, où il exécute plusieurs œuvres pour la basilique de Saint-Antoine : un immense crucifix puis un ensemble appelé autel du Santo, également en bronze comptant en tout 29 sculptures et bas-reliefs dont le miracle de la mule (4). Parallèlement, il travaille à la conception de la statue équestre du Gattamelata, au moment où il est au faît de son art. Donatello meurt à Florence le 13 décembre 1466.

Gattamelata, le chat rusé, un condottiere

Erasmo da Narni dit le Gattamelata, né en 1370 à Narni en Ombrie, est mort le 16 janvier 1443 à Padoue. Il fut l’un des condottieri les plus célèbres, avec Francesco Sforza, Alfonse d’Este, Federico de Montefeltro. L’Italie, depuis 1200 environ, est un assemblage de villes-états indépendantes se faisant mutuellement la guerre pour la conquête ou la défense de leur territoire et de leurs prérogatives commerciales. Ces cités font régulièrement appel aux condottieri, chefs de soldats mercenaires, ainsi le Gattamelata a servi successivement le pape, Florence et Venise, lors de combats contre les Visconti de Milan.

Padoue, un grand lieu de pèlerinage

Padoue fut, à partir du siècle IV avant J.C., le plus important centre des Vénètes, puis l’une des villes les plus prospères de l’Empire Romain.  Entièrement détruite par les Lombards en 602, elle renaît progressivement de ses cendres et devient au XIIe siècle une libre commune.  Au cours du Moyen Age, Padoue devient un grand centre universitaire et de pèlerinage. Fondée depuis 1222, l’université de Padoue attire les étudiants de l’Europe entière. La basilique Saint-Antoine, construite entre 1232 et 1300 dans un style de transition romano-gothique, abrite le tombeau de Saint Antoine, un moine franciscain né en 1195 et mort à l’âge de 36 ans, objet d’une grande vénération.

Elle connut l’apogée de sa puissance politique grâce à la Seigneurie de la Famille Da Carrara (1338-1404), une période de grande prospérité économique et artistique. Sous  la domination de la république de Venise depuis 1405, elle reste malgré tout un grand centre artistique comme en témoigne notamment les œuvres conservées à l’intérieur de la basilique.

La Statue du Condottiere

La statue équestre du Gattamelata, une commande du fils de ce dernier, a été érigée en 1453.

Cette statue équestre colossale (H 340 x l 390) est la première œuvre en bronze de cette importance réalisée depuis celle de Marc Aurèle à Rome et le premier monument consacré à un condottiere. Une telle réalisation demande non seulement une somme d’argent considérable mais exige également une haute technicité dans l’art de la fonte.

Cette statue en ronde de bosse était située à l’origine dans un cimetière en plein air et destinée à être vue sur tous les angles. Si la hauteur du piédestal rend impossible de voir nombre de détails, le Gattamelata était visible de loin et s’imposait à tout pèlerin venant à la basilique Saint Antoine…

1/ Lorenzo Ghiberti (1378-1455) : Ghiberti remporte le concours organisé par la corporation des marchands en 1401 (sacrifice d’Isaac) pour la réalisation des vantaux  en bronze de la porte nord du baptistère Saint Jean ; cette date marque, par convention, le début de la Renaissance en Italie. Sept concurrents étaient en liste dont Brunelleschi. 
2/ Orsanmichele : l’église Orsanmichele (1337) était l’un des carrefours commerciaux religieux les plus importants de Florence, proche de la place du Palazzo Vecchio. 
3/ Saint-Louis de Toulouse (H 2,85, l 1,10, pr 0,80 m) : né en 1274 à Brignoles mort en 1297 à l’âge de 23ans, fils de Charles II d’Anjou et de Marie de Hongrie, ordonné évêque de Toulouse en 1296 et canonisé en 1317. 
4/ Le miracle de la mule montre la virtuosité de Donatello à manier la perspective mise en pratique par Brunelleschi dés 1420. La scène raconte un des miracles de Saint-Antoine de Padoue : en réponse à un hérétique l’ayant bravé en lui disant qu’il croirait en Dieu quand sa mule le ferait également, Antoine présenta à la bête une hostie qui la fait docilement s’agenouiller devant l’autel de l’église.
 
Bibliographie[1] Charles Avery. La sculpture florentine de la Renaissance. Livre de poche 1970.

[2] Marc Bormand, Béatrice Paolozzi Strozzi. Le printemps de la Renaissance, la sculpture et les arts à Florence 1400-1460 Catalogue d’exposition. Edition du Louvre 2013.

[3] Gaeta Bertela. Donatello Edition Beccoci. Firenze. 1984.

[4] Neville Rowley. Donatello. La Renaissance de la sculpture. Edition A propos. 2013.

[5] F. Bacou, F. Baratte et coll. Les Chevaux de St Marc. Le Petit Journal 1981.

[6] Richard Truner. La Renaissance à Florence. Flammarion « Tout l’art ». 1997.




La Madone de Tarquinia de Filippo Lippi (1406-1469) et la parenté du génie

370 – La Galerie Nationale d’Art Ancien du palais Barberini à Rome permet d’admirer une Vierge à l’Enfant de Fra Filippo Lippi (v.1406-1469) qui meurt à Spolète, petite ville d’Ombrie au nord de Rome, le 8 octobre 1469 entouré de son fils âgé de 12 ans, Filippino Lippi (1457-1504), sans avoir eu le temps de terminer les peintures de l’abside de la cathédrale. Dix huit ans après sa mort, Filippino s’arrêta à Spolète pour mettre en place un monument sur la tombe de son père à la demande de Laurent le Magnifique (1449-1492) soulignant les liens étroits qui les unissaient aux Médicis, à la fois mécènes et protecteurs. 

Un orphelin de talent

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Filippo Lippi : autoportrait (détail). Dans Scènes de la vie de la Vierge, fresques de la cathédrale de Spolète.

Filippo di Tommaso Lippi serait né à Florence vers 1406 ; orphelin très tôt, c’est à l’âge de huit ans qu’il est confié au couvent de Santa Maria del Carmine (du Carmel) où il va peindre ses premières oeuvres. En 1421, il prononce ses vœux avec son ami Fra Diamante (v.1400-v.1485) qui sera son alter ego et assistant jusqu’à la fin de sa vie. C’est dans la chapelle Brancacci, située dans l’église Santa Maria del Carmine, que Filippo va être influencé par les derniers raffinements gothiques de Masolino (1383-1440) et les innovations de Masaccio (1401-1428).

En 1428, Filippo est nommé sous-prieur des Carmélites de Sienne où il pu s’imprégner des peintures de l’école siennoise. En 1432, il quitte le couvent sans quitter l’habit et en 1437, il peint sa première œuvre importante, le Retable Barbadori (Louvre) qui est l’un des premiers exemples de « Sainte Conversation » regroupant la Vierge, l’Enfant et les saints sur un seul panneau.

La Madone de Tarquinia

La Madone de Tarquinia
Filippo Lippi : La Madone de Tarquinia (1437).
Tempera sur bois, 151 x 66 cm.

Cette Vierge à l’Enfant est la première œuvre datée (1437) de l’artiste, dans un cartouche à la base du trône, et se situe à un tournant dans son évolution artistique, probablement sous l’influence de peintres flamands tels que Jan Van Eyck (1395-1441) qui, dès le début du XVe siècle, montrèrent des figures célestes dans un cadre domestique. Filippo Lippi a pu découvrir ces peintres lors d’un séjour à Padoue en 1434, dans l’entourage de Cosme de Médicis dit l’Ancien (1389-1464) temporairement exilé.

La Madone de Tarquinia (ou Corneto Tarquinia), découverte au XIXe siècle dans la petite ville de Corneto située dans la région du Latium, en Italie centrale, devenue Tarquinia en référence à son passé étrusque (Tarquin l’Ancien ayant été le premier roi d’origine étrusque de la Rome antique), y fut apportée par son commanditaire, Giovanni Vitelleschi, archevêque de Florence, pour son palais construit dans les années 1430 ; on y voit l’Enfant Jésus se précipiter sur sa mère dans un bel élan de tendresse, mais il est presque grotesque, erculeo Bambino, avec une grosse tête joufflue, un torse puissant et de larges membres, sur le modèle du putto « enfant potelé et nu » partout présent, le plus souvent avec deux ailes, dans l’art hellénistique et romain.

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Filippo Lippi : buste en habit de Carme dans la cathédrale de Spolète.
par Benedetto da Maiano (1442-1497).

Ceci est à rapprocher du petit Jésus potelé et impatient, dans l’Adoration des Mages sculpté par Nicola Pisano (1220-1278) sur la chaire du baptistère de Pise avec l’une des Vertus terrestres sous l’aspect d’un Hercule nu (1260), emprunté aux vestiges antiques. Assise sur un trône jaspé en éventail dans un style byzantin, la Madone, à la tristesse retenue, a des mains massives  et une tête presque ronde et aplatie, dans un style typique de Filippo Lippi ; les plis de sa robe sont à la fois souples et larges.

La scène se situe dans le cadre privé d’une chambre ouverte sur une cour que l’on entrevoit à travers un portail semi-ouvert à l’arrière avec des volets garnis de ferrures et un paysage visible par la fenêtre ouverte sur la gauche, de tradition nordique mais aussi siennoise situant les scènes de la vie de la Vierge au sein d’une pièce communiquant avec d’autres espaces.

En outre, le peintre impose un effet d’optique sous forme d’une impression de relief « écrasé » ou stiacciato inspiré de Donatello (1386-1466) avec une lumière rasante sur le tissu et les bijoux au sein d’une pénombre nuancée. Le naturalisme flamand est retrouvé dans le réalisme du livre de prières d’où pendent des signets, avant l’influence des couleurs claires et lumineuses de Fra Angelico (v.1400-1455) et avant que l’artiste prenne ses distances avec l’influence de Masaccio. Il en résulte une grande tendresse et une sensualité inhabituelle d’autant que c’est la première fois, dans la peinture italienne, que les saints personnages n’ont pas d’auréole et sont représentés dans une ambiance intime; ils sont résolument humains.

Une vie tumultueuse

En 1438 Filippo Lippi passe au service des Médicis ; en 1452, il commence les fresques de l’église Santo Stefano à Prato parmi lesquelles la Danse de Salomé lors du Festin d’Hérode est l’expression la plus vivante qu’il ait composée. Cette même année, Filippo d’un caractère impulsif, fut compromis dans une histoire de faux en écritures, mis en prison et condamné à l’estrapade.

En 1456, il est chapelain du couvent des religieuses de Santa Margherita à Prato où il va séduire une jeune religieuse qui lui sert de modèle, Lucrezia Buti née en 1435, dont il aura un fils, Filippino en 1457. Cette liaison scandaleuse fut divulguée par le tamburazione, fente par laquelle on glissait les dénonciations anonymes.

C’est Cosme de Médicis qui va lui sauver la vie en demandant sa grâce au pape Pie II Piccolomini (1405-1464) qui accepta de relever Filippo et Lucrezia de leurs vœux ; Cosme de Médicis excusait les fautes de l’homme par le génie du peintre et « ce moine en rupture de vœux qui émancipa la peinture religieuse » avait voulu rester moine malgré ses aventures et c’est sous l’habit blanc de sa congrégation que, après son époque « pratese » (1452-1466), il arrive à Spolète pour y peindre les fresques à la glorification de la Vierge de l’abside de la cathédrale. Filippo Lippi s’y représentera en compagnie de son jeune fils adolescent. Ces fresques, restées inachevées à sa mort, seront terminées par son fils et Fra Diamante.

L’inné et l’acquis du talent : les deux Lippi

Filippo Lippi était considéré de son vivant comme l’un des plus grands artistes florentins et fut le premier à se représenter parmi les personnages de ses peintures. A la fois maître habile et tyrannique, fabuleux coloriste sachant donner une remarquable vivacité à ses œuvres, Fra Filippo Lippi eut souvent des relations compliquées avec ses élèves parmi lesquels le plus prestigieux fut Sandro Botticelli (1445-1510) chez lequel Filippino Lippi fit son apprentissage avant d’être considéré à son tour et de son vivant, comme un peintre florentin éminent. Les œuvres de Filippino sont moins sereines que celles de son père, reflétant les années de répression artistique du prédicateur Savonarole (1452-1498).

A la mort de Filippino Lippi à l’âge de quarante six ans, « d’une très mauvaise fièvre et d’une angine », les ateliers d’artistes demeurèrent fermés lors des funérailles, ce qui n’était réservé qu’aux personnalités princières. « Le père était né vers 1406, le fils mourut en 1504. A travers leurs œuvres, on peut suivre la marche du grand siècle de la peinture florentine, de son aurore à son crépuscule » (Mengin).

Louis-François Garnier

Bibliographie

[1] Baxandall M. L’œil du Quattrocento. Gallimard 2013.
[2] Deimling B. La peinture des débuts de la Renaissance à Florence et en Italie centrale. in Renaissance italienne. Editions de La Martinière 1995.
[3] Le printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence 1400-1460 Louvres éditions 2013. 
[4] Mengin U. Les deux Lippi. Librairie Plon 1932.
[5] Molinié A.S. Filippo Lippi, la peinture pour vocation. A Propos 2009.
[6] Panofsky E. La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident. Flammarion 2008.
[7] Paolucci A. Filippo Lippi. Art Dossier Giunti Editore 200.
[8] Toman R. et al. L’Art de la Renaissance italienne. Ullmann 2013.
[9] Vasari G. Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Commentaires d’André Chastel. Acte Sud 2005.
[10] Filippo et Filippino Lippi. La Renaissance à Prato. Silvana Editoriale 2009 et de façon romancée.
[11] S. Chauveau. La passion Lippi. Folio 2006.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour ses conseils érudits et au conservateur du musée Barberini pour sa bienveillante disponibilité.




La palette dite du Tribut Libyen

368-369 – Christian Ziccarelli – La palette à fard dite du Tribut Libyen ou palette des Villes date de la période de Nagada III A-B soit entre 3200 et 3100/3000 avant notre ère. Elle fait partie d’un de ces trésors méconnus par le grand public que recèle le musée du Caire. 

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Les premiers noms royaux. On voit apparaître la multiplication de symboles royaux, associant un ou deux faucons à un ensemble d’autres signes : rectangles décorés dans la partie basse de stries avec un pictogramme, le nom du roi, représentant du dieu faucon – Horus – sur terre.

La civilisation dite de Nagada, du nom d’un site de la Haute Egypte apparaît vers 3800 ans avant J.-C.. Elle est connue grâce au contenu luxueux des tombes témoin déjà d’une croyance dans l’au-delà et du haut degré atteint par l’artisanat.
On distingue trois époques en fonction du type de poterie. Nagada I (3800-3500 av. J.-C.), Nagada II (3500-3200 av. J.-C.) et la période de notre palette, Nagada III (3300-2700 av. J.-C.). Nagada III se divise en Nagada III A-B ou dynastie O (3200-3100/3000 av. J.-C.) et Nagada III C ou première dynastie (3100/3000-2700 av. J.-C.). Nagada III A-B voit l’apparition des premiers « Horus » et la question de l’unification des deux terres de la Haute (le Sud) et de la Basse Egypte (le Nord, le Delta du Nil), l’un des premiers grands états qu’ait connu l’humanité. La palette du Tribut Libyen en serait l’une des illustrations, elle atteste aussi de la naissance de l’écriture et est une évocation du serekh « standard » (voir encadré en fin de page).

 

 

 

 

 

 

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Tombe 100 à Hierakonpolis

De profonds bouleversements sociaux ont eu lieu entre Nagada II et la première dynastie, décrits pour la première fois en 1939 par Petrie, un archéologue britannique. Il avait constaté une véritable rupture marquée par une invasion en Haute Egypte de populations orientales. Les gravures rupestres retrouvées sur la tombe 100 à Hierakonpolis les montrent, sans soucis de réalisme, sur des bateaux à fond plat, chassant ou domptant les animaux sauvages. On découvre une des premières figurations d’un personnage dit le « maître des animaux sauvages » bien connu en Mésopotamie.

 

Vers 3100 avant notre ère, naissent de véritables centres politiques (Abydos, Hierakonpolis) avec l’assimilation progressive du Nord par le Sud dont le point d’aboutissement sera l’unification par le roi Narmer de la Haute et de la Basse Egypte. Pour découvrir la qualité et le luxe de leurs artisanats, il faut se rendre au Louvre pour admirer notamment le couteau de Gebel el-Arak et la palette historiée du roi Narmer.

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Palette du Tribut Libyen

Cette palette réalisée en grauwacke, une pierre noire extrêmement résistante, provient des mines du ouadi Hammamat situées dans le désert arabique entre le Nil et la mer Rouge. Une cuvette centrale servait à broyer les produits cosmétiques. Au cours du temps, elles ont perdu leur fonction utilitaire pour devenir des objets de commémoration ou de culte.
Sur l’une de ses faces au premier registre sont sculptés en bas reliefs des végétaux, puis dans les registres supérieurs une suite de chèvres, d’ânes, de béliers, de bœufs. Est-ce une liste de produits apportés par les vaincus ou une domination de l’homme sur la nature ?
La réponse n’est pas univoque. Les différentes palettes de la même époque sont la démonstration du roi victorieux de ses ennemis, mais aussi du roi dominant le chaos, la nature.
La face principale a été surtout étudiée, très riche sur le plan de l’iconographie. Témoin de la naissance de l’écriture, des premiers hiéroglyphes, elle évoque soit la domination des cités soit leur fondation et le futur serekh par la présence du faucon symbole du roi. Sept bas-reliefs montrent des enceintes crènelées qui enserrent une série de petits carrés et un ou plusieurs signes hiéroglyphiques, probablement des noms de villes (?). Au-dessus de ces enceintes figurent des animaux et des enseignes, pourvus à chaque fois d’une houe, le symbole par excellence en Egypte de la fondation d’une ville (creusement du sillon délimitant la cité). Sur le premier registre on peut observer la figuration d’un faucon « Horus », d’un scorpion et d’un lion, qui sont l’image du ou des rois vainqueurs.
Cette palette est bien l’émergence d’un fort pouvoir royal n’hésitant pas à recourir à la violence pour soumettre les cités. La forme particulière des enceintes rectangulaires aux angles arrondis est à rapprocher des découvertes archéologiques à Abydos et Hierakonpolis.

 

Les premiers hiéroglyphes (une représentation de l’objet via des pictogrammes), listes de comptes ou étiquettes de produits, inscrits sur des plaquettes d’ivoire, de bois ou de papyrus, sont apparus en même temps que la constitution du royaume unifiant Haute et Basse Egypte vers 3000 ans av. J.-C. Au cours du temps les hiéroglyphes vont devenir une écriture de plus en plus cursive, pour finalement avoir un pouvoir magique. Le hiératique apparaît vers 2500 av. J.-C., le démotique vers 700, 650 av. J.-C. En août 1799, lors de l’expédition de Napoléon en Egypte, en creusant des tranchées au fort Julien à Rosette, non loin de la bouche occidentale du Nil, on découvrit un bloc de basalte, dont la face antérieure était gravée de trois sortes d’écritures et de langues, la partie supérieure était écrite en hiéroglyphes, celle du milieu en démotique, celle en dessous en grec. La pierre de Rosette fut traduite par François Champollion en 1822 alors que depuis 300 ou 400 ap. J.-C. on ne savait plus lire les hiéroglyphes…

 

FauconLe serekh

Le serekh se présente comme un rectangle entourant le nom hiéroglyphique du roi, surmonté d’un faucon (symbole du Dieu Horus) et placé au-dessus de la façade du palais royal. Le rectangle pourrait figurer un plan de ce même palais. Ce qui accréditerait la thèse qui voit dans le serekh, à l’instar du cartouche, une protection du nom du roi, contre les forces négatives. Ils apparaissent incisés ou peints dès le début de Nagada III A-B parfois vides, parfois chargés d’un mot illisible.

 

 




Champagne Bonnaire Brut Tradition

368-369 – Jean Helen – S’il y a une activité qui ne connaît pas la crise, c’est celle des producteurs de champagne : leurs prix ont progressé entre 2005 et 2013 entre 27 et 108 % et leur nombre de cols de 100 à 380 millions entre 2001 et 2013. C’est pourquoi, afin d’agrémenter vos fêtes de fin d’année, je vous avais suggéré, les précédentes années, de remplacer les bulles de champagne par d’excellents effervescents : le Vouvray de Breton et le Limoux de Cavaillès.

champagneMais, sous la pression de certains de mes lecteurs, je vous propose de revenir cette année à des champagnes de récoltants manipulants (RM). Lors des différentes crises économiques, de nombreux négociants cessèrent d’acheter des raisins, si bien que les récoltants, devenant RM, apprirent un nouveau métier, celui de vinificateur, se démarquant de la production industrielle des maisons de négoce, pour renouer avec la recherche d’une expression vinicole artisanale plus typée. Effectivement, on découvre, parmi les plus 4500 RM, d’excellents champagnes à des tarifs très intéressants. Ainsi, outre Margaine (Le Cardiologue n° 327), un des meilleurs rapports qualité/prix, je peux vous conseiller, aux alentours de 15 euros départ cave, les flacons de J. Lallement à Verzenay, Lilbert-Fils grand cru blanc de blanc de Cramant, J.-L. Vergnon grand cru Conversation à Mesnil-sur-Oger,

P. Bertrand brut 1er cru à Cumières, Marin-Lasnier sur la Côte des Bar, etc.

Le blanc de blanc, le thème de prédilection de Jean-Louis Bonnaire

J’ai choisi de vous proposer un champagne, dans le même ordre de prix doux, illustrant parfaitement les qualités gustatives des bons RM : le brut tradition non millésimé de Bonnaire. Il s’agit de l’entrée de gamme de ce domaine créé en 1932. Contrairement à nombre de maisons de champagne, celle-ci ne pratique pas le négoce de raisin. Jean-Louis Bonnaire qui a récemment cédé les commandes à ses deux fils, Jean-Etienne et Jean-Emmanuel, possède 22 hectares de vignes, dont la plupart, du cépage chardonnay, s’épanouissent dans la terre sensuelle de Cramant au cœur de la Côte des Blancs. Il est ainsi le plus important propriétaire indépendant de cette appellation grand cru. Par la force des choses, le blanc de blancs, uniquement constitué de chardonnay, est son thème de prédilection, salué par l’un des plus grands experts mondiaux, Richard Juhlin.
La cuvée Brut Tradition est l’une des seules à ne pas être produite en blanc de blancs grand cru, mais assemblée avec les 2 autres cépages champenois : le pinot noir vient de Bouzy et le pinot meunier de l’Aisne, répartis à 30 % pour chacun avec tout de même 40 % de chardonnay grand cru.

Une culture raisonnée

La culture raisonnée du vignoble respecte la nature, le sol et les cépages. Le style Bonnaire, impulsé par Jean-Louis, repose sur un niveau de maturité optimale des raisins et de l’acidité qui garantit le bel équilibre des vins. L’intégrité des raisins est préservée par un pressurage doux et fractionné. La vinification à température basse dans des cuves en inox thermo-régulées du dernier cri comprend une fermentation malo-lactique complète. L’évolution des vins en cuve inox, puis sur lattes, s’étend sur 24 mois (la durée légale est de 12 mois).
Le dosage assez généreux en sucre à 9 g/l est à peine perceptible, ce qui devrait ravir les amateurs lassés des extrabruts trop raides, sans tomber dans la lourdeur d’un champagne trop dosé.
Le verre fait mirer une robe jaune pâle intense, d’une belle brillance, d’où les bulles se dégagent en fines cheminées, sans discontinuité et la mousse trace une écume hyperlégère.

Un Brut d’un équilibre remarquable

Ce Brut Tradition offre un fruité juvénile parfaitement joyeux, d’un équilibre remarquable. C’est l’harmonie qui prime en bouche doublée d’une élégance, d’une finesse et d’une légèreté au palais très appréciables. Aux arômes de fraise, de jasmin, de pamplemousse et de zeste de citron se mêle une note épicée, issue des 15 % de vins de réserve ajoutés à la production de l’année.
Ce travail tout en équilibre confère à ce champagne, une grande polyvalence : idéal pour un apéritif, il épousera une entrée, type gougères, rillettes de colin, saumon fumé avec crème fraîche ou à l’aneth, carpaccio de langoustines, mais sera aussi dégusté avec plaisir, en fin de soirée.
En somme, un champagne accessible à tous les niveaux, mesuré et harmonieux, oserais-je ajouter : sobre, procurant un plaisir simple et immédiat.
Le champagne est la culture de la distinction, aurait dit le PDG de la maison Ruinart. Voilà pourquoi le champagne reste probablement le compagnon indispensable de nos jours !

Champagne Bonnaire Brut Tradition – 51530 Cramant

 




La Dame d’Auxerre

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Statuette féminine dite «Dame d’Auxerre ». © Musée du Louvre

367 – La Dame d’Auxerre est un des chefs d’œuvre de l’art grec archaïque conservé au Musée du Louvre. Une sculpture de petite dimension (75 cm) remontant entre 640 et 620 avant notre ère, donc à l’époque dite archaïque.

Une découverte rocambolesque

Cette statue était utilisée comme décor d’opérette, le concierge du théâtre d’Auxerre l’ayant acquise en 1895. Disposée dans les réserves du musée local, elle est finalement repérée par Maxime Collignon, archéologue, un grand spécialiste l’art grec. En 1897, elle intègre le musée du Louvre en échange d’un tableau d’Henri Harpignies (1819-1916), peintre de l’Ecole de Barbizon. Par contre, nous n’avons aucun document sur son origine et sa présence à Auxerre.

Le contexte historique

Il est de nouveau favorable à l’apparition d’une sculpture monumentale. Les cités états (la ville et son territoire adjacent) sont une réalité, le pouvoir politique est aux mains de l’aristocratie. Athènes, Sparte, Corinthe sont de grandes métropoles. L’iliade et l’Odyssé sont les livres « de chevet » de l’élite. Apprise par cœur, l’œuvre d’Homère était la base de l’éducation des Grecs. La Théogonie d’Hésiode, poète de Béotie vers le VIIe siècle avant notre ère, raconte dans un long poème, les origines du monde et des dieux. La religion, la mythologie impactent chaque acte de la vie quotidienne de la cité et des individus.

Une stricte frontalité, une représentation hiératique

La Dame d’Auxerre, œuvre majeure de l’art dédalique archaïque, est une des rares sculptures de cette époque reculée où la Grèce venait d’émerger d’une période qualifiée par les historiens de « Dark Age ». C’est une sculpture en calcaire gris jaunâtre, de petite taille, en parfait état, seuls manquent le nez et le côté gauche du visage.
Debout sur un socle quadrangulaire, le bras gauche tombe verticalement le long du corps, le bras droit est replié sur la poitrine. Couverte par une sorte de pèlerine retombant sur les épaules, elle est vêtue d’une longue robe étroite, une ceinture à large boucle enserrant la taille. Le haut de la poitrine laisse apparaître son anatomie. Les pieds nus et joints, dépassent du bas de la robe. Le dos de la statue a fait l’objet d’une grande attention de la part de l’artiste, une ronde-bosse pouvant être vue de tout côté.
Caractéristique de l’art dédalique, le visage en U est souligné par un léger sourire, le nez est épais, la bouche charnue, au-dessus d’un menton saillant. La chevelure parfaitement symétrique tombe de chaque côté du visage sur les épaules, en boucles striées horizontalement, évocatrice des perruques de l’Egypte. Le front est bas, les deux paupières ourlées contiennent un globe oculaire assez aplati. Les mains, avec de longs doigts, sont disproportionnées, sans doute de façon conventionnelle.
La robe est incisée par une large bande médiane avec des carrés inscrits. Des traces de couleur rouge sur le buste sont le témoin qu’elle était peinte de couleurs vives. 

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Statue en marbre avec dédidace de Nicandre de Naxos 640 av J.-C. © Musée Archéologique national d’Athènes

« C’est probablement en Grèce que le style dédalique naît et connaît un développement rapide avant de se répandre dans le Péloponnèse, où Corinthe, Argos et Sparte constituent les principaux centres de production jusqu’à la fin du VIIe siècle ». Une origine qui a la faveur actuelle des historiens d’art, du fait de la matière (calcaire crétois) et des œuvres très proches artistiquement retrouvées à Dedros, à Gortyne, Printas en Crète. Une ressemblance encore plus frappante avec la statue en marbre dédiée à Artémis par Nicandré retrouvée à Naxos et aujourd’hui au musée archéologique d’Athènes.
Quant à l’image représentée, elle reste hypothétique. Le geste rituel du bras droit replié sur le sein droit, évoque le geste d’adoration des déesses de la fécondité en particulier de l’Astarté syrienne. Ce serait un ex-voto offert à cette déesse.

Bibliographie

[1] L’art grec, Roland Martin. Encyclopédies d’aujourd’hui, La Photothèque. 1994
Histoire de l’art antique : l’art grec, Be [2] rnard Holtzmann, Alain Pasquier. Petits manuels de l’école du Louvre. 2011. Réimpression de l’édition de 1998.
[3] Mer Egée Grèce des Iles. Catalogue exposition 1979. Editions de la Réunion des Musées Nationaux. 
[4] Naissance de l’Art Grec, Pierre Demargne. L’univers des Formes. 1985.
 

L’art dédalique du nom de Dédale, artiste mythique, marque le passage de la petite statuaire géométrique aux premières manifestations de la grande sculpture. Diodore de Sicile nous apprend que cet artiste de grande renommée vivait à Athènes. « Il excellait dans la fabrication de statue, un inventeur de bien des techniques qui firent progresser son art ; la légende rapporte que toutes les statues faites de sa main étaient tout à fait semblables à des êtres vivants ; elles conservaient si bien toutes les dispositions du corps naturel que l’image faite par lui pouvait recevoir un souffle de vie ». Selon André Chastel « belle définition des progrès réalisés dans la période suivante, qui a crée la grande statuaire avec les types célèbres du couros et de la coré ». En fait une notion, inventée au début du XXe siècle pour qualifier les créations plastiques du VIIe siècle av. J.-C.

 

 

Chronologie

– Age du bronze (ca 3250-1100) Disparition du système palatial mycénien (1200). Abandon de l’usage de l’écriture. Très peu de nécropoles.

– Age du fer : Proto-géométrique : 1050-900, Géométrique : 900-720/700.
Période sans documentation « The Dark Ages ».

– Époque archaïque :

700/720 – 490 (fin de la 1ère guerre médique), 480 (fin de la seconde guerre médique – ou 479 – l’année véritable de la fin des guerres médiques)
720-600 : période orientalisante.
Réorganisation de la Grèce avec l’apparition des cités qui marque l’éclosion de la période archaïque. Renouveau artistique.

– Époque classique (479-338 ou 323) : âge d’or de l’art grec.
Apogée de la cité d’Athènes autour du stratège Périclès. La période classique s’achève à la mort d’Alexandre, en 323.

– Époque hellénistique (323-146 ou 31).




Coupe à libations JIAO

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Hauteur : 27 cm • Largeur : 18 cm (Collection Meiyintang 12).

364 – Christian Ziccarelli – Une tradition ancestrale

L’origine de la métallurgie du bronze reste, en Chine, sujette à controverse. Une antique légende chinoise rapporte qu’au temps du souverain mythique Yu le Grand neuf bergers envoient du métal de leur province. Le souverain fait fondre neuf tripodes (forme emblématique des vases rituels en Chine), symboles de chacune des neuf provinces du royaume. Le bronze devient, pendant les deux millénaires qui ont précédé notre ère, un matériau de prédilection. Représentatifs du pouvoir et du culte, ces bronzes ont été retrouvés par milliers dans les tombes de l’aristocratie Shang et Zhou. Ainsi, 6 200 bronzes constituaient une partie du mobilier de la tombe du marquis Yi de Zeng (vers 433 av. J.-C.).

Des œuvres influencées par la céramique

Dans le Nord-Ouest de la Chine, à l’Est du Gansu, les archéologues ont découvert un couteau en bronze coulé dans un moule unique de pierre. Il appartient à la culture de Majiayao (3800 à 1900 avant J.-C.) riche par ses poteries peintes composées de motifs géométriques, spiralés ou zoomorphes. De tels témoignages sont rares avant le IIe millénaire avant J.-C., avant la dynastie des Shang. « Contrastant avec les balbutiements de leur technique, la maîtrise artistique des premiers fondeurs chinois ne connaît pas d’enfance ». Très influencées par les modèles néolithiques en argile, les œuvres s’imposent par leur force et leur perfection. Selon leur fonction, on distingue les récipients à eau, à boissons fermentées, à aliments. Chaque vase a son prototype en céramique et porte un nom traditionnel. Seules quelques différences stylistiques marquent la date de fabrication (début et fin de la dynastie Shang, époque des Zhou occidentaux, époque des Printemps et Automnes). Le motif de base est zoomorphe, mais deux modes s’affrontent : d’une part une représentation « réaliste », d’autre part une représentation frappante d’animaux mythiques. Au cours des siècles, les empereurs chinois les ont restaurés, collectionnés, vénérés.

Une coupe à boissons fermentées

La coupe objet de notre analyse est une coupe à libation, un vase à boissons fermentées (pour cuisiner ou réchauffer le vin). Elle est en règle associée à d’autres coupes à libation, mais également à des récipients pour les offrandes de mets (tels les ding) et les ustensiles à eau comme les pan pour les ablutions. Ces récipients servaient lors des grandes cérémonies rituelles réunissant les prêtres devins qui communiquaient avec les esprits des ancêtres royaux. Déposés sur l’autel ils étaient le témoin de la puissance de la dynastie, le souverain étant le lien entre la terre et le ciel.
La coupe date de la dynastie des Shang, de la période d’Anyang soit du XIIe-XIe siècle avant notre ère. C’est un objet tripode traditionnel. L’ornementation dérivée de la ciselure de jade est le reflet de mythes hérités du monde chamanique néolithique. Les masques animaliers taotie (symbole de la cupidité ?), avec ses yeux globuleux et sa mâchoire supérieure féroce, occupent la panse du vase et le couvercle. La tête vue de face évoque celle d’un buffle. Une inscription parfaitement visible est une marque de clan. Sous les Zhou (vers 1050 av. J.-C.), les récipients à aliments (pour la cuisson ou la conservation des viandes) deviennent prépondérants, puis, à partir du milieu des Printemps et des Automnes, ce seront les objets liés aux ablutions.

Un travail d’atelier

Les fouilles archéologiques ont permis de découvrir un atelier de bronzier à Houma au Shanxi. Plus de 30 000 fragments de modèles ont été exhumés, montrant une organisation remarquable du travail, chaque atelier étant spécialisé soit pour la production de vases, soit d’instruments de musiques, etc.
Le bronze est un alliage de cuivre et d’étain, pour ces vases la composition moyenne serait de 80 % de cuivre pour 13 % d’étain, avec 7 % de plomb. Les patines dépendent de l’oxydation du cuivre et varient selon le degré d’humidité de l’enfouissement. Les bronziers Shang ont adopté la méthode du moule à sections. Les différents éléments sont ensuite assemblés. La finition est obtenue par abrasion afin de polir la surface et de rendre nets les détails.

Bibliographie

[1] Art et archéologie : la Chine du néolithique à la fin des Cinq Dynasties (960 de notre ère). Danielle Elisseeff, Paris, École du Louvre, Éditions de la Réunion des Musées Nationaux (Manuels de l’École du Louvre), 2008, 381 p.
[2] Trésors de la Chine ancienne. Bronzes rituels de la collection Meiyintang. Musée des arts asiatiques Guimet. Edition Mare et Martin 2013 
[3] L’art chinois Mary Tregéar. L’univers de l’art. 1991
[4] Aux origines de la civilisation chinoise. Les dossiers Archéologie et histoire n° 91. Février 1985

 

Les Shang

On ne connaît de cette dynastie que les 3 derniers siècles de son existence. Elle s’étend sur le cours moyen et inférieur du fleuve Jaune. La capitale du milieu du XIVe siècle av. J.-C. se trouve à Anyang. Elle comprend de très vastes palais en bois et en torchis sur une semelle de pierre. A cette époque apparaissent les cultes divinatoires, l’écriture, l’art animalier. L’importance de la religion, le culte des rois défunts (tombes grandioses) et les sacrifices humains (culte funéraire ou consécration des bâtiments) caractérisent cette civilisation.

 

Chronologie de l’âge du bronze en Chine

– Dynastie mythique des Xia : XXI-XVIe siècle avant notre ère.
– Dynastie des Shang : vers 1600-vers 1050 avant notre ère (période d’Anyang : vers 1300-vers 1050 avant notre ère).
– Dynastie des Zhou occidentaux : vers 1050-771 avant notre ère.
– Dynastie des Zhou orientaux : 770-256 avant notre ère (période du royaume des combattants : 475-221 avant notre ère).




Saint-Jean Baptiste du Liget

364 – Christian Ziccarelli – A quelques lieues de Loches, au milieu des bois se trouve un joyau de l’art roman Plantagenêt, l’ensemble peint de la chapelle Saint-Jean-du-Liget. Ses fresques ont fait l’objet d’une étude approfondie lors du congrès archéologique de Tours en 1948.

 

DSC02165Un peu d’histoire… 

Le Liget est surtout connu par sa chartreuse dont la charte de « fondation », établie par Henri II Plantagenêt, roi d’Angleterre et comte d’Anjou, remonte à 1178, en expiation du meurtre perpétré sur son ordre de Saint Thomas Becket, archevêque de Canterbury. Ensemble de ruines imposantes siégeant au fond d’une vallée et dominées par un portail monumental du XVIIIe siècle. En fait notre propos, aujourd’hui, concerne une simple chapelle située à une centaine de mètres à l’Ouest de la Chartreuse. Son origine reste floue et toujours l’objet de débats. Les archives font état d’une donation perpétuelle aux frères chartreux vers 1163, sur demande d’Henri II Plantagenêt, d’un endroit appelé « Ligetus » par l’abbé Hervé de l’abbaye bénédictine du Saint-Sauveur de Villeloin, fondée dans les environs de Loches vers 850. Des moines bénédictins souhaitant vivre une vie érémitique plus sévère s’établirent d’abord à cet endroit et seraient à l’origine de la construction de cette chapelle et de sa décoration picturale (vers 1176-1183). Quand on connaît « l’austérité de vie et le souci de virginité totale de l’esprit et des sens, condition et atmosphère d’une contemplation plus pure » on peut en effet douter que les frères chartreux soient à l’origine de cette ornementation. Devenu trop exiguë pour l’exercice de leur culte, ils construiront dans la vallée proche l’église principale du monastère. La dédicace à Saint Jean Baptiste a été faite par l‘évêque de Paris, Eudes de Sully de 1196 à 1208.

 

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Un monument circulaire rappelant le Saint Sépulcre de Jérusalem

Inscrite sur les listes des Monuments historiques dès 1867, elle a fait l’objet d’une vaste restauration extérieure et intérieure en 2007. La chapelle est aujourd’hui réduite au chœur, la nef s’étant effondrée à une date indéterminée.

Tout l’intérêt réside dans les fresques d’une haute valeur artistique. Les scènes se répartissent en panneaux, dont le plus célèbre est la dormition de la vierge. Le premier panneau en entrant représente Jessé brandissant de la main droite un rameau, « radix Jesse », d’où sortira sa descendance. La vierge se dresse en manière de tronc d’où « émerge » le Christ. Juste au dessus un cercle délimite le ciel d’où plongent sept colombes représentant les sept dons du Saint Esprit.

En face est représentée une Nativité selon l’iconographie romane traditionnelle. La Vierge est étendue, Joseph à sa droite, l’Enfant Jésus couché dans le même sens que sa mère, sous le regard bienveillant de l’âne et du bœuf. Sur le panneau suivant une Présentation au temple met en scène la Vierge. Elle tend l’enfant Jésus au vieillard Siméon, les bras couverts d’un voile, une lampe, symbole de la présence divine brûle sur l’autel. Après vient la descente de Croix, Joseph d’Arimathie maintient le corps du Christ pendant que Nicodème retire le clou de sa main gauche. La Vierge mettant le bras droit du Christ tendrement contre sa joue. Le panneau de la résurrection est conforme au récit évangélique, les saintes femmes s’approchent du tombeau vide, l’ange leur annonce que Jésus est ressuscité. Enfin la dormition de la Vierge, les onze apôtres (nommés en lettres blanches sur fond vert) assistent à la mort de la vierge couronnée, étendue sur sa couche, calme et majestueuse. Le visage d’une grande perfection reflète une profonde quiétude. Jean, qui est penché au pied du lit, tient un livre ouvert où est écrit un titre commençant par Beatus. Des anges recueillent l’âme nue de la Vierge en miniature transmise par Jésus.

Dans les embrasures des fenêtres, sont peintes des représentations des Saints (diacres et martyrs, saints abbés et évêques, les Apôtres) et du Christ Pantokrator. L’Apocalypse occupait la coupole aujourd’hui détruite.

Le thème majeur est celui de « l’Incarnation rédemptrice, Dieu s’insère dans une généalogie humaine. Par l’entremise de la Vierge, Dieu s’incarne tel un rameau dans l’arbre de Jessé, d’où naît le Christ ».

Quant à leur datation, elle reste controversée. Pour la plupart des historiens les fresques dateraient de la fin de la deuxième moitié du XIIe siècle.

 

DSC02157 La Dormition de la Vierge, une iconographie d’origine orientale

Aucun personnage du Nouveau Testament ne doit plus à la légende que la Vierge. L’Evangile la laisse à peine entrevoir. Dès les premiers siècles, des textes apocryphes racontèrent sa vie, de son enfance à sa mort et charmèrent le Moyen Age. Le culte de la Vierge qui grandit au XIIe siècle s’épanouît au XIIIe. Les apôtres, qui étaient alors dispersés dans le monde pour y prêcher l’évangile, se sentirent soudain emportés par une force mystérieuse et se trouvèrent réunis dans la chambre de Marie. Marie étendue sur son lit attendait la mort. A la troisième heure Jésus apparut accompagné d’une multitude d’anges. Un dialogue s’engagea entre la mère et le fils « Viens, dit Jésus, Toi que j’ai élue et je te placerai sur mon trône, car j’ai désiré ta beauté » Et Marie répondit « Je viens car il est écrit de moi que je ferai ta volonté » Et ainsi l’âme de Marie sortit de son corps et s’envola dans les bras de son fils. Cette scène d’origine orientale est représentée par les Byzantins dès le XIe siècle. Les apôtres sont rangés autour du lit où repose le corps de la Vierge, Jésus tenant dans ses bras l’âme de sa mère sous la figure d’un petit enfant.

 

Bibliographie

[1] La chapelle Saint-Jean du Liget. Christophe Meunier, éditions Hugues de Chivre. 2011 
[2] Touraine Romane, 3e édition, la nuit des temps. Edition Zodiaque, 1957.

 

Le mot fresque dérive de l’italien « fresco », frais. Connu depuis la plus haute antiquité, elle se compose de trois éléments : 

L’arricio est un crépi à base d’un mélange de chaux, de sable et d’eau que l’on applique sur un support de pierre ou de brique, d’une épaisseur d’environ un centimètre.

L’intonaco supporte l’ensemble de la fresque, il est composé d’une pâte faite de sable fin, de poudre de marbre ou de très fine pouzzolane, de chaux et d’eau. Il passe de l’état d’hydrate de calcium à celui de carbonate de chaux formant une pellicule résistante assurant la cohésion des pigments mélangés à un liant.

– Les couleurs doivent être obligatoirement déposées sur l’intonaco humide et donc frais, prenant leur ton définitif au bout de quelques mois. Les contours des images à réaliser sont le plus souvent dessinés à l’ocre rouge. Lors de la restauration des fresques, on a découvert le Sinopia. Ce dessin préparatoire, avec ébauche de couleur, est appliqué sur l’arricio avec de la terre rouge de Sinope, puis sur l’intonaco.

La technique a fresco exige de maîtriser les surfaces à peindre dans un laps de temps donné, elles sont divisées en fonction des zones accessibles par un échafaudage (pontate) et exécutables au cours d’une journée (giornate).




La Madone de Vyšehrad

362-363 – Christian Ziccarelli – Louis-François Garnier – Le couvent Saint-Agnès, l’un des plus ancien (1240) édifice gothique de Prague conserve La Madone de Vyšehrad, une Madone d’Humilité dont l’origine thématique est apparue à la suite de la Peste noire de 1348.

CultureDes Primitifs italiens à l’art médiéval en Bohème

Au Duecento, l’art primitif italien sous les pinceaux du peintre florentin Cimabue (v.1240-1302) et du siennois Duccio di Buoninsegna (1260-1318) va s’affranchir de la tradition byzantine. Leurs contemporains, les sculpteurs gothiques pisans, Nicola (v.1220-1278) et son fils Giovanni (v.1248-1317) Pisano, vont  exercer une influence durable sur les artistes siennois de leur époque, en créant un art infiniment plus réaliste et raffiné que leurs prédécesseurs (chaire du baptistère et de la cathédrale de Pise). En 1348, la Peste noire (bubonique) tua la moitié de la population de Sienne et, en cinq ans, le tiers de la population européenne. Cette redoutable épidémie, considérée en son temps comme une punition divine,  incita à faire pénitence et à la création de tableaux plus humains parmi lesquels des Madones d’Humilité comme celle que peignit en 1353 Bartolo di Fredi (v.1330-1410) dans son atelier de Sienne. Cette double influence de l’art byzantin et des sculptures gothiques, si vivantes, va s’exprimer chez Simone Martini (v.1284-1344), élève probable de Duccio et considéré comme ayant la gamme d’émotions la plus large de tous les Primitifs italiens. Quittant Sienne, au milieu des années 1330, pour Avignon devenu « Capitale de la Chrétienté » depuis l’exil du pape en 1309, il y passera les dix dernières années de sa vie . La large diffusion de son œuvre, en particulier de ses Vierges d’Humilité, est à l’origine d’une grande part de la peinture européenne. Ce nouveau type de Madone se répandit rapidement en Europe incluant la Bohème où la présence  du maître italien Tommaso da Modena, vers 1350,  a contribué à transmettre l’influence de Giotto (1267-1337) de sorte qu’il est très probable que les artistes furent alors influencés par les Primitifs italiens au sein de l’art gothique international, impliquant de nombreux pays entre 1380 et environ 1450.

La Vierge d’Humilité

La  Vierge d’Humilité  est une innovation si remarquable qu’elle n’a pu être conçue que par un grand maître parmi les Primitifs italiens bien qu’on considère qu’elle résulte d’une transformation de la  Vierge à l’Enfant . Il y a tout lieu de penser que ce peintre novateur est Simone Martini même si le prototype initial ne nous est pas parvenu, car l’une des premières  représentations est probablement de Lippo Memmi, beau-frère de Simone Martini, et avec lequel il peignit l’Annonciation (1333) pour la cathédrale de Sienne, avec un retentissement considérable, puisqu’elle fut reprise jusqu’au XVe siècle.

La  Vierge d’Humilité  n’est plus la Vierge en Majesté issue des icones byzantines ; elle descend de son trône pour s’asseoir sur le sol et devenir ainsi plus accessible, avec humilité, comme ceci figure dans la première représentation connue (1346) de Bartolomeo de Canogli sous la forme d’une Vierge à l’Enfant assise sur un coussin plat posé sur le sol (Musée National de Palerme) ; l’Enfant Jésus attire le sein de sa mère vers sa bouche tout en détournant la tête pour regarder le spectateur. Plusieurs autres peintures montrent ainsi l’Enfant Jésus à demi-nu, recouvert d’une draperie en partie transparente avec un pan d’étoffe qui tombe sous son corps selon une « langueur sentimentale » typiquement siennoise qui disparaîtra avec les peintres florentins inspirés de Bernardo Daddi (1290-1348), dans l’esprit de Giotto ; la Vierge est alors assise plus droite et les plis tombant du lange sont supprimés.

Les modifications apportées à l’image de la  Vierge d’Humilité  nous viennent de Toscane. A Sienne, berceau du modèle, l’apparition de décors intérieurs est le fait des frères Lorenzetti, tous deux mort de la peste la même année, (Pietro v.1280-1348 et Ambrogio v.1290-1348), conformément à leur conception de « l’Art né dans la ville ». A Florence, l’Enfant s’éloigne de sa mère dont il ne peut atteindre le sein qu’en tendant les bras et une plus grande distance s’installe avec le spectateur. Certains artistes peindront une Vierge en rupture avec le modèle original puisqu’elle va de nouveau s’élever, assise très haut sur un coussin au-dessus du sol, parfois sur des nuages, aboutissant à une  version céleste  reprise par les grands peintres de la Renaissance tels que Fra Angelico, Raphaël ou Titien, évoluant ensuite vers des variantes comme la Vierge au jardin  ou le sol se couvre de fleurs, puis la  Vierge aux rosiers.

La Madone de Vyšehrad

La Madone de Vyšehrad, « château en hauteur », porte le nom d’une colline mythique de Prague et fut peinte après 1350 dans l’entourage du Maître de Vyšší Brod, artiste anonyme qui est l’auteur de 9 tableaux d’un retable dispersé représentant des scènes de l’Enfance du Christ et de la Passion, et provenant du prieuré cistercien de Vyšší Brod, anciennement dénommé en allemand : Hohenfurth en Bohème du sud. La Madone est assise sur une pelouse fleurie symbolisant le jardin d’Eden ; elle est représentée avec son manteau bleu (ce qui n’a pas toujours été le cas puisqu’il faut attendre le XIIe siècle pour que cette couleur s’impose) et sa tête, avec quelques mèches blondes dépassant du manteau, est entourée d’un nimbe de rayons dorés surmontés de douze étoiles d’or selon la technique de la feuille d’or et a tempera, c’est à dire selon une  peinture basée sur un liant à émulsion (œuf). Ces étoiles et le croissant de lune au pied de la Vierge  évoquent le chapitre 12 du Livre de l’Apocalypse  attribué à Jean l’Evangéliste quand il décrit ses visions surnaturelles: «  Un grand prodige parut aussi dans le ciel. Une femme revêtue du soleil, qui a la lune sous ses pieds, et sur sa tête une couronne de douze étoiles ». La Vierge tient sur ses genoux, de ses mains effilées, l’Enfant Jésus dont la tête blonde est également  entourée d’un nimbe de rayons dorés et qui semble téter en s’agrippant au sein de sa mère, mais la poitrine de la Vierge n’est que suggérée par un pan du manteau. La Vierge  regarde dans le vide, évoquant l’intuition maternelle du destin particulier de son fils alors que l’Enfant détourne sa tête  pour nous regarder avec acuité ; son corps est en grande partie recouvert d’un brocart, étoffe de soie dorée rehaussée de dessins circulaires, et dont un pan retombe négligemment laissant paraître  deux petons qui s’agiteraient presque sous nos yeux.

Une homogénéité remarquable

Dans l’Art du XIVe siècle, des exemples italiens, français, espagnols mais aussi bohémiens réalisent un thème d’une grande homogénéité sous l’influence initiale de Simone Martini, amplifiée par une vénération particulière pour la Vierge d’Humilité. Ceci témoigne du caractère humaniste de l’Art du début du Trecento italien et l’attitude de l’Enfant Jésus, qui cherche notre regard par un mouvement de contorsion ou contrapposto,  est considérée comme l’une des innovations les plus remarquables du Trecento italien.  Il en résulte une grande empathie de la part du spectateur vis-à-vis de l’amour de cette humble madone pour son jeune enfant, de telle sorte que, au-delà du tableau de dévotion, il s’y rapporte une symbolique universelle.

Bibliographie

[1] T. Hyman. La Peinture siennoise. Thames & Hudson 2007
[2] M. Meiss. La peinture à Florence et à Sienne après la Peste noire. Hazan 2013
[3] N. Laneyrie-Dagen. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012
[4] J.A Crowe, G.B. Cavalcaselle, A. Jameson. Les Primitifs italiens. Parkstone international 2011
[5] M. Pastoureau. Bleu Histoire d’une couleur. Points 2006

Remerciements à Sylvie et Christian Neel pour leur amicale collaboration et à Marie-Eglé de Rouvroy, documentaliste à Famille chrétienne




Les enfants incas sacrifiés du volcan Llullaillaco

357 – Christian Ziccarelli – Un volcan inactif

Le mont Llullaillaco est un volcan de 6 739 m localisé dans les Andes, à l’ouest de la province de Salta, le plus haut sommet servant de frontière entre le Chili et l’Argentine. Dès 1952, une expédition chilienne signale l’existence de ruines archéologiques. Une première fouille est réalisée par l’Autrichien Mathias Rebitsh en 1958, suivie en 1971 par celle du Dr Orlando Barvo. Le lieu du sacrifice est localisé en 1974, mais il faudra attendre 1999 pour qu’une expédition, sous la direction de l’anthropologue américain le Dr Johann Reinhard, situe puis exhume les corps et les biens des enfants de Llullaillaco.

Comprendre le rapport des Incas avec la nature

Pour les cultures américaines précolombiennes la nature était considérée comme sacrée, notamment pour les Incas, les montagnes étaient des divinités. Ils construisirent sur les sommets des structures, les sanctuaires des hauteurs, leur permettant d’accomplir leur rite.

Le volcan Llullaillaco a ainsi plusieurs sites reliés par un chemin allant jusqu’au sommet. A 6 730 mètres furent découvertes deux enceintes connues sous le nom de « huttes doubles », un mur semi-circulaire ou « paravent » et enfin un chemin conduisant à une plate-forme cérémoniale circulaire. A l’époque de l’arrivée des conquistadors, les Incas occupaient un large territoire s’étendant jusqu’au Nord de l’Argentine actuelle.

Les enfants de Llullaillaco

Pour leurs rituels et sacrifices, les Incas offraient ce qu’ils possédaient de mieux. La vie des enfants et leurs biens mortuaires constituaient la plus grande offrande. Ont été retrouvés une Petite Fille de six ans, la Demoiselle de quinze ans et un Petit Garçon d’environ 7 ans. Ils sont présentés en alternance dans des vitrines spéciales reproduisant les conditions climatiques de haute altitude.

Devant ces enfants sacrifiés, on reste sans voix, avec un sentiment d’effroi et d’incompréhension.

Le Petit Garçon de 7 ans a été trouvé assis sur une tunique de couleur grise, la tête orientée vers le soleil naissant, les yeux mi-clos. Un manteau brun et rouge couvre sa tête et la moitié de son corps. Il avait les cheveux courts, un bracelet en argent et une parure de plumes blanches soutenue par une corde en laine entourée autour de la tête. Les offrandes, liées au monde masculin, étaient des statuettes anthropomorphes masculines en or, en argent, vêtues de textiles, en miniature, des camélidés (jouant un rôle fondamental dans l’économie inca), un spondyle et des lance-pierres. Plusieurs éléments, dont la déformation de son crâne, les ornements céphaliques avec des plumes et des fleurs, sont le témoin de sa haute lignée.

La Petite Fille foudroyée de 6 ans a été trouvée assise, les jambes fléchies et la tête levée regardant en direction du sud-ouest. Elle était accompagnée d’objets à usage personnel liés au monde féminin, notamment des poteries (jarre, assiettes, plats ornithomorphes décorés de motifs géométriques…), d’un petit sac (Chuspa) tissé en laine de camélidés et de statuettes féminines en or ou en argent, vêtues de textiles miniatures, coiffées de plumes.

Un petit Kero (verre) en bois avec des motifs géométriques entaillés, produit dans tout l’empire inca, servait pour la libation de la chicha (alcool de maïs).

La Demoiselle avait environ une quinzaine d’années. Sur son visage, on trouve des traces de pigments rouges et elle avait des petits fragments de feuille de coca dans la bouche. Elle était probablement « une vierge du soleil » ou Aella, éduquée dans la maison des Elues, un lieu de privilège pour certaines femmes au temps des Incas. Elle était assise, les jambes repliées et croisées, les bras reposant sur son ventre, la tête penchée vers l’épaule droite, la face orientée au nord-est. Elle portait un manteau de couleur sable et sur son épaule droite un unku, un des vêtements les plus caractéristiques et prestigieux de l’empire inca. Comme pour les autres enfants des offrandes miniatures, liées au monde féminin étaient disposées autour d’elle.

La Capac hucha

La Capac hucha ou « obligation royale », qui a lieu lors du mois dédié à la récolte ou en l’honneur de la mort d’un empereur, est un des rituels les plus importants du calendrier inca. Les enfants de tous les villages de l’empire, voire ceux des dirigeants, choisis pour leur beauté et leur perfection physique, étaient envoyés à Cusco.

Les Incas se réunissaient sur la place principale face aux images du Dieu de la création (Viracocha) et d’autres divinités. Après le sacrifice d’animaux, les prêtres et l’empereur inca célébraient des mariages symboliques entre les enfants des deux sexes. Retournant dans leur village où ils étaient reçus et acclamés avec joie, ces enfant se dirigeaient en cortège en chantant vers le lieu des offrandes.

On donnait à boire de la chicha à l’enfant élu, habillé de ses plus beaux vêtements. Une fois endormi, il était enterré avec les offrandes. Ils rejoignaient les ancêtres qui observaient les villages du haut des montagnes. Leur vie offerte servait à assurer à l’empire santé et prospérité, mais aussi à renforcer l’énergie vitale du souverain.

Partant de Cusco, les enfants de Llullaillaco auraient accompli à pied les 1 600 kilomètres qui les séparaient du lieu programmé de leur mort. ■




Le labyrinthe de Chartres

356 – Christian Ziccarelli – Le Labyrinthe, tout un mythe _ Originellement, le Labyrinthe est le palais Crétois de Minos où était enfermé le Minotaure. Pour prouver ses droits sur le trône de la Crète dont il était devenu le roi, « Minos demanda aux dieux d’exaucer ses prières. Après avoir dédié un autel à Poséidon et fait tous les préparatifs pour le sacrifice, il demanda qu’un taureau sortît de la mer. Aussitôt un taureau d’un blanc éblouissant apparu, mais tellement impressionné par sa beauté, il l’envoya rejoindre ses propres troupeaux et en tua un autre à sa place ». Pour se venger Poséidon fit que Pasiphaé, la femme de Minos, s’éprit du taureau blanc, si bien qu’elle en eut un fils le fameux Minotaure. Pour éviter le scandale, Minos demanda à Dédale de construire une demeure d’où il ne pourrait jamais sortir, le Labyrinthe. Androgée, un des fils de Minos, alors qu’il se rendait à des jeux funèbres, fut tué dans une embuscade tendue par le roi d’Egée. En représailles Minos exigea que les Athéniens envoient sept jeunes gens et sept jeunes filles tous les neuf ans au Labyrinthe où le Minotaure, les attendait pour les dévorer. Thésée, devant la douleur des parents dont les enfants étaient susceptibles d’être tirés au sort, s’offrit volontairement, comme victime. Ariane la propre fille de Minos eut « le coup de foudre » pour Thésée. Dédale avait donné à Ariane un peloton de ficelle magique qui allait permettre à Thésée à la fois de se rendre au repaire secret du Minotaure pour le tuer, mais aussi de retrouver la sortie du Labyrinthe.

Octogonaux ou circulaires, la plupart des labyrinthes de nos cathédrales nous sont connus grâce à des dessins _ En fait, il s’agit de développer un seul chemin aussi long que possible qui part de l’extérieur et aboutit au centre. Celui de Chartres est constitué par des dalles claires en calcaire de Berchères larges de trente-quatre centimètres, que cloisonnent des bandes de pierre sombre (marbre bleu noir) de huit centimètres. La longueur du parcours est exactement de 261,50 m. A Lucques, on retrouve soigneusement gravé sur un pilier du porche roman de la cathédrale, un labyrinthe « en miniature » rigoureusement identique à celui de Chartres. En fait Le labyrinthe fait partie d’une longue tradition. Le plus ancien du monde chrétien est en Algérie, il date de 328. On le retrouve dans de nombreux manuscrits, ou sur des murs d’église aux quatre coins de l’Europe.

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Le dédale, la lieue, le chemin de Jérusalem _ Telles sont les trois autres désignations du labyrinthe. Dédale n’était autre que l’architecte de Minos à qui il avait demandé de construire le Labyrinthe pour cacher en son centre le Minotaure. La lieue correspond à une unité de longueur voisine de 4 km. A pied, il faut environ une heure pour parcourir cette distance. C’est le temps mis par les pèlerins qui le font, encore aujourd’hui, à genoux en récitant le Miserere. Le chemin de Jérusalem est plus énigmatique. Il pourrait être l’équivalent d’un pèlerinage en terre sainte. Le croyant, qui ne pouvait l’accomplir en réel, le parcourait en imagination jusqu’à ce qu’il arrive au centre, aux lieux saints. Il pouvait ainsi obtenir des indulgences.

L’origine de ce tracé peut être recherchée dans la civilisation crétoise, mais il est également possible que la société mégalithique l’ait introduit en Europe occidentale, car dans le musée de Dublin on peut admirer un magnifique labyrinthe mégalithique gravé dans la pierre. Pour le monde gréco-romain, c’est le déroulement de la vie, aboutissant au monde des morts, pour les chrétiens au contraire l’aboutissement, c’est le paradis.

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Sans tomber dans l’ésotérisme _ Gravés sur le sol, les labyrinthes sont la signature de confréries initiatiques de constructeurs, expliquant la présence de leurs noms. A Amiens, les portraits de l’évêque et des trois architectes sont incrustés dans la dalle centrale en marbre blanc.

A Chartres, il est curieux de constater que le diamètre du labyrinthe est à peu de chose près égal au diamètre de la rose occidentale. La distance du centre au mur de la façade est voisine de la distance du sol au centre de la rose. Une ligne imaginaire joignant le centre de la rose au centre du labyrinthe serait l’hypoténuse d’un triangle remarquable à la fois rectangle et isocèle…

On retrouve régulièrement les nombres 3 (symbolique de l’esprit), 4 (celui de la matière) et le chiffre 7 (le centre est en face des piles qui divisent les sept travées de la nef en 4+3, il y a également 4 travées dans le coeur et trois dans chaque bras du transept).

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La chapelle Foujita – Reims

355 – Christian Ziccarelli – Une église à nef unique _ Il est vrai que l’extérieur de cette chapelle n’attire pas l‘oeil. Sa construction datant de 1965 est d’inspiration romane. En 1959, à la suite de la conversion de l’artiste au catholicisme et de son ambition à imiter les fresquistes de la Renaissance, son parrain René Lalou, président de la maison de champagne Mumm, lui offre la possibilité de réaliser son rêve : un ensemble religieux autonome. Les travaux débutent sous la direction de l’architecte Maurice Clauzier, les vitraux seront réalisés par le maître verrier Charles Marq, les ferronneries, les sculptures par Maxime Chiquet et Les Frères André. Tout a été conçu par l’artiste, jusqu’à la porte donnant sur la sacristie. Foujita, du mois de juin au mois d’août 1966, alors âgé de quatre-vingts ans, au crépuscule de sa vie, réalise avec une grande virtuosité, et pour la première fois de sa vie, une fresque de deux cents mètres carrés environ. La chapelle dédiée à Notre- Dame-de-la-Paix est bénie le 1er octobre 1966. René Lalou l’offre à la Ville de Reims le 16 octobre 1966. Tsuguharu Fujita et sa femme Marie-Madeleine Kimiyo y reposent ensemble depuis 2009.

Un décor original classique _ Le décor fut réalisé aux pinceaux et non à la brosse, rapidement sur un ciment spécial non sec. Les scènes de la vie du Christ sont disposées volontairement de façon non chronologique.

En entrant à droite on voit successivement, la Nativité, l’enfant Jésus éclairé par le rayon de l’Etoile, le portement de croix, la Cène dans la voûte en cul de four du transept droit et la Résurrection. Au fond de la nef dans l’abside centrale, se succèdent Dieu le Père en majesté, la Visitation, Notre-Dame-de- la-Paix (Kimiyo, sa femme, est représentée à genoux), puis à gauche, au-dessus de la porte de la Sacristie, la pêche miraculeuse, une curieuse Notre-Dame-des-Vendanges (dans un paysage où se dressent la Cathédrale de Reims et la Basilique Saint-Rémi) et les Sept Péchés Capitaux. Sur le mur de gauche, le Christ bénit les malades, puis on peut voir la Descente de Croix et le Baptême du Christ. Enfin, au-dessus de la porte d’entrée, la Crucifixion, la Vierge jeune mère est en blanc, la Vierge de douleur en noir. L’iconographie reprend celle de l’art occidental.

Foujita se représente et fait le portrait de René Lalou, le donateur, selon la tradition des artistes de la Renaissance. Cette fresque est surprenante à plus d’un titre. Foujita allie sa propre tradition picturale, privilégiant le trait, à celle de l’art sacré de l’Occident. Tel un rébus on y retrouve une multitude de petits détails « étranges parfois angoissants, des créatures hybrides, fauves et animales, rappelant peut-être Diego Rivera ou le Douanier Rousseau, des corps et des pendus calcinés, des monstres et des ossements suggérant pour certains observateurs de l’époque les horreurs nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki ». Les références à Bruegel, Botticelli, Dürer ne peuvent échapper à l’observateur et montrent à quel point Foujita recherchait avec obsession la synthèse entre le passé et le présent.

Léonard Foujita (1886-1968) _ Né au Japon, à Tokyo, fils du général Fujita de l’état major impérial, ancien élève de l’Ecole des Beaux-Arts de Tokyo, Tsuguharu Fujita arrive à Paris en 1913. Très rapidement, il devient célèbre, fréquente les artistes de l’Ecole de Paris à Montparnasse (Modigliani, Soutine, Zadkine, Rivera…). Peu connu des Français, il est pourtant l’une des figures marquantes de l’entre-deux-guerres et de ses années folles. Il fréquente le Louvre, s’imprègne de l’art européen, mais reste très attaché à sa culture nippone qui transparaît en permanence dans sa peinture. Dès 1921, il est renommé pour ses tableaux de nus féminins (« Youki, déesse de la neige »). Le Cercle Interallié et la Maison du Japon lui passent commande, il expose en 1928 à la Galerie Bernheim, puis au musée du Jeu de Paume, deux diptyques intitulés « Combats » et « Grande Composition » qui firent sensation. Il découvre dans la décennie suivante les fresques murales de Diego Rivera en Amérique Latine et s’inscrit dans la grande tradition historique. Il se réinstalle au Japon où il reste jusqu’à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. De retour en France en 1950, il se consacre désormais à l’art sacré européen et notamment il illustre, pour l’éditeur Foret, l’Apocalypse de Saint-Jean avec Dali, Fini, Mathieu Zadkine, Trémois. Le 18 juin 1959 visitant la basilique Saint-Rémi avec son ami Georges Prades (ancien vice-président du Conseil municipal de Paris), transfiguré, il décide de devenir chrétien, mais souhaite être baptisé dans la cathédrale de Reims. Ce voeu sera accompli en novembre de la même année en présence d’une foule de journalistes et de photographes. Il prend le prénom de Léonard en référence à Léonard de Vinci dont il est un grand admirateur. Les dernières années de sa vie sont consacrées à la peinture religieuse, multipliant les madones, pour réaliser le chef-d’oeuvre monumental que nous pouvons admirer à la chapelle Notre- Dame-de-la-Paix à Reims. Foujita est également célèbre pour ses dessins et tableaux de chats qui l’ont accompagné durant toute son activité. Il s’éteint à Zurich le 29 janvier 1968. Outre Reims, vous pouvez le découvrir à Villiers- le-Bâcle où se trouve sa maison atelier aux confins des départements de l’Essonne et des Yvelines. ■




Judith et Holopherne – Artémisia Gentileschi

354 – Christian Ziccarelli – Artémisia Gentileschi, une femme libre et anticonformiste _ En 1916, un historien d’art italien, Roberto Longhi, grand spécialiste du Caravage, nous fait redécouvrir cette artiste majeure du Seicento « la seule femme en Italie qui ait su ce qu’est la peinture, ce que sont les couleurs, les mélanges et autres notions fondamentales… ».

Très recherchées à son époque, les peintures d’Artémisia sont tombées en désuétude au XVIIIe et au XIXe, il faut attendre 1991 pour qu’une première exposition lui soit consacrée à la Casa Buonerroti à Florence. Il y a peu, le musée Maillol à Paris nous présentait une soixantaine de ses oeuvres, notamment Judith et Holopherne , un tableau d’une rare violence.

Un destin stupéfiant ! _ Fille et élève d’Orazio Gentileschi, Artémisia est née en 1593, elle est l’aînée de quatre enfants. Entre la piazza del Popolo et la piazza di Spagna, l’un des coupe-gorge les plus redoutables d’Europe, sculpteurs et peintres de l’Europe entière se retrouvent dans les mêmes tavernes, déambulent en groupes armés, se querellent. Orazio côtoie Michelangelo Merisi dit le Caravage, Carlo Saraceni de Venise. Veuf, Il cache et cloître chez lui Artémisia qui lui prépare ses toiles, brosse ses fonds et termine ses tableaux.

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De grande beauté, à 17 ans, elle succomba à la rapacité du collaborateur de son père Agostino Tassi qui la viola. Le scandale éclate en 1612, l’affaire est portée à la cour pontificale, Orazio demande vengeance et réclame justice, il appelle ce viol « mon assassinat ». A l’époque, qu’Artémisia se soit donnée librement ou non importe peu, le déshonneur d’une fille signifiait la mort sociale du père et la fin de toute sa lignée…

Le pape demande une procédure exemplaire, elle doit prouver sa virginité au moment où Agostino l’a forcée. Tout Rome vient témoigner, on la torture en broyant, dans les cordes de la « Sybille », les phalanges de ses mains peintres. Durant les neuf mois du procès, elle ne change pas un mot de sa déposition « c’est vrai, c’est vrai… ».

Finalement, elle eut gain de cause. Une telle épreuve restera gravée dans sa mémoire et influencera toutes ses oeuvres… Elle quitte Rome pour Florence, elle épouse le peintre florentin Pierantonio Stattiesi, pouvant de ce fait continuer à exercer son activité. Elle travaille alors pour le Grand Duc de Toscane, Cosme II de Médicis, devient l’amie du petit- neveu de Michel Ange (Michelangelo le Jeune) et intègre à 23 ans la prestigieuse Accademia Del Disegno qui, pour la première fois de son histoire, accueille une femme.

Couverte de dettes, elle revient à Rome en 1620, affrontant l’hostilité de son père, car elle représente pour lui une nouvelle rivale, gagne Venise en 1627, puis se fixe à Naples où elle s’impose par la force de son art. La date exacte de sa mort reste une énigme, sans doute en 1654, de même que le lieu de son inhumation, l’identification de sa pierre tombale en l’église San Giovanni Dei Fiorentini à Naples demeurant problématique.

Le livre de Judith… _ Judith « la judéenne » ou son équivalent « la juive » est l’une des épouses hittites d’Esaü. Elle est, en fait, surtout célèbre parce que ce nom est celui de l’héroïne du « livre de Judith » figurant uniquement dans la bible « deutérocanonique ». Judith apparaît au second acte du livre, c’est une veuve exemplaire qui vit à Béthulie, belle, riche et vertueuse, estimée de tous.

L’armée assyrienne conduite par Holopherne a mis le siège devant Béthulie, ville frontière de la Judée. Le blocus affame les assiégés, le peuple élu de Dieu, un sacrilège qui demande vengeance. Judith, descendante de la tribu du patriarche Siméon, réclame l’approbation et l’assistance divine pour abattre le coupable. S’il tombe sous les coups d’une simple femme tous sauront que la libération d’Israël n’aura pu venir que de son Dieu.

Sortant de Béthulie, se parant comme pour une fête, resplendissante de beauté, elle marche avec sa servante vers les avant-postes ennemis. Sous le charme et la flatterie, Holopherne est convaincu qu’elle est prête à le seconder dans son entreprise. Au bout de quelques jours, son hôte la croyant sienne, l’invite sous sa tente.

Buvant du vin plus que de raison, ses officiers se retirant discrètement pour les laisser en tête à tête, Holopherne s’écroule sur son lit et s’endort profondément… Judith, saisissant le sabre glissé sous le chevet, coupe le cou du dormeur. Suivie de sa servante, elle porte la tête d’Holopherne dans son sac, quitte le camp des Assyriens pour gagner les portes de Béthulie.

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Une scène d’une rare violence… _ Peint à Florence, vers 1512-1514, Judith et Holopherne est d’une composition étonnante. Judith, aidée de sa servante arcboutée sur le thorax d’Holopherne qui tente de se défendre, tranche le cou du général assyrien.

L’enchevêtrement des membres pâles, éclairés par une lumière venue de la gauche accentue le caractère dramatique de la lutte. Aucune autre femme avant elle n’avait peint avec une telle énergie et une telle colère, une féroce impassibilité proche du sadisme. Difficile de ne pas y voir l’image du viol qu’elle vient de subir. Cette chambre ensanglantée évoque la description donnée par Artémisia lors de son procès. Ses peintures ultérieures seront souvent le témoin de ce traumatisme qu’elle venait de subir.

L’influence du Caravage ne fait aucun doute. Quelques années auparavant il avait peint la même scène privilégiant également cet instant le plus violent où Judith décapite Holopherne. ■(gallery)




La chimère d’Arezzo

353 – Christian Ziccarelli – Un chef d’oeuvre de l’art animalier _ Impressionnante par sa taille, elle fut mise au jour, dans la partie haute de la cité d’Arezzo, en 1553. Datant du Ve siècle avant J-C, la queue inexistante lors de sa découverte est une invention de son restaurateur Benvenuto Cellini. Le monstre, blessé à une patte, garde la tête haute face à l’ennemi qui l’a frappé et dont on peut supposer qu’il s’agissait de Bellérophon, monté sur son cheval Pégase. On retrouve, en effet, ce thème sur un miroir gravé provenant de Préneste et conservé à la Villa Giulia à Rome. De même tradition que la célèbre Louve du Capitole nourrissant les fondateurs de Rome, Romulus et Remus, mais antérieure d’un tiers de siècle, la chimère, d’influence hellénistique, associe réalisme et idéalisme. Par son dynamisme contenu, le jeu tendu des muscles parfaitement modelé, le hérissement de la crinière, la torsion du cou et la férocité de son expression, elle est l’un des plus beaux spécimens de l’art animalier mondial… Ce bronze de qualité exceptionnelle prouve qu’Arezzo fut un centre célèbre de production métallurgique, déjà organisé sur un mode industriel. La cité n’a-t-elle pas fourni au IVe siècle avant J-C, selon Tite Live, des armes et des outils pour l’expédition de Scipion l’Africain !

Les étrusques un peuple fascinant _ Dès la Renaissance, les Etrusques, anciens habitants des collines de Toscane, ont passionné les chercheurs attirés par le mystère de ce peuple aux origines obscures et à la langue énigmatique. Grâce aux recherches de ces quarante dernières années, cette civilisation, à laquelle les Romains empruntèrent tant, est de mieux en mieux connue. Dès l’Antiquité, Hérodote et Denys d’Halicarnasse, historiens grecs respectivement du Ve et du Ier siècles av. J-C, ont été les premiers à opposer à quatre siècles de distance deux thèses différentes sur l’origine des Etrusques. Pour Hérodote il venait de la Lydie en Asie Mineure, pour Denys, c’était des autochtones. « C’est un petit livre de M. Pallotino, l’un des meilleurs connaisseurs de la civilisation étrusque, paru à Rome en 1947, l’origine degli etruschi qui a apporté une petite révolution dans le monde des étruscologues ». Ayant écarté les origines septentrionales (Nicolas Fréret au XVIIIe) et orientales, il proposait une théorie d’autochtonie « relative » qui semble, aujourd’hui, emporter la majorité des suffrages. Quant à la langue, elle ne ressemble à aucune autre. Si l’on sait la lire, les mots gardent encore leur secret.

Un peu d’histoire _ Au cours du IIe millénaire arrivent en Italie, les Indo-Européens. Vers l’an 1000 av. J-C se développe la civilisation villanovienne (de Villanova près de Bologne) en Italie du Nord et en Italie Centrale, notamment à Tarquinia et à Vulci. Au VIIIe siècle av. J-C apparaissent les Etrusques. Pour les partisans de l’autochtonie, les Villanoviens, proto-étrusques, ont mis au point un nouveau système d’écriture. Grâce à un développement constant, ils sont « devenus » les Etrusques. Pour les partisans de la thèse orientale, un contingent « plus civilisé », venant de Lydie, sous la conduite de Thyrennos, en se mêlant aux Villanoviens, les « barbares », a donné naissance à la civilisation étrusque. Dès le VIIe siècle av. J-C leur développement est remarquable. Une intense activité commerciale apparaît en Méditerranée, soutenue par la richesse procurée par les mines de fer et de cuivre (en particulier sur l’Ile d’Ischia). L’Etrurie exporte sa propre céramique « le buchero », une céramique noire caractéristique. Au VIe siècle av. J-C, l’Etrurie devient une grande puissance, les Etrusques occupent le Latium (les Tarquins, originaires de Caere, seront rois de Rome), gagnent le Nord vers la plaine du Pô, s’installent en Corse. Les villes se fédèrent en décapole. Mais dès le Ve siècle av. J-C, la décadence s’installe, Rome prend Veies en 406, c’est le début de la puissance romaine, dès le milieu du IIIe siècle av. J-C, l’Etrurie devient une province romaine.

Les bronziers étrusques La civilisation étrusque n’était pas encore morte que, déjà dans la Rome d’Auguste, les petits bronzes étrusques étaient recherchés par les amateurs d’antiquités. Il est vrai qu’ils étaient exportés dès le VIIe siècle av. J-C. dans toute l’Europe et même à Athènes en pleine période classique, au milieu du Ve siècle av. J-C. Les Etrusques ne manquaient pas de cuivre très présent sur leur territoire, ni d’étain provenant en majorité des îles Cassitérides (les îles de « l’étain » au Nord-Ouest de l’Espagne et en Cornouaille).

Pour la fabrication des statues, ils pratiquaient la fonte « pleine », le bronze en fusion coulant dans un moule réfractaire et la fonte « creuse », par laquelle on ménageait à l’intérieur du moule un noyau dur qui permettait d’obtenir une oeuvre creuse à l’intérieur. Cette dernière technique fut utilisée pour la Chimère d’Arezzo, qui résulte de l’assemblage de plusieurs morceaux ensuite soudés. ■

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Tanagra – les figurines d’Athènes

352 – Christian Ziccarelli – Un succès fantastique _ Dès les années 1870, ces statuettes en terre cuite colorée, très vite pillées par les fouilleurs professionnels, ont inondé le marché, suite à leur découverte fortuite dans les 8 à 10 000 tombes aux alentours de l’antique cité. Dès lors elles ne cessèrent d’attirer savants et collectionneurs, tant leurs sujets étaient variés et représentatifs d’une époque. Elles ont suscité un engouement extraordinaire, lors de leur révélation au public à l’Exposition Universelle de Paris en 1878. Le Louvre fut le premier musée européen à les accueillir. Ainsi la danseuse Titeux, terre cuite attique du IVe siècle avant J.-C, découverte en 1846, allait connaître un très large succès. Devenues objets de décoration, ces statues vont être une source d’inspiration pour beaucoup d’artistes de la fin du XIXe, Jean Léon Gérôme (huile sur toile : Sculpturae Vitam insufflat Pictura), Théodore Deck (la danseuse Titeux), Camille Claudel, Raoul Larche avec son fameux bronze de la Loïe Fuller((*) Mary-Louise Fuller, dite Loïe Fuller (1852-1929) est une danseuse américaine célèbre pour ses chorégraphies consistant essentiellement à créer des jeux de lumière en mouvement en faisant danser de grands voiles de soie autour d’elle.), Maillol. De nombreux faux virent le jour pour satisfaire le goût des amateurs. Seules des analyses des pigments et la thermoluminescence permettent de les distinguer des oeuvres authentiques.

A l’origine, Athènes… _ La tradition de la terre cuite en Béotie est millénaire. De l’époque mycénienne (XIV-XIIe siècle avant J.-C), à l’époque géométrique (VIII-VIe siècle avant J.-C) puis classique cette région n’a cessé de produire des objets en terre cuite. Toutefois, les premières statuettes de Tanagra, à l’origine d’un nouveau style, ne sont pas nées en Béotie (où plus tard elles seront imitées), mais à Athènes vers 340/350 avant J.-C. Représentant tout d’abord des acteurs de la Comédie, des personnages familiers de la vie quotidienne, les ateliers de l’Agora commencèrent à orner leurs vases de reliefs de plus en plus exubérants, pour se transformer en fi gurines indépendantes en rond de bosse, les «prétanagréennes ». Les premières danseuses entourées de voiles apparaissent, la danseuse Titeux en étant le plus bel exemple. Si la grande statuaire n’est pas étrangère à cette innovation, ces petites statuettes sont d’une grande variété iconographique dominée par la représentation de la femme drapée d’un tissu léger aux plis très travaillés, laissant deviner les formes délicates.

Les Tanagréennes, le mythe d’une certaine beauté féminine (La Tanagréenne est considérée, selon le mot d’Édouard Papet, comme « la Parisienne de l’Antiquité ». « Ne trouvez-vous pas une infi nité de ressemblances, écrit un chroniqueur de l’Exposition universelle, entre cette jeune hétaïre et la Parisienne de nos jours (…). Une Parisienne désavouerait-elle ces gestes coquets et ces draperies qui modèlent le corps en le cachant ? »)… _ Venues d’Athènes, elles seront reproduites par milliers par les artisans de Tanagra pour une destination avant tout funéraire. Parfois retrouvées brisées intentionnellement sans que l’on sache pourquoi, elles sont surtout en argile beige rosé. Les femmes drapées, côtoient des éphèbes, des enfants, des divinités (Dionysos et ses ménades) et des sujets variés issus du théâtre. Deux statues antiques (le portrait du poète tragique Sophocle et la « grande Herculanaise » attribuée à Praxitèle) sont à l’origine des deux types les plus diffusés dans le monde méditerranéen, la Dame en bleu (à l’himation doré à la feuille) et la Sophocléenne. Les vêtements sont le refl et de la mode de l’époque. Le chiton est une tunique en lin, voire en soie sauvage ; cousu, il est maintenu sous la poitrine souvent par une large ceinture rouge. L’himation est le manteau que portent les femmes pour sortir. Les accessoires sont variables : l’éventail, le cécryphale, foulard de tête, la tholia en forme de chapeau pointu protégeant du soleil.

Une diffusion rapide, des questions en suspens… _ Au moment et après les conquêtes d’Alexandre, de Grèce elles vont gagner, la Sicile (Syracuse), la Crête, Chypre, l’Asie Mineure (Cnide, Halicarnasse, Smyrne, Myrina, sites caractérisés par des productions de grande qualité) pour fi nalement disparaître vers 200 avant J.-C.

Toutefois, un certain nombre de questions sont toujours sans réponse. Comment expliquer l’émergence de ces nouveaux types de petites sculptures, vraisemblablement à tort perçues comme les premiers objets décoratifs de l’art antique ? Quelle était en réalité leur fonction ? Au-delà de Tanagra et de la Béotie, comment expliquer l’extraordinaire diffusion de ces statuettes sur les traces d’Alexandre le Grand ? ■

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1492, Salvador Dali

351 – Christian Ziccarelli – 1492, une glorification de la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb _ Commanditée par Huntington Hartford pour sa galerie d’art moderne à New York, Salvador Dali l’a peinte de 1958 à 1959, chez lui à Port Lligat au nord de Cadaqués. C’est une immense toile de 4,10 m sur 2,65 m. Tirée par un jeune éphèbe, la Santa Maria aborde en terre inconnue. Employant une technique résolument moderne de photogravure, l’image du « Christ en croix », tel qu’il l’a peint en 1951 (aujourd’hui au musée de Glasgow), semble renaître au milieu des hallebardes des soldats espagnols. Le larron à la gauche du Christ est bien visible. Dali explique que c’est en 1950 qu’il eut « cette vision cosmique » : « Dans mon rêve, il s’agissait du noyau de l’atome. Ce noyau a pour moi une signification métaphysique. Il représente l’unité de l’univers, le Christ ». C’est non seulement la conquête de l’Amérique qui est annoncée, mais aussi le triomphe de la religion sur le paganisme. Le jeune homme, porte-étendard foulant le premier le sol américain, n’est autre que Christophe Colomb (repère 1).

L’image de la Vierge est un portrait de Gala (repère 2), Dali s’est également représenté sous l’aspect d’un moine à genoux brandissant un crucifix (repère 3). Ils sont accueillis par un évêque reconnaissable à sa crosse.

Hors de doute, il s’agit de Saint Narcisse (San Narciso), évêque et patron de la ville de Gérone, dont le tombeau oeuvre de Jean (Jean de Tournai ?) a été retrouvé dans l’ex-collégiale Saint-Félix (San Feliu) située hors les murs (repère 4). L’évangélisation de l’Amérique est en marche, mais elle ne se fera pas sans difficultés, des morts parsèmeront son avancée, les croix plantées dans le sol en sont le témoignage. Les faisceaux de lances qui par dizaines occupent la majeure partie de la droite du tableau sont une référence à Diego Rodriguez de Silva y Velasquez (1599-1660), dont Dali est un grand admirateur (repère 5). Elle évoque « La Reddition de Breda », ville hollandaise tombée entre les mains des Espagnols au printemps 1625. Les étendards portent les armes des provinces de l’Espagne. Le drapeau de la Catalogne([Les Barres catalanes forment l’un des plus anciens drapeaux d’Europe, dont l’origine demeure légendaire et remonte au IXe siècle. Au cours d’un combat contre les Normands, l’Empereur franc Louis le Pieux demanda à son vassal le comte de Barcelone Guifred el Pelut de lui venir en aide avec son armée. Après un rude combat qui vit la victoire franque, le comte de Barcelone fut gravement blessé. L’empereur franc, pour immortaliser la bravoure du comte catalan, trempa sa main dans le sang de son vassal et marqua de ses doigts le bouclier, faisant 4 traces rouges. Ces armes héraldiques deviendront par la suite celles des comtes catalans et seront mises en bannière en bureles et non pas en pal.)] est parfaitement reconnaissable au premier plan porté par un homme nu et de dos (repère 6).

Tout en haut du tableau à la verticale du mat de la nef, à peine esquissés, Isabelle la Catholique et Ferdinand d’Aragon reçoivent Christophe Colomb en présence de Saint Salvador. Enfin une pietà couronne l’ensemble. Ces multiples références à la Catalogne prennent leur source à une vieille tradition selon laquelle Christophe Colomb n’était pas un marin génois, mais un juif de Gérone… Dali, dont on connaît l’attachement à sa Catalogne natale, ne pouvait que s’en inspirer ! En fait, c’est un tableau d’histoire glorifiant sa patrie. « Cette synthèse que Dali s’efforce désormais d’effectuer entre les grandes leçons du passé et le siècle de progrès scientifique dans lequel il vit, apparaît en permanence d’oeuvre en oeuvre » ([Dali, The painting of Salvador Dali. Edition du musée de St. Petersburg (Floride). Rober S. Lubar 2003 _ Dali, l’oeuvre peint. Robert Descharnes, Gilles Néret. Editions France Loisirs 2001.)]

Pour réaliser ce chef-d’oeuvre, en moins de six mois, il se fait assister par le peintre Isidor Bea (à son service depuis 1955). Le modèle de Christophe Colomb est Christos Zoas, jeune homme de descendance grecque rencontré par le couple Gala-Dali en 1956 à New York. Il sert également de modèle pour les trois porte-bannières que nous pouvons voir sur le tableau à droite.

Un sens de la provocation inégalé _ Dali a beaucoup peint, a beaucoup parlé. Provocateur, d’une ironie déconcertante, il ne cessera au cours de sa vie de jouer avec les mots. Combien de fois n’a-t-on pas crié « il est fou ». Mais quel génie ! La découverte de sa peinture révèle un fi n coloriste, mais, aussi, un grand maître du dessin. Il a une imagination stupéfiante, il est fréquent de se dire, comment a-t-il pu concevoir une telle toile ? Sa curiosité est insatiable, que vous aimiez ou non sa peinture, il ne laisse pas indifférent.

Une grande figure de la peinture du XXe siècle _ Né le 13 mai 1904, à Cadaqués de Don Salvador Dali Y Cusi, notaire et de Dona Filipa Domenech, Dali fera en permanence référence à son lieu natal, à sa chère plaine de l’Ampuran. Ce sera toujours pour lui le plus beau paysage du monde, avec la côte catalane du cap Creus à l’Estartitt avec Cadaqués au milieu. En 1910, à 6 ans il peint son premier tableau, une vue des environs de Figueras. A dix ans il découvre les Impressionnistes, à quatorze il est subjugué par les peintres « pompiers » notamment Mariano Fortuny, puis par le cubisme. Après avoir étudié les beaux-arts à Madrid, d’abord influencé par le futurisme, Salvador Dal?’intéresse très vite au mouvement surréaliste. Il lui donne une forme graphique totalement originale, fruit de son imagination débordante et influencée par la psychanalyse. En 1929 il expose à Paris. Il rencontre la jeune Russe Helena Diakonova, Gala, qui est alors la femme de son ami Paul Eluard, un poète surréaliste. Dali les invite à Cadaqués.

Pendant ce court séjour, Gala et Dal?’éprennent l’un de l’autre et Gala prend une décision ferme : « Nous ne nous séparerons plus ». Pendant la Seconde Guerre mondiale Gala et Dali quittent l’Europe et vont s’installer en Virginie. L’explosion de la bombe atomique à Hiroshima marque le début de la période « nucléaire » ou « atomique » de Dali, nous sommes en 1945. A la fin de la guerre, il aborde les grands thèmes de la tradition occidentale, puis en 1949 le religieux fait irruption dans son oeuvre. En 1958 et 1959 il s’intéresse aux peintres du passé et notamment à l’oeuvre de Velasquez. L’histoire et la science deviennent la thématique centrale d’une bonne part de ses oeuvres, de grand format pour la plupart. Il peint alors certaines de ses toiles les plus célèbres : Christ de Saint- Jean de la Croix, Galathée aux sphères, Corpus Hypercubus, La découverte de l’Amérique par Christophe Colomb et La Cène. En 1964, il publie Journal d’un génie. En septembre, une grande rétrospective de Dali a lieu à Tokyo. L’année suivante, il publiera des Métamorphoses érotiques, qui est l’un des sommets de la méthode paranoïaque critique. Puis il fait des affi ches publicitaires pour Perrier et pour les chocolats Lanvin. Puis Dali s’intéresse à l’holographie, sa dernière passion fut la peinture stéréoscopique. Il meurt le 23 janvier 1989. ■(gallery)




Arc et Senans, une manufacture royale du XVIIe siècle

350 – Christian Ziccarelli – Claude-Nicolas Ledoux _ Claude-Nicolas Ledoux, fils de Claude Ledoux, marchand et de Françoise Dominot, naît à Dormans, dans la Marne le 27 mars 1736. Il fait ses études à Paris. Passionné de dessin, il suit les cours d’architecture enseignés par Jacques-François Blondel, et reçoit les conseils de François Trouard, grand admirateur de Palladio, qui avait une prédilection pour les ordres grecs en les adaptant pour créer une architecture originale. Ledoux est l’auteur de nombreuses oeuvres, mais rares sont celles qui sont parvenues jusqu’à nous, citons outre la saline d’Arc et Senans, le château de Benouville, les bâtiments subsistants de l’enceinte de Paris (les colonnes du bureau d’octroi, place de la Nation ; la rotonde de Monceau ; la rotonde de Reuilly ; l’octroi de la Villette…), qui étaient une barrière fiscale et douanière voulue par la Ferme Générale. Il fut un architecte particulièrement inventif, en avance sur son temps.

Il travaille les perspectives avec une utilisation intensive de maquettes. Le nombre d’or pour les proportions entre les pleins et les vides, les colonnes et les entrecolonnements, donne à ses projets des qualités d’invention inédites pour son époque. Pour parfaire son éducation, il voyage de 1769 à 1771 et devient membre de l’Académie en 1773 grâce à la protection de Madame de Pompadour. A la révolution, il cherche désespérément des protections, considéré comme suspect par le tribunal révolutionnaire, il est incarcéré puis finalement libéré sous le Directoire. Il publie un premier volume sur « l’architecture » en 1804, mais il faudra attendre 1847 pour que l’ensemble de ses écrits et plans soit enfin publié en deux volumes (l’architecture de C-N. Ledoux), sa mort étant survenue le 18 novembre 1806.

La saline d’Arc et Senans _ Située dans le département du Doubs en Franche-Comté, entre Besançon et Dole, la saline d’Arc et Senans est un témoignage unique dans l’architecture industrielle. Destinée à la production de sel, elle fut construite entre 1775 et 1779 par un architecte de génie. A l’époque, beaucoup d’écrivains, de philosophes et d’artistes rêvaient d’une cité « idéale » alliant esthétique et bonheur de vivre en son sein. Claude-Nicolas Ledoux, recevant le titre d’inspecteur aux salines de Lorraine et de Franche- Comté en 1771, reprend à son compte cette idée. Il décide que « son usine serait accouplée à une ville d’une conception nouvelle qui intègrerait dans une même harmonie le travail des hommes, mais aussi leur vie sociale et familiale ». Des édifices monumentaux sont disposés en demi cercle. Au centre la maison du directeur est conçue comme un temple classique précédé d’un péristyle imposant. De son lieu d’habitation, il pouvait ainsi brasser d’un seul regard l’ensemble du lieu. « … Il faut tout voir, tout entendre, il faut que l’ouvrier ne puisse se soustraire à la surveillance de ses chefs par la faveur d’un pilier… »( Claude-Nicolas Ledoux : Rapport joint à « ses vues et perspectives »)

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Sur les côtés du portail d’entrée sont disposés l’atelier des tonneliers, des maréchaux et diverses habitations pour les berniers (ouvriers du sel), chacun ayant une grande chambre avec cheminée et un petit lopin de terre. Tous les bâtiments sont séparés les uns des autres pour éviter la propagation des incendies. La maison du directeur est en forme de temple dorique, précédé d’un péristyle imposant. Une esthétique originale où les seuls éléments décoratifs sont des urnes disposées sur les façades d’où ruisselle le sel, se figeant comme un morceau de glace. Cette architecture colossale et magnifique(« Claude-Nicolas Ledoux dans son aspiration à rendre les hommes meilleurs et plus heureux, prévoyait dans son projet, non seulement l’installation d’un marché, de bains, de terrains de jeu pour les enfants, mais aussi une maison des plaisirs, sorte de temple phalloïde où seraient étalés les excès de vices pour mieux les fustiger » (1).) est très inspirée de Palladio et de Piranèse. Produire le sel _ L’eau salifère, « la saumure », parcourt deux canaux parallèles dits « saumoducs », faits de troncs de sapin évidés dits « bourneaux » sur une distance de 24 km de Salins (val d’Armour) à Arc et Senans. Emboîtés les uns dans les autres, cerclés par des frettes en fer pour assurer leur solidité, ces canaux restaient toutefois d’une étanchéité toute relative nécessitant de fréquents remplacements. Arrivées dans le bâtiment de graduation, les eaux salifères subissent une première évaporation dans des gouttières. Le sel est ensuite recueilli dans un grand réservoir où il est acheminé vers les bernes (bâtiments des sels). On procède au dessèchement de la saumure dans des poêles par réduction de l’eau durant environ 48 heures. Les cristaux de sel sont ensuite transportés dans un autre bâtiment pour un ultime séchage et être mis en forme soit en grains, soit en pains). Ne l’oublions pas, le sel avait à cette époque une importance capitale, il permettait aux populations de garder les denrées alimentaires et ainsi de se nourrir pour l’hiver. Le roi disposait d’un droit monopole et prélevait sur sa vente un impôt « la gabelle ».

Quand le sel devient symbole _ Dès le début de la civilisation, le sel passa pour une substance mystérieuse dotée de pouvoirs surnaturels. C’est à l’aide du sel extrait des eaux primordiales, barattées par sa lance, qu’Izanagi (divinité masculine japonaise) constitua la première île « centrale » : l’Onogorojima. La vertu purifi catrice et protectrice du sel est utilisée dans la vie courante nippone où sa récolte fait l’objet d’un important rituel. En Egypte, on le répandait à poignées autour d’une place assiégée pour attiser la soif chez les défenseurs. A Sodome et Gomorrhe, pour avoir bafoué son serment, l’épouse de Loth fut changée en statue de sel. Il symbolise aussi l’incorruptibilité, « Le Lévitique » (2,13) fait allusion au sel qui doit accompagner les oblations, en tant que sel de « l’alliance », tout sacrifi ce doit en être pourvu. Consommer ensemble le pain et le sel signifi e, pour les Sémites, une amitié indestructible. Il est, aussi, évoqué dans la liturgie baptismale, comme « sel de la sagesse » et par là même le symbole de la nourriture spirituelle.

Chez les Hébreux toute victime devait être consacrée par le sel. Dans l’Antiquité quand un hôte accueillait un visiteur, il lui offrait sur le seuil de sa demeure un morceau de pain et une pincée de sel en signe de bienvenue. L’absence de sel sur la table des Romains est non seulement une faute de goût, mais aussi un signe de mauvais présage. En Franche-Comté, après les relevailles, les mamans allaient présenter leur nouveau-né à leur voisine. Celles-ci offraient à l’enfant un oeuf signe de santé, une pincée de sel symbole de sagesse. En Bresse, lors de la nuit de la Saint-Jean, les filles jetaient une pincée de sel dans le brasier. S’il se mettait à crépiter, elles étaient assurées de trouver un mari dans l’année. En Franche-Comté et dans le Jura Suisse, le soir de Noël, on disposait sur une table douze parts d’oignon saupoudrées de sel. Les portions sur lesquelles le sel avait fondu indiquaient le mois de l’année où le temps serait pluvieux. On raconte qu’à l’époque de Bernard Palissy, les épouses insatisfaites salaient dans l’ombre complice des alcôves, leurs maris impuissants au bon endroit pour leur redonner vigueur. La salière renversée est considérée comme un signe de malédiction, ce que n’a pas manqué de peindre Léonard de Vinci dans sa célèbre Cène de Milan.




Le Code de Hammurabi

349 – Christian Ziccarelli – Le contexte historique _ Nous sommes en 1792 avant Jésus Christ, à Babylone, sur les rives d’un bras secondaire de l’Euphrate, Hammurabi le VIe roi de la 1ère dynastie de Babylone monte sur le trône. Il l’occupera pendant un long règne de 43 ans. Incontestablement, il est la figure la plus connue de l’histoire mésopotamienne de la première moitié du IIe millénaire par l’étendue de ses conquêtes et la promulgation de son code. Doué d’un grand sens politique, Hammurabi parvint à unifier sous son sceptre une Mésopotamie profondément divisée et déchirée par des luttes sanglantes depuis près de trois siècles. Il impose non seulement la suprématie de Babylone sur la plupart des cités du Nord de la Basse Mésopotamie, mais il réussit aussi à se dégager de la pressante tutelle de l’empereur d’Elam, en Iran du Sud-Ouest. De simple bourgade, Babylone va devenir au fi l des ans, la ville au centre du monde supplantant ses rivales Ur, Uruk, Nippur, Assur, Mari…

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De Sippar au Louvre… _ La stèle fut érigée, sans toutefois exclure l’hypothèse de sa présence à Babylone, dans une grande ville de Babylonie, peut-être à Sippar, située au nord de la capitale. C’était un centre oraculaire, la cité sainte du dieu soleil, Samas, aussi dieu de la justice. Au milieu du XIIe siècle, Shutruk-Nahhunté Ier, roi d’Ansan et de Suse, souverain du pays d’Elam (Iran), pilla les trésors de l’art mésopotamien et les emporta à Suse, notamment la stèle du Code et l’installa dans une grande cour associée aux temples majeurs. Finalement elle fut redécouverte, en 1901, par la Délégation en Perse à Suse, dirigée par Jacques de Morgan, sur le « Tell de la Citadelle ». « Cet important monument (…) gisait, brisé en trois morceaux, au milieu des décombres de toutes sortes qui remplissaient une petite chambre à douze mètres environ du niveau primitif du Tell. C’est sans doute au moment de la prise de Suse par Assurbanipal (d’Assyrie, en 646 av. J.-C.) qu’il aura été précipité dans cette sorte de cave, les vainqueurs le trouvant trop lourd pour l’emporter à Ninive. La brisure n’était pas volontaire (…) les trois fragments s’agençaient presque parfaitement, sans lacune importante »([ Jacques de Morgan)]. La stèle arriva au Louvre où elle se trouve aujourd’hui, après un passage par Mascate, et un voyage en mer sur le vaisseau Jean-Bart.

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Le texte de loi _ Une longue tradition a précédé le Code d’Hammurabi. Dés l’époque des dynasties archaïques, au milieu du IIIe millénaire av. J.-C., les souverains promulguaient des édits pour régulariser les prix et enrayer l’injustice sociale, notamment le Code d’Ur-Namma(Ur-Namma, a été roi d’Ur de 2112 à 2095 av. J.-C. selon la chronologie moyenne, de 2047 à 2030 selon la chronologie basse. La datation de son règne est très approximative. Il fut l’auteur du plus ancien code juridique connu) celui de Lipit-Istar(Lipit-Ištar est le cinquième roi de la Ire dynastie d’Isin. Son règne est situé vers 1934-1924 av. J.-C.). La stèle est presqu’entièrement couverte d’un texte gravé avec art et disposé de façon archaïsante, une lecture verticale et de droite à gauche. Il manque les sept colonnes inférieures effacées par Sutruk-Nahhunte Ier. Dès le 15 septembre 1902, le père Jean-Vincent Scheil publie sa traduction dans le volume IV des « Mémoires de la Délégation en Perse ». Après un long prologue historique dans lequel le monarque chante son investiture, ses propres louanges, et énumère les oeuvres pieuses accomplies dans les différentes villes du royaume, viennent au moins deux cent quatre-vingts articles de lois. Une phrase au conditionnel annonce un problème de droit ou d’ordre social, elle est suivie d’une réponse au futur, sous forme de sanction pour le fauteur de trouble ou de règlement d’une situation sociale particulière. « Si un notable crève un oeil d’un autre notable, on lui crèvera un oeil, s’il crève un oeil d’un homme du peuple, il pèsera une mine d’argent (500 g) ». Les thèmes sont disposés dans un ordre assez déroutant : punitions pour faux témoignages, vol et recel, lois relatives au travail, à la propriété, au commerce, mariage, divorce, héritage, adoption, statuts des femmes vouées aux temples, châtiment des blessures infligées aux personnes physiques selon la catégorie sociale des individus, problèmes juridiques liés à l’agriculture ; taux des salaires et locations, enfin achat d’esclave en Babylonie, à l’étranger… Un long épilogue invite l’opprimé impliqué dans un procès à se faire lire la stèle « pour qu’il voit son cas, que son coeur se dilate ». Les termes « loi et tribunal » n’existent pas, la justice est publique et se rend aux portes des palais et des temples. Il n’y a pas d’avocat, mais les deux parties doivent fournir des preuves écrites et, à défaut, des témoins. En l’absence de preuve suffisante, on recourt au serment par le dieu, voire à l’ordalie !

Hammurabi devant le dieu Samas _ A la partie supérieure de la stèle figure cette scène sculptée, légitimant la souveraineté d’Hammurabi et les décisions de justice gravées en dessous. Une tiare à quatre rangs de cornes le coiffant, une longue barbe couvrant sa poitrine, une robe à volants, les pieds reposant sur un piédestal, deux rayons lumineux jaillissant derrière ses épaules, permettent d’identifier le personnage assis sur un trône, au dieu solaire Samas. Tout comme le soleil disperse les ténèbres, Samas expose en pleine lumière le mal et l’injustice. Il tient dans sa main un bâton et un cercle, insignes du pouvoir qu’il transmet à Hammurabi, debout devant lui, un bras droit levé en signe de respect et d’écoute. Comme le dieu, le roi porte des bijoux (bracelet, torque) sans doute des talismans de pierres magiques ayant une influence favorable pour contrecarrer les mauvais plans d’un éventuel adversaire. Selon une inscription gravée sur la stèle, nous sommes en présence du propre portait du roi. Le Louvre possède une tête royale en diorite sculptée en ronde de bosse qui pourrait être une autre représentation de ce grand homme d’Etat. ■

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Une hydrie cinéraire macédonienne

348 – Christian Ziccarelli – Un chef d’oeuvre hellénistique _ Cette hydrie cinéraire, du dernier quart du IVe siècle avant Jésus Christ, à vernis noir et décor polychrome avec couvercle en plomb, représente un combat avec les amazones. La nuance des tons, le sens du volume, un équilibre savant de lignes entrecroisées obliques et le rendu du mouvement font de ce vase un chef d’oeuvre de la peinture hellénistique. Elle provient d’une tombe d’Amphipolis, creusée à même le sol, un remarquable exemple montrant l’importance de la polychromie en Macédoine. Depuis une vingtaine d’années, cette région fait l’objet de découvertes surprenantes sur le plan artistique. Elles ont bousculé notre approche historique de ces royaumes du nord de la Grèce. Des fresques multicolores décorent les murs des sépultures royales, où l’on a découvert multiples accessoires en or rivalisant de beauté (couronnes, bijoux, masques, etc.).

Un peu d’histoire… _ Nous sommes à la fi n du Ve siècle, les Téménides, descendants du roi d’Argos Téménos, conquièrent au fil des années la Macédoine. Pour le Grec du Sud, cette région, au-delà de l’Olympe, ne peut être qu’une contrée peuplée de barbares. Grande erreur, au cours du siècle suivant, sa suprématie devient considérable, notamment grâce à Philippe le Grand. En otage à Thèbes, il apprend l’art militaire et la rhétorique. Démosthène, avec une clairvoyance acérée, annonce dans « Les philippiques » l’ambition de Philippe, montrant en lui le liquidateur du monde des cités, le futur maître de la Grèce. Son fi ls, Alexandre instruit par Aristote « a créé pour ses successeurs une nouvelle façon de rassembler les hommes et de gouverner les communautés : c’est l’état moderne avec son prince » (4). Vainqueur de l’armée perse commandée par Darius en personne, Alexandre gagne l’Égypte en 332, franchit l’Indus et meurt en pleine jeunesse, à Babylone, d’un accès de fièvre. Ses généraux le firent embaumer, se disputèrent son corps, finalement dérobé par Ptolémée. Un sarcophage en marbre, connu comme la « tombe d’Alexandre » se trouve au musée archéologique d’Istanbul. Mais à ce jour le lieu de sa sépulture reste une grande énigme de l’histoire.

Le mythe des Amazones _ Les Amazones étaient les filles d’Arès par la Naïade Harmonie. Pour d’autres récits, Aphrodite où encore la fille d’Arès, Otréré, serait leur mère. Elles vivaient au bord du fleuve Amazone, portant aujourd’hui le nom du fils de Lysippe, Tanaïs. En déclarant son amour de la guerre et son mépris du mariage Lysippe offensa Aphrodite, celle-ci, pour se venger, fi t que Tanaïs tombât amoureux de sa mère. Pour éviter une passion incestueuse, il se jeta dans le fleuve qui porte son nom et se noya. Lysippe quitta le pays et conduisit ses filles non loin des côtes de la mer noire, dans une plaine proche du fleuve Thermodon. Elles fondèrent trois cités, gouvernées par Hippolyte, Antiope et Mélanippe. Les Amazones ne reconnaissaient de filiation que par la mère, les hommes étaient astreints aux tâches domestiques tandis que les femmes combattaient. On brisait les bras et les jambes des enfants mâles afin de les rendre inaptes à la guerre. Elles ne respectaient ni la justice, ni la pudeur, elles étaient célèbres pour leur nature guerrière. Armées d’arcs de bronze, de boucliers en forme de demi-lune, de haches, elles furent les premières à utiliser la cavalerie. En fait, elles symbolisent les femmes tueuses d’hommes, voulant se substituer et rivaliser avec eux en les combattant. A l’extrême elles expriment le refus de la féminité.

Plusieurs héros grecs eurent à affronter leurs reines _ Bellérophon combattît les belliqueux Solymes et leurs alliées, les Amazones, il vainquit les uns et les autres en volant au-dessus d’eux, hors de la portée de leurs flèches ou en leur lançant sur la tête de grosses pierres. Le neuvième des travaux d’Héraclès fut d’apporter à la fille d’Eurysthée, Admété, la ceinture d’Or d’Arès, que portait Hippolyte. Thésée prit part à une expédition victorieuse contre les Amazones et reçut comme part du butin Antiope. Sa soeur, Orithe jura de se venger de Thésée. Elle s’allia aux Scythes et marcha sur Athènes. Après 4 mois de durs combats les Amazones firent des propositions de paix, chassées d’Attique, elles se fi xèrent en Scythie. Après leur défaite, après avoir traversé la Thrace, les Amazones fondèrent le sanctuaire d’Artémis (déesse de la chasse, aussi associée à la lune) à Ephèse. Selon un autre récit elles s’y réfugièrent une première fois en fuyant Dionysos et une seconde fois après qu’Héraclès eut défait la reine Hippolyte. Achille, lors de la guerre de Troie, transperça d’un coup de lance le corps de Penthésilée, une reine des Amazones, tomba amoureux de son cadavre, saisi de nécrophilie, il s’unit à elle morte. Thalestris, la reine des Amazones d’Albanie, était d’une beauté et en même temps d’une force de corps surprenante, son ambition était d’avoir un enfant d’Alexandre le Grand. Le roi aisément gagné par cette proposition donna treize jours à Thalestris, après lesquels il la renvoya chargée de magnifiques présents.

Quand le mythe approche la réalité historique _ La légende des Amazones, se retrouve dans toute la littérature antique, depuis Homère, jusqu’à la fi n de l’Empire Romain, soit près de 13 siècles. « Amazones » pourrait venir de a-mazon, « sans seins » parce qu’on croyait qu’elles se desséchaient un sein, afin de mieux tirer à l’arc. En fait, il s’agit plutôt d’un mot arménien, signifiant « femme de la lune ». Sur les rives orientales de la mer Noire, les prêtresses d’un culte voué à la déesse-Lune, portaient des armes. Il y aurait eu aussi, des prêtresses armées à Ephèse et dans toutes les cités où existaient des tombes d’Amazones. Le Bosphore Cimmérien – la Crimée – aurait été le siège du culte barbare d’Artémis pratiqués par les Tauriens où la prêtresse tuait des victimes mâles. Une première approche historique revient à Jeannine Davis-Kimball, lorsqu’en fouillant en 1994 des Kurgans ou tumulus, à la frontière entre la Russie et le Kazakhstan, elle a découvert des tombes de femmes guerrières, enterrées avec leurs armes entre 600 et 200 avant J.-C.. Or c’est précisément dans cette région barbare, au Nord du Pont Euxin et du lac Méotide (l’actuelle mer d’Azov) que les Grecs situaient le territoire de ces femmes guerrières. L’énigme reste entière. ■

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Le monastère de Ki

347 – Christian Ziccarelli – Tout proche du Tibet et du Ladakh, il est le plus grand monastère bouddhiste tibétain de cette grandiose vallée, dominée par des pics de plus de 6 000 m aux neiges éternelles. En fait cette région faisait partie du Tibet occidental. Les villages accrochés à flanc de montage en ont gardé, encore aujourd’hui, toutes les caractéristiques architecturales.

Le monastère est une véritable ville où chacun a un rôle et des attributions. Traditionnellement chaque famille tibétaine s’enorgueillissait d’avoir un fils ou une fille dévoué(e) à la doctrine, d’autant que le couvent garantissait au moins une écuelle de tsampa (farine d’orge) par jour ! Les pauvres servaient d’assistants à ceux qui avaient eu la chance de pouvoir faire des études.

Le bouddhisme tibétain ou bouddhisme lamaïque naquit au Tibet, mais se répandit dans tout le Haut Himalaya et dans les régions voisines du Haut Plateau tibétain. Le bouddhisme arriva au Tibet au VIIe siècle, sous l’influence de Songtsen Gampo (mort en 650). A l’époque la religion la plus populaire était le Bön, une sorte de chamanisme, pratiquée encore aujourd’hui par une minorité. Plusieurs écoles de sensibilité différentes ont émergé au cours des siècles, sous l’influence de grand maîtres. Padmasambhava, connu sous le Guru Rimpoché (755-804) un sage indien appelé à la cour du roi, est l’objet d’une grande vénération par l’école des Nying-ma-pa (secte de bonnet rouge, les anciens) et considéré comme un second Bouddha. Atiça, après avoir reçu l’enseignement de Naropa, arriva au Tibet en 1040 où il mourût en 1064. Il restaura l’ordre monastique et établit des différences entre les écoles du bouddhisme lamaïque. Brog-mi fonda l’école des Sa-kya-pa dont les monastères sont particulièrement actifs au Tibet. Tson-gkha-pa fonda en 1409 l’école des Ge-lugs-pa (les vertueux, les bonnets jaunes) aujourd’hui courant majoritaire. « La caractéristique la plus étrange du bouddhisme tibétain, qui lui a valu le surnom de lamaïsme et qui le distingue nettement des autres traditions, est son système de lamas réincarnés : les hauts dignitaires religieux sont chargés de retrouver les réincarnations des lamas importants – il y en a plus d’un millier dans tout l’Himalaya – afin de les réinstaller à la tête de leurs monastères. » (1) Dans le bouddhisme lamaïque la pratique des rites occupe une place importante. Le sens du mot « rite » varie selon les textes auxquels on le rattache comme les textes du Vinaya. Cette diversité entraîne donc pour ce mot une multitude de significations. Le Bouddhisme tantrique, connu sous le nom de mantrayana (voie des invocations) et de vajrayana (voie du diamant ou de la foudre) en est une. Il est une manifestation particulière de l’âme indienne, de son art et de sa religion. D’une approche difficile, tant il est multiple de par ses pratiques et croyances, toutes orientées vers la pratique méditative, une culture de l’extase centrée sur une vision sexuée du cosmos. Un de ses rituels le plus connu est celui de la fabrication du mandala qui permet à l’individu de se transcender soi-même et de transcender le monde. Il s’inspire de recueils de textes, les tantras décrivant une foule de divinités et prescrivant les invocations magiques, et les sutras regroupant tous les sermons et discours de Sakyamuni. Leur fonction consiste à indiquer une autre voie pour atteindre la « bouddhéité », la libération finale, le nirvana.

Sa construction répond _ à une hiérarchie typique sur trois niveaux

Comme tous les monastères tibétains il est précédé par le mur de man (drivé de mantra « Om mani padme hum » ([Om mani padme hum : Cette mantra gravée sur chacune des pierres du mur de mane (à contourner par la gauche) est une offrande personnelle. Elle représente la compassion et la grâce de tous les bouddhas et bodhisattvas et invoque plus particulièrement la bénédiction d’Avalokiteshvara, le Bouddha de la Compassion. Avalokitésvara est une manifestation du Bouddha et son mantra est considéré comme l’essence de la compassion du Bouddha pour tous les êtres.)] gravé sur chaque pierre et composant un mur), les chortens (forme tibétaine du stupa bouddhique) et les moulins à prières, cylindres que tourne chaque fidèle en entrant dans le monastère.

Le duskhang (hall d’assemblée) couvert de thangkas([Thangka : est une peinture religieuse sur toile de dimension variable depuis les thangkas portatives que l’on peut enrouler et dérouler grâce à deux baguettes, jusqu’aux thangkas monumentales que l’on déroule le long d’un rocher ou d’un mur. Elles représentent le plus souvent un yantra (symbole diagrammatique : cosmogramme, mandala…), une ou des divinités et sont destinées à la méditation )], est le lieu de la puja (prière psalmodiée pendant des heures interrompue par la cérémonie du thé au beurre de yak salé et rance) où se rassemble la Sangha (communauté monastique, le troisième joyau précieux du bouddhisme après Bouddha, le maître, et Darhma, la doctrine). Les fidèles déposent sur une table leurs offrandes, notamment les torma (gâteaux sacrificiels) à base de farine et de beurre. Au fond de la salle trônent des sculptures en bois ou en bronze représentant les divinités et, sur un autel, la drilbu (clochette), le dorje (foudre diamant) et le kartrika (couperet). Dans les gonkhangs (temple des protecteurs) sont conservés les éléments du mobilier liturgique : tambours, masques, tentures et bannières le plus souvent suspendus, cornes et dagues rituelles, etc. Plusieurs lhakhangs ou chapelles sont dédiées à une divinité.

Une bibliothèque double contient des livres de grande valeur artistique, datant de plusieurs siècles. Toutes les salles sont recouvertes de fresques obéissant à des règles canoniques fixes, représentant gardiens et divinités. Elles sont éclairées par des petites ouvertures de fenêtres d’où l’importance des lampes au beurre de yak, le plus souvent remplacées aujourd’hui par des lampes à huile. Enfin les cuisines, des pièces d’entrepôts et les cellules des moines sont réparties sur les différents niveaux.

Il n’est pas rare dans l’une des cours d’assister à une disputation, l’art du débat. Une confrontation où deux participants s’affrontent, sous l’oeil du maître et qui peut durer des heures. Le plus faible acculé, reconnaissant alors la supériorité de son adversaire, se prosterne à ses pieds en signe de respect.

La fête annuelle du monastère est l’occasion d’un grand rassemblement. Les villageois, se parant de leurs plus beaux atours, viennent assister aux danses traditionnelles rythmées par les longues vibrations graves et profondes des dung-chen (cornes de bois de 4 m de long, toujours utilisées au minimum par deux). ■




La Tour de Babel de Peter Bruegel l’Ancien

346 – Christian Ziccarelli – Peter Bruegel l’Ancien (1525-1569) _ On ne connaît pas exactement la date, ni son lieu de naissance (probablement Breda). C’est en 1551 que le nom de « Peter Brueghel » apparaît pour la première fois, lors de sa réception comme maître à la guilde de Saint Luc à Anvers. Les nouveaux maîtres ayant entre 21 et 26 ans, il pourrait être né entre 1525 et 1530, soit environ 50 ans avant Rubens, 80 ans avant Rembrandt. Il aurait fait son apprentissage à Anvers chez le peintre Pieter Coeck van Aelst à Anvers. En 1552, il effectue un voyage en Italie (Rome). De retour à Anvers en 1556, il dessine des planches pour l’atelier de gravure de Hieronymus Cock, dont les sept Péchés capitaux. En 1559 il grave les Vertus et ne signe plus Brueghel, mais Bruegel. En 1562 il peint la chute des anges rebelles, le suicide de Saül. En 1563, il est à Bruxelles ; en 1565 il consacre une série de tableaux sur les mois et, en 1568, il peint la chute des aveugles, la Pie sur le gibet, la perfidie du monde, les mendiants, la Tempête. Il meurt le 5 septembre 1569. Il eut deux fils, Peter Bruegel dit « le Jeune » ou Bruegel d’Enfer, et Jean Bruegel, dit Bruegel de Velours.

Le mythe de la Tour de Babel _ Dans la plaine de Shinéar, au sud de l’Irak, le roi Nemrod, personnage biblique du livre de la Genèse, et son peuple avaient entrepris la construction d’une tour qui devait atteindre les cieux. Il fut le fondateur et le roi du Premier Empire existant après le déluge ([En accord avec l’opinion juive traditionnelle. Josèphe écrivit : « [Nimrud) promet de défendre (les hommes) contre une seconde punition de Dieu qui veut inonder la terre : il construira une tour assez haute pour que les eaux ne puissent s’élever jusqu’à elle et il vengera même la mort de leurs pères. Le peuple était tout disposé à suivre les avis de (Nimrod), considérant l’obéissance à Dieu comme une servitude ; ils se mirent à édifier la tour (…) ; elle s’éleva plus vite qu’on eût supposé. » – Antiquités judaïques, I, 114, 115 (IV, 2, 3). _ On sait depuis 1862, année où George Smith du British Museum découvrit et déchiffra la tablette IX de l’épopée babylonienne de Gilgamesh, que le déluge n’est pas une création hébraïque. Mais on s’aperçut plus tard que le mythe babylonien lui-même avait une origine sumérienne. La preuve en fut faite par la découverte d’un fragment de tablette trouvé à l’University Museum de Philadelphie, parmi les collections de Nippur (KRAMER, l’histoire commence à Sumer Champs, Flammarion avril 1994).). Dans la révélation biblique, la Tour de Babel est devenue l’oeuvre de l’orgueil de l’homme qui veut se hisser à la hauteur de la divinité et, sur le plan collectif, de la cité qui se dresse contre Dieu. Yahvé crée alors la diversité des langues et disperse les hommes sur la terre, ce qui empêche ces derniers de s’entendre et de poursuivre leur entreprise. Ils laissent un ouvrage inachevé. L’humanité est condamnée à l’incompréhension.

Les reconstitutions de la Tour de Babel inspirées par le texte de la Genèse ou le récit d’Hérodote(« La muraille dont je viens de parler est la cuirasse de la ville. A l’intérieur court une autre muraille, qui n’est guère moins puissante que la première, mais plus étroite. Et dans chacune des deux parties de la ville, il y avait un groupe central fortifi é ; dans l’une, la résidence royale entourée d’une enceinte large et étroite ; dans l’autre, le sanctuaire aux portes d’airain de Zeus Bélos ; ce sanctuaire existait encore de mon temps ; il forme un carré, de deux stades sur toutes ses faces. Au milieu du sanctuaire est bâtie une tour massive, longue et large d’un stade ; sur cette tour se dresse une autre tour, sur celle-ci de nouveau une autre, jusqu’à huit tours. La rampe qui est montée est construite extérieurement, en spirale autour de toutes les tours… Dans la dernière tour, il y a un grand temple » (Hérodote Livre I, 181).) reflètent la démesure de l’homme. La Tour de Babel, la porte du ciel, n’est autre que l’immortalisation de la Ziggurat Babylonien, construit sous le règne de Nabuchodonosor II (605-562 av. J.-C.) dont le but était de rétablir par un artifice l’axe primordial rompu et de s’élever par lui jusqu’au séjour des Dieux([« Je m’appliquerai à élever Etermenanki, la ziggurat de Babylone, pour faire rivaliser son sommet avec le ciel…, j’érigerai sa base sur une hauteur de trente coudées…, un temple haut, une chapelle sainte, j’érigerai pour Marduk, mon seigneur, au dernier étage, avec art. » Inscriptions de fondation (Nabuchodonosor))]. La Tour reliait les différents plans de l’univers : la terre, le ciel et le monde inférieur, souterrain, où se trouvent les enfers. Babylone se voulait le centre du monde cosmique et terrestre. Le nom de la Ziggurat Etemenanki « maison, fondement du ciel et de la terre », s’ajoutant à la certitude des Babyloniens que Babylone, cité sainte, avait son prototype dans le ciel explique en partie cette notion de démesure et d’orgueil transmise par la légende ».

Un peu d’histoire _ Pour comprendre le message de la Tour de Babel, il faut situer le contexte historique. Philippe II d’Espagne, farouche catholique, ne pouvait tolérer les mouvements protestants, en particulier calvinistes, de ses provinces du Nord, les Pays-Bas. Il envoya le Duc d’Albe. Il s’ensuivit une répression sanglante qui aboutit à la séparation en deux blocs, la (future) Belgique catholique au sud et les Pays-Bas protestants au nord. Anvers est alors, le centre économique et financier du monde occidental depuis la découverte de l’Amérique et d’une voie maritime contournant l’Afrique. De nombreux marchands étrangers avaient investi le port d’Anvers et le rapide essor de la ville désorientait ses habitants et créèrent des problèmes de compréhension. Catholiques, calvinistes, anabaptistes, musulmans se côtoyaient et accentuaient ce sentiment d’incertitude, de perte d’unité.

La Tour de Babel (1563) _ La Tour occupe tout le centre de la composition et écrase par son ampleur les humains et la ville dont les constructions apparaissent minuscules. Pas de point de fuite unique, l’oeil est d’emblée attiré par cette architecture hors du commun qui surpasse les nuages. Elle est en construction, au bord d’un paysage côtier ou affluent des embarcations transportant les énormes blocs de pierre nécessaires à son édification. Les hommes s’affairent, notamment autour de machines de levage particulièrement sophistiquées, représentées avec soins. Une immense grue apparaît sur l’une des rampes. A l’intérieur de la roue avant, trois hommes s’emploient à la faire tourner permettant de soulever un énorme bloc de pierre. Des échelles et des échafaudages se dressent un peu partout. Les cabanes de chantier où travaille chaque corps de métier sont conformes à celle de l’époque.

Bruegel situe la Tour dans un cadre contemporain, il s’en tient à son environnement, la ville qui s’étend au pied de l’édifice ne peut être qu’Anvers ! Au premier plan, Nemrod inspecte le travail des tailleurs de pierre. Si le dessin architectural est précis, les galeries superposées, voutées en berceau, ne mènent à rien. Absurdité de l’homme qui se veut rivaliser avec les Dieux. Une architecture symbolique et utopique, nécessairement vouée à l’échec. Quel était le message de Peter Bruegel ? Est-ce une évocation de la perte d’unité de la chrétienté, les problèmes religieux secouant toute l’Europe ? Est-ce une condamnation de Philippe II dont l’intervention a entraîné la séparation des Pays-Bas et son absence d’intégration à l’Espagne ? Est-ce un avertissement au développement colossal d’Anvers, au risque de devenir une seconde Babylone ? ■(gallery)




Une tête de caractère de Franz-Xavier Messerschmidt

345 – Christian Ziccarelli – Franz-Xavier Messerschmidt (1736-1783) _ Il naît en 1736 dans un milieu modeste d’artisans, à Wiesensteig (Jura Souabe). Il reçoit une première formation à Munich, dans l’atelier de son oncle Johann-Baptist Staub, sculpteur à la cour. Le 4 novembre 1755, il s’inscrit à l’Académie des Beaux-Arts de Vienne, où il acquiert une grande maîtrise de la sculpture. Après la réalisation des portraits sculptés de la famille régnante (dont celui de l’impératrice Marie-Thérèse), il gagne Rome au début de l’année 1765, où il partage son temps entre l’étude des antiques et l’anatomie. Suite à la mort inattendue de l’empereur François 1er, il est rappelé à Vienne pour exécuter son effigie. C’est alors une période faste, sculptant des oeuvres religieuses, les premiers bustes des ses amis et ceux de personnalités influentes. Une rupture se produit dans sa vie à partir de 1771, il n’a plus aucune commande, sa situation financière devient rapidement intenable. Souffrant de troubles mentaux, il ne sera pas nommé à la tête de l’Académie. De retour dans sa ville natale (1777), il retrouve un certain crédit auprès de ses contemporains et réalise plusieurs portraits en buste. Toutefois son entourage le considère comme un « drôle d’homme ». Il meurt d’une pneumonie en 1783, à l’âge de 47 ans.

Les « Kopfstücke » _ Dès 1771, il commence à sculpter ces « têtes » mystérieuses et expressives qui fascinent et interpellent l’observateur. Ni signées, ni datées, elles ne sont pas destinées à être vendues. Une lithographie sur papier, insérée dans le journal « Der Adler » a joué un rôle fondamental pour la reconstitution de cet ensemble. Des quarante-neuf têtes brièvement décrites, trente-huit sont aujourd’hui répertoriées. L’éditeur et homme de lettres berlinois, Freidrich Nicolai (1733- 1811) relate sa rencontre avec Messerschmidt : « Toutes ses têtes étaient des autoportraits. Il regardait toutes les trente secondes dans le miroir et faisait, avec la plus grande précision, la grimace dont il avait besoin… ». L’artiste les aurait conçues comme des effigies effrayantes capables de tenir à distance les esprits qui le persécutaient moralement et physiquement. En fait le mystère de ces visages convulsés reste entier. « C’est moins un panorama des passions, où un hémicycle de la bêtise humaine comme les bustes de Daumier, qu’une répétition, une variation sur un type unique de visages contractés, aux yeux clos, aux bouches effacées ou transformées en becs tendus, vers un objet de convoitise, têtes enfoncées sur leur torse ou juchées sur des cous aux tendons crispés »( Les stupéfiantes têtes de Messerschmidt. Jean-Louis GAILLEMIN. Grande Galerie, le Journal du Louvre n°14, déc./Janv./fév. 2010-2011). Ces têtes sont uniques. Regardées comme des spécimens de foire, elles ont été vendues aux enchères et dispersées en 1889. Leur redécouverte ne date que du début du XXe siècle. Celles qui sont restées à Vienne ont fasciné les artistes de la Sécession et les psychanalystes. Exécutées en métal (alliage à base d’étain et de plomb) ou en albâtre tacheté assez grossier, ces têtes, exclusivement masculines et correspondant à différents âges, sont strictement frontales et surmontent l’amorce d’un simple buste.

L’Homme qui bâille (1771-1781) (Franz-Xavier Messerschmidt (1736-1783). Catalogue de l’exposition du musée du Louvre. Janvier 2011 : 162-167.) _ Freidrich Nicolai vit cette tête chez Messerschmidt en juin 1781. Considéré comme un autoportrait bâillant, c’est une oeuvre en étain portant le n°5. Elle fait partie d’un ensemble constitué de têtes de vieillard grassouillettes ayant des caractéristiques voisines. Il s’agit d’une grosse tête rasée. La bouche, grande ouverte, laisse apparaître l’insertion de la langue et les dents, avec un grand soin dans les détails. On ne voit du cou que de grandes rides. Le nez est froncé, les paupières sont fermées, le coin des yeux est formé de plis descendant jusqu’aux joues.

Certains critiques ont vu dans cette représentation plutôt une réaction à une souffrance extrême, comme un cri. Messerschmidt avait certainement eu connaissance des travaux sur l’expression des passions, base de l’enseignement académique. « Toute une série de représentations similaires sont empruntées à l’histoire de l’art et la rapproche en outre de modèles figurant dans les traités de physiognomonie de Parsons et de Le Brun. »( Franz-Xavier Messerschmidt (1736-1783). Catalogue de l’exposition du musée du Louvre. Janvier 2011 : 162-167.) ■(gallery)




Le Jugement Dernier de la Chapelle des Scrovegni

340 – Christian Ziccarelli – La représentation du Jugement Dernier n’apparaît guère avant la fin du haut Moyen-Age, vers le IXe. Il est, tout d’abord, situé au revers de la façade occidentale de l’édifice pour frapper les fidèles qui sortent. « S’ils ne modifient pas leur comportement, s’ils ne s’amendent pas, un jugement très dur leur est promis ». Ã l’épanouissement de l’art gothique, au XIIIe siècle, le Jugement Dernier occupe, le plus souvent, le tympan de l’entrée principale. L’iconographie est pratiquement toujours la même. Le Christ « Juge » est au centre dans une mandorle, désignant l’Enfer à sa gauche et le Paradis à sa droite. Les Apôtres et la Vierge sont à ses côtés. La pesée des âmes par Saint- Michel siège en bas de la composition.

Giotto di Bodonne, né vers 1265, est, avec Dante et le Pape Boniface VIII, une figure majeure du Trecento. Selon la légende, Cimabue au cours d’une pérégrination dans la vallée de Mugello, rencontre un petit pâtre de dix ans dessinant un mouton sur une pierre. Stupéfait par la qualité de l’exécution, il lui demande s’il aimerait étudier la peinture. Ainsi Giotto est-il devenu son élève. « Cimabue crut, dans la peinture, être le maître absolu ; et aujourd’hui Giotto a pour lui le cri public, si bien que la renommée du premier est obscurcie » (Dante, Purgatoire, Chant XI). Aussitôt après les fresques d’Assise (vie de Saint-François), il fut appelé dans toute l’Italie. Bien qu’il fût extrêmement laid et mal habillé, nous dit Boccace dans le Décaméron, il ressuscita la peinture de l’état de langueur et de barbarie où l’avaient plongée des peintres sans goût et sans talent. Ã Florence, les Florentins font appel à son talent d’architecte, lui confiant l’édification du Campanile et il peint pour les Bardi, une famille de riches banquiers et commerçants, les fresques de leur chapelle à la basilique Santa Croce.

Enrico Scrovegni, un très haut personnage ayant une grande ambition politique, avait acquis la zone de l’Aréna à Padoue, pour y construire son palais avec une chapelle annexe destinée à un ordre religieux les « Cavalieri Gaudenti ». Les dates de construction et de décoration sont documentées entre 1303 et 1305. Giotto avait à sa disposition les parois d’une église de petite dimension et asymétrique, à cause des six fenêtres qui s’ouvrent sur la paroi de droite.

Le Jugement dernier de Giotto est une fresque magistrale

Le Christ « Juge », trônant sur l’arc en ciel (envoyé par Dieu, après le déluge, comme signe de l’Ancienne Alliance), est inscrit dans une mandorle irisée, garnie à l’extérieur d’une couronne de douze anges. Ceux qui sont placés en haut et en bas sonnent de la trompette. Les symboles des quatre évangélistes semblent soutenir le siège où est assis le Tout Puissant. Comme sur les chaires toscanes, la croix est seule, soutenue à ses extrémités par deux anges. Ã ses pieds, Enrico Scrovegni, au profil fin et sec (un des tout premiers portraits de la peinture occidentale), s’agenouille. Aidé d’un clerc il offre à la Vierge, à Saint-Jean (?) et à un autre personnage inconnu, l’église qu’il a payée de ses deniers. Le Christ fait un geste d’accueil de la main droite paume ouverte, le bras abaissé et tourne sa tête vers les élus et de sa main gauche refermée, il repousse les damnés. Ã ses côtés les douze apôtres, sans livre ni attribut, Pierre est à sa droite, Paul à sa gauche. En dessous des apôtres, les âmes des sauvés, revêtues de chair sortent des méandres de la terre. Suit la grande procession des élus progressant vers la Jérusalem céleste, conduits par des anges avec à leur tête une femme vêtue d’un long manteau blanc drapé sur tunique rouge. On l’identifie comme la Vierge ou l’Ecclésia conduisant à Dieu le cortège des fidèles. La garde angélique est placée en haut de la paroi, tandis qu’au sommet deux anges en armes enroulent le ciel dont la disparition dévoile peu à peu la cité de Jérusalem rutilante d’or et de pierres précieuses.

à gauche du Christ, les quatre fleuves de feu émergent de la mandorle pour inonder l’Enfer, un chef-d’oeuvre d’imagination et de précision. Une bête monstrueuse et nue, assise sur des dragons, Satan mangeur d’hommes domine la scène. De ses mains animalesques, il est en train de torturer quelques âmes. Les damnés, entraînés par les flots, sont l’objet de divers supplices. On peut reconnaître Judas pendu, les entrailles pendantes, un moine sur le point d’être châtré par un démon. Un diable est assis sur une femme dont il barbouille le visage, un autre scie la tête d’un homme en deux ou arrache la peau d’une femme nue avec un crochet. Une image terrifiante, mais sublime de l’Enfer.

Comment ne pas y voir l’influence de Dante présent à la même époque à Padoue ! ■

|| |La Chapelle des Scrovegni de Padoue, totalement anodine de l’extérieur, renferme l’un des trésors les plus inestimables de l’humanité, le cycle de fresques de Giotto. Ce chef-d’oeuvre de la peinture aux couleurs intenses – le fameux bleu de Giotto – a été commandé au début du XIVe siècle par Enrico Scrovegni, banquier et homme d’affaires padouan, qui fit appel aux plus grands artistes de l’époque : Jean de Pise reçut commande de trois statues de marbre et Giotto celle de la décoration picturale des murs. _ La ville de Padoue a acquis la chapelle en 1881 pour éviter la perte des fresques qui étaient, à cette époque, gravement endommagées.|(gallery)




Portrait de Marguerite d’Autriche par le Maître de Moulins vers 1490-1491

339 – Christian Ziccarelli – L’identification avec Marguerite d’Autriche ne fait guère de doute

Née en 1480, orpheline de mère à l’âge de 2 ans, fiancée l’année suivante au roi Charles VIII, de 10 ans son aîné, elle vit, à Amboise, à la cour de France. La mort du duc de Bretagne François II vient chambouler ce projet de mariage, sa fille, Anne de Dreux devenant duchesse de Bretagne. Anne de Beaujeu, la soeur aînée de Charles VIII, conçoit l’intérêt majeur pour la France de faire épouser à son frère, la duchesse Anne, apportant dans sa dote, la Bretagne. Marguerite d’Autriche est répudiée en 1493. Autour de 1500, les enfants princiers, uniquement, pouvaient bénéficier de portraits indépendants. Plusieurs éléments permettent d’identifier le personnage. Un C et un M alternent sur le bord de sa robe. Le grand pendentif est en forme de fleur de lys. Une coquille de Saint-Jacques sur sa coiffe, rappelle l’ordre de Saint-Michel, un ordre de chevalerie fondée par Louis XI à Amboise. L’identification avec Marguerite d’Autriche ne fait guère de doute d’autant que tous ces ornements sont retrouvés dans son inventaire lorsqu’elle retournera aux Pays-Bas. Mariée quelques années plus tard avec le duc de Savoie, Philibert II le Beau, elle fit construire le monastère de Brou, puis l’Église de Brou, véritable chef-d’oeuvre de l’art gothique (flamboyant) du XVIe siècle (encadré en fin de page).

|| |Marguerite de Habsbourg-Autriche, fille de Maximilien Ier, empereur romain germanique, et de Marie de Bourgogne, éleva les enfants de son frère aîné Philippe Ier de Habsbourg, parmi lesquels se trouve le futur Charles Quint. Victime d’une blessure au talon qui finit par se gangrener, Marguerite d’Autriche mourut le 1er décembre 1530 à Malines d’où elle gouvernait les Pays-Bas.|

Un portrait flamand _ influencé par l’Italie

Marguerite d’Autriche est représentée de trois quarts, à mi-corps, devant une balustrade surplombant un paysage bucolique où s’inscrivent un château entouré de douves et au loin une ville protégée par des fortifications. Elle porte une robe en velours rouge, ajustée, moulante, avec de longues manches pourvues de galons d’hermine. Le décolleté carré, d’inspiration italienne, est encadré de parements brodés de couleurs or où l’on devine les lettres C et M, en émail. Les cheveux tirés vers l’arrière sont dissimulés par une coiffe aplatie, accentuant la hauteur du front. Elle tient un chapelet de perles fines, au fermoir en or. Un magnifique pendentif en forme de fleur de lys est serti d’une améthyste, d’un rubis et d’une perle baroque. Ce délicat portrait, à l’air sombre, au regard triste semble présumer l’avenir. Nous sommes près de sa répudiation. « Marguerite est représentée comme une adulte en miniature et l’attendrissement que suscite cette peinture vient du contraste entre son maintien calme et la finesse de ses bras et la petitesse de ses mains » ([France 1500 entre Moyen Ãge et Renaissance. Catalogue de l’exposition. RMN 2010.)]. Il suffit de comparer ce portrait à celui de 1513 du peintre flamand Bernard Van Orley pour voir comment notre peintre à idéaliser son personnage (mais nous sommes encore loin du beau idéal de Winckelmann).

De quand date, le premier portrait ? Il est, probablement égyptien, sous l’Ancien Empire (2700-2300 avant J.-C.). Mais il n’était pas réalisé pour être vu par les vivants. Il était conçu pour les morts. Ceux du Fayoum, exécutés à l’encaustique ou à la détrempe sur des plaquettes de bois (IIe au Ve s. après J.-C.) sont caractérisés par l’intensité du regard (Dame du Fayoum, Louvre) et leur réalisme. Cet art va disparaître pendant plus d’un millénaire. L’individu n’est plus représenté en tant que tel. Il faudra attendre le milieu du XIVe siècle. Si Giotto commence à singulariser ses personnages (chapelle des Scrovegni à Padoue), ce n’est qu’au début du XVe siècle que le portrait s’érige en genre autonome montrant l’importance de l’individu. Seuls les membres de la famille royale, les hauts dignitaires de l’Église (le Pape, les évêques) ou de grands nobles sont, le plus souvent, représentés. L’art du portrait se développe principalement à Florence et en Flandres. En Italie, les personnalités sont d’abord, peintes en buste, de profil, idéalisées. Les primitifs flamands peignaient leurs sujets de trois quarts et suscitèrent un enthousiasme, tout particulier, surtout par leur respect de la réalité. Ã la fin du XVe siècle, le prestige du portrait des anciens Pays-Bas fut tel qu’en Italie, le portrait indépendant se transforma foncièrement pour adopter la « manière » flamande. Le fond, d’abord neutre ou décoratif, représente ensuite un intérieur ou encore un paysage (un fleuve avec des bateaux, une ville…). Les portraits d’enfants sont rares. Ils n’existent que pour la famille royale et leurs proches.

Le maître de Moulins, Jean Hey, un peintre de la cour de Bourbon

C’est à Moulins, dans la cathédrale qu’il faut se rendre pour y voir son chef d’oeuvre, le triptyque de la Vierge en gloire adorée par ses commanditaires, le Duc Pierre II de Bourbon, la Duchesse Anne de France (aînée de Louis XI) et leur fille Suzanne. Pendant longtemps, pour les experts, le personnage de notre tableau était cette jeune princesse. Il faut avouer que l’on peut y trouver un air de famille ! Quand le roi Charles VIII et Marguerite d’Autriche vinrent, à la Noël 1590, à la cour des Bourbon, notre peintre s’y trouvait depuis 1488. Longtemps surnommé le maître de Moulins, son identification avec Jean Hey, est généralement acceptée aujourd’hui grâce au rapprochement de style, du seul tableau signé par cet artiste, l’Ecce Homo des musées royaux de Bruxelles. Deux documents lyonnais récemment retrouvés (Nouveaux documents sur le peintre Jean Hey et ses clients Charles de Bourbon et Jean Cueillette. P-G. Girault, E. Hamon : Bulletin Monumental 2003 vol 161 n°2.), confirment cette attribution ([Ils révèlent que, depuis 1482 au moins, Jean Hey était le peintre en titre du cardinal Charles de Bourbon, dont le portrait du musée de Munich est unanimement attribué au Maître de Moulins. Ã la mort de son protecteur en 1488, l’artiste, offrit ses services au frère du prélat, le duc Pierre de Bourbon. Il travailla également pour des officiers du duché comme Jean Cueillette, commanditaire du tableau de Bruxelles.)]. Venant des Pays-Bas, influencé par Hugo van des Goes, son naturalisme s’est affiné au contact des artistes français sensibles à l’idéalisme de l’Italie.

|| |L’église de Brou est une église faisant partie du monastère royal de Brou, à Bourg-en-Bresse dans l’Ain, qui fut construite à la demande de Marguerite d’Autriche. Chef-d’oeuvre du gothique flamboyant du début du XVIe siècle en France, il abrite les tombes de Marguerite d’Autriche, Philibert II le Beau, Duc de Savoie (son époux) et de la mère de celui-ci, Marguerite de Bourbon.|(gallery)




Une ethnie mystérieuse : les Toraja d’Indonésie

338 – Christian Ziccarelli – Le pays Toraja

Le pays des Toraja (vient du mot de la langue bugis ([Les Bugis, ou Ugi en langue bugis sont un peuple de la province indoné sienne de Sulawesi Sud dans l’île de Sulawesi Célèbes)] « to riaja », qui signifie « peuple des hautes terres »), plus exactement les toraja Sa’dan (ou Toraja du Sud) se situe au coeur de l’île de Sulawesi (ancienne Célèbes) en Indonésie orientale. Ce groupe ethnique, malgré une modernisation galopante et l’invasion touristique, a réussi à maintenir ses antiques traditions, « uniques au monde ». Les Toraja vivent dans un environnement montagneux, percé de nombreuses vallées, sur des terres relativement fertiles, dont l’altitude varie entre 700 m et 1800 m. Les deux grandes villes régionales, Rentapao et Makale, à huit heures de route d’Ujung Pandang (Makassar), sont traversées par la rivière Sa’dan. Irriguant la quasi-totalité de Tator (acronyme de Tana Toraja), son rôle est primordial pour la vie de ce peuple de riziculteurs (le riz, l’aliment de base, représente du point de vue économique et social, un élément de tout premier ordre dans la vie quotidienne). Les rizières en terrasses ou en terrain plat, sculptent un paysage de toute beauté où prédomine un vert aux intonations multiples et y côtoient le café arabica, le seul véritable produit d’exportation. Une population proche de 360 000 âmes, vit sur ce terroir, mais de nombreux Toraja sont installés à Ujung Pandang ou ont émigré à Java, en Australie, aux États-Unis, etc. Le dialecte Toraja est une langue austronésienne (La famille austronésienne, autrefois appelée malayo-polynésienne, couvre une aire d’extension considérable s’étendant de l’île de Madagascar dans l’océan Indien, en passant par Taiwan et une partie du Sud-Est asiatique (dont surtout l’Indonésie et les Philippines), pour couvrir presque tout le Pacifique.) encore couramment pratiquée par l’ensemble de la population autochtone.

Mais d’où viennent-ils ?

Les mythes les plus « exotiques » prétendent que la forme cintrée du toit des maisons évoquerait les bateaux sur lesquels leurs ancêtres seraient arrivés aux Célèbes, de Chine du Sud, en passant par l’Indochine. Plus sérieusement, selon Christian Pelras (« Entretien avec Christian Pelras ». Histoire et Antropologie, n° 10 janvier-juin 1995, 87. Les Toraja d’Indonésie. Franck Michel édition l’Harmattan. Mars 2000) « 40 000 ans avant J.-C., toute l’Insulinde était habitée par une population de chasseurs cueilleurs-ramasseurs de coquillages de type australo-mélanoïde. Vers le troisième millénaire avant notre ère, des populations néolithiques de type mongoloïde appartenant à l’Asie du Sud Est continentale, de langue Mon-Kmer, et à l’Insulinde, de langue austronésienne, sont descendues du Nord vers le Sud, assimilant progressivement la population antérieure ». En fait, nous connaissons fort peu d’éléments historiques, fiables sur les Toraja (Il est prouvé qu’ils étaient « des chasseurs de têtes »), avant l’arrivée des premiers missionnaires européens au XVIIe siècle. Pour la première fois, sans doute, ils s’unirent pour lutter contre les Bugis (1) qui venaient de les envahir. L’identité Toraja était née. Ces luttes incessantes avec leurs voisins, puis avec les Hollandais, entre autres, pour garder la primauté sur le commerce du café, n’a pris fin qu’en 1905. Les Hollandais voyant un moyen de lutter contre l’Islam implanté sur l’île depuis le XIIIe siècle, tentèrent de les convertir, en luttant sans grand succès contre l’Aluk todolo (le culte des morts et des ancêtres).

Le Tongkonan

Les maisons toraja, appelées « Tongkonan », sont remarquables avec leur long toit élancé dont l’origine reste incertaine. Rappellent-ils les coques des pirogues avec lesquelles les ancêtres auraient traversé les mers ? Ou représentent- ils plus simplement des cornes de buffle, l’animal sacré des Toraja ? Elles sont disposées sur deux rangs le long d’une large allée centrale et orientées de façons très précises, Nord-Sud.

Les Tongkonan sont construits sur pilotis, selon des règles ancestrales et leur toit résulte de l’assemblage de milliers de bambous. De magnifiques panneaux de bois gravés ornent la façade ; ils sont décorés de motifs géométriques ou symboliques toujours noirs (la mort, les ténèbres), rouges (le sang, la vie), blancs (les os, la pureté) et jaunes (le pouvoir, l’approbation des Dieux). Ils représentent souvent des coqs, des roues, ou la tête de buffle. La construction reposant sur des pilotis, on accède à l’habitation par un escalier. L’intérieur simple est peu meublé et éclairé par de toutes petites lucarnes. Chaque Tongkonan (symbole de l’homme et du mari) s’accompagne d’un ou plusieurs greniers à riz (symbole de la femme et de l’épouse) composés sur le même modèle. Le rang social et la richesse de la famille sont symbolisés par le nombre de cornes de buffles clouées sur une grande poutre verticale (a’riri’ posi’) à l’avant de la maison. Le Tongkonan layuk (de la coutume) est celui qui attire le regard au sein du village, le tangkonan kaparengnesam (du chef) désigne la maison d’origine des chefs et le tongkonan batu a’riri (sans pilier a’riri posi’) est le moins prestigieux des trois. Dans la société Toraja originelle, seuls les nobles avaient le droit de construire des tongkonan. Les roturiers vivaient dans des demeures plus petites et moins décorées, appelées banua.

Le culte des morts et des ancêtres

Le pays Tana Toraja est un exemple de compromis sinon de tolérance, où cohabitent des communautés spirituelles diverses. Les chrétiens (en majorité protestants, un peu plus de 10 % sont catholiques) occupent une place prééminente (plus de 80 %), devant les musulmans (moins de 10 %) et les animistes. En fait l’Aluk todolo, offi ciellement pratiquée par seulement 5 % de la population, est respectée par nombre de chrétiens et musulmans.

Les cérémonies funéraires et les rites religieux (les fêtes associées au riz, à la fertilité, la construction d’une maison, etc.) jouent un rôle de tout premier plan dans la vie quotidienne des Toraja. Les rites funéraires sont avant tout un rituel de passage, un accès non seulement au monde des morts, mais aussi à la communauté des ancêtres divinisés. La préparation peut demander des semaines ou même des mois, en attendant, le défunt (décédé souvent plusieurs mois plus tôt) est « embaumé » et conservé dans la maison familiale. Tout doit être mis en oeuvre pour faciliter le voyage de son âme vers l’au-delà. Jusqu’à la date de ses funérailles, le défunt est simplement malade ou « absent ». La cérémonie dure deux, trois, quatre jours, ou plus longtemps encore, et rassemble toute la famille (venue des quatre coins du monde), les amis et connaissances, parfois, plusieurs centaines de personnes, s’il s’agit d’un chef de village. Ils présentent leurs « condoléances » à la famille en apportant un présent (buffles, cochons, poulets, Tuak, riz…). Un maître des cérémonies tient la comptabilité de ce que chacun offre. Les femmes défilent en premier, suivies par les hommes et chaque groupe s’installe ensuite dans une petite « arène » circulaire devant la loge familiale. Arrive l’heure du sacrifice, les buffles sont amenés dans l’enceinte. Un officiant à l’aide d’un long couteau, tranche la carotide. L’animal se débat, trébuche, glisse dans le sang des précédents sacrifices, puis s’effondre sur le sol, au milieu du tumulte général. L’âme du défunt s’envole alors avec celle du buffle pour atteindre les sphères les plus pures. Le nombre de sacrifiés dépend de la richesse du défunt et est le garant d’un accès rapide au royaume des ancêtres. Des dizaines de cochons ficelés et transportés sur des bambous vont subir le même sort. Les bêtes sont aussitôt débitées et emportées à la cuisine pour la préparation du Papiong. Les morceaux de viande sont mélangés à des légumes et des épices et sont enfoncés dans un tube de bambou d’environ quinze centimètres de diamètre. Cuits à l’étouffée, ils sont distribués à chacun selon un ordre de préséance bien précis. Le repas est arrosé de Tuak, de la sève de palmier dattier, récoltée dans un tube de bambou et laissée fermenter un à quatre jours. Les cornes du buffle prendront place sur le mât de la maison. Le mort est transporté dans un cercueil en bois finement sculpté, sur son lieu d’inhumation, une tombe creusée dans un rocher où reposent ses ancêtres. Parfois, une croix sur la porte d’une tombe rappelle que, si certains Torajas ont été christianisés par les Hollandais, ils n’en sont pas moins fidèles à leurs traditions animistes. Plus tard, une effigie à son image, un mannequin en bois, le Tau-tau, sera disposée sur un balcon en aplomb du rocher, pour veiller et protéger les vivants.

Les tombes des enfants en bas âge décédés avant leur première dentition sont creusées directement dans les arbres afin qu’ils puissent continuer à grandir et atteindre ainsi le royaume des morts. ■(gallery)




L’icône de la Trinité de l’Ancien Testament d’Andrei Roublev

337 – Christian Ziccarelli – Un Iconographe de génie

Au début du XVe siècle apparaît à Moscou un peintre de génie, reconnu comme tel par ses contemporains : Andrei Roublev (vers 1350/1360 – 1427/1430). On ne sait rien de ses origines, ni de son nom de famille. Andrei est son nom de moine et Roublev son surnom. On ne connaît ni la date, ni le lieu exact de sa naissance (sans doute proche de Moscou). Deux de ses oeuvres nous sont parvenues : les peintures de la cathédrale de la Dormition de la ville de Vladimir (1408) et l’icône de la Trinité de l’Ancien Testament du monastère de la Trinité Saint Serge. Quoique nous n’ayons aucune preuve qu’il ait été son élève, on le considère parfois comme le « continuateur » de Théophane le Grec. Sa vie et son oeuvre sont liées à l’école de Moscou. « Si l’on ne peut parler d’un art serein, son climat lumineux et accueillant laisse place à une certaine mélancolie et à une certaine fragilité ». « La joie d’une pieuse tristesse », cette expression d’un contemporain exprime à la perfection cet aspect de l’oeuvre de Roublev.

L’icône, une image sacrée

Le terme d’icône vient du grec EIKON qui signifie image, ressemblance. Les plus anciennes seraient datées du Ve siècle de notre ère (Monastère Sainte-Catherine du Sinaï). Les origines de la peinture d’icône en Russie remontent à l’an 988, quand le prince Vladimir de Kiev adopta la foi chrétienne. L’icône joue un grand rôle dans la liturgie orthodoxe, les théologiens estiment qu’elle a un contenu symbolique, sacré. Elle est un moyen utile pour permettre au fidèle de s’élever à la contemplation de Dieu (un intermédiaire entre l’homme et Dieu). Partie intégrante de l’iconostase, elles aident le pratiquant à comprendre le sens des différents moments de la liturgie, la logique de l’office, les liens entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Avant de peindre, les artistes se préparent par une méditation marquant le passage de l’art à l’art sacré, comme le prêtre l’iconographe est l’interprète de Dieu. « Tout commence par la lecture de la Bible et de la vie des Saints, par le jeûne et la prière. Le peintre doit être humble, doux, respectueux, pieux, silencieux, il lui est interdit de rire, d’être mécontent, envieux, de s’enivrer, voler, tuer, il doit garder l’âme et le corps pur, vivre dans la crainte de Dieu… » (Concile des Cent Chapitres, Moscou 1551)

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Une réalisation technique minutieuse

Le maître utilisait une planche de tilleul ou de peuplier, mais aussi du cyprès ou de l’olivier (Grèce) ou du pin et du sapin (Russie du Nord). La surface plane est creusée légèrement en retrait (kovtcheg). Au dos on mettait des cales ou des lattes encastrées dans l’épaisseur de la planche pour l’empêcher de se déformer. On la couvrait ensuite d’une toile de lin pour la consolider. Il appliquait ensuite une dizaine de fines couches de fond blanc (levkas) à base de colle de poisson ou d’animaux, puis la surface était polie. L’artiste traçait un dessin préparatoire (ocre jaune) à l’aide d’un fin pinceau (souvent gravé à la pointe sèche : graphia). Suivaient les couches de peinture à la détrempe en utilisant des couleurs minérales et organiques (blanc de plomb pour le blanc, combustion de charbon de bois pour le noir…). Afin d’obtenir des nuances, les pigments étaient mélangés, entre autres du blanc de céruse et de la suie ajoutés. L’artiste procédait par « clarification progressive » : en traitant un visage l’artiste le recouvre d’abord d’un ton sombre, puis il met par dessus une teinte plus claire obtenue par l’addition au mélange précédent d’une certaine quantité d’ocre jaune, c’est-à-dire de lumière. Il répétait plusieurs fois cette superposition de tons de plus en plus illuminés… Enfin il versait par dessus l’olifa chaude, un vernis préparé en chauffant de l’huile de lin et en y ajoutant des poudres (résines) qui servaient de siccatif. Les icônes les plus vénérées sont recouvertes par une « riza » (plaque d’argent incrustée de pierres précieuses), ne laissant à découvert que les visages, confirmant leur force divine et leur sainteté.

La Trinité de l’Ancien Testament, parti pris antifilioquiste, manifeste iconophile

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Que voit l’observateur ? Une image possédant des caractéristiques plastiques, mais aussi un objet nourri de références culturelles et placé dans un contexte liturgique spécifique (l’icône a été peinte lors de la reconstruction de la laure de la Trinité St Serge, en vue de figurer sur l’iconostase de la basilique dédiée à la Trinité).

Sans entrer dans le détail de l’analyse plastique, l’icône est obtenue en fait par la superposition d’un carré dans lequel s’inscrit un cercle (invisible mais clairement exprimé, symbole du ciel, du divin) et une bande supérieure horizontale linéaire (espace terrestre). La ligne ondulée des ailes crée à la fois plastiquement et figurativement une zone intermédiaire transitoire où s’inscrit le visage de la figure centrale.

Les trois anges, conformément à la coutume de la Russie médiévale, symbolisent la Sainte Trinité (Père, Fils et Saint-Esprit), tels qu’ils sont apparus, selon un récit de la Genèse, à Abraham et Sarah. L’ange du centre, dont le visage se situe entre la temporalité terrestre et le paradigme du salut, hors du temps divin, est conforme à la figuration du Christ, à la fois fils de l’homme et fils de Dieu, envoyé sur terre pour sauver les hommes. La position centrale de la coupe, concrète préfiguration de l’Eucharistie, dessinant avec le visage et l’arbre un axe vertical très marqué renforce cette attribution. L’arbre figuré derrière l’ange du milieu indique que l’action se déroule à l’ombre du chêne de Mambré. Le Rocher rappelle le Sacrifice d’Isaac. Au loin, on perçoit un bâtiment avec colonnes, la demeure du Patriarche ? Un temple ? La Jérusalem Céleste ?

Chaque ange est vêtu de couleur différente, la couleur bleue commune aux trois anges a comme signification symbolique la marque du divin. L’ange central ajoute au bleu la couleur pourpre, qui est celle du sacrifice, du fils crucifié. Le personnage de droite ajoute au bleu la couleur verte, couleur de la vie et de la grâce vivifiante, celle du souffle de l’Esprit. Enfin le personnage de gauche est habillé de bleu et d’une couleur irisée difficilement définissable, symbole du mystère et de l’insondable de l’invisibilité du Père. Ã cette symbolique des couleurs, s’ajoute une symbolique des gestes et des vêtements, le Fils notamment a une main sur la table, symbole de l’incarnation, les deux doigts écartés en signe de sacrifice, et porte l’entremanche du messager. Le fils et l’Esprit ont le visage incliné dans la direction du Père. Toutefois, c’est l’impression générale de ressemblance qui domine. « Ceci est conforme avec la doctrine de la Trinité renvoyant en même temps à la diversité (trois personnes) et à l’unité (un seul Dieu). Pour Roublev l’unité de Dieu et l’unité des personnages de la Trinité sont la même unité, cette ressemblance et cette autonomie respective des trois anges sont caractéristiques d’un parti pris antifilioquiste et rendent compte d’une théologie proprement orientale de la Trinité ». Le Christ, par sa double nature humaine et divine, participe à l’histoire du monde, fondement pour les iconophiles de la possibilité des images saintes (au XVe, un courant désigné sous le nom de « judaïsant » relance la question de leurs représentations). « L’icône de la Trinité de Roublev sera perçue comme un véritable manifeste contre l’iconoclasme, d’autant que la Trinité ne se justifie que par l’incarnation et son rôle dans le salut des hommes ». ■(gallery)




Lalibela, patrimoine culturel de l’humanité

336 – Christian Ziccarelli – Fondée au XIIe siècle par la dynastie des Zagwé qui lui ont donné le nom de Roha (elle fut ensuite rebaptisée Lalibela ([Le premier Européen qui en a donné une description détaillée fut Francisco Alvarez, il parvint à Lalibela en septembre 1520…)]) et qui avaient décidé d’en faire leur résidence principale. L’avancée de l’Islam sous les Fatimides privait les chrétiens d’Éthiopie du pèlerinage sur les lieux saints de Jérusalem. « Moi, le roi Lalibela [vers 1185-1225], dont le nom de règne est Gabra Masqal (serviteur de la Croix), homme courageux qui n’est pas vaincu par les ennemis grâce à la puissance de la croix de Jésus-Christ (j’eus) le désir de construire une nouvelle Jérusalem avec un Golgotha, un Sépulcre, un Jourdain, et même un mont Sinaï ».

Une réalisation stupéfiante

L’idée de creuser un complexe d’églises monolithes à l’intérieur de la montagne était particulièrement audacieuse pour l’époque, demandant une ingéniosité et une habileté manuelle hors du commun. Du tuf de couleur rouge, ont été dégagés, sur toutes leurs faces, des édifices entiers, reliés entre eux par un labyrinthe de tranchées. Ce n’est qu’en Inde sur le mont Mérou que l’on retrouve une conception analogue, au temple hindouiste d’Ellora. Nous ne savons rien des chefs de chantiers, des ouvriers qui ont su concrétiser ce concept. Rien non plus du système employé pour l’échelle de réduction, ni de la méthode suivant laquelle les tranchées et les tunnels ont été tracés. Il en est de même pour l’évidement des espaces internes. Pour la petite église Saint-Georges (Beta Giyorgis), un chef d’oeuvre, il a fallu enlever 3 400 m3 de rocher dans la cour et environ 450 m3 à l’intérieur. Même l’évacuation des eaux de pluie était prévue ! Selon la légende, les douze sanctuaires auraient été creusés en vingt-quatre ans seulement.

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Une nouvelle Jérusalem

Les églises monolithes sont réparties en un groupe Nord (églises du Sauveur du monde, de Marie, de la Croix, des vierges, de Mikael, du Golgotha et de Saint-Georges) avec deux entrées principales (l’une depuis le torrent Jourdain, l’autre depuis la « tombe d’Adam ») et un groupe Est entouré par une large et profonde tranchée (églises de Saint-Raphaël, de Saint-Gabriel, de Saint-Mercurios, de Saint-Emmanuel…).

Une architecture empruntée à la culture axoumite ([L’architecture axoumite est symbolisée, notamment, par les célèbres stèles monolithiques d’Axoum. Un style caractérisé par des saillies décoratives dites « têtes de singe », en fait il s’agit de la reproduction en pierre des poutres de bois antérieurement utilisées dans la construction.)]

Les édifices sombres sont le plus souvent de simples chapelles à la décoration frustre. Ailleurs, ils sont plus élaborés et de plan basilical (avec ou sans narthex). Les fenêtres constituées de lucarnes en forme de croix grecques, de svastikas, rappellent les imitations sculptées dans la pierre d’une construction alliant le bois et la pierre typique de l’époque antérieure au Xe siècle. Un peu à l’écart Beta Giyorgis, majestueux monument suscitant l’admiration, en forme de croix grecque, s’élève sur un large soubassement à trois gradins. Le toit sculpté de croix imbriquées les unes dans les autres annonce au niveau du sol le sanctuaire. ■

|L’Ethiopie fut le deuxième pays christianisé après l’Arménie vers 333 après J-C. Selon le Livre des Saints, Ezana, le roi d’Axoum, se convertit au christianisme grâce à un précepteur syrien, Frumentius nommé ensuite évêque d’Axoum par Saint Anathase. Tandis que l’Église se range dans le camp monophysite (concile de Calcédoine en 456), comme en Égypte, la foi se répand lentement et des lieux de culte couvrent alors le pays : Notre-Dame-de-Sion à Axoum, basiliques de Matara et d’Adoulis, églises troglodytes du Tigrè… La croix (pendentif, manuelle, de procession) est le symbole par excellence de l’Ethiopie chrétienne. Le guèze, langue sémitique est la langue de la liturgie. Le christianisme est imprégné d’éléments d’apparence ou d’origine hébraïque ou judaïque (pratique de la circoncision, interdits alimentaires et sexuels, respect du Sabbat en plus du dimanche…).|(gallery)




L’art « gréco-bouddhique » du Gandhara

335 – Christian Ziccarelli – Une petite région du Pakistan

Le Gandhara, terme de géographie antique, correspond actuellement à un triangle dont la pointe serait formée par la vallée de Swat (route du Karakorum permettant de rejoindre la Chine), la base par une ligne passant par les vallées de Peshawar (communiquant avec l’Afghanistan par la Khyber Pass) et les rives de l’Indus (permettant un contact étroit avec l’Inde) pour s’arrêter à Taxila (située à quelques kilomètres à l’ouest d’Islamabad). Cette région, emplacement stratégique, formait un carrefour au confluent des grandes civilisations de l’Antiquité : l’Inde, l’Asie Centrale et la Chine d’une part, la Perse et le monde méditerranéen d’autre part.

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Le Gandhara a été annexé à l’empire achéménide par Cyrus II, qui régna de 558 à 528 av. J-C. Il resta sous la domination perse jusqu’à la conquête d’Alexandre Le Grand en 327 avant notre ère. Au partage de l’empire d’Alexandre en 323 av J-C, il revient à Séleucos « le Nikator » (le vainqueur) qui dût le céder en 305 à Chandragupta, roi indien du Mâghada (actuel état du Bihâr) fondateur de la dynastie des Maurya. Sous Asoka (272-226 av. J.-C.), le bouddhisme s’implante au Gandhara. Ã la dislocation de l’empire en 190 av J-C, il retombe sous le joug des Grecs du royaume voisin de Bactriane.

Après un siècle de domination, les Gréco-Bactriens sont évincés par les Saka, des Scythes, supplantés par les Kouchan en 64 de notre ère qui établissent leur capitale à Taxila. Sous le règne de Kanisha (dont les dates restent incertaines), l’empire des « grands kouchans » s’étend de la mer Caspienne au Bengale. Il s’y développa un éclectisme culturel et religieux. En 460, les hordes des Huns blancs ou Hephtalites s’abattirent sur le Gandhara et mirent fi n à sa civilisation.

Un concept français

L’art « gréco-bouddhique du Gandhara » est un concept « français » et c’est Alfred Foucher qui lui donne ses lettres de noblesse en publiant sa thèse en 1900 à Paris au retour d’une mission sur la frontière indo-afghane. Cet art éclectique, original, appelé art du Gandhara, subit des influences multiples, indiennes, occidentales hellénisées (trésor de Begrâm), nomades (trésor de Tillia-Tepe), iraniennes (Parthes, Kouchans, Sassanides). Il fait toujours l’objet de discussions passionnées entre les savants (la chronologie du Gandhara reste encore à clarifier même si les grandes lignes en sont schématiquement connues).

Un bouddhisme omniprésent

Le bouddhisme est indissociable de cette école artistique célèbre par sa statuaire et ses reliefs narratifs (de 15 à 20 cm de hauteur), décorant les bases des stûpas. Ils racontent la vie terrestre du Bienheureux (ses existences antérieures, les « jataka », n’ont qu’exceptionnellement été traitées) et sont ornés à intervalles réguliers de pilastres aux chapiteaux pseudo-corinthiens ou pseudo-persépolitains. Les cours des monastères bouddhiques comportaient, à côté des stûpa, de petits sanctuaires ou chapelles destinés à abriter des statues ou des stèles (multiples personnages centrés autour du Bouddha « en gloire », ou Bouddha central assis entouré d’un ou deux Bodhisattva, voire d’Indra et de Brahmâ). Le schiste bleu est universellement employé, plus rares sont les sculptures en pierre. Les modelages de stuc sont attestés à très haute époque. Ces artistes sculpteurs auraient eu le mérite de réaliser les premières représentations anthropomorphiques du Bouddha et de doter le bouddhisme d’une iconographie très complète.

Un aspect stylistique toujours objet de controverses

Le Bouddha, influencé par l’art grec, a le plus souvent un profil classique (cheveux bouclés, figure jeune, yeux en amande, long nez droit, lèvres pleines, drapé de vêtements grecs ou indiens et corps masculin). Les bas-reliefs qui l’accompagnent évoquent les scènes hellénistiques : on y retrouve des Putti soutenant des guirlandes, des atlantes, des scènes de banquets, de vendanges. Les Bouddha et les Bodhisattva d’inspiration indienne ont la tête qui se détache sur une auréole, leur épaule droite dénudée, assis sur des trônes flanqués de lions. Les Bouddha et les Bodhisattva d’influence nomade portent la moustache, les cheveux longs et sont parés de guirlandes de plantes. Certaines figures étant des portraits, il est possible d’identifier les différentes ethnies qui se croisaient sur la route des caravanes. On conviendra que parler d’art « gréco-bouddhique » du Gandhara est un peu court ! ■

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Méroé, capitale et résidence des Candaces

334 – Christian Ziccarelli – Il faut découvrir les pyramides royales de Méroé à l’approche du crépuscule, au moment où le soleil caresse le sable blond du désert de la Bayouda. Plus pointues et plus petites que les pyramides égyptiennes, leur face Est est généralement précédée d’une chapelle à offrandes.

Les trois grandes nécropoles de Méroé sont au coeur de l’actuel Soudan, en aval de la sixième cataracte du Nil, un peu à l’écart du fl euve, à deux cents kilomètres au nord-est de Khartoum. C’est là que furent inhumés les énigmatiques rois et reines méroïtes.

Si Hérodote est le premier à mentionner Méroé dans ses Histoire au livre II, il faut attendre le récit des grands voyageurs (tel le nantais Frédéric Cailliaud accompagnant l’expédition militaire d’Ismaël Pacha au Soudan) et celui de l’expédition de l’archéologue allemand Richard Lepsius pour redécouvrir cette cité mythique, fascinant l’Occident.

Méroé désigne aujourd’hui trois aires géographiques distinctes : une ville, sa région et l’ensemble de l’empire, délimitées par trois cours d’eau le Nil à l’Ouest, le Nil Bleu au Sud- Ouest et l’Atbara au Nord Est. Outre Méroé, le Soudan réserve au voyageur de nombreuses surprises : le temple d’Amon précédé d’une allée de douze béliers, le « kiosque » romain, le temple d’Apedemak, la chapelle d’Hathor à Naga (N-E de Khartoum), la grande enceinte et le temple d’Apedemak de Moussawarat es- Soufra, le somptueux site du Djebel Barkal et son temple dédié à Amon.

La civilisation méroïtique

Profitant d’une Basse-Égypte en plein déclin, la civilisation méroïtique s’épanouit durant six siècles, d’environ -270 av. J.C. à 320 ap. J.C., date de sa dernière pyramide. Elle n’est en fait que le dernier état d’une culture bien plus ancienne. Le royaume de Kerma (le pays de Koush des textes bibliques, l’Ethiopie des Gréco-Romains) a dominé la région entre 2200 et 1550 av. J.C, avant d’être conquis par les pharaons de la XVIIIe dynastie. Succédant au royaume de Napata (VIe – IVe siècle av. J.C), l’empire de Méroé fut le centre d’une civilisation originale, amalgame des civilisations pharaoniques, grecques, romaines et subsahariennes. Le roi Akamani Ier, fondateur de cette nouvelle dynastie, rompt la tradition en construisant sa pyramide dans le cimetière sud de Begrawija à deux kilomètres de sa capitale Méroé. Le site de Djebel Barkal, situé dans la boucle du Nil, reste le centre religieux majeur des méroïtiques, de même que le Dieu Amon sera la principale divinité du panthéon royal. Mais désormais les divinités locales du royaume de Napata reçoivent un culte dynastique. Le dieu Apedemak à tête de lion est non seulement un dieu guerrier participant au combat mais un dispensateur de vie et de fertilité. Des dieux ou déesses inconnues des Egyptiens accèdent au culte offi ciel : Sébiouméker, Amésémi l’épouse d’Apedemak caractérisée par ses cheveux crépus et des traits négroïdes, les joues tailladées de scarifi cations rituelles.

Le règne des Candaces

Au premier siècle ap. J.C des reines accèdent au trône en tant que monarque à part entière (régnant à l’égal des hommes), portant le titre de Candace (terme signifi ant « femme » ou « soeur »). Un haut fonctionnaire, le surintendant au trésor de l’une d’entre elles, sera le premier non juif à recevoir le baptême chrétien par le diacre Philippe, sur la route de Jérusalem à Gaza (actes des Apôtres). Propagea-t-il dans son pays la foi de son baptême ?

Une écriture spécifique

Elle apparaît à partir du IIe siècle av. J.-C. transcrivant la langue indigène et comportant vingt-trois caractères sous deux formes : l’une hiéroglyphique, réservée à l’usage royal ou cultuel, l’autre cursive, dérivant du démotique employée par toutes les couches de la société. Si l’idiome est lisible, il reste toujours indéchiffrable, seules les inscriptions funéraires sont relativement bien comprises.

La fin de Méroé est encore mal connue. L’empire disparaît au IVe siècle, sous les assauts des tribus nubiennes, les Nobades de l’Ouest, les Blemmyes (les Bedjas – les actuels nomades pillards du désert de l’Est -) et du roi d’Axoum, Ezana, laissant la place aux royaumes chrétiens de Nobatia au nord, de Makouria au centre (capitale Old Dongola), d’Alodia au Sud. ■(gallery)




Le « Chant du monde »

333 – Christian Ziccarelli – L’hôpital Saint-Jean à Angers abrite un chef d’oeuvre de la tapisserie du XXe siècle, le « Chant du monde » de Jean Lurçat. Exposée dans la salle des malades de la fin du XIIe siècle (aux fines colonnes supportant des voûtes élancées et typiques du style gothique Plantagenêt), elle surprend le visiteur par l’intensité de ses coloris, pourtant réduits à une trentaine de nuances sur un fond uni noir, et par la richesse de sa symbolique.

 

Jean Lurçat : la renaissance de la tapisserie

Jean Lurçat, peintre illustrateur, né dans les Vosges en 1892, est influencé par le cubisme et le surréalisme. Il recherche « un moyen d’expression, plus dirigé vers l’architecture que le tableau de chevalet ». Dès 1930, il se consacre à la tapisserie et réalise sa première oeuvre tissée en 1933 en basse lisse à Aubusson pour « L’Orage », en haute lisse aux Gobelins pour « Les Illusions d’Icare ». En 1939 il est missionné par l’Etat à Aubusson, avec les peintres Marcel Grommaire et Pierre Dubreuil. Il faut relancer l’activité en déclin des ateliers de ce grand centre de la tapisserie depuis le XVIe siècle. Il crée le carton à couleurs non plus peintes mais numérotées et limitées en nombre, révolution technique qui devait entraîner une révolution commerciale. Le temps d’exécution est réduit et le travail du lissier devient purement mécanique. En 1940, résistant, il prend le maquis dans le Lot, où il installera, au château des Tours-Saint-Laurent à Saint-Céré, son atelier de création de cartons de tapisseries. Profondément marqué par les deux guerres mondiales et le bombardement d’Hiroshima, il commence en 1957, à créer sa série de tentures sur « Le Chant du Monde » (Ensemble de tapisseries qui seront tissées à Aubusson chez Tabard – atelier de tapisserie transmis de père en fils depuis 1637), Goubely et Picaud.). Talonné par la vieillesse, Jean Lurçat laissera une oeuvre inachevée. Il meurt subitement en 1966. Véritable Apocalypse des temps modernes, « Le Chant du Monde » peut être comparé à la tenture de l’Apocalypse commandée, à la fi n du XIVe siècle, par Louis d’Anjou. Lorsque Lurçat la découvre en 1937 il est impressionné par sa grande lisibilité, due au nombre limité de couleurs et à l’usage du « gros point ».

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Une vision épique, poétique, symbolique _ et humaniste du XXe siècle

Le cycle de dix panneaux monumentaux (347 m2) débute par une image de la mort, « La Grande Menace », notre monde dominé par le nucléaire destructeur, assis sur un volcan, explose. A travers les flammes on peut lire « Hiroshima ». Seul espoir, un navire semble échapper à l’anéantissement de l’humanité, image biblique de l’arche de Noé. Puis apparaît, la silhouette d’un homme décharné, en désintégration « L’Homme d’Hiroshima », le crâne en flamme. « Le grand Charnier » est un amoncellement de squelettes, dépouilles d’hommes et d’animaux réparties en ronde, véritable danse macabre des imagiers du Moyen-Age. « La fin de tout », le monde vidé de toute substance, n’est plus qu’un résidu de poussières atomiques. Même les plantes n’ont pu survivre, la dernière se consume à petit feu.

« L’homme en gloire dans la paix » est consacré à la renaissance de l’homme, le retour à la vie, une atmosphère paisible et harmonieuse dans un cosmos étoilé. « L’eau et le feu » sont symbolisés par le poisson et la salamandre. La présence d’un spoutnik est un clin d’oeil sur l’actualité de son époque. Pour fêter ce retour à une vie normale « le champagne » jaillit d’une bouteille. Cette euphorie ne doit pas faire oublier que la vie n’est pas éternelle (crâne renversé contenant des fleurs). La « conquête de l’espace » dans une poussière d’étoiles et la voie lactée ne pouvait laisser indifférent cet homme du début du siècle. « La poésie » enfin triomphe au milieu des signes du zodiaque. Le dernier panneau reste par contre énigmatique « Ornementos Sagrados ». Lurçat n’ayant pas eu le temps de la commenter.

Chaque pièce de la tapisserie est empreinte de symboles, tels le chien, la chouette et le coq, reflets de la loyauté, de la sagesse et de l’espoir (le chant du jour qui se lève), etc. ■

Bibliographie : Musée Jean Lurçat et de la tapisserie contemporaine : Musée de France. www.musées.angers.fr(gallery)




Les Mursi, une ethnie restée à l’époque néolithique

332 – Christian Ziccarelli – Les Mursi vivent en lisière du parc national de Mago, au sudouest de l’Ethiopie, dans la vallée de la rivière Omo, située dans la dépression du rift, à proximité de la frontière du Soudan et du Kenya. A 60 km de Jinka, après avoir franchi l’escarpement du même nom, la piste chemine dans une vaste plaine couverte de savane semi-aride et d’étendue broussailleuse, immense réserve d’espèces de mammifères et d’oiseaux. Il faut plus de deux heures pour atteindre, enfin, l’une des entrées du territoire de cette ethnie. Accompagné d’un garde armé d’une Kalachnikov, la rencontre avec ce peuple d’un autre temps, gardien sans le savoir de notre patrimoine commun, est des plus fascinantes. C’est un des derniers peuples d’Afrique (Sara du Tchad) où les femmes portent encore des ornements labiaux (labret) et auriculaires en forme de disque plat.

Semi-nomades, ils établissent leurs villages près d’un cours d’eau où ils cultivent quelques arpents de terre. Ces hameaux d’une vingtaine de huttes de petite taille (moins de 1,20 m de hauteur), bâties sur une armature d’acacias et couvertes de chaume, changent régulièrement d’emplacement, aux grés des attaques de la mouche tsé-tsé, des tiques, des sangsues, des anophèles. Dans ces abris rudimentaires, serrés les uns contre les autres, ils dorment dans une absence totale de confort avec juste une peau de vache étendue sur le sol.

Une liberté sexuelle avant mariage

La polygamie est habituelle, mais chaque femme a sa propre case, avec ses enfants. Pour le père, avoir des filles est une rente, chacune d’elle représentant en termes de dot un gain de vingt à trente vaches (patrimoine assurant la survie de la tribu) et une ou deux Kalachnikov ! Chez les Mursi, contrairement à leurs voisins (les Hamer, les Surma, les Bona…), les femmes ne sont pas excisées et les hommes circoncis. La liberté sexuelle est la règle pour les fi lles jusqu’à la date du « mariage », vers 16, 17ans. Mais avoir un enfant dès l’âge de 12 ans n’est pas inhabituel ! Elles accouchent dans la forêt, ceci expliquant la forte mortalité maternelle et infantile. Les femmes d’un même « mari » peuvent habiter dans des villages différents. Les hommes, guerriers nus ou couverts d’une peau de panthère et coiffés de défenses de phacochères, portent la Kalachnikov à l’épaule. L’allure fière, ils arborent des scarifications, preuves de leur courage et de leur vaillance aux combats. Leur corps est couvert de peinture à base de cendre et de gypse, apanage de la beauté. Ils sont connus pour leur instinct belliqueux et sont souvent en conflits larvés avec leurs voisins (Hamer…).

Les femmes, cheveux rasés, ont de larges disques aux oreilles (en bois, puis en terre cuite) et des labrets parfois de grande dimension (jusqu’à 20 cm de diamètre) insérés dans leur lèvre inférieure. En terre cuite, ces plateaux en forme de poulie sont décorés de motifs géométriques variés et parfois peints. La taille est à la mesure de la dot exigée par la famille des jeunes filles à marier et de leur rang social. Elles portent un pagne en peau de vache ou de chèvre et sont parées de colliers de perles multicolores ou faits de coquillages et de bracelets en fers (bras et chevilles).

Leur alimentation, à base de purée de sorgo ou de maïs, est complétée par les produits de la chasse, de l’élevage (vaches, chèvres), de la pêche et par la cueillette de fruits. Comme les Masaï, ils consomment régulièrement du sang de Zébu, prélevé à la veine jugulaire. Les anciens, respectés par tous, prennent les décisions concernant la tribu et choisissent leur chef. Animistes, ils vénèrent la nature, un arbre, une source… et enterrent leur mort dans la forêt. ●(gallery)




Louis Comfort Tiffany ou l’art du verre à sa perfection

331 – Christian Ziccarelli – Louis Comfort Tiffany, 1848-1933, fils de Charles Lewis Tiffany (fondateur de la célèbre maison Tiffany & Co. à New-York), se destina d’abord à la peinture. Après quelques années d’études à New-York, il gagne Paris (1868), capitale de l’art occidental et passage obligé pour tout artiste peintre. Il découvre l’orientalisme de Léon-Adolphe-Auguste Belly. Touché par l’exotisme, il se rend au Maroc, en Algérie, en Tunisie et en Egypte (dès juillet 1870). Rentré à New-York, Edward Moore, responsable de la création chez son père, joue un rôle déterminant dans le développement de son goût artistique. « Il l’initie à la philosophie du design, au savoir-faire “nippon” et surtout à l’esprit qui souffle derrière toute création (le mingei), soit le beau dans l’utile, pour rendre l’objet honnête, modeste le moindre ustensile domestique devenant une oeuvre d’art ».

 

Un peintre devenu verrier

Fasciné par la diffusion de la lumière à travers le verre, il voulut expérimenter ce matériau dynamique et s’entoura des meilleurs verriers de l’époque. Dans les premières années du XXe siècle, il existait des objets en verre créés par Tiffany pour toutes les circonstances de la vie quotidienne (vases en verre soufflé, vitraux, lampes et objets décoratifs). Dans chaque chef d’oeuvre se reflète l’amour de la nature (fleurs par milliers, papillons, libellules, anémones de mer, etc.). Ses créations sont influencées par l’art de Byzance et de l’Islam, mais aussi par l’esthétique japonaise, tout en s’affranchissant des liens avec la tradition. Chef du design américain, Tiffany est au coeur de nombreux mouvements artistiques de son époque, de l’Arts & Crafts, jusqu’à l’Art Nouveau et le Symbolisme.

 

Tiffany, le magicien du verre

Sa production de vitraux, à l’ornementation somptueuse, aux effets originaux et spectaculaires de la lumière et des couleurs, le place parmi les plus grands verriers de tous les temps. En créant des verres nouveaux, comme le verre plié, le verre drapé et strié, des fragments de verre en confettis sertis dans la pâte ou en superposant jusqu’à cinq couches de verres différents, il obtient des résultats étonnants.

En 1904, une page se tourne, le nouveau président des Etats-Unis, Théodore Roosevelt ordonne la destruction des aménagements intérieurs de la Maison Blanche réalisés par Louis Comfort Tiffany à la fi n du XIXe siècle. Affi chant un profond mépris pour « les modernes » qui ne sont que des « inventeurs sans formation de procédés artistiques », Louis C. Tiffany meurt oublié et incompris en 1933. _ « Devant un oeuvre de Tiffany le spectateur établit avec la pièce un rapport mystique qui tient non pas à un motif particulier ou à la délicatesse de ses formes, ni à sa valeur marchande, mais au matériau lui même. Malgré la forme solide et inaltérable de l’objet, on peut facilement imaginer la masse fl uide aux teintes changeantes qui s’étire et s’incurve sous l’action des fers du verrier ». Sa plus célèbre création, le verre « favrile », du latin fabrilis (fait à la main), est un verre dans lequel le maître introduit beaucoup de sels métalliques donnant un aspect iridescent à la matière.

La lampe toile d’araignée

La lampe Cobweb (vers 1902) allie une monture en bronze et un abat-jour en verre serti de plomb. Ce dernier a été dessiné par Clara Driscoll, chef de l’atelier féminin de la coupe du verre. Il illustre bien le goût de la créatrice pour les inventions complexes. L’exécution est longue et minutieuse car il faut découper et assembler d’innombrables petits morceaux de verre, créant une mosaïque colorée et chatoyante. Les filets diaphanes des toiles d’araignées et les branches de pommiers en fleurs composent, avec les jonquilles du pied, une évocation poétique du printemps. La prouesse technique de la fabrication de ce modèle en revient à un dénommé Cantrill. La popularité de ses lampes sera telle que la marque Tiffany deviendra un nom générique. Dès 1902, l’entreprise en propose près de trois cents modèles et adopte un mode de production en série. La malléabilité du bronze utilisé pour les pieds de lampe accentuait les formes organiques inspirées du style Art nouveau. ●(gallery)




Mehmed II le Conquérant de Constantinople

330 – Christian Ziccarelli – C’est deux jours après l’assaut final contre Constantinople que le sultân, acclamé par ses troupes, entre dans Sainte-Sophie, se prosterne en direction de la Mecque, proclamant ainsi la transformation de l’église en mosquée. Pendant trois jours et trois nuits, la ville est livrée à la soldatesque, on compte au moins quatre mille morts. Vingt cinq mille prisonniers, attachés deux par deux, sont emmenés dans le camp turc et réduits en esclavage.

L’Occident effaré, mais trop peu conscient du danger turc, apprend avec horreur la disparition de l’empire chrétien d’Orient, la fin d’un empire millénaire. Istanbul est née.

L’exposition « De Byzance à Istanbul, un port pour deux continents » nous a permis de revoir le portrait du sultân Mehmed II (école de Gentille Bellini).

Mehmed II le Conquérant (1432-1481)

Lorsqu’il conquiert Constantinople, Mehmed II n’a que 21 ans. Son enfance avait été malheureuse. Sa mère, Huma Hatun, probablement turque, esclave dans le Harem de son père Murad II, devient avec la légende une dame franque de haute naissance. Héritier du trône à la suite de la mort de ses deux frères aînés, il est confi é par son père aux plus grands érudits. On dit qu’au moment de son accession au trône il parlait couramment, turc, arabe, grec, latin, perse, hébreu. Véritable personnage de la Renaissance, il s’intéresse à la littérature, à la philosophie, à l’astronomie. Sultân à 19 ans, sous la tutelle de Halil Pacha, le grand Vizir, ami de son père, il est initié à l’art de gouverner. Mais très vite il montre son esprit d’indépendance et sa détermination à n’agir qu’à sa guise, avec une obsession : la conquête de Constantinople.

Le portrait de Mehmed II

Tout en étant un grand stratège, il se révèle aussi un amateur et un mécène des arts et des lettres. Il fi t venir à Constantinople des artistes italiens, dont Gentille Bellini. Celui-ci, frère de Giovanni Bellini, beau-frère de Mantegna, y séjourna pendant 15 mois (1479) et fi t de Mehmed II, un portrait célèbre, aujourd’hui à la National Gallery de Londres.

Celui présenté à l’exposition est de son école, mais ô combien ressemblant à l’original. En buste, de trois quarts sur un fond neutre, comme il sied à l’art du portrait à cette époque. Richement vêtu d’un caftan en brocart damassé, coiffé d’un turban blanc (on dit que le Prophète l’aimait et que les anges, qui aidèrent les musulmans à Badr, étaient coiffés de turbans blancs, couleur de paradis) et rouge (le pourpre était à Constantinople le symbole du pouvoir suprême), Mehmed II porte une longue barbe.

Un homme de son siècle…

Ses yeux perçants, scrutateurs, laissent percevoir de la méfiance. Tous connaissaient son caractère dissimulé. Son enfance lui avait appris à ne faire confiance à personne. Il était impossible de deviner ce qu’il pensait et n’avait aucun désir à se rendre populaire. Mais son intelligence, son énergie inspiraient le respect. Le regard volontaire, il ne se détournait jamais des tâches qu’il s’était lui-même assignées. Son nez fin crochu s’abaisse sur des lèvres pleines et sensuelles. « Son apparence rappelait, disait-on, celle d’un perroquet sur le point de croquer une cerise ».

Ce portrait n’évoque-il pas plutôt celui d’un aigle fondant sur sa proie ? Cet homme raffiné et cultivé savait aussi se montrer cruel. Il fit subir le supplice du pal au capitaine d’un navire vénitien qui avait refusé d’obéir à ses ordres et décapiter sur le champ, tout l’équipage. Lors de l’attaque de Constantinople, les janissaires avaient l’ordre d’abattre à coups de cimeterre tout combattant abandonnant son poste. Les habitants d’une ville refusant la reddition étaient soit passés par les armes soit mis en esclavage. Il gardait pour son propre sérail, les plus avenants des jeunes enfants. Il était l’archétype d’un homme de son époque ou cruauté et raffinement se côtoient. ●(gallery)




Civilisation : nos ancêtres les langues, ces inconnues

329 – Christian Ziccarelli – Le terme « indo-européen » est de nature linguistique et non archéologique. Il regroupe sous cette appellation, à la fois un ensemble de langues apparentées, censées être issues d’une langue commune disparue, l’indo- européen (famille unique regroupant des dizaines de langues de l’Europe occidentale à l’Inde, défi nie sur trois plans : phonétique, grammatical et lexicologique), et un groupe ethnoculturel, les Indo-européens (il n’y a pas de sites préhistoriques indo-européens, ni de peuples indo-européens, mais seulement des « peuples de langue indo-européenne). Mais qui sont-ils ? Quand ont-ils existé ? Sur quel territoire (le foyer originel) ont-ils vécu ? Autant de questions auxquelles Laroslav Lebedynsky tente de répondre, à la lumière des dernières recherches archéologiques, anthropologiques voire ethnogénétiques.

Déjà dans le monde antique, Socrate avait noté la ressemblance de termes grecs et phrygiens et divers grammairiens avaient souligné les rapports entre le grec et le latin. Mais il faut attendre le XVIe siècle et le grand philosophe Leibniz pour qu’une première théorie, la théorie « scythique » se développe et connaisse une certaine fortune jusqu’à la fi n du XVIIIe siècle. ([« On peut conjecturer que cela vient de l’origine commune de tous ces peuples descendus des scythes, venus de la mer Noire, qui ont passé le Danube et la Vistule, dont une partie pourrait être allée en Grèce et, l’autre aura rempli la Germanie et la Gaule. » (essai sur l’entendement humain, 1703))] La célèbre communication de Sir William Jones, le 2 février 1796, est souvent considérée comme le point de départ des études Indo- européennes. Après avoir successivement appris le latin, le grec, le gallois, le gotique et le sanskrit, il avait acquis le sentiment que ces langues dérivaient probablement d’un ancêtre commun. Thomas Young utilise pour la première fois, en 1813, le terme indo-européen, le Danois Rasmus Rask dresse un nouveau tableau de la famille, Franz Bopp rédige une monumentale grammaire entre 1833 et 1849, l’Allemand August Schleicher (1861) établit un premier « arbre généalogique », à partir de la langue mère. Mais des incertitudes persistaient notamment après la découverte, au début du XXe siècle, des langues « thokariennes » (une branche éteinte, inconnue, parlée dans le bassin du Tarim au Turkestan Oriental) et après le déchiffrement du hittite (parlé et écrit en Anatolie à la fin du IIIe millénaire). « Si les détails constituent toujours un sujet de controverse, l’hypothèse indo-européenne elle-même ne l’est plus » (James P. Mallory)

L’indo-européen, un phénomène linguistique

Toute langue suppose évidemment des locuteurs et des porteurs : les langues n’émigrent pas, ce sont ceux qui les parlent qui le font… Ainsi, l’indo-européen, phénomène linguistique, suppose les Indo-européens, phénomène ethno culturel ([« La communauté de langue pouvait certes se concevoir, dés ces temps très anciens, sans unité de race, sans unité politique, mais non sans un minimum de civilisation commune et de civilisation intellectuelle, c’est à dire essentiellement de religion, autant que de civilisation matérielle » (Georges Dumézil, Mythe et épopée I,1968).)]. Le foyer d’origine de ce peuple a tout d’abord été localisé en Asie dans la vallée du Pamir, l’Hindou-Kouch ou encore au Turkestan, puis en Europe du Nord, en Allemagne donnant lieu à de nombreuses distorsions idéologiques de la part de milieux pangermanistes (avec les risques potentiels d’aberration, tel le concept de race aryenne appliqué au type de l’indo-européen).

Bien que plusieurs thèses aient été soutenues, la théorie des Kourganes (russe kurgan, tertre, tumulus), formulée à partir de 1956, par l’archéologue lituanienne Marija Gimbuttas, est actuellement la plus convaincante. Le foyer indo- européen, le plus vraisemblable se situerait dans les steppes, à l’époque où, notamment, cuivre et bronze sont désignés par un même terme dans plusieurs des langues indo-européennes, au chalcolithique (Ve millénaire av- JC). Cette unité culturo-ethnique se caractérise par des rites funéraires (aspersion d’ocre, érection d’un tumulus funéraire), par une économie basée sur le cheval et une société patriarcale à forte conotation guerrière. Les fouilles intensives entreprises depuis 1945 en Russie et dans les Balkans, permettent de mieux connaître ces cultures préhistoriques et les mouvements de population intervenus entre le Ve et le IIIe millénaires.

La période de formation se serait déroulée sur les deux rives de la Volga au sud de l’Ukraine et de la Russie. Une première vague d’indoeuropéanisation aurait eu lieu vers 4400-4300 av-JC en direction des régions balkano-danubiennes (culture de la céramique rubanée). La seconde vague serait partie de l’ouest de l’aile des Kourganes vers 3500-3200 av-JC entraînant la fusion des cultures des kourganes et danubiennes (culture des amphores globulaires), la troisième vers 3000-2800 av-JC des steppes ukraino-russes vers les régions balkano danubiennes (culture des tombes à fosses). Chacune de ces vagues a abouti à la formation de foyers secondaires susceptibles de poursuivre le processus d’indo-européanisation et à la différenciation des langues indo-européennes pour aboutir aux langues actuelles. Il vous reste à découvrir « de la communauté Indo-européenne aux peuples historiques ».

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|Au cours d’un séjour en Turquie, dans les années 1920, Georges Dumézil, savant à l’érudition considérable, découvre les langues du Caucase, notamment la seule langue indo-européenne, d’un peuple méconnu, les Ossètes (descendants des Alains, branche des anciens Sarmates, eux-mêmes rameau des Scythes). En 1938 il suggère l’existence de divinités indo-européennes patronnant trois fonctions sociales fondamentales : la souveraineté (comportant deux aspects : l’un magique et religieux, l’autre juridique), la guerre (soit individuelle et brutale, soit collective et plus raffinée), la production (reproduction, fertilité). _ La théorie trifonctionnelle est née : les triades se retrouvent au sein de l’organisation des panthéons (« triade capitoline » formée de Jupiter, Junon, Minerve), et sont présentes dans de nombreux rites et formules religieuses. Les mythes abondent en formules et images trifonctionnelles (jugement de Paris…). La tripartition sociale est la règle en Inde, en Iran, chez les anciens celtes etc. Il en est de même des règles de droit et de morale (« les trois péchés du guerrier » : les trois fautes commises par un héros ou un dieu guerrier dans chacun des domaines fonctionnels). Fondant la mythologie comparée indo-européenne, il a permis une première approche de la pensée du « peuple Indo européen »|(gallery)




Art gallo-romain : le trésor « méconnu » de Neuvy-en-Sullias

328 – Christian Ziccarelli – Nous sommes le 27 mai 1861, sept ouvriers tirent du sable dans une carrière proche de la Loire. En attaquant le talus haut de 3 mètres, l’un d’eux découvre au bout de sa pioche « une muraille sèche de briques superposées » d’ou émerge « la tête d’un cheval en bronze ». Dégageant la terre, d’autres objets apparaissent dans les décombres. Ils viennent de découvrir un trésor rare et inestimable de l’époque gallo-romaine. Philippe de Mantellier (1810-1884), le directeur du musée départemental historique de l’Orléanais comprenant l’importance de la découverte, réussit, après moult tractations financières, à acquérir en 1864, l’ensemble pour le Musée d’Orléans. Après cette découverte fracassante, le trésor sombre dans l’oubli le plus total, ne correspondant pas à l’esthétique de l’époque toute empreinte de classicisme. Il faut attendre 1955 et l’exposition à Paris sur la « Pérennité de l’art gaulois » pour que l’on reconnaisse enfin la qualité plastique des oeuvres exposées.

La reconnaissance des œuvres

C’est le cheval qui retiendra tout particulièrement notre attention. Il trône sur un piédestal au centre d’une salle de l’Hôtel Cabu (demeure d’époque renaissance, dite de Diane de Poitiers) consacrée à l’époque gallo-romaine en Orléanais. Témoignage exceptionnel de la grande statuaire antique en bronze, parvenu intact, c’est une pièce entièrement creuse fabriquée par le procédé dit de « fonte à cire perdue » ([Fonte à cire perdue : confection d’un modèle en cire, enrobé d’un moule réfractaire, la cire est ensuite évacuée du moule après être soumise à la chaleur d’une étuve et le métal est coulé à la place de la cire.)] (une vingtaine de pièces ont été coulées séparément pour ensuite être assemblées par soudures au bronze liquide). Sa datation reste incertaine, entre le Ier siècle avant J.-C. et le Ier siècle après J.-C. Etalon majestueux, la tête dressée, il est à l’arrêt, son attitude (antérieur gauche relevé) est comparable à un certain nombre de statues antiques romaines, en particulier à celles des chevaux de la Basilique Saint-Marc à Venise.

La tête, légèrement inclinée, les yeux grands ouverts, les nasaux frémissants et la crinière partagée en mèches épaisses de longueur inégale sont particulièrement bien figurés. Depuis sa découverte, l’inscription latine gravée sur le socle, utilisant trois modules de lettres de taille décroissante, fait l’objet d’interprétations passionnées entre les érudits. Sans discourir sur les différentes traductions, il semble être consacré à une divinité gauloise, Rudiobus (assimilé au Dieu romain Mars) et donné par la Curie de Cassicion. Surtout, lors de votre passage, n’oubliez pas d’admirer les énigmatiques danseuses nues et deux chefs-d’oeuvre de l’art animalier gaulois (le cerf et le sanglier porte-enseigne). ●

|Placé dans une cachette sommairement aménagée, ce « trésor » de bronze comprend, outre le cheval, une quinzaine de statues d’inspiration manifestement gauloise : des animaux (trois sangliers porte-enseignes, un bovidé et un cerf) et une extraordinaire collection de statuettes de 10 à 23 cm de haut (cinq femmes nues « dansant », deux hommes également nus, deux autres vêtus, l’un d’un sagum, l’autre d’une longue tunique). De style différent, un Bacchus-Hercule enfant, un Esculape, un guerrier armé à la romaine, un petit taureau et une longue trompette ont été soit importés d’Italie, soit fabriqués en Gaule d’après des modèle romains. Cet ensemble a été augmenté, en 1882, par l’acquisition de la danseuse nue et, en 1993, par celle d’une statuette d’homme nu dansant, également en bronze.|(gallery)




Rembrandt : le retour de l’enfant prodigue

327 – Christian Ziccarelli – Cette remarquable illustration de la parabole du « retour de l’enfant prodigue », faite de rayons lumineux et de plages obscures appelle le regard avec force.

Un homme âgé, le père, les yeux mi clos, penché sur son fi ls cadet domine la scène, une lumière mystérieuse les enveloppe. Le temps semble s’être arrêté, l’atmosphère diffuse permet à peine de définir le lieu. Trois autres personnages, le visage éclairé, observent, avec plus ou moins d’intérêt, ces retrouvailles. Un sixième reste dans l’ombre. C’est la silhouette d’une femme, mais, difficile de lui donner un âge, est-ce la mère ou une servante ? « C’est une si belle chose que la lumière, que Rembrandt, presque avec ce seul moyen, a fait des tableaux admirables… la lumière est le principal moyen employé par l’artiste pour rendre le sujet frappant. C’est elle qui dessine ces traits, ces cheveux, cette barbe, ces rides et ces sillons qu’a creusés le temps. Ce que Rembrandt a fait avec le clair-obscur, Rubens l’a fait avec l’incarnat. Rubens a régné par les couleurs, comme Rembrandt par la lumière. L’un savait rendre tout éclatant, l’autre tout illuminer; l’un est splendide, l’autre est magique ». Eugène Fromentin. ([Eugène Fromentin : Les maîtres d’autrefois: Belgique, Hollande, Paris, Plon, 14e éd. 1904, chap. XVI)]

L’oeil se focalise sur ces deux mains paternelles qui enserrent dans un geste d’amour, les épaules de l’enfant, l’une est noueuse masculine, l’autre fi ne, féminine. Ce fi ls cadet, qu’il croyait perdu à tout jamais, est revenu. Sa condition laisse peu de doute. Il a perdu son identité, sa tête rasée évoque un pénitent, un prisonnier, voire un esclave. A genoux, dans une attitude de soumission, d’humilité, il est émacié, affamé. Ses vêtements sont en loques, le pied gauche calleux, sans sandale, porte des cicatrices. Seul témoin de son ancienne condition, une épée pend à son côté. Le père, au crépuscule de la vie, vieillard à la barbe blanche, presqu’aveugle, le reçoit avec miséricorde, le blottit contre son coeur, lui pardonne ses errances. Rembrandt n’a-t-il pas voulu représenter l’image de la compassion sans limites du Créateur ?

Le personnage debout, les jambes écartées, appuyé sur un bâton, vêtu comme le père d’une grande cape rouge, lui ressemblant trait pour trait, le regard distant et sévère, ne peut être que le fils aîné. Ses mains jointes serrées l’une contre l’autre, sur sa poitrine, son attitude figée et rigide expriment le reproche. Il garde ses distances, et semble peu empressé de partager l’accueil du père.

Quel est cet homme assis les bras croisés et semblant se frapper la poitrine ? Pour Barbara Haeger, (The Prodigal Son in 16th and 17th Century Netherlandish Art : Depictions of the Parable and the Evolution of a Catholic Image,» Simiolus Netherlands Quarterly for the History of Art 16 (1986):128-38) il s’agit « d’un intendant représentant les pêcheurs et les publicains, alors que le fi ls aîné représente les pharisiens et les scribes… ». Un bas-relief sculpté, montrant un joueur de flûte est le seul élément évocateur de la fête voulue par le père.

« Rembrandt ne s’en tient pas à la lettre, mais à l’esprit du texte biblique ». (The Prodigal Son in 16th and 17th Century Netherlandish Art : Depictions of the Parable and the Evolution of a Catholic Image,» Simiolus Netherlands Quarterly for the History of Art 16 (1986):128-38) Le peintre a choisi de représenter le moment le plus fort ; celui où loin de l’agitation du monde extérieur, le père pardonne à son fils. Jakob Rosenberg résume cette vision de façon très belle « Le groupe père-fils est extérieurement sans mouvement, mais intérieurement tout bouge… » ([Le retour de l’enfant prodigue : Henri J.M. Nouwen)]

Trois couleurs dominent. Le rouge sombre de la cape du père, symbole du sacré, couleur de l’âme, du mystère de la vie, de la mort s’oppose au jaune brun doux de la tunique du fi ls ou plus brillant du sol, symbole de la vie, véhicule de la jeunesse, de la force, mais aussi de la perversion des vertus. Le brun, symbolise l’humilité (humus = terre) et la pauvreté.

Turner a écrit quelques lignes magnifiques sur le sort fait par Rembrandt aux objets et aux êtres. Sur chacun « il a jeté ce voile de couleur incomparable, cet intervalle lumineux qui sépare le point du jour de la lumière de la rosée, sur lequel l’oeil s’attarde, totalement captivé. Celui-ci ne cherche pas à s’en libérer, mais, pour ainsi dire, semble croire que c’est un sacrilège de percer la coquille mystique de la couleur à la recherche de la forme ». ([Rembrandt, l’ombre d’or : Télérama hors/série à l’occasion de la grande exposition d’Amsterdam. Février 2006)] ■

|Né en 1606, vivant à une époque faite de bouleversements sociaux, politiques et culturels, Rembrandt, de confession protestante, fut toute sa vie un lecteur assidu de la Bible, et nombre de ses oeuvres plus ou moins énigmatiques en représentent des épisodes. _ En 1668, lorsqu’il peint le retour de l’enfant prodigue, probablement une de ses dernières toiles, il ne lui reste qu’un an à vivre, c’est un homme misérable et seul. Après une courte période de popularité et de richesse, sa vie fut une succession de pertes douloureuses, de déceptions et d’échecs par la mort de plusieurs de ses enfants (son fils Rumbartus en 1635, ses deux filles portant le même prénom, Cornelia en 1638 et 1640) et de sa première femme Saskia en 1642. Sa seconde épouse la veuve Geertje Dircx termine sa vie en asile. En 1656, après l’annonce officielle de sa faillite, on procède à une vente publique de tous ses biens (collection d’objets d’art, maison et mobilier). Hendrickje Stoffels, employée comme ménagère, meurt en 1663 probablement d’une épidémie de peste, après lui avoir donné un fils qui mourra en bas âge et une fille, Cornelia, qui lui survivra. Enfin Titus, le fils, bien aimé, décède à presque 27 ans en 1668.|(gallery)




Borobudur : un gigantesque mandala de pierre

326 – Christian Ziccarelli – Recouvrant une colline, modifiée artificiellement et entourée de volcans, ce gigantesque amoncèlement de pierres noires, appareillé sans mortier, déçoit au premier abord celui qui pense retrouver Angkor Vat. Mais à mesure de sa découverte, c’est l’émerveillement.

Sur une base carrée de cent vingt mètres de côté (mais certaines parties débordant à intervalles réguliers, la base devient une figure à trente six côtés) formant le soubassement, s’élèvent quatre galeries pourtournantes à ciel ouvert et disposées en gradins décroissants. A la galerie supérieure succède un plateau qui sert à nouveau de base à trois terrasses circulaires ascendantes, ornées de 32, 24 et 16 stûpas en forme de cloche et aux parois ajourées. Le point le plus élevé, et en même temps le centre symbolique, est formé d’un grand stûpa avec une étroite cavité murée, sans accès possible. Pour y parvenir, est aménagé sur chaque face un escalier, surmonté d’un portail représentant une kalamakara (Kalamakara : démon, représentation mythologique de poisson-éléphant).

Outre la base cachée, les parois intérieures des galeries de circulation sont recouvertes de bas-reliefs taillés en pierre, de plus de cinq kilomètres. Ce véritable « livre de pierre », chef d’oeuvre historié, illustre des thèmes bouddhiques inspirés de la tradition indienne. Des niches ménagées au-dessus des bas-reliefs, à des intervalles réguliers, contiennent des bouddhas.

Les différentes étapes pour atteindre la délivrance

Image du monde, selon le bouddhisme du Mahayanna ([Mahayana : Nouvelle Ecole de sagesse ou Grand Véhicule de progression. Secte bouddhique mettant l’accent sur la foi et la dévotion et laissant plus de place au sentiment et à la spéculation.)], le Borobudur est à la fois un temple montagne et un diagramme de méditation, appelé mandala (cercle), combinaison fort réussie d’une pyramide à degrés (symbole de vénération ancestrale par tout indigène) et d’un stupa.

Le bouddhisme met l’accent sur les différentes étapes spirituelles qui doivent être atteintes successivement sur le long chemin des réincarnations pour aboutir à la délivrance, au nirvana… « C’est ce long chemin que le pèlerin est invité à suivre à Borobudur. Le soubassement équivaut au kamadhatu (le monde des passions où l’homme est encore enchaîné par ses désirs), les quatre terrasses carrées avec leurs déambulatoires au rupadhatu (le monde des formes et des apparences où l’homme est libéré de ses passions mais encore attaché aux formes et apparences) et les terrasses circulaires à l’a-rupadhatu (le monde de la nonforme et de la non-apparence où l’homme atteint le néant absolu) ([Stûpa : Monument essentiel du bouddhisme, composé d’un tumulus reliquaire élevé sur un soubassement et couronné d’une partie cubique et de parasols, dont l’architecture a subi de profondes modifications dans les différents pays d’Asie.)].

Les bas-reliefs cachés du soubassement décrivent le monde des désirs, le monde soumis à la loi du karman (acte) séjour des hommes, des animaux comprenant trois niveaux (en bas les enfers au milieu la terre, au-dessus les cieux). Arrivant à la première galerie, les reliefs disposés sur deux registres superposés sont consacrés à la vie du Buddha Câkyamuni et aux légendes de ses vies antérieures (Jataka). Les murs de la deuxième, troisième et quatrième galeries racontent l’histoire de Sudhana, le fils d’un riche marchand qui a quitté le monde terrestre et aspirant à la bouddhéité. Sont également illustrés des textes (sutra) évoquant l’éveil.

L’élévation spirituelle des lieux

Enfin le pèlerin atteint les terrasses circulaires, le monde de l’infinitude de l’espace, de la connaissance et de la pensée, celui du néant ou` il n’y a ni notion, ni absence de notion, celui de la vacuité dernière. C’est ce que veulent exprimer les 72 stupas aux parois ajourées contenant chacune un bouddha dissimulé et invisible.

On ne peut rester insensible à la puissance spirituelle du lieu, surtout lorsque le soleil illumine les niches où reposent les Buddha, imperturbables, inébranlables, seigneurs de la pensée et rayonnant de sérénité. Leur silhouette est harmonieuse, le dos rectiligne, le visage idéalisé, au nez long, un peu pointu.

Il faut arriver en fin de journée, avant le coucher du soleil, moment privilégié où les flots de touristes ont regagné leurs hôtels et prendre le temps d’en faire silencieusement le tour. Chaque bas-relief, véritable chef-d’oeuvre, mérite votre attention. Comment ne pas penser à ce pèlerin recueilli de l’an mille, parcourant ces galeries ! Comment ne pouvait-il pas être impressionné par une telle monumentalité ?

Difficile de ne pas ajouter Borobudur à la liste des merveilleuses réalisations de l’être humain.

Bibliographie _ (1) Borobudur : catalogue de l’exposition au Petit Palais en 1978. _ (2) Le sauvetage de Borobudur : Claude Sevoise, Archéologia n°118 ; 8-17. _ (3) Borobudur, prestigieux temple montage : Jeannine Auboyer, archéologie n°118 ; 18-30I. _ (4) Indonésie : Frits A. Wagner, l’art dans le monde, Albin Michel 1978. |Borobudur émerge pour la première fois de son obscur et glorieux passé en 1814. Un naturaliste britannique, le lieutenant gouverneur de Java, Sir Thomas Stamford RAFFLES, confie à un ingénieur hollandais Cornéelius le dégagement du monument enfoui sous la végétation. Une première monographie paraît en 1873, dans l’indifférence générale. Sa démolition totale est même envisagée. Heureusement, la découverte en 1865 d’une base cachée ramène l’attention sur l’édifice. Une série exceptionnelle de 160 bas-reliefs, cachée au cours de sa construction, illustre un texte bouddhique, le karmavibhanga (description d’actions terrestres bonnes et mauvaises déterminant le « karma »). Depuis 1902 il subit des restaurations successives, la dernière remonte à 1973 où chaque bas-relief, chaque statue ont été démontés, numérotés, traités, lavés. Ces travaux titanesques (près de 2 millions de pierres, 2 600 panneaux sculptés, 504 statues de Boudha, éparpillés sur le sol), financés au 2/3 par l’UNESCO, ont bénéficié de l’apport de l’ordinateur, permettant de gagner 70 années de travail !|




Mosquée d’Ibn Tûlûn : Le parfait exemple d’architecture sacrée musulmane

325 – Christian Ziccarelli – De forme un carré presque parfait de 162 m de côté, construite en briques et habillée de stuc, ce lieu de prières est composé de cinq nefs délimitées par des piliers de section rectangulaire (bas-relief à décor de feuillages), sans façade intérieure. La toiture est soutenue par des arcs brisés (trois siècles avant leur utilisation par les architectes gothiques de l’Occident !) où court un bandeau de bois sculpté en caractères kûfiques ([Calligraphie kûfique : type d’écriture proportionnée, aux lettres angulaires et rigides, dont le dessin suit toujours la ligne de base. Son origine est faussement attribuée à la ville de Kûfa. Le kûfique a évolué vers des formes de plus en plus ornées, comme le kûfique fleuri.)], transcrivant des sourates du Coran. La chaire à prêcher en bois date du XIIIe siècle. La cour de 92 m de côté bordée, sur les trois autres côtés, d’une double galerie de circulation (128 fenêtres à arcs en stuc ajourées de motifs géométriques et entrelacs végétaux, ornant la partie haute des murs), possède en son centre une fontaine réservée aux ablutions (XIIIe siècle). Lieu de calme, propice à la méditation et au recueillement, merveille d’élégance et de grandeur, conservé dans son esprit originel, son plan en T renversé (nef centrale plus large que les autres), rappelle les premières mosquées mésopotamiennes telles que Samarra (Irak). Pas de façade extérieure, un simple mur aveugle surmonté de merlons entoure le sanctuaire, percé d’une ouverture, passage de la ville profane au lieu sacré. Son minaret sur une surface carrée élève trois étages de surface décroissante, avec une rampe extérieure en colimaçon unique en Egypte.

Une mosquée dérivée de la maison du Prophète Mohamed

Création originale de l’architecture religieuse musulmane, la mosquée de l’arabe masjid (« lieu où l’on se prosterne ») serait, selon les historiographes, dérivée de la maison du Prophète Mohamed à Médine. Restons, toutefois, circonspects sur cette éventualité. Si le terme de mosquée est fréquemment présent dans le Coran, il n’est jamais fait allusion à un type de construction spécifique.

Instaurés très tôt, les caractéristiques du rituel de la prière ([Cinq prières (Salât) obligatoires dés la puberté : matin (après l’aurore), midi, entre 15 et 17h, au crépuscule, de l’entrée de la nuit avant l’aube.)] ont joué un rôle capital dans la conception architecturale propre de la mosquée. Un des cinq piliers de l’Islam (Les cinq piliers de l’Islam sunnite : la profession de foi (chahada), la prière, l’impôt annuel (aumône aux pauvres : le zakat), le jeune diurne du mois du ramadan, le pèlerinage purificatoire à la Mecque (la ‘umra à la Ka’ba, pèlerinage individuel sans date précise, le hajj pèlerinage communautaire du 7 au 10 du mois du l-hijja) au moins une fois dans sa vie si le croyant ou la croyante en a les moyens physiques et matériels.), obligatoire pour tout musulman la prière est un acte privé (le plus souvent à la mosquée de quartier) ou collectif (à la mosquée du vendredi, à midi, réunissant la communauté toute entière et nécessitant alors un espace adapté). Le lieu réservé à la prière est, dans les premiers temps, une salle hypostyle, sans façade intérieure (apparue plus tardivement, de même que les portails). Le nombre de nefs, de largeur égale, est variable. Les supports sont composés de colonnes ou de piliers souvent des réemplois de monuments plus anciens. Le sol est couvert de tapis ou de nattes.

Après l’appel à la prière du vendredi, lancé par le muezzin du haut du minaret, l’ensemble de la communauté se réunit dans le sanctuaire. « Le prophète ou son représentant (éventuellement ses successeurs, les califes, etc.) devenait iman, ou chef de la prière collective. Une khutbah était prononcée, à la fois sermon et acte d’allégeance communautaire à son chef. C’était un moment consacré non seulement à la prière mais aussi à l’annonce de nouvelles, à des délibérations concernant le groupe dans sa totalité et même à la prise de certaines décisions collectives ». L’iman se tient devant les fidèles, près du mur de la Qiblah, proche du mihrab, puis prononce le Khutbah du haut du minbar.

Le minaret, parfois unique, permettant l’appel des croyants à la prière, est une tour élevée, attenante ou non à la mosquée dont la forme est variable selon les régions (carrés et alors calqués sur celles des églises chrétiennes, elles-mêmes inspirées de la tour romaine ou hellénistique, rarement en spirale dont l’origine reste sujette à discussion (anciens ziggourats mésopotamiens, tours de l’Iran sassanide ?).

Le mihrab, une innovation datant de la fin du premier siècle de l’Hégire

Après le minaret, l’élément le plus important de la mosquée est le mihrab, simple niche dans le mur de la Qiblah (direction en arabe), le plus souvent richement décoré. Dirigé vers la Mecque, le mihrab indiquerait la direction de la prière. Comme il n’est pas présent dans les premières mosquées ou peu visible, pour certains savants, il désignerait un emplacement honorifique dans un palais et aurait été introduit dans la mosquée pour indiquer la position du monarque ou de son représentant. Il est cependant difficile de nier son sens liturgique ou symbolique, il pourrait honorer l’endroit où le Prophète se tenait dans sa propre maison pour la conduite de la prière. Le mur de la Qiblah (fond du sanctuaire), vers lequel se prosternent les fidèles, est orienté vers la Ka’ba (petit édifi ce cubique au centre de la mosquée de La Mecque).

Devant le mur de la qiblah, à Cordoue notamment, il existe un espace de protection (contre un éventuel assassinat) réservé au prince : la maqsurah. Le minbar, la chaire à prêcher, dérive du siège à trois niveaux que le prophète employait à Médine. C’est un meuble droit formé d’une succession de marches assez hautes que bordent deux rampes se terminant par une estrade que couronne souvent un baldaquin. Dans la cour de la mosquée une structure, préservée à Damas et recouverte d’un dôme (le bayl al-mal) qui a disparu à Ibn Tûlûn pour laisser la place à une fontaine, abriterait le trésor.

Retenons en terme de conclusion les propos d’Oleg Grabar « Les éléments de la construction et de la composition des premières mosquées (Damas, Cordoue) sont, à première vue, les mêmes que ceux des églises ou d’autres monuments préislamiques ou non islamiques. Ce qui a changé d’abord c’est la séquence des éléments (tours, nefs, colonnes, niches) de telles sortes que trois nefs, parallèles entre elles comme à Damas, ne forment plus une église parce qu’elles ont la même dimension et s’orientent perpendiculairement à l’orientation du bâtiment…, mais la manière dont l’Islam primitif les avait disposées identifiait automatiquement une tour ou une niche comme forme architecturale appartenant à la nouvelle religion ».

Bibliographie (1) O. Grabar. La formation de l’art islamique. Champs Flammarion, 2000 ; 139 – 192 (2) D. Talbot Rice. L’art de l’Islam. Le monde de l’art, librairie Larousse, 1966 (3) P. Sénac. Le monde musulman des origines aux XIe siècle. Armand Colin 2007

|Le site du Caire (en arable Al-Qâhira) porte les traces des divers régimes qui se succédèrent dans la région. Au milieu du VIIe siècle, à la pointe du Nil, se dresse une forteresse byzantine. Ce modeste poste militaire porte un nom prestigieux, Babylone d’Egypte. En fait, l’histoire de la ville débute en 643, deux ans après que les arabes se soient emparés de Babylone, lorsque le général Amr ibn al-Asî édifi a pour ses troupes un campement stable, Fustât. En 751, le gouverneur abbasside Abû ‘Aûn, pour échapper à la ville remuante et marquer l’avènement d’un nouveau califat, installe sa résidence et un camp militaire au nord du noyau originel. Al-‘Askar devient le centre administratif et militaire de la province. En 870, un offi cier turc Ahmad ibn Tûlûn est nommé gouverneur d’Egypte. Profi tant de révoltes locales, il proclame son indépendance et construit une nouvelle citée, al Qatâ’i. Finalement, des princes fatimides venus de l’ifrîqiyya, l’actuelle Tunisie, fondent Al Qâhira, Le Caire.|




Le musée Faure à Aix-les-Bains

Aix-les-Bains, Aquae Gratianae, prend son essor au XIXe siècle lorsque Victor-Emmanuel II de Savoie fait construire des thermes modernes. Au début du XXe siècle, toute l’Europe s’y retrouve, Pauline Borghèse, la reine Hortense, l’impératrice Marie Louise, la reine Victoria, le roi George, etc.

En 1816, lors d’une violente tempête, Lamartine sauve de la noyade Julie Charles, l’épouse du grand physicien Charles, dont il tombe amoureux. Elle meurt le 18 décembre 1817. Se retrouvant seul à Aix, il composera son célèbre poème « Le lac », seul témoin de ses amours.

Jean Faure, docteur en pharmacie, vivait entre Aix et Paris. En 1904, il s’associe au docteur Jean-Paul Dussel pour fabriquer l’elixir Bonjean ([L’Élixir Bonjean contient des extraits de plantes (anis, extraits de fruits, mélisse, extrait de feuilles, orange amère, extrait d’écorce, cachou, alcool, saccharose) et est traditionnellement utilisé dans le traitement symptomatique des digestions difficiles (ballonnements, éructations, digestion lente).)]. Grand amateur d’art, il légue ses collections en 1942 à la ville d’Aix-les- Bains. Depuis 1949, la villa « Les Chimères », bâtiment de style génois du XIXe siècle, orné d’une fresque peinte représentant des chimères stylisées, abrite dans son écrin sa collection prodigieuse, entre autres des sculptures originales de Rodin( François-Auguste Rodin (1840-1917) : après avoir subi plusieurs échecs d’entrée à l’école des Beaux Arts, il se joint à Bruxelles au sculpteur belge Van Rasbourgh. Il présente sa première oeuvre (l’homme au nez cassé) au salon des Artistes français ; l’état lui commande en 1880, l’Ãge d’Airain puis La Porte de l’Enfer. Il rencontre en 1883 Camille Claudel, âgée de 19 ans, début d’un amour passionné et tumultueux. Il réalise comme autres chefs-d’oeuvre, le Monument aux Bourgeois de Calais, le Monument à Balzac, le Monument à Victor Hugo, etc.).

Une sculpture en bronze doit particulièrement retenir notre attention « l’homme qui marche ». Cette oeuvre présentée pour la première fois, en 1900, en marge de l’exposition universelle, dans un pavillon conçu tout exprès par Rodin lui même, non loin du pont de l’Alma, a fait fureur. Elle était en plâtre, sans tête ! à proximité de la « porte de l’enfer » également en plâtre. Il s’agit d’oeuvres inachevées, ce qu’aucun autre sculpteur n’avait osé faire avant lui.

Mais quelle puissance, quelle force, « familier jusqu’à la hantise de la statuaire grecque, amoureux de son esprit jusque dans la lettre, il le cherche, il le trouve dans les formes incomplètes exhumées des fouilles et les recrée, toutes imprégnées de modernité, en leur laissant ce caractère d’inachevé, de mystérieux qui donnent à quelques morceaux classiques tant de grandeur » (Berthelot 1908 dans « la petite Gironde »). Tellement l’anatomie de ses statues était parfaite, Rodin fut accusé de « moulages sur nature ».

Vous y verrez également une série de bronzes (frère et soeur, Cybèle, La baigneuse, Roméo et Juliette, Danaïde, Faunesque debout, le désespoir, le baiser du fantôme à la jeune fille etc.) des plâtres et des terres cuites (une Pallas au Casque, le buste de Danielli, de Carrier- Belleuse, de Manon Lescaut).

Mais la richesse de ce musée est immense : au fil des salles vous découvrirez un bronze remarquable de Barye (Thésée combattant le Centaure Biénor), une superbe terre cuite de Carpeaux (la jeune fille au coquillage), des peintures de Corot, Jongking, Sisley, Pissarro, Cézanne, Boudin, Degas (et sculptures de danseuses), Lépine, ou encore Vuillard, Bonnard, Marquet, Lebourg, Lebasque, Foujita, Monticelli, Ziem…

Sans oublier, la « reconstitution » de la chambre que Lamartine occupa lors de ses séjours aixois, à la Pension Perrier.

Alors un conseil, lorsque vous passez par Aix-les- Bains, n’oubliez pas de voir ce remarquable musée.(gallery)




La statue menhir de Nativu (Patrimonio)

324 – Christian Ziccarelli – Taillée dans du calcaire marin, la statue mesure 2, 30 m de hauteur, 30 cm d’épaisseur et a une largeur de 60 cm au niveau des épaules. L’endroit fut fouillé par J. Magdeleine et J.-C. Ottaviani, qui mirent en évidence l’existence d’un alignement aujourd’hui disparu. Outre le visage particulièrement explicite, elle présente des pectoraux carrés, en relief, qui évoquent le port d’une armure.

Ce mégalithe([Les monuments mégalithiques (du grec méga « grand » et lithos « pierre ») peuvent être ramenés à deux types principaux : le dolmen (plusieurs blocs, dressés et couverts par une table horizontale) et le menhir (simple pierre fichée verticalement dans le sol).)] appartient au groupe des statues menhirs, véritables idoles lapidaires en rond de bosse. Si on les retrouve en Espagne, dans le Caucase, en Abyssinie, en Bretagne, dans le Sud de la France, en fait aux quatre coins de la planète, c’est probablement en Corse où leur concentration est la plus importante. Comment ne pas évoquer le site de Filitosa en Corse du Sud ?

Cette sculpture anthropomorphe nous interpelle à plus d’un titre. De quand date-t-elle ? Par qui a-t-elle été édifiée ? Que pouvait bien être sa fonction ? Comment a-t-elle été façonnée ?

Les mégalithes ont commencé à « pousser » dès le Ve millénaire avant notre ère, mais les statues menhirs sont apparues plus tardivement vers le IIIe millénaire.

Le mystère de la statue de Nativu

En Corse l’apogée de l’art mégalithique est classée en plusieurs stades, depuis la simple évocation de l’image humaine jusqu’à la figuration du crâne, des épaules, des traits du visage d’un réalisme saisissant. Le dernier stade semble correspondre à un état de guerre, car ces statues commencent à porter la figuration des armes et permettent de mieux les dater. Leur fabrication s’étale du bronze moyen (1700-1300 av. J.-C.) au bronze final (1100-800 av. J.-C.).

|Le passage du Bronze Ancien (2200-1700 av.J.-C.) au Bronze Moyen reste encore aujourd’hui très mal expliqué. | |_ La théorie ancienne (Robert Grosjean) d’une invasion des peuples de la mer, les Sardhanes (représentés sur les bas reliefs de Médinet Habu en Egypte) à qui l’on attribue la construction des turri, d’où la culture dite torréenne-shardane, ne repose, selon François de Lanfranchi et Michel Claude Weiss, sur aucun matériel archéologique. Alors pourquoi ne pas considérer que ces avancées architecturales sont dues aux populations locales |

Les groupes humains qui les ont édifiées, sont organisés en village (casteddi), pratiquent l’agriculture et l’élevage, disposent d’un ensemble d’aires symboliques et funéraires. Leur art et leur artisanat s’expriment dans des domaines variés qui vont de la fabrication de vases en argile cuite à la fonte du bronze dans des moules en vue de la production d’outils et d’armes. Ces hommes du bronze moyen ont innové en construisant la Turra ([Turra, turri : monument(s) de forme tronconique à un ou deux étages, distant les uns des autres de 5 à 10 km.)].

La fonction de cette statuaire est loin d’être parfaitement définie : s’agit-il de totems figurant les divinités du panthéon mégalithique ou bien des sortes de cénotaphes ([Un cénotaphe (du grec kenos « vide » et taphos « tombe ») est un monument élevé à la mémoire d’une personne ou d’un groupe de personnes et dont la forme rappelle celle d’un tombeau, bien qu’il ne contienne pas de corps.)] représentant « l’ennemi vaincu et respecté par la fixation de son image », hypothèse séduisante évoquée par Roger Grosjean ?

Leur lieu d’implantation a probablement un sens, de même que leur disposition, isolée (par exemple la limite d’un territoire) ou en alignement (elles pourraient être l’expression de certaines croyances, de rapport avec des signes célestes perceptibles, tels le mouvement des astres, la succession du jour et de la nuit).

La décision de les sculpter, de les façonner, puis leur mise en place en un lieu significatif demandent l’intervention d’un groupe social organisé, sous l’autorité d’un seul (le chef de tribu ?) ou au contraire selon le souhait de l’ensemble du groupe.

Reproduisant des archétypes, avec toutefois de légères variantes, elles sont en général en granit. Cette roche très dure nécessite une exécution longue et d’autant plus difficile que les « artisans sculpteurs n’utilisaient que le ciseau en quartz et un galet percuteur en roche dure ». Cette affirmation reste hypothétique, car les expériences réalisées par Francois de Lanfranchi, avec des outils en pierre se sont révélées un échec, seul le métal, et notamment le fer, permet d’arriver à des résultats satisfaisants.(gallery)




Les fonds lapis-lazuli de Tokali Kilise

323 – Christian Ziccarelli – Cette église troglodyte (Voir illustration), tout d’abord simple nef voutée donnant sur une abside, a été remaniée vers 950-960. L’abside disparaît au profit d’un large transept doublé d’une étroite galerie sur laquelle s’ouvrent trois absides, et couvert de peintures à fond bleu outremer, à base de poudre de lapis-lazuli, cerné d’or (nimbes du Christ et de la Vierge). Le niveau théologique du programme (notamment la composition de l’évangélisation de l’univers), la qualité artistique du style antiquisant (les plus belles peintures datant de la Renaissance macédonienne) et la richesse du matériau sont ceux d’un monument princier. Nicole Thierry([Madame Nicole Thierry, spécialiste de la Cappadoce, a publié de très nombreuses monographies consacrées aux églises rupestres de cette région d’Asie Mineure.)] l’attribue à la riche famille cappadocienne des Phocas([Cette illustre famille aristocratique, citée par les chroniqueurs depuis la fin du IXe siècle, a donné à Byzance plusieurs chefs de toute l’armée et a acquis une immense popularité grâce aux exploits militaires de ses membres.)], avant que Nicéphore Phocas le jeune ne devienne empereur (963-969).

|La Cappadoce, du vieux perse Kapatuka « pays des beaux chevaux » transcrit kappadokié par Hérodote, est en Anatolie centrale, aux carrefours des grandes voies eurasiennes sud. L’intense érosion thermoclasique, hydrique et éolienne a créé, dans ce milieu volcanique, un fabuleux paysage de cheminées de fées, de cônes, de colonnades, d’aiguilles…, prenant les formes les plus fantastiques. Sa christianisation fut précoce, dès le premier siècle de l’église. Basile de Césarée (ou le Grand), Grégoire de Nysse, son frère, et Grégoire de Nazianze, évêques de Cappadoce de la seconde moitié du IVe siècle, ont exercé à des titres divers des influences notables sur le monachisme, la législation ecclésiastique, la théologie du saint Esprit et le culte des images.|

Le lapis-lazuli est une roche micro cristalline, un fedspathoïde complexe contenant une forte quantité de lazurite et comportant souvent des inclusions scintillantes de pyrite dorée. Son appellation vient à la fois du latin « lapis » signifiant « pierre » et de l’arabe « azul » qui signifie « bleu ». Quand le lapis-lazuli fit son apparition en Europe, on l’appela « ultramarinum », le bleu ultramarine ou bleu outremer.

Le principal et le plus ancien des gisements est la montagne de Sar-e-Sang au Badakhshan une région montagneuse, vers 3 000 m, accessible par des cols à plus de 6 000 m, aux confins de l’Hindou Kouch, dans la vallée du Pandjchir en Afghanistan. Dès le XVIIIe siècle, Buffon, dans son « histoire Naturelle des Minéraux », citait d’autres minerais, en Sibérie près du lac Baïkal, au Chili, au Pakistan et dans le Pamir.

La difficulté de son extraction, la longueur des opérations de purification et les risques liés à son long acheminement sur la « route de la soie », en faisaient, dans les temps anciens, une pierre précieuse, plus onéreuse et plus recherchée que l’or… Au XIXe siècle, le gouvernement français ne lance-t-il pas un concours afin de trouver un produit de substitution meilleur marché ? ! En 1826 Jean-Baptiste Guimet, talentueux chimiste lyonnais, découvre « l’outremer artificiel » ou « bleu Guimet », un bleu dont la tonalité est très proche de celle de la pierre semi-précieuse.

Dès le VIe siècle (époque des Wei de l’Ouest) dans les Oasis de la Route de la Soie, au Tokharistan (palais d’Afrasiab et de Pendjikent), en Serinde (Turfan, Kyzil) et en Chine (grottes de Bingling Si, sur le Fleuve Jaune, Mogao près de Dun- Huang dans le désert du Takla-Makan), la poudre de lapis-lazuli est employée comme pigment de fresques Sogdianes et Bouddhistes ; mais également pendant la Renaissance byzantine, en Géorgie (basilique de Dörtkilise, cathédrale d’Ishan), en Arménie (églises d’Agtamar, de Tatev). Des utilisations plus anciennes, dans des peintures sassanides, sont aussi rapportées et, au Moyen-âge dans les églises, en Moldavie, en Italie, en France même (églises Saint-Savin dans l’Yonne, à Berzé-la-Ville, en Saône-et-Loire). Il a été la base des pigments picturaux bleus des plus belles enluminures du Moyen-Age occidental et du monde islamique.

Outre son utilisation en peinture, son usage comme fard est bien établi en Égypte ancienne. Des bijoux et sculptures en lapis-lazuli ont été trouvés dans la vallée de l’Indus (Mehrgarh, 7 000 av. J.-C.) en Mésopotamie (Sumer, 6 000 av. J.-C. ; Ur, 2 500 av. J.-C.). Citons les céramiques dites lâjvardina (pièces bleues, souvent avec des rehauts d’or produites sous les Timourides (XIVe) et les Safavides (XV-XVIes siècles).

|Une recette du XVe siècle : Comment faire un excellent bleu outremer ?| |« Prenez du lapis-lazuli à volonté et broyez-le finement sur une meule de porphyre, puis faites une masse ou une pâte des ingrédients suivants : pour une livre de lapis, prenez six onces de poix grecque, deux de mastic, deux de cire, deux de poix noire, une huile d’aspic ou de lin et une demi-once de térébenthine, faites bouillir le tout dans une casserole jusqu’à les presque fondre, puis filtrez et recueillez le produit dans l’eau froide, remuez et mélangez bien avec la poudre de lapis-lazuli jusqu’à les incorporer, et laissez reposer huit jours ; plus ils reposent, meilleur et plus fin sera le bleu ; puis malaxez la pâte avec les mains en arrosant d’eau chaude, aussitôt le bleu en sortira avec l’eau ; la première, la seconde, la troisième eaux sont à conserver séparément. Et lorsque vous verrez le bleu descendu au fond du récipient, jetez l’eau et gardez le bleu. » _ Les Libri Colorum, recueil de Jean Lebègue. BNF latin 6741.|(gallery)