Des recommandations juridiquement opposables

346 – « Faire grief » : ces deux mots soigneusement choisis par le Conseil d’État changent peut être tout quant à l’opposabilité des recommandations. Jusqu’à présent, le respect d’une recommandation ne s’imposait au médecin qu’à titre déontologique. Affirmer ainsi qu’une recommandation « fait grief », c’est reconnaître qu’elle modifie par elle-même la situation juridique d’un praticien qui ne la respecterait pas et qui, de fait, pourrait faire l’objet d’une contestation devant le juge. Cette expression juridique serait en langage commun synonyme de « réglementaire » ou « opposable ». Cependant, une recommandation n’est pas éternelle et peut devenir caduque plus ou moins rapidement, tant il est vrai que les données acquises de la science changent de nos jours parfois très rapidement. La décision du Conseil d’Etat est-elle une révolution juridique ou une affirmation répétée de l’exigence actuelle d’une amélioration constante de la sécurité des soins ? C’est ce que tentent de décrypter les experts du Cardiologue dans ce dossier spécial.

Par un arrêt du 27 avril 2011, le Conseil d’Etat a élargi son contrôle relatif à l’exigence d’impartialité des experts des groupes de travail de la Haute Autorité de Santé (HAS). Que cette solution prenne sa source dans la jurisprudence plus ancienne consacrant le principe d’impartialité ou qu’elle soit considérée comme l’une des « conséquences collatérales de l’affaire du Médiator », [1] elle insiste sur le caractère réglementaire des Recommandations de Bonne Pratique (RBP) tout en imposant le respect scrupuleux des règles préventives des conflits d’intérêts au sein des autorités administratives indépendantes. 

L’Association Formindep a déposé devant le Conseil d’Etat une requête en annulation contre le refus opposé par le président de la HAS d’abroger une recommandation intitulée : Traitement médicamenteux du diabète de type 2.

L’association soutenait que des experts médicaux qui participent à la rédaction de la recommandation entretenaient des liens d’intérêts avec des laboratoires pharmaceutiques. Selon la HAS, la requête devait se voir opposer une fin de non-recevoir au motif que la RBP était dépourvue de force contraignante et qu’ainsi, n’étant pas susceptible de faire grief, elle ne pouvait être l’objet d’un recours en excès de pouvoir.

Estimant que RBP avait été élaborée dans des conditions irrégulières (absence de déclaration de conflits d’intérêts de certains membres du groupe d’experts), le Conseil d’Etat a annulé la décision de refus émanant du président de la HAS et ordonné l’abrogation de ladite recommandation dans un délai de 15 jours suivant la notification de la décision.

Le Conseil d’Etat procède en deux temps. Il reconnaît d’abord le caractère réglementaire des RBP 9 [1], ce qui lui permet ensuite de contrôler le respect du principe d’impartialité 9 [2]. Nous étudierons dans un troisième temps les conséquences liées à la suppression de la RBP 9 [3].

[1] Le caractère réglementaire des recommandations de bonne pratique

Dans l’arrêt Formindep, le Conseil d’Etat ne vérifie pas si les RBP, élaborées par la HAS sur le fondement des articles L. 161-37, 2° et R. 161-72 du Code de la Sécurité Sociale (CSS), ont été rédigées de façon impérative. [2] La haute juridiction administrative relève que l’objet de ces recommandations est de « guider les professionnels de santé dans la définition et la mise en œuvre des stratégies de soins à visée préventive, diagnostic ou thérapeutique les plus appropriées, sur la base des connaissances médicales avérées à la date de leur édiction ». C’est parce que le médecin a « l’obligation déontologique (…) d’assurer au patient des soins fondés sur les données acquises de la science [que] ces recommandations de bonne pratique doivent être regardées comme des décisions faisant grief susceptible de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir ».

On en déduit que les recommandations visées par les articles L. 161-37, 2° et R. 161-72 ont intrinsèquement un caractère impératif à raison de leur objet. C’est parce que les recommandations de la HAS s’intègrent à l’obligation déontologique du médecin qu’elles constituent nécessairement une norme réglementaire qui fait grief.

Les RBP sont une source de responsabilité déontologique, civile et administrative du médecin en ce qu’elles participent à la définition des données acquises de la science. [3] A l’inverse, le respect des RBP dégage le praticien de toute responsabilité. [4] Certes, le juge civil ou administratif n’est pas lié par les recommandations. Les données acquises de la science trouvent avant tout leur source dans la science médicale (littérature médicale, usages médicaux, référentiels) et non dans le droit. Cependant, le non-respect d’une recommandation devrait constituer une présomption de faute. Il appartiendra au médecin poursuivi d’établir que les recommandations ne correspondent pas ou ne correspondent plus aux données acquises de la science ou qu’elles ne correspondent pas au cas particulier du patient. Rappelons que l’appréciation de ces données ne se limite pas au territoire français, mais s’étend aux pratiques éprouvées dans d’autres pays et à l’opinion de la communauté scientifique internationale.

Les RBP constituent des normes réglementaires parce qu’elles sont posées par une autorité publique et qu’elles ont pour objet d’encadrer la pratique médicale. En revanche, la qualification de normes est discutable lorsque les recommandations émanent d’autres autorités ou s’apparentent à de simples conseils. [5] Ainsi la recommandation par laquelle le collège de la HAS exprime, sur le fondement de l’article R. 161-71 CSS, sa préférence pour la non-inscription d’une spécialité sur la liste des spécialités remboursables par la Sécurité Sociale n’est qu’un simple avis insusceptible de recours pour excès de pouvoir. [6]

[2] L’exigence d’impartialité des experts de la HAS 

Le juge administratif vérifie que les personnes qui concourent ou participent à l’adoption d’un acte administratif répondent aux exigences d’impartialité, nonobstant la déclaration par l’expert de ses liens d’intérêt. [7]

Dans l’arrêt Formindep, l’association requérante avait produit des éléments susceptibles d’établir l’existence de liens d’intérêts entre certaines personnes ayant participé au groupe de travail et des entreprises ou établissements intervenant dans la prise en charge du diabète. Ces éléments n’ayant pas emporté la conviction du juge, celui-ci a exigé la production des déclarations d’intérêts. C’est parce que la HAS n’a pas été en mesure de verser au dossier l’intégralité des déclarations d’intérêts que le refus d’abroger du président est annulé. Autrement dit, les éléments de suspicion rapportés par l’association valaient présomption de conflit d’intérêts dès lors que les déclarations d’intérêt n’ont pas été régulièrement produites.

[3] Les conséquences de l’abrogation d’une recommandation de bonne pratique

Suivant le raisonnement du Conseil d’Etat, la RBP fait grief au motif que son objet consiste à encadrer la pratique médicale et participe ainsi à la définition de l’obligation déontologique du médecin. Ce faisant, la haute juridiction administrative insiste sur l’opposabilité de ces normes aux professionnels médicaux.

Le non-respect d’une recommandation ne participe pas seulement à la caractérisation de la faute déontologique, mais ferait également présumer la faute médicale. Inversement, le patient aura bien du mal à démontrer une faute médicale si le praticien s’est en tout point conformé aux recommandations.

Dans ces conditions, on peut s’interroger sur les conséquences de l’abrogation de la recommandation sur les actes médicaux qui lui sont antérieurs. La faute doit-elle s’apprécier compte tenu des recommandations en vigueur à l’époque où elle a été commise ? Ces recommandations font apparaître l’état de la science à un moment donné. L’abrogation qui n’a d’effet que pour l’avenir, l’annulation ou le retrait qui ont un effet rétroactif d’une recommandation, ne devrait pas permettre de reprocher à un médecin de s’être fondé sur ladite recommandation pour apprécier les données acquises de la science.

Cependant, le juge n’est pas lié par les RBP, ce qui exclut que le médecin puisse faire l’économie d’une recherche de l’évolution des données scientifiques en se limitant à l’application des recommandations.

La question de la validité de la RBP présente un intérêt particulier en matière pénale. On sait que le médecin qui cause indirectement un dommage à son patient (défaut de contrôle ou de surveillance, retard dans le diagnostic ou l’intervention) engage sa responsabilité pénale uniquement si son imprudence ou sa négligence résulte d’une faute qualifiée (art. 121-3 Code pénal).

La notion de faute qualifiée recouvre la faute caractérisée (exposer autrui à un risque d’une particulière gravité que l’auteur de la faute ne pouvait ignorer) et la faute délibérée (violation manifestement délibérée d’une obligation particulière de prudence et de diligence prévue par la loi ou le règlement).

Même si le respect des RBP ne doit pas être aveugle, la violation délibérée de ces recommandations s’apparenterait à une faute délibérée sanctionnée pénalement, et ce d’autant plus que le caractère réglementaire de la RBP est reconnu par le Conseil d’Etat. L’annulation d’une RBP ne devrait-elle pas alors permettre au médecin d’échapper à sa responsabilité pénale ? Il y a là un intérêt à ce que la recommandation soit annulée et pas simplement abrogée, [8] d’autant que le juge pénal est compétent pour annuler l’acte règlementaire illégal sur lequel est fondée la répression.

En reconnaissant que les RBP sont grief, le juge admet sans ambiguïté leur caractère opposable et ainsi le fait qu’elles puissent servir à démontrer une faute délibérée.

En conclusion, rappelons que la HAS a procédé à l’analyse de ses RBP entre 2005 et 2010 afin d’y déceler une suspicion de conflit d’intérêts d’un expert ou l’absence d’une ou plusieurs déclarations publiques d’intérêt. Le Collège a suspendu six recommandations de bonne pratique présentant des faiblesses de forme et procède désormais à leur actualisation. [9] Déjà en mai 2011, la recommandation sur la prise en charge de la maladie d’Alzheimer avait été retirée à la suite du retrait de la recommandation sur le diabète de type 2. [10]

Le projet de loi relatif à la Déontologie et prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique consacre l’obligation d’impartialité dégagée par la jurisprudence. Le projet généralise l’exigence de la déclaration d’intérêts obligatoire et prévoit la création d’une Autorité de la déontologie de la vie publique. C’est dire que l’évolution de la jurisprudence associée à l’affaire du Médiator est à l’origine d’une réforme profonde du statut des responsables publics et de la transparence de nos institutions. n

Armand Dadoun

MCU Lille 2 (Droit et Santé), CRDP – ERADP

 

[1] J. Peigné, note RDSS 2011.483 sur CE 27 avril 2011, Assoc. Formindep, n°334396.
[2] Cette vérification s’impose pour les circulaires (CE 18 déc. 2002, Mme Duvignères) mais aussi pour certaines recommandations telles que celle relative aux conditions d’accès au dossier médical (CE 26 sept. 2005, Conseil national de l’ordre des médecins, n°270234).
[3] CE 12 janv. 2005, n°256001.
[4] Civ. 1ère, 4 janv. 2005, n°03-14206.
[5] Qu’en est-il des accords de bon usage et contrats de bonne pratique de soins (art. L. 162-12-17 CSS) ? L’accord qui se borne à promouvoir un objectif de maîtrise médicalisée des dépenses s’appliquant aux antiagrégants plaquettaires, en préconisant l’aspirine pour les cas non aigus de traitement de l’artériopathie oblitérante des membres inférieurs n’a pas entendu établir des références médicales opposables : CE 31 déc. 2008, Sté Sanofi Pharma Bristol-Myers Squibb. Qu’en est-il des référentiels de bonne pratique établis par l’INCA ?
[6] CE 12 oct. 2009, Sté GlaxoSmithKline Biologicals. 
[7] CE 12 fév. 2007, Sté Laboratoires Jolly-Jatel ; CE 11 fév. 2011, Sté Aquatrium.
[8] « N’ayant pas de portée rétroactive, l’abrogation d’un acte administratif individuel pénalement sanctionné est sans effet sur la validité de poursuites fondées sur la violation antérieure de cet acte » : Crim. 19 fév. 1997, Bull. crim. n° 68.
[9] Communiqué HAS, sept. 2011, « Indépendance de l’expertise : la HAS tient ses engagements ». Les RBP suspendues sont notamment : Prévention vasculaire après un infarctus cérébral ou un accident ischémique transitoire (mars 2008) ; Prise en charge des patients adultes atteints d’hypertension artérielle essentielle (juillet 2005).
[10] Formindep avait déposé une requête, parallèlement à celle sur le diabète, en vue de l’abrogation de la recommandation « Diagnostic et prise en charge de la maladie d’Alzheimer et des maladies apparentées ».

 

Entretien Jean-Luc Harousseau

« S’appuyer sur les Conseils nationaux professionnels »

Le président de la Haute Autorité de Santé explique les changements qui vont intervenir dans l’élaboration des recommandations de bonne pratique.

Après la décision du Conseil d’Etat, quel changement va intervenir à la HAS dans l’élaboration des recommandations de bonnes pratiques ?

Jean-Luc Harousseau : Il est bien évident qu’après cette décision, notre vision sur nos propres recommandations change. Si elles sont utiles, elles ne sont pas forcément suivies. Or, après le retrait récent de certaines recommandations, beaucoup de praticiens et en particulier des associations de formation, nous interrogent sur ce qu’ils doivent faire maintenant. Autrement dit, le manque crée un besoin, le besoin d’un « label » HAS pour des recommandations de bonne pratique intellectuellement indépendantes. Cela nous pousse à faire encore mieux intellectuellement pour élaborer nos recommandations, pour les faire mieux connaître, les rendre plus attractives, plus facilement accessibles, ce à quoi nous nous employons.

Plus important encore que leur élaboration, l’actualisation des recommandations est essentielle, et suppose un état de veille permanent. Pour cela, le mieux est que les professionnels y travaillent. Pour cela, nous allons passer un contrat de partenariat avec les conseils nationaux professionnels sur lesquels nous allons nous appuyer. A eux de fournir à la HAS des listes d’experts indépendants libres de conflits d’intérêt, à la HAS d’édicter la méthodologie, de vérifier la validité des experts, puis d’examiner, d’amender, les documents fournis par les professionnels. Cette démarche est essentielle au moment où nous avons besoin de recommandations sur lesquelles asseoir les bonnes pratiques dans le cadre du futur DPC et de la rémunération à la performance instaurée par la dernière convention médicale. C’est un projet est en cours pour 2012.

La décision du Conseil d’Etat rend-elle les recommandations opposables ?

J.-L. H. : Pour l’instant, leur respect relève de l’incitation, cette incitation devenant notamment financière dans le cadre de la rémunération à la performance.

 

 

Pr Olivier Dubourg (*)

«L’important est de connaître les conflits d’intérêt »

Que vous inspire la décision du Conseil d’Etat qui a entraîné de retrait de recommandations au motif que la HAS n’a pas pu présenter toutes les déclarations de conflit d’intérêt ?

Olivier Dubourg : Il s’agit de savoir si tous les experts ayant touché le moindre centime d’une société industrielle doivent être exclus et si l’on doit retenir des experts dénués de tout conflit d’intérêt quitte à ce qu’ils n’aient pas d’expertise pertinente sur le produit concerné. Je ne pense pas qu’il faille aller jusqu’à écarter  les experts déclarant un conflit d’intérêt, je pense que l’important est de savoir quels sont ces conflits, qui doivent donc être tous déclarés. Et si quelqu’un ne déclare pas un conflit d’intérêt, il doit être écarté, un point c’est tout. En ce sens, je comprends tout à fait la décision du Conseil d’Etat auquel la HAS n’a pas pu fournir toutes les déclarations d’intérêt. Ce qui ne signifie pas que les experts qui ont fait la recommandation sur le diabète de type II ont fait du mauvais travail.

Je viens de faire une recommandation sur les cardiomyopathies hypertrophiques, dans le cadre du plan Maladies Rares avec la HAS ; nous étions 16, nous avons mis cinq ans à l’élaborer, et il y en a eu cinq versions successives avant la version définitive. Je ne peux pas penser que les gens qui ont élaboré la recommandation sur le diabète de type II ont moins bien travaillé que nous. Mais nous avons fourni à la HAS toutes nos déclarations d’intérêt.

(*) Chef de service de cardiologie à l’hôpital Ambroise Paré (Boulogne-Billancourt, Hauts-de-Seine).
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