La Madone de Tarquinia de Filippo Lippi (1406-1469) et la parenté du génie

370 – La Galerie Nationale d’Art Ancien du palais Barberini à Rome permet d’admirer une Vierge à l’Enfant de Fra Filippo Lippi (v.1406-1469) qui meurt à Spolète, petite ville d’Ombrie au nord de Rome, le 8 octobre 1469 entouré de son fils âgé de 12 ans, Filippino Lippi (1457-1504), sans avoir eu le temps de terminer les peintures de l’abside de la cathédrale. Dix huit ans après sa mort, Filippino s’arrêta à Spolète pour mettre en place un monument sur la tombe de son père à la demande de Laurent le Magnifique (1449-1492) soulignant les liens étroits qui les unissaient aux Médicis, à la fois mécènes et protecteurs. 

Un orphelin de talent

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Filippo Lippi : autoportrait (détail). Dans Scènes de la vie de la Vierge, fresques de la cathédrale de Spolète.

Filippo di Tommaso Lippi serait né à Florence vers 1406 ; orphelin très tôt, c’est à l’âge de huit ans qu’il est confié au couvent de Santa Maria del Carmine (du Carmel) où il va peindre ses premières oeuvres. En 1421, il prononce ses vœux avec son ami Fra Diamante (v.1400-v.1485) qui sera son alter ego et assistant jusqu’à la fin de sa vie. C’est dans la chapelle Brancacci, située dans l’église Santa Maria del Carmine, que Filippo va être influencé par les derniers raffinements gothiques de Masolino (1383-1440) et les innovations de Masaccio (1401-1428).

En 1428, Filippo est nommé sous-prieur des Carmélites de Sienne où il pu s’imprégner des peintures de l’école siennoise. En 1432, il quitte le couvent sans quitter l’habit et en 1437, il peint sa première œuvre importante, le Retable Barbadori (Louvre) qui est l’un des premiers exemples de « Sainte Conversation » regroupant la Vierge, l’Enfant et les saints sur un seul panneau.

La Madone de Tarquinia

La Madone de Tarquinia
Filippo Lippi : La Madone de Tarquinia (1437).
Tempera sur bois, 151 x 66 cm.

Cette Vierge à l’Enfant est la première œuvre datée (1437) de l’artiste, dans un cartouche à la base du trône, et se situe à un tournant dans son évolution artistique, probablement sous l’influence de peintres flamands tels que Jan Van Eyck (1395-1441) qui, dès le début du XVe siècle, montrèrent des figures célestes dans un cadre domestique. Filippo Lippi a pu découvrir ces peintres lors d’un séjour à Padoue en 1434, dans l’entourage de Cosme de Médicis dit l’Ancien (1389-1464) temporairement exilé.

La Madone de Tarquinia (ou Corneto Tarquinia), découverte au XIXe siècle dans la petite ville de Corneto située dans la région du Latium, en Italie centrale, devenue Tarquinia en référence à son passé étrusque (Tarquin l’Ancien ayant été le premier roi d’origine étrusque de la Rome antique), y fut apportée par son commanditaire, Giovanni Vitelleschi, archevêque de Florence, pour son palais construit dans les années 1430 ; on y voit l’Enfant Jésus se précipiter sur sa mère dans un bel élan de tendresse, mais il est presque grotesque, erculeo Bambino, avec une grosse tête joufflue, un torse puissant et de larges membres, sur le modèle du putto « enfant potelé et nu » partout présent, le plus souvent avec deux ailes, dans l’art hellénistique et romain.

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Filippo Lippi : buste en habit de Carme dans la cathédrale de Spolète.
par Benedetto da Maiano (1442-1497).

Ceci est à rapprocher du petit Jésus potelé et impatient, dans l’Adoration des Mages sculpté par Nicola Pisano (1220-1278) sur la chaire du baptistère de Pise avec l’une des Vertus terrestres sous l’aspect d’un Hercule nu (1260), emprunté aux vestiges antiques. Assise sur un trône jaspé en éventail dans un style byzantin, la Madone, à la tristesse retenue, a des mains massives  et une tête presque ronde et aplatie, dans un style typique de Filippo Lippi ; les plis de sa robe sont à la fois souples et larges.

La scène se situe dans le cadre privé d’une chambre ouverte sur une cour que l’on entrevoit à travers un portail semi-ouvert à l’arrière avec des volets garnis de ferrures et un paysage visible par la fenêtre ouverte sur la gauche, de tradition nordique mais aussi siennoise situant les scènes de la vie de la Vierge au sein d’une pièce communiquant avec d’autres espaces.

En outre, le peintre impose un effet d’optique sous forme d’une impression de relief « écrasé » ou stiacciato inspiré de Donatello (1386-1466) avec une lumière rasante sur le tissu et les bijoux au sein d’une pénombre nuancée. Le naturalisme flamand est retrouvé dans le réalisme du livre de prières d’où pendent des signets, avant l’influence des couleurs claires et lumineuses de Fra Angelico (v.1400-1455) et avant que l’artiste prenne ses distances avec l’influence de Masaccio. Il en résulte une grande tendresse et une sensualité inhabituelle d’autant que c’est la première fois, dans la peinture italienne, que les saints personnages n’ont pas d’auréole et sont représentés dans une ambiance intime; ils sont résolument humains.

Une vie tumultueuse

En 1438 Filippo Lippi passe au service des Médicis ; en 1452, il commence les fresques de l’église Santo Stefano à Prato parmi lesquelles la Danse de Salomé lors du Festin d’Hérode est l’expression la plus vivante qu’il ait composée. Cette même année, Filippo d’un caractère impulsif, fut compromis dans une histoire de faux en écritures, mis en prison et condamné à l’estrapade.

En 1456, il est chapelain du couvent des religieuses de Santa Margherita à Prato où il va séduire une jeune religieuse qui lui sert de modèle, Lucrezia Buti née en 1435, dont il aura un fils, Filippino en 1457. Cette liaison scandaleuse fut divulguée par le tamburazione, fente par laquelle on glissait les dénonciations anonymes.

C’est Cosme de Médicis qui va lui sauver la vie en demandant sa grâce au pape Pie II Piccolomini (1405-1464) qui accepta de relever Filippo et Lucrezia de leurs vœux ; Cosme de Médicis excusait les fautes de l’homme par le génie du peintre et « ce moine en rupture de vœux qui émancipa la peinture religieuse » avait voulu rester moine malgré ses aventures et c’est sous l’habit blanc de sa congrégation que, après son époque « pratese » (1452-1466), il arrive à Spolète pour y peindre les fresques à la glorification de la Vierge de l’abside de la cathédrale. Filippo Lippi s’y représentera en compagnie de son jeune fils adolescent. Ces fresques, restées inachevées à sa mort, seront terminées par son fils et Fra Diamante.

L’inné et l’acquis du talent : les deux Lippi

Filippo Lippi était considéré de son vivant comme l’un des plus grands artistes florentins et fut le premier à se représenter parmi les personnages de ses peintures. A la fois maître habile et tyrannique, fabuleux coloriste sachant donner une remarquable vivacité à ses œuvres, Fra Filippo Lippi eut souvent des relations compliquées avec ses élèves parmi lesquels le plus prestigieux fut Sandro Botticelli (1445-1510) chez lequel Filippino Lippi fit son apprentissage avant d’être considéré à son tour et de son vivant, comme un peintre florentin éminent. Les œuvres de Filippino sont moins sereines que celles de son père, reflétant les années de répression artistique du prédicateur Savonarole (1452-1498).

A la mort de Filippino Lippi à l’âge de quarante six ans, « d’une très mauvaise fièvre et d’une angine », les ateliers d’artistes demeurèrent fermés lors des funérailles, ce qui n’était réservé qu’aux personnalités princières. « Le père était né vers 1406, le fils mourut en 1504. A travers leurs œuvres, on peut suivre la marche du grand siècle de la peinture florentine, de son aurore à son crépuscule » (Mengin).

Louis-François Garnier

Bibliographie

[1] Baxandall M. L’œil du Quattrocento. Gallimard 2013.
[2] Deimling B. La peinture des débuts de la Renaissance à Florence et en Italie centrale. in Renaissance italienne. Editions de La Martinière 1995.
[3] Le printemps de la Renaissance. La sculpture et les arts à Florence 1400-1460 Louvres éditions 2013. 
[4] Mengin U. Les deux Lippi. Librairie Plon 1932.
[5] Molinié A.S. Filippo Lippi, la peinture pour vocation. A Propos 2009.
[6] Panofsky E. La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident. Flammarion 2008.
[7] Paolucci A. Filippo Lippi. Art Dossier Giunti Editore 200.
[8] Toman R. et al. L’Art de la Renaissance italienne. Ullmann 2013.
[9] Vasari G. Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Commentaires d’André Chastel. Acte Sud 2005.
[10] Filippo et Filippino Lippi. La Renaissance à Prato. Silvana Editoriale 2009 et de façon romancée.
[11] S. Chauveau. La passion Lippi. Folio 2006.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour ses conseils érudits et au conservateur du musée Barberini pour sa bienveillante disponibilité.