Eclipse du Sunshine Act à la française ?

356 – Depuis le mois de septembre, un groupe de travail, réuni à l’initiative de la ministre de la Santé et des Affaires sociales, planche sur la rédaction du projet de décret d’application « relatif à la transparence des avantages consentis par les entreprises produisant ou commercialisant des produits à finalité sanitaire et cosmétique destinés à l’homme », et sur celle de la circulaire qui accompagnera le décret. Jugeant irréaliste un premier projet de texte élaboré par le Gouvernement précédent, Marisol Touraine souhaite ainsi une nouvelle rédaction telle « que l’obligation de publication prévue par la loi soit réaliste et adaptée pour être effective et utile ».
Un certain nombre de mesures contenues dans ces projets, et notamment l’abandon de l’obligation de déclaration au premier euro a provoqué de vives protestations, notamment – et sans surprise – de la part de Prescrire, mais plus étonnement, de la part du Conseil national de l’ordre des médecins qui est monté au créneau pour dénoncer un projet de décret qui « détricote la loi ». Sans préjuger de la version définitive du décret, Le Cardiologue fait le point sur la question. En donnant la parole aux acteurs qui ont accepté de s’exprimer alors que les négociations ne sont pas terminées.

 

Le Diable est dans les détails, c’est bien connu, et ce qui est en train de se passer avec la rédaction d’un des décrets d’application de la loi de décembre 2011 en est une belle illustration. Inutile de rappeler le contexte dans lequel est née cette loi. L’affaire Mediator a mis cruellement à jour les dysfonctionnements de notre système d’évaluation et de sécurité des produits de santé, en particulier l’absence de transparence sur les liens d’intérêt existant entre les experts auprès des instances d’évaluation et les industries de la santé. Après moult rapports et des Etats généraux du médicament, une loi de renforcement de la sécurité sanitaire des médicaments et des produits de santé a été votée le 2 décembre 2011.

Cette loi prévoit, dans son article 2, que les entreprises de produits de santé doivent déclarer les conventions qu’elles concluent et les avantages qu’elles consentent aux acteurs du champ des produits de santé, personnes ou structures. Selon la loi, l’obligation de déclaration devait être effective à la publication du décret d’application et au plus tard au 1er août 2012 pour les conventions appliquées ou conclues et les avantages accordés et rémunérations versées à compter du 1er janvier 2012. Personne n’échappe, selon la loi, à ce « Sunshine Act » à la française, puisque cette obligation de déclaration s’applique à tous les professionnels de santé et leurs associations, aux étudiants se destinant à une profession de santé et leur groupements, aux associations d’usagers du système de santé, aux établissements de santé publics et privés, aux fondations, sociétés savantes, sociétés ou organismes de conseil intervenant dans le secteur des produits de santé, aux entreprises éditrices de presse, à tous les medias et aux organismes assurant la formation initiale des professionnels de santé.

Un engagement de Xavier Bertrand

Un décret devait fixer le seuil à partir duquel l’obligation de déclaration s’imposait. Un premier projet de décret en février de cette année, sous le précédent Gouvernement qui prévoyait l’obligation de déclaration des avantages consentis au premier euro, comme le ministre de la Santé et des Affaires sociales de l’époque, Xavier Bertrand, s’y était engagé. Ce projet de texte prévoyait aussi qu’un arrêté déterminerait le modèle-type de formulaire que les entreprises devront rendre public. Concernant les convention, ce formulaire devrait identifier les parties, préciser la date de signature et l’objet de la convention « sans que puisse leur être opposé le secret industriel et commercial », précisait le projet de décret. Le formulaire relatif aux avantages consentis en nature ou en espèces, il devait comporter les mêmes renseignement que le formulaire pour les convention ainsi que « la forme, la nature et le montant de chacun des avantages » et les motif pour lesquels ils ont été octroyés. Il précisait également que les entreprises devaient transmettre « sans délai » les formulaires aux Ordres professionnels.
Cela, c’était au début de l’année. Les élections présidentielles ont porté François Hollande au pouvoir avant que ne soit publié le décret, qui ne faisait pas l’unanimité, on s’en doute. Au Gouvernement socialiste donc de prendre le relais.  En juillet dernier, Marisol Touraine a annoncé la mise en place d’un groupe de travail destiné à faire évoluer le projet de décret d’application des mesures relatives au Sunshine Act à la française, et visait alors une entrée en vigueur du texte pour le mois d’octobre… Très critique à l’égard du projet de décret élaboré par le précédent gouvernement, la ministre estimait dans un communiqué qu’il « ne répond(ait) pas aux problèmes de conflits d’intérêts qui se posent concrètement et impos(ait) aux entreprises des obligations de publication à la fois imprécises dans leur objet et irréalistes dans leur définition ». « Il faut donc que l’obligation de publication prévue par la loi soit réaliste et adaptée pour être effective et utile », concluait Marisol Touraine, convaincue du bien fondé de la transparence en matière de promotion des produits de santé.

Un nouveau projet de décret très critiqué

Mise en place à la rentrée, ce groupe de travail a donc travaillé à l’élaboration d’un nouveau projet de décret. A l’issue de la deuxième réunion, Prescrire et Formindep ont décidé de ne pas assister à la troisième, à l’issue de laquelle, c’est l’Ordre des médecins qui a manifesté son désaccord dans un communiqué très critique qui, sous le titre « de la lumière à l’obscurité » dénonce « la volonté affichée dans le projet de décret de vider de la loi de sa portée, sous des prétextes fallacieux ».
Qu’est-ce qui a motivé ces réactions ? Pour les adversaires du nouveau projet de décret, le renoncement à l’obligation de déclaration au premier euro constitue le casus belli. La nouvelle mouture du texte prévoit effectivement que le seuil des déclarations des avantages consentis par les laboratoires aux acteurs du champ des produits de santé serait fixé à 60 euros (la rumeur aujourd’hui parle d’un seuil établi à 30 euros). Dans leur déclaration, les entreprises devraient préciser « la tranche dans laquelle est compris le montant cumulé, arrondi à l’euro le plus proche, sur une période de six mois et pour chaque bénéficiaire », des avantages consentis « directs ou indirects, en nature ou en espèces ».
Six tranches sont prévues ; de 60 à 500 euros ; de 501 à 1 000 euros ; de 1 001 à 10 000 euros ; de 10 001 à 100 000 euros ; de 100 001 à 500 000 euros et supérieure à 500 000 euros. Les détracteurs du projet de décret voient dans ce système de tranches le moyen de dissimuler des sommes cumulées dans de « larges tranches » et soulignent notamment l’écart allant de 1 001 à 10 000 euros.

Le flou de la notion d’avantage

Autre objet de critique : le décret prévoit que la publication se fera sur le site de chaque entreprise ou « à défaut sur le site d’une groupement d’entreprises » et non sur un site unique regroupant toutes les informations. En outre, le projet de circulaire qui accompagnera le décret  précise que « l’entreprise ou le responsable du site en cas de regroupement doit veiller à la mise en place de mesures visant à empêcher les moteurs de recherche de procéder à une indexation des bénéficiaires ».
Enfin, l’interprétation de la notion d’avantage donne lieu à un certain flou qui n’est pas du goût des opposants au projet de décret et de circulaire. Dans cette dernière, on peut en effet lire que « l’avantage à rendre public s’entend de ce qui est alloué ou versé à une personne bénéficiaire sans contrepartie ». Dans la version du 17 octobre du projet de circulaire, une phrase a été supprimée : « Dès lors, les rémunérations d’un service ne doivent pas être considérées comme entrant dans le champ de l’obligation de publication, puisque, par nature, celles-ci ne constituent pas des avantages ».

Ainsi donc, les avantages en nature comme les dons de matériels, les invitations, les frais de restauration ou la prise en charge de voyages d’agrément, ou en espèce comme des commissions, des remises, des ristournes ou des remboursements de frais devraient être déclarés, mais pas les rémunérations perçus pour des interventions lors de congrès ou la participation d’un professionnel au board d’une entreprise. Cela fait tout de même tout un pan, et non des moindres, des « avantages » qui échapperait à la déclaration publique.
La date souhaitée par Marisol Touraine pour l’entrée en vigueur de l’obligation de déclaration est dépassée. A l’heure où nous paraissons, une autre réunion du groupe de travail aura eu lieu. La seule modification qu’on peut sans doute en attendre est l’abaissement du seuil de l’obligation de déclaration. Mais dans la mesure où le retour à l’obligation de déclaration dès le premier euro est exclu, le décret paraîtra en l’état pour l’essentiel. Et l’opposition ne manquera pas de souligner que le Gouvernement socialiste obscurcit quelque peu le Sunshine à la française. En passant sous silence que, malgré son attitude volontariste, Xavier Bertrand n’a pas imposé son projet de décret au début de l’année, trop heureux sans doute de laisser à son successeur ce délicat dossier.

 

Albert Hagège (SFC) 

« L’Ordre joue un jeu dangereux »

Président de la Société Française de Cardiologie, le Pr Albert Hagège participe à ce titre au groupe de travail pour la rédaction du décret d’application relatif à la publication des liens d’intérêt. « Au sein de ce groupe de travail nous essayons de trouver une solution raisonnable, et nous y étions parvenus dès la deuxième réunion. Mais Prescrire et Formindep d’abord, puis l’Ordre des médecins ensuite ont dénoncé le texte et fait pression sur les gens de la commission pour introduire plus de contrôle et un seuil de déclaration fixé au premier euro, ce qui n’est pas réaliste. » Albert Hagège estime que l’Ordre fait une interprétation erronée du projet de décret. « Tous les contrats entre industrie et professionnels de santé seront publiés sur les sites des industriels et la transparence est obligatoire pour tout le mode. L’Ordre voudrait aussi que si l’industrie donne de l’argent pour un but collectif, cela passe aussi par lui ! Je ne sais pas ce que cherche l’Ordre, mais il joue un jeu dangereux. Je crois surtout qu’il veut que tout passe par lui pour tout contrôler. »

 

François Rousselot

« L’opacité organisée »

Le président de la commission des relations médecin-industrie du Conseil national de l’ordre des médecins explique en quoi le projet de décret d’application « détricote » la loi de décembre 2011 et pourquoi l’Ordre est prêt à faire un recours en Conseil d’Etat s’il devait être publié dans sa version actuelle.

 

L’Ordre a protesté contre le projet de décret d’application de la loi de décembre 2011. Quels sont vos points de désaccord ?

François Rousselot : La première réunion avec la DGS était consacrée au projet de décret. Mais la deuxième réunion et les suivantes ne portaient plus sur ce texte mais sur la circulaire d’application. L’Ordre a manifesté son étonnement devant ce qui nous semblait prématuré. Petit à petit, il est apparu que la position de la DGS se durcissait dans un même sens, allant vers un détricotage de la loi et le sens de l’industrie pharmaceutique.

Concrètement, cela se manifeste comment ?

F. R. : Le problème principal réside dans l’interprétation du terme « avantages » inscrit dans la loi, et de l’interprétation qu’en fait la DGS, avec laquelle nous ne sommes absolument pas d’accord. Selon l’analyse de la DGS, les avantages désignent les dons fait par l’industrie pharmaceutique aux professionnels de santé sans contrepartie, et doivent à ce titre faire l’objet d’une déclaration. A l’inverse, les rémunérations perçues pour des travaux effectués à la demande de l’industrie ne seraient pas soumises à cette obligation. Les liens d’intérêt sont les plus forts échapperont donc totalement à la transparence. Le bloc-notes et le stylo donné à un médecin, un billet d’avion pour participer à un congrès devront être déclarés, mais pas les rémunérations des orateurs au même congrès !
Par ailleurs, les avantages perçus par les professionnels de santé au travers des associations subventionnées ne sert pas publiables non plus : aucun contrôle ne pourra donc s’exercer, c’est de l’opacité organisée !

Vous dénoncez également la mise à l’écart de l’Ordre ?

F. R. : Tous les Ordres sont concernés, mais l’Ordre des médecins l’est tout particulièrement qui, en l’état actuel du texte est totalement écarté du dispositif. En effet, le projet de décret ne prévoit pas l’obligation de transmission par voie électronique des conventions entre médecins et industriels de la santé adressées à l’Ordre des médecins. Et ce en dépit des observations de la Cour des Comptes. Il n’est pas prévu non plus que les industriels aient l’obligation de transmettre les conventions conclues avec les médecins, et en particulier les contrats d’experts et d’orateurs.

Comment expliquez-vous l’attitude de la Direction générale de la santé ?

F. R. : Je peux comprendre que dans le contexte de la crise économique l’on ménage une industrie de santé pourvoyeuse d’emplois. Mais l’on peut quand même s’étonner de l’attitude des politiques actuellement au pouvoir, car lorsqu’ils étaient dans l’opposition, à l’époque du débat sur la loi, ils trouvaient que rien n’était jamais assez transparent…

Pour quelle date est prévue la parution du décret, et quelle suite l’Ordre compte-t-il donner si le texte paraît en l’état ?

F. R. : La publication étati annoncée pour la mi-janvier, mais ce délai paraît court aujourd’hui, une fois finalisé, il doit être soumis à la CNIL et au Conseil d’Etat. Si les textes du décret et de la circulaire devaient rester dans leur actuelle version, le Conseil national de l’ordre des médecins ferait un recours en Conseil d’Etat avec la quasi-assurance d’obtenir gain de cause : on a du mal à penser que le Conseil d’Etat puisse approuver un texte d’application si éloigné de la loi de décembre 2011.