La Peste : de l’ire divine au céleste courroux ou la colère de Dieu (1ère partie)

Octobre 1347 : des navires génois en provenance de la mer noire mouillent à Messine ; à leur bord les marins sont morts ou agonisent. A l’instar du film Nosferatu, le fantôme de la nuit (1979) de Werner Herzog où Dracula se rend en bateau dans la ville hanséatique de Wismar avec des rats cachés dans des cercueils pour y transmettre la peste, les soutes des navires génois sont infestées de rats noirs (rattus) couverts de puces dont on sait maintenant qu’elles fourmillaient de bactéries dénommées Yersinia pestis identifiées en 1894 par Alexandre Yersin (1863-1943) suivie de la mise en évidence en 1898, non sans risques, du rôle des rats vecteurs de puces dans la propagation de la maladie par Paul-Louis Simond (1858-1947).[1]

Mais, au Moyen-âge nous n’en sommes pas là et loin s’en faut puisque la peste est alors considérée comme une punition divine pour punir les péchés des hommes. [2-4] La cause première est bel et bien la colère de Dieu avec des flèches empoisonnées tombant sur les fautifs au sein d’une atmosphère imprégnée de miasmes délétères. Il faut en effet craindre « le fouet divin » (Luther) par lequel Dieu appelle à la repentance, et la colère de Dieu comme au Jour (Dies irae) du Jugement dernier : « Jour de colère, que ce jour-là /Où le monde sera réduit en cendres ». La peste noire de 1347 fut le paroxysme de ces épidémies qui, avec la guerre, constitueront les plus grands fléaux du monde médiéval. [3] 

Cette épidémie va tuer en cinq ans (1347-1352) le tiers de la population européenne fragilisée par la famine et les guerres, puis va revenir de façon plus ou moins localisée et virulente. [4] Nul ne pouvait alors douter du châtiment divin qui impose à l’humanité « Un mal qui répand la terreur/Mal que le ciel en sa fureur/Inventa pour punir les crimes de la terre » et ce mal est « La peste (puisqu’il faut l’appeler par son nom)/capable d’enrichir en un jour l’Achéron » (a) comme le dit si bien La Fontaine (1624-1695) dans Les Animaux malades de la peste. 

Des signes annonciateurs de la colère de Dieu peuvent exister comme avant la peste de Londres de 1665 [5] où apparut une comète « d’une couleur pâle, languissante prédictive d’un lourd châtiment, lent et sévère, terrible et effrayant », la « mort noire » (black death) n’épargnant personne sans distinction de sexe ou d’âge. Une autre comète brillante annonça « un coup soudain, rapide et impétueux » comme le fut le grand incendie qui ravagea cette même ville de Londres en septembre 1666 car « Dieu n’avait pas encore suffisamment châtié la cité ». [5] En outre, la peste favorise l’émergence d’ « une race perverse de prétendus magiciens » [5] charlatans et autres astrologues ou prédicateurs de mauvais augure à l’image de Philippulus le prophète de L’Étoile Mystérieuse (Hergé) qui proclame en incitant à faire pénitence « Je vous annonce que des jours de terreur vont venir ! La fin du monde est proche, tout le monde va périr et les survivants mourront de faim et de froid et ils auront la peste, la rougeole et le choléra ! »

C’est dans une chapelle au toit de lauzes, dédiée à Saint-Sébastien à Lanslevillard, l’une des dernières communes de la vallée de la Maurienne, et construite de 1446 à 1518, qu’on peut admirer de remarquables peintures murales commandées par un donateur rescapé de la peste. [6] Un ange impassible aux ailes couleur de sang ordonne à un diable hideux et noir aux ailes de chauve-souris de cribler l’humanité de ses flèches mortifères qui n’épargnent personne comme en témoigne la représentation d’un nourrisson au visage cadavérique. 

Cette vision emblématique de la colère divine fait partie d’une remarquable série de peintures murales, à fresque, datant des années 1490-1500, dans le cadre d’une nef unique recouverte d’un plafond à caissons rouges, bleu et or. On y voit la vie et la passion du Christ et Saint-Sébastien martyrisé au IIIème siècle et dont le corps criblé de flèches par les archers de Dioclétien en fait l’un des deux saints protecteurs de la peste, d’autant qu’il a survécu aux dites flèches plus tard emblématiques de la peste (il est mort lapidé). 

L’autre protecteur éminent est Saint-Roch (1295-1327) qui, en tant que pèlerin, consacra sa vie aux malades et contracta, sans en mourir, la peste bubonique puisque « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés » (La Fontaine) contrairement à la peste pulmonaire constamment mortelle. Pour échapper à la peste, on peut se réfugier sous le manteau de la Vierge de Miséricorde [7] sur lequel pleuvent des flèches et qui protège aussi les âmes comme le veut une croyance qui se développe au XVe siècle. Considérer que Saint-Sébastien protège de la peste est à rapprocher d’une ancienne métaphore biblique où Dieu punit de ses flèches le peuple juif qui a fauté au même titre que dans l’Iliade, Apollon crible les Achéens de ses flèches. 

La fresque dédiée à la peste s’inspire de la Légende dorée de Jacques de Voragine. (b) On y voit un médecin grisonnant déterminé à inciser un bubon, avec une lancette, comme devait le faire Saint-Roch présumé avoir fait des études à l’école de médecine (1220) de Montpellier dont il était originaire. 

 Fresque (fin du XVe siècle) de la chapelle Saint-Sébastien de Lanslevillard-Val Cenis Lanslebourg (Haute-Maurienne)

Le médecin applique les principes thérapeutiques préconisés dans un important traité d’hygiène antipestilentielle rédigé par le médecin italien Gentile da Foligno (v.1280–1348), mort lui-même de la peste, et qui recommandait de « scarifier ou inciser profondément puis d’appliquer des substances purifiantes » sur les apostèmes définis comme étant des « enflures extérieures avec putréfaction » (Nouveau vocabulaire de la langue française. Martial Ardant frères éditeurs 1847). 

Dans le cas présent, le bubon est situé sur la face latérale du cou d’une jeune femme amorçant un mouvement de recul et grimaçant sous les effets conjugués de la douleur et de l’effroi. Ce bubon cervical est une forme clinique moins fréquente que le bubon axillaire [8] que nous montre un jeune homme en arrière-plan ou que la localisation inguinale de Saint-Roch qui survécut, comme ce fut le cas en d’autres temps, du médecin militaire Desgenettes qui s’inocula la peste afin de soutenir le moral des troupes (c)

Dans la fresque du XVe siècle, le praticien exerce à visage découvert et à mains nues contrairement aux docteurs de la peste dont on peut voir un exemple dans une chapelle voisine dédiée à Saint-Roch ; le médecin est alors vêtu d’une tunique en lin ciré recouvrant tout le corps, portant des bésicles empêchant la contamination par le regard…, [4] des gants, des bottines en maroquin attachées à des culottes de peau, un chapeau en cuir et un masque en forme de bec de corbin (d) rempli de plantes aromatiques pour se protéger des miasmes qu’on écarte avec une baguette enduite d’encens, le courrier étant saisi avec une pince à perforer et fumé pour le désinfecter et les pestiférés sont examinés à distance, sans les toucher, avec des baguettes en bois. Compte tenu de ce que nous savons maintenant sur le mode de transmission de la maladie, on peut comprendre que ce genre de protection se soit finalement avéré relativement efficace, ce costume étant celui du medico della peste dans la Commedia dell’arte.

Lanslevillard : fresque (détail)


Dans La Peste (1947) [13] Albert Camus fait allusion aux « cent millions de cadavres semés à travers l’histoire » :  de « la peste de Constantinople qui avait fait dix mille victimes en un jour » en 541 avec les « bagnards de Marseille empilant dans des trous les corps dégoulinants » en 1720, en passant par « Jaffa et ses hideux mendiants » en 1798, « le carnaval des médecins masqués pendant la peste noire » de 1348 et « les charrettes de morts dans Londres épouvanté » en 1665, mais, pour le médecin au cœur du roman, le docteur Rieux, « l’essentiel était de bien faire son métier ».
C’est ce qu’a fait un médecin de la fin du Moyen-âge comme le montre une fresque dans une chapelle de la vallée de la Maurienne qui ne fut pas épargnée par cette effroyable calamité longtemps considérée comme une punition divine. Cette fresque nous rappelle que, même si tous « ces cadavres semés à travers l’histoire ne sont qu’une fumée dans l’imagination », ils n’en étaient pas moins une infinie multitude de souffrances individuelles qui imprègne notre mémoire collective.
Ceci doit nous faire considérer que notre planète connectée, interdépendante et fortement urbanisée s’expose à des pandémies qui pourraient être catastrophiques, à l’instar de la grippe « espagnole » de 1918 due à un virus de type H1N1 probablement d’origine aviaire avec des dizaines de millions de morts. [14]
Plus récemment les grippes aviaires de type H5N1 (2006) ou H1N1 (2009) et le Covid-19 (2020) doivent nous préparer au pire, c’est-à-dire à une situation où virulence et contagiosité (e) élevées aboutiraient à une importante mortalité pouvant laisser présager l’arrivée du quatrième cavalier de l’Apocalypse au cheval blafard, mais le questionnement vis-à-vis de l’opinion publique reste pertinent : « faut-il agiter le spectre d’une hécatombe mondiale ou tempérer les peurs » ? [15]

a) Achéron = séjour des morts.

b) La Légende dorée est un ouvrage rédigé en latin entre 1261 et 1266 par Jacques de Voragine, dominicain et archevêque de Gênes, qui raconte la vie d’environ 150 saints et explicite le sens des grandes fêtes chrétiennes. La Légende dorée fut l’ouvrage le plus lu et le plus diffusé au Moyen Âge, juste après la Bible. L’ouvrage doit son titre au fait que les tranches dorées était réservées aux livres les plus importants de l’époque.

c) En tant que médecin-chef de l’armée d’Orient, René-Nicolas Dufriche, baron Desgenettes (1762-1837) dut faire face à une épidémie de peste. Il s’opposa à Napoléon lorsque ce dernier, avant de lever le siège de Saint-Jean-D’acre le 28 avril 1798, demanda au Service de Santé d’abréger la vie des pestiférés par de fortes doses d’opium.

d) C’est Charles Delorme (1584-1678) qui fut médecin de trois rois de France et qui, lors de la peste à Paris en 1619, imagina ce dispositif qui se généralisera dans toute l’Europe.

e) R0 (zéro) = indice de contagiosité correspondant au nombre moyen de personnes infectées par un individu contagieux, symptomatique ou non, selon la formule : Transmissibilité (lavage des mains, masques) X Contacts sociaux (distanciation, fermeture des lieux publics, quarantaine) X Durée de la période contagieuse (propre à l’agent pathogène et au patient). Exemples en termes de mortalité/R0 : peste bubonique non traitée : 60 %/3,5 peste pulmonaire non traitée : 100 %/3,5 tuberculose non traitée : 60%/2,3 grippe espagnole 1918 : 2,5 %/2,2 grippe aviaire H5N1 : 60 %/1 SRAS : 9,6 %/2,8 grippe H1N1 : 0,2 %/1,5 COVID19 : 3 %/2 et gastroentérite à rotavirus : 0 %/17,6 – source Institut Pasteur.