Interview de Dalil Boubakeur : « La médecine nous fait voir le monde sans œillères »

332 – Jean-François Thébaut et Catherine Sanfourche – Qu’est-ce qui vous a amené à la médecine ? _ Dalil Boubakeur : Je suis né à Alger où mon père était professeur. Des évènements familiaux ont fait que nous avons eu affaire à la médecine pendant la guerre. Or, l’occupation allemande a persécuté des médecins, dont beaucoup étaient juifs. Moi, né en 40, je n’en ai pas souffert, mais ma soeur, née en 42, a failli mourir par manque de soins, de médicaments, et ce sont des médecins juifs qui l’ont sauvée. Pour mon père, la médecine était donc ce qu’il y avait de mieux ! Toute mon enfance a été bercée par la célébration de ces médecins !

Votre formation médicale vous fait-elle voir les choses différemment de vos prédécesseurs non-médecins à la Mosquée ? _ D. B.: Je suis musulman, religieux, je connais la doctrine, mais je ne peux pas m’empêcher d’être médecin ! Cela se traduit par un réflexe d’analyse de tous les événements, spirituels, théologiques, de la foi, de la croyance, de la raison. On est formaté à avoir une analyse qui va dans le plus fin du détail. A l’époque de mon PCB, j’avais un patron, Raoul-Michel May, célèbre biologiste, collègue de Jean Rostand, qui nous obligeait à voir les faits de la vie sous l’angle de la science, l’expérience et de l’observation, et nous a orientés vers Darwin, Lamarck : tout évolue « panta rei » ! Ensuite, étudiant à Sainte-Anne, ce fut la découverte de Freud : l’essentiel chez nous est l’inconscient et nous avons des pulsions primaires contre lesquelles nous ne pouvons que fortifier notre surmoi ! Cette découverte m’a bouleversé. Puis ce fut la découverte du fonctionnement du cerveau : tout l’être humain fonctionne sur ces synapses libératrices de substances chimiques, les neurotransmetteurs, qui vont déterminer une contraction, une dilatation, mais surtout, un plaisir ou une souffrance. Le sentiment du plaisir ou de la souffrance, voyez le rôle des endorphines ! C’est le bon Dieu qui a créé tout ça, mais quel bon Dieu ! Nous sommes finalement programmés ! Cette complexité de la structure humaine nous fait appréhender différemment le religieux. La médecine abolit les limites et nous enlève toutes les oeillères pour voir les choses telles qu’elles sont dans une raison claire.

A l’inverse, votre religion vous amène-t-elle à voir les concepts médicaux sous un angle différent ? _ D. B.: Je n’explique pas le besoin de religieux. Je me garde de toute théorie. Et pourtant, le sens d’une transcendance se retrouve dans toutes les civilisations et à toutes les époques, cela m’a toujours frappé. Pour moi, cela doit conduire à une tolérance absolue. Mes fidèles ici connaissent mes idées d’ouverture et de tolérance, mais c’est une tolérance qui est humaniste et scientifique. En faisant mon métier de médecin, je n’ai pas vu un millimètre de différence entre un Noir, un Blanc, un Arabe, un Européen…

L’évolution très technologique de la médecine vous inquiète-t-elle ? _ D. B.: Non, au contraire, je fonde de grands espoirs dans cette évolution. Les greffes d’organes sont une de ces grandes espérances. Mais le plus grand espoir réside peut-être dans les promesses offertes par les cellules souches. Je suis passionné par les découvertes potentielles à partir des cellules embryonnaires ou des cellules souches d’adultes dans certains tissus totipotents, qui peuvent devenir de la rétine, et d’autres structures organiques. C’est extraordinaire, surtout en cardiologie ! Le muscle cardiaque régénéré par ces cellules semble être une promesse pour demain.

On bute en ce moment sur le hiatus entre le progrès médical et les possibilités de les financer. Pensez-vous qu’on doive privilégier l’individu au détriment de l’intérêt du plus grand nombre, ou l’inverse ? _ D. B.: L’être humain aspire légitimement à vivre le mieux possible, et la médecine est un extraordinaire facteur de progrès humain. Si la médecine peut rendre à quelqu’un une fonction ou une capacité perdue, c’est formidable. Mais se pose le problème de l’éthique et de la démocratisation de ce progrès. Nous ne sommes pas différents les uns des autres, et aucun être humain ne peut accepter sa propre déchéance. Et nous sommes tenus de donner aux malades des soins « éclairés », le meilleur de la médecine à un moment T. Malheureusement, c’est souvent une utopie. La déontologie médicale évoluera-t- elle et le médecin ne sera-t-il plus tenu de donner les meilleurs soins à tous, en raison des contingences économiques ou de la démographie ? C’est une grave question. ■

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