La Peste : de l’ire divine au céleste courroux ou la colère de Dieu (2e partie)

Le germe incriminé dans la transmission de la peste, Yersinia pestis, serait apparu par mutation il y a moins de 20 000 ans [3] et était endémique en Eurasie, à la fin du néolithique lors de l’âge du bronze qui correspond à l’émergence des civilisations urbaines. Il semble qu’on puisse distinguer un foyer situé en Asie centrale et un autre autour des grands lacs africains qui aurait été impliqué dans les épidémies de l’Antiquité et du Haut Moyen-âge. [3]

Le terme Peste issu du latin pestis signifiant maladie contagieuse mais aussi fléau au sens propre et figuré, fait référence de façon non spécifique aux calamités ; ce n’est qu’à partir du XVe siècle que la maladie fait réellement l’objet d’une individualisation clinique de telle sorte que des épidémies antiques n’étaient pas la Peste. 

C’est ainsi que, dans son « Histoire de la guerre du Péloponnèse » Thucydide (v.460-v.400 av. J-C.) relate une épidémie qui dévasta Athènes à partir de l’été 430 av. J-C mais ne décrit pas de lésions évocatrices d’adénites suppurées pourtant bien connues dès cette époque sous la dénomination de boubôn. [9] Cette « Peste d’Athènes » que désertaient les oiseaux était vraisemblablement le typhus ou la fièvre récurrente à poux due à Borrelia recurrentis. [9] 

De même il semble que la « Peste antonine » qui frappa l’empire romain entre 165 et 190 et décrite par Gallien (v. 129-216) ait pu correspondre à la variole. En revanche, la « Peste de Justinien » qui dura de 542 à 767, du nom de l’empereur de Byzance (527-565), est considérée comme la première pandémie de Peste. [10] 

Saint-Roch de Montpellier (Musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun) par Alfred Courmes (1898-1993).

Après avoir frappé durement l’empire byzantin, elle traversa les royaumes francs pour finir dans les îles britanniques. La présence de bubons est attestée par l’historien byzantin Procope de Césarée (mort v.562) et Grégoire de Tours (v.538-v.594). [10] En 590 Rome ne dut son salut qu’à l’apparition miraculeuse de l’Archange Saint-Michel dont la statue est visible au sommet du château Saint Ange alors qu’il rengaine son glaive après avoir anéanti le mal qui frappait la ville éternelle qui, bien plus tard en 1656, confinera les pestiférés dans l’île Tibérine dont la vocation hospitalière, qui reste d’actualité, existait de longue date puisqu’un temple antique dédié à Esculape y avait été construit.  

Peut-être est-ce le même ange intemporel que cet « ange habillé de blanc avec une épée de feu à la main qu’il agitait ou brandissait au-dessus de sa tête » que vit une femme exaltée avant la Peste de Londres en 1665 [5] qui va faucher le cinquième de la population, soit plus de cent mille victimes. Les méthodes modernes d’extraction d’ADN ancien démontrent que l’épidémie justinienne était bien la Peste qui dévasta le bassin méditerranéen. [10] 

Il reste à comprendre pourquoi cette « Peste de Justinien » s’est éteinte de telle sorte qu’en 1347 la dernière épidémie était si lointaine, près de six siècles, que la mémoire collective n’en avait pas gardé le souvenir et qu’il ne fut pas évident de trouver un saint protecteur. Apparue dans les années 1320, en provenance de Mongolie et du désert de Gobi, où elle existe toujours à l’état endémique chez les rongeurs, [2,4] la Peste avait progressé par voie terrestre jusqu’en Crimée où les génois auraient été contaminés par des cadavres infectés et volontairement catapultés [4] à l’aide de balistes au dessus des murailles par les assaillants mongols lors du siège du comptoir génois de Caffa en 1344, premier exemple funeste de guerre bactériologique ! 

La Peste progressa ensuite par voie maritime et fluviale jusqu’à atteindre le bassin méditerranéen puis la rapidité du fléau devint phénoménale, atteignant le nord de l’Europe en 1350, détruisant les colonies scandinaves du Groenland avant de revenir à son point de départ. 

Des villes perdent alors plus de la moitié de leur population comme Sienne ou Florence « qui n‘était qu’un sépulcre » comme le relate Boccace (1313-1375) dans le Décaméron rédigé entre 1349 et 1351. La Peste emporte le peintre florentin Bernardo Daddi (1290-1348) l’un des artistes les plus influents de l’époque et très probablement les deux frères Pietro né en 1280 et Ambrogio Lorenzetti né en 1290, peintres siennois renommés qui meurent tous les deux en cette année de disgrâce 1348 avec leur famille et la plupart de leurs assistants. 

C’est ainsi qu’à Sienne la Peste « tire un trait définitif sur un chapitre d’histoire artistique ». [11] Ceux qui échappèrent à la Peste, comme Pétrarque (1304-1374), sont anéantis par la perte de leurs proches et de leurs amis. C’est alors qu’en réaction se développe une tendance à l’hédonisme mais aussi une intense piété individuelle et collective sous forme de pénitents et de flagellants passant de ville en ville. [4,7] 

La Vierge elle-même est impliquée car elle n’est plus la Vierge en Majesté issue des icones byzantines, hiératique et inaccessible, mais devient cette Vierge d’Humilité (1346) qui descend de son trône pour s’asseoir sur un coussin un peu au-dessus (humilis) du sol (humus) afin de se rapprocher ainsi de l’humanité souffrante. [7] 

Exemple d’un docteur de la peste. Doctor Schnabel = Docteur bec.

Au XIVe siècle se développe la représentation de Danses macabres mêlant vivants et morts et des gisants soulignant l’art de bien mourir (Ars moriendi). 

C’est à l’époque baroque que sont érigées des colonnes de la Peste comme celle représentant la Trinité au milieu du Graben, l’une des artères les plus élégantes de Vienne, et qui fut érigée en 1679 à la fin de la dernière grande Peste qui ravageait la ville après Londres et Naples. Il s’agit d’un monumental ex-voto destiné à remercier le ciel d’avoir mis fin au fléau, en l’occurrence près de cent mille victimes à Vienne témoignant de « l’indéniable triomphe de la mort ». 

On y voit la Peste sous la forme d’une vieille femme ridée repoussée vers l’enfer par un ange, ce genre d’être diaphane ne devenant ange que pour obéir, sans état d’âme, aux ordres de Dieu, quels qu’ils soient pour le meilleur et pour le pire. 

En 1720, un bateau provenant du Moyen Orient, et vis-à-vis duquel la quarantaine ne fut pas respectée, apporta à Marseille la dernière grande épidémie européenne. 

En 1855 apparait en Chine la troisième pandémie de Peste qui va se répandre durant les cinquante années qui suivront [4] et des épisodes sporadiques ont pu être relatés depuis lors tel qu’à Paris en 1920 où toute adénite avec fièvre devait être considérée comme suspecte. [12]

Même si « les opinions ont plus causé de maux sur ce petit globe que la Peste et les tremblements de terre » (Voltaire), la Peste reste très présente dans la mémoire collective comme l’atteste la variante moderne (1977) de Saint-Roch de Montpellier (Musée de l’Hospice Saint-Roch d’Issoudun) par Alfred Courmes (1898-1993) qui nous montre un homme en chapeau melon ayant baissé son pantalon pour nous désigner du doigt son bubon. 

La mémoire de la Peste fait partie du langage quotidien ; il en est ainsi du qualificatif péjoratif de (petite) Peste et Molière nous dit que « la Peste soit du fat » (Dom Juan) et « de l’avarice et des avaricieux » (L’Avare) nous incitant à « fuir comme la Peste » certains individus à rapprocher du conseil antique plein de bon sens pour éviter la Peste : « cito, longe, tarde » c’est-à-dire partir vite, loin et pour longtemps ! Mais encore fallait-il pouvoir le faire. On a même attribué à la tuberculose, maladie peu enviable, le qualificatif de « Peste blanche » et il nous est parfois difficile de « choisir entre la Peste et le choléra ».

Louis-François Garnier

Bibliographie

[1] Mollaret H.H. La découverte par Paul-Louis Simond du rôle de la puce dans la transmission de la peste. Rev Prat. 1991, Sep 15;41(20): 1947–1951
[2] Naphy W, Spicer A. La Peste noire. Grandes peurs et épidémies 1345-1730 Autrement 2003
[3] De Lannoy F. Pestes et épidémies au Moyen-âge. Ed. Ouest-France 2018
[4] Lett D. La peste. Le fléau qui ravagea l’occident. Histoire & Civilisations février 2017 n°25 : 68-81
[5] Defoe D. Journal de l’année de la peste. Denoël 1923
[6] Thomas M. Trésors de l’art sacré dans les hautes vallées de Maurienne. La Fontaine de Siloe 2004
[7] Meiss M. La peinture à Florence et à Sienne après la peste noire. Préface de G. Didi-Huberman. Hazan 2013
[8] Woillez E.J Diagnostic médical. Baillère 1862
[9] Mariel C., Alexandre M. La peste d’Athènes Guerre et poux. La Presse Médicale; 26 n°4 : 169-171; 1997; article suivi des commentaires de M. Boucher : A propos de la peste d’Athènes La Presse Médicale ; 26 n°22 :1057
[10] Constans N. Les résurrections de la peste, de l’Antiquité au Moyen Âge. Le Monde 28.01.2014
[11] Boucheron P. Conjurer la peur. Sienne 1338. Essai sur la force politique des images. Seuil 2013
[12] Dryef Z. Mai 1920, sous les pavés, la peste. Le magazine du Monde N°446 :25-29. avril 2020
[13] Camus A. La Peste Gallimard Folio 2013
[14] Saul T. Grippe espagnole, première pandémie mondiale. Histoire & Civilisations N° 45 :10-13 décembre 2018
[15] Demey J et al. Sur le pied de guerre. JDD N° 3817 : 2-3 8 mars 2020

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