Démographie : restera-t-il un cardiologue en ville ?

337 – En nombre suffisant aujourd’hui, les cardiologues devront être plus nombreux dans les années à venir pour répondre aux besoins d’une population croissante et vieillissante. Il faudra aussi inverser la tendance actuelle qui voit les jeunes praticiens déserter l’exercice de la cardiologie en cabinet de ville.

Selon les dernières estimations de l’INSEE, si les tendances démographiques actuelles se prolongent, la France métropolitaine comptera plus de 73,6 millions d’habitants au 1er janvier 2060, soit 11,8 millions de plus qu’en 2007, date du dernier recensement. Ces projections sont basées sur un scénario dit « central », qui suppose la continuation des tendances actuelles, à savoir : 1,95 enfant par femme, un solde migratoire de 100 000 habitants de plus par an et une progression de l’espérance de vie se poursuivant au même rythme que les années passées.
Le nombre des moins de 20 ans augmenterait légèrement jusqu’en 2060 mais leur part dans l’ensemble de la population diminuerait, passant de 25 % à 22 %. Le nombre des personnes entre 20 et 59 ans se situerait aux alentours de 33,1 millions, à la baisse jusqu’en 2035, puis à la hausse pour se fixer à 33,7 % en 2060. De 54 % en 2007, leur part dans la population générale passerait à 46 % dans cinquante ans.
Le nombre des personnes de plus de 60 ans augmentera à lui seul de plus de dix millions, s’établissant ainsi à 23,6 millions, soit une hausse de 80 % en 53 ans. Quelles que soient les hypothèses de fécondité retenues, c’est jusqu’en 2035 que la progression des plus de 60 ans sera la plus forte, correspondant au passage à cette tranche d’âge des générations du baby-boom. En 2060, une personne sur trois en France aura donc plus de 60 ans. Mais c’est parmi les plus âgés que la progression serait la plus forte, puisque les plus de 75 ans passeraient de 5,2 millions en 2007 à 11,0 millions en 2060, et les plus de 85 ans de 1,3 million à 5,4 millions.
On voit que le problème de la dépendance a de l’avenir et que l’instauration du « troisième risque » s’impose. Et que de pathologies cardiovasculaires à prendre en charge pour les cardiologues de demain ! Leur démographie leur permettra-t-elle de faire face ?

Une répartition qui pose problème

Selon la dernière étude démographique du Conseil national de l’ordre des médecins, qui vient de paraître, la spécialité de cardiologie et maladies cardiovasculaires compte aujourd’hui, en France métropolitaine, 5 892 praticiens en activité régulière, dont presque 21 % sont des femmes. Après avoir redouté une forte diminution des effectifs en 2010, la situation s’avère moins catastrophique que prévu, quantitativement parlant (voir entretien avec le Pr Jean-Claude Daubert en page 17). Mais comme dans toutes les autres spécialités médicales, c’est la répartition des praticiens qui pose problème. La carte de France de la densité des cardiologues est explicite à cet égard (voir ci-dessous), qui montre qu’à côté des régions privilégiées (Ile-de-France, PACA, Aquitaine, Alsace…), d’autres sont largement sous-dotées, le grand écart étant entre Paris, qui comptabilise un peu plus de 22 cardiologues pour 100 000 habitants, et la Mayenne qui n’en a que trois pour 100 000 habitants. Globalement, 41 % des cardiologues exercent en libéral, 26,17 % ont un exercice mixte et 32,47 % sont salariés. Mais ce qui est préoccupant, c’est la désertion de ce mode d’exercice observée chez les jeunes installés. Le phénomène n’est certes pas propre à la cardiologie : l’Ordre indique que sur l’ensemble des nouveaux inscrits, toutes spécialités confondues, au tableau ordinal au 1er janvier dernier, 66,8 % ont fait le choix du salariat, 8,6 % seulement ayant opté pour la médecine libérale exclusive. Cependant, la tendance est encore plus marquée en cardiologie, où seuls 4,7 % des nouveaux inscrits ont choisi le secteur libéral, et 85,30 % le salariat, aucun n’ayant déclaré une activité mixte. A titre de comparaison, en médecine générale, spécialité dans laquelle la crise démographique est aiguë, comme on le sait, 15,10 % des nouveaux inscrits se sont installés en libéral, 42,70 % ont choisi le salariat, et 40,80 % sont remplaçants, quand seuls 10 % des jeunes cardiologues se déclarent remplaçants.

Plus que le nombre de cardiologues, leur répartition sur le territoire, et surtout, la disparition annoncée des cardiologues de ville, suscite l’inquiétude : les patients souffrant d’une pathologie cardiovasculaire seront-ils contraints dans l’avenir d’être suivis à l’hôpital ? A l’heure où le Président de la République se préoccupe d’assurer à tous les Français une médecine de proximité, il est surprenant de constater que le rapport Hubert est muet en ce qui concerne les spécialités cliniques. Faut-il en déduire que dans l’esprit de nos dirigeants la médecine de proximité se réduit à la médecine générale ?

 

Des esquisses de solution

Pour répondre aux besoins d’une population croissante et vieillissante, on peut accroître le nombre de cardiologues, bien sûr. Ce qui nécessiterait que le numerus clausus soit revu à la hausse dans les années à venir. Mais, outre que les pronostics sont hasardeux en ce domaine, il ne faut sans doute pas envisager une large ouverture du numerus clausus tant que ne sera pas réglée la question de la répartition des praticiens sur le territoire. Il ne sera pas plus facile d’inciter des cardiologues à s’installer dans des zones désertifiées que ça ne l’est aujourd’hui pour les généralistes. L’exercice regroupé est sans doute un atout majeur, et il y a déjà un moment que l’UMESPE plaide pour une aide au développement de maisons de santé de spécialistes. D’autres pistes sont à explorer, notamment la délégation de tâches, dont le SNSMCV avait faite une des dix propositions pour l’avenir de la cardiologie libérale dans le Livre Blanc publié en 2000. Elle s’exercerait entre un cardiologue « chef d’équipe » et des paramédicaux formés aux techniques de l’échographie, du doppler vasculaire, de la rythmologie, ainsi qu’à l’éducation thérapeutique du patient et au suivi des maladies chroniques. Il s’agit là d’un vaste projet qui nécessite, comme le souligne Jean-Claude Daubert, d’élaborer de nouvelles formations pour ces nouveaux métiers, des rémunérations supplémentaires, et un encadrement juridique qui définisse les responsabilités des uns et des autres. 

Quant à la télémédecine, des expérimentations de télésurveillance ont fait la démonstration de son intérêt dans le suivi de certains malades chroniques ou porteurs de prothèses cardiaques. La téléconsultation et la télé expertise pourraient abolir les distances entre les centres experts et des cabinets isolés. Le décret d’application de la loi HPST paru cet été relatif à la télémédecine a été salué comme une avancée majeure. Mais beaucoup d’inconnues demeurent concernant notamment le cadre juridique et, surtout, la rémunération de ces nouveaux actes.

 

Entretien Jean-Claude Daubert

« L’avenir des débouchés est en libéral »

Le Président du Collège national des enseignants de cardiologie estime qu’une importante sensibilisation à l’exercice en cabinet libéral doit être faite auprès des jeunes cardiologues, dont l’avenir réside plus dans ce secteur qu’à l’hôpital où les postes vont se raréfier.
On sait le problème que pose aujourd’hui la démographie médicale, en particulier concernant les généralistes. Cette crise de la démographie concerne-t-elle également les cardiologues ?

Jean-Claude Daubert : On a beaucoup craint une crise de la démographie chez les cardiologues. Aujourd’hui, on est moins inquiet sur un plan quantitatif. En 2001, la DREES prévoyait une diminution de 24 % des effectifs de cardiologues à l’horizon de 2010. Mais progressivement, ce scénario a été revu dans un sens plus positif. En 2004, le déficit n’était plus que de 12 %, et en 2009, on était à peu près à l’équilibre, avec un déficit de l’ordre de 3 % à 4 %.

 

A quoi tient cette relative embellie ?

J-C. D. : Cela tient à deux facteurs. D’une part, on avait oublié l’apport que constituent les médecins étrangers – qualifiés par l’Ordre des médecins. Ces dix dernières années, il y en a eu en moyenne trente-cinq par an, ce qui n’est pas rien. La seconde raison de cette « embellie » concerne les flux de formation qui étaient très contraints à la fin des années 1990 et au début des années 2000, parce que certaines spécialités, dont la cardiologie, mais aussi la dermatologie par exemple, étaient excédentaires. Les projections faites alors pour la démographie en cardiologie prenaient donc en compte cette pénurie de formation, qui s’est améliorée depuis 2000. Enfin, nous sommes maintenant dans un système de filiarisation où chaque spécialité se voit attribuer un quota pour la formation de ses futurs praticiens. Pour les cinq prochaines années, ce sont 817 cardiologues qui seront formés, soit environ 170 par an. A la fin des années 1990, il y avait 140 cardiologues formés annuellement ; ce chiffre est descendu à 120-125, puis est remonté pur s’établir entre 140 et 150 ces dernières années. Les 170 cardiologues annuellement formés dans les cinq ans à venir représentent une augmentation de 23 % des effectifs pour la discipline, ce qui constitue une embellie, et l’on ne peut pas dire que la cardiologie soit desservie par la filiarisation. On recense actuellement en France quelque 6 200 cardiologues, et l’on devrait pouvoir maintenir ce niveau .

 

Mais ce nombre continuera-t-il d’être suffisant au regard de l’augmentation de la population française ?

J-C. D. : Les quotas de formation par spécialité seront revus tous les cinq ans. Celui fixé pour la période 2010-2015 est plutôt favorable à la discipline. Au-delà de 2015, nous rentrons dans l’inconnu. Tout dépendra si le numerus clausus sera revu à la hausse ou à la baisse. S’il est maintenu aux alentours de 7 100, il ne devrait pas y avoir trop de changement pour la période suivante. Mais si, comme peuvent le laisse craindre certaines rumeurs, le numerus clausus devait être revu à la baisse, la situation serait plus problématique pour les périodes suivantes. Mais pour l’heure, après une période de grande inquiétude, nous pouvons afficher un optimisme mesuré.

 

Si la situation démographique de la cardiologie n’est pas trop inquiétante quantitativement, la dernière étude ordinale de la démographie médicale montre que les cardiologues sont inégalement répartis sur le territoire, et que les jeunes praticiens optent massivement pour l’exercice salarié. Que vous inspirent ces données ?

J-C. D. : Deux secteurs sont en effet inquiétants dans la discipline ; d’une part, la cardiologie libérale en cabinet de ville, et d’autre part l’exercice de la cardiologie dans les établissements de proximité, c’est-à-dire dans les hôpitaux de petites villes. Il est aujourd’hui très difficile de trouver des candidats à la relève pour l’exercice en cabinet et dans les hôpitaux de petites villes, ce qui est inquiétant pour assurer la couverture cardiologique de ces villes. Des plateaux techniques limités et de lourdes contraintes rendent peu attractifs ces lieux d’exercice pour les jeunes praticiens. C’est pourquoi depuis quatre ou cinq ans, le Collège des enseignants de cardiologie, avec Jean-François Thébaut, organise deux séminaires par an sur les modalités pratiques du métier de cardiologue ; nous voyons ainsi tous les internes en cardiologie. Mais il serait bon de sensibiliser davantage encore les jeunes à la cardiologie de ville. A cette fin, Jean-François Thébaut souhaiterait le développement de stages dans les établissements hospitaliers privés. Personnellement, j’y suis moins favorable, car cela équivaut à des stages en hôpital public. Les jeunes cardiologues –et les femmes en particulier, puisque la profession se féminise- aspirent à une activité régulée, c’est la raison pour laquelle ils choisissent l’exercice salarié. Mais je doute fort que l’on continue à créer de nombreux postes à l’hôpital, et je suis persuadé qu’à l’avenir, les débouchés seront plus importants en libéral. Je pense qu’il faudrait intéresser les jeunes cardiologues à l’exercice libéral en cabinet ; ils connaissent mal le monde libéral et font peu de remplacements. La cardiologie libérale traverse une période difficile, mais je pense que le Collège des enseignants en cardiologie et les syndicats peuvent trouver des solutions pour sensibiliser les jeunes à ce mode d’exercice.

 

L’exercice regroupé, la télémédecine et les coopérations interprofessionnelles peuvent-ils, selon vous, aider à surmonter cette crise de la cardiologie libérale ?

J-C. D. : Les regroupements en pôles de spécialités sont évidemment une piste. Mais on voit encore aujourd’hui que parmi les jeunes cardiologues qui s’installent, beaucoup choisissent encore d’exercer seuls, alors que cela fait dix ans que l’on dit que c’est aberrant. Les maisons de spécialistes sont l’avenir, mais nous devons faire beaucoup de pédagogie à leur sujet auprès des jeunes. La télémédecine peut évidemment être utile, en particulier dans les zones mal couvertes. Mais elle se développe aujourd’hui davantage dans les secteurs urbains, et ses applications restent à préciser. Quant aux coopérations, elles nécessitent une définition très précise des contours des métiers des uns et des autres, ainsi que l’émergence de nouveaux métiers de techniciens de cardiologie, qui impliquent eux-mêmes des formations complémentaires nouvelles, et des rémunérations supplémentaires. Je constate qu’après un enthousiasme pour ce sujet il y a une dizaine d’années, on est un peu en retrait à l’heure actuelle, et je pense qu’il faut relancer la réflexion sur les coopérations et les nouveaux métiers en cardiologie.