Le jugement dernier de Pietro Cavallini (1250- v.1330) ou les anges polychromes

C’est dans le quartier du Trastevere, « au-delà du Tibre » que furent bâties deux des églises les plus anciennes de Rome, le titulus (1) Callixti (Sainte-Marie-du-Trastevere) et le titulus Cecilae (Sainte-Cécile-du-Trastevere).

376 – Dans la seconde moitié du Duecento (XIIIe siècle), Pietro Cavallini réalise à Sainte-Cécile-du-Trastevere, une série de fresques dont subsistent les restes fragmentaires d’un Jugement dernier (1293).

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Sainte-Marie-du-Trastevere et Sainte-Cécile-du-Trastevere

Les premières églises privées, ecclesiae domesticae, prenaient le nom de la noble famille qui accordait les pièces pour le culte, telle que la gens Cecilia d’où est issue Cécile martyrisée au IIIe siècle après J.-C. à cause de sa foi chrétienne, et qui, ayant entendu de la musique céleste en allant au martyr, devint plus tard la patronne des musiciens.

Au fil des siècles, la basilique va s’embellir à la faveur d’une dévotion renforcée par l’exhumation du corps de la sainte le 20 octobre 1599, avec la réalisation d’une statue de marbre blanc particulièrement réaliste, visible dans la basilique, par le sculpteur Stefano Maderno (1576-1636).

A partir du XVe siècle, d’importants travaux destinés, en particulier, à permettre aux nones de suivre la messe tout en étant cachées par une claustra, finirent par masquer les fresques qui ne furent découvertes qu’au début du XIXe siècle. De nos jours, la partie inférieure des fresques reste masquée et il faut passer par le couvent des Bénédictines pour découvrir le Jugement dernier de Pietro Cavallini.

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Pietro Cavallini (1250- v.1330)

Le peintre romain Pietro de Cerroni dit Pietro Cavallini occupe une place de premier plan dans la peinture italienne de la fin du Duecento au début du Trecento aux côtés des peintres florentins Giotto (1267-1337) élève de Cimabue (1240-1302) et de Duccio (1255-1319). Cette fin du XIIIe siècle voit apparaître en Toscane et à Rome des artistes de talent qui vont chercher à s’affranchir de la « maniera greca » liée à la tradition byzantine héritée de l’Antiquité tardive et de l’époque paléochrétienne.

Ces « pères de la peinture moderne » vont insuffler la vie aux personnages des fresques, sous l’influence des sculpteurs gothiques tels que Giovanni Pisano (1250-1315) et de son père Nicola Pisano (1220-v.1278). Pour le peintre et biographe Giorgio Vasari (1511-1574), Pietro Cavallini aurait été influencé par Giotto qui « venait de rendre la vie à la peinture. En 1278, Cimabue, âgé de 38 ans, et Pietro Cavallini, âgé de 28 ans, contribuent à la décoration de la basilique franciscaine d’Assise, influençant le jeune Giotto (il a alors 11 ans) qui se forme à leur contact. Ainsi, « Pietro Cavallini pourrait prétendre, aussi valablement que Cimabue, être le maître de Giotto en tant que peintre florentin transformé par son expérience romaine » (Panofsky).

Pietro Cavallini exerça son activité dans les plus importantes églises romaines et napolitaines. Parmi ses œuvres subsistantes, la plus ancienne est, à Rome, la décoration en mosaïques de l’abside de Sainte-Marie-du-Trastevere (1291). Elles montrent que l’artiste s’éloigne de l’influence byzantine, bien qu’encore très présente, en donnant « du relief aux figures ».

Cette tendance réaliste est illustrée par la fresque du Jugement dernier peinte avec une grande maîtrise de telle sorte que « les joints (la juxtaposition des surfaces murales peintes jour après jour) sont si bien dissimulés que la peinture semble avoir été faite en un seule journée » d’après Vasari qui mentionne plusieurs œuvres perdues  et indique que Pietro Cavallini eut pour disciple un certain Giovanni da Pistoia et qu’il mourut à Rome à l’âge de 85 ans d’une maladie de hanche contractée en travaillant à un décor mural, en raison de l’humidité et de son acharnement au travail. Il fut enterré solennellement à Saint-Paul-hors-les-Murs et l’on mit sur sa tombe cette épitaphe : « L’honneur fait par Pietro à la ville de Rome comme peintre, vaut aussi pour tout l’univers ».

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La Vierge et l’Enfant en majesté entourés de six anges Cimabue, Cenni di Pepe dit (vers 1240-1302).

Le Jugement dernier (1293)

La fresque fragmentaire, située au revers de la façade de l’église, est tout ce qui reste d’un cycle qui, par le passé, a recouvert les murs d’entrée et de la nef. Au centre, dans une mandorle ou auréole lumineuse (gloire), le Christ Pantocrator sur son trône et en toge rouge héritée de la statuaire romaine, domine les instruments de la passion dont le marteau, les clous et la lance du centurion ; la vue frontale provient de la tradition byzantine, tandis que les tons chauds des couleurs et le jeu de la lumière, d’origine incertaine, sur les visages et les drapés des personnages sont absolument nouveaux.

En dessous, peut-être peints par un élève du maître, des anges tournés vers l’extérieur appellent, avec de longues trompettes, les béates d’un côté et les damnés de l’autre à se rassembler. Le Christ est entouré d’anges alignés verticalement, en nombre identique de part et d’autre de l’axe de symétrie que représente le Christ.

Les corps des anges se recouvrent en partie, esquissant une disposition en profondeur ou pseudo-perspective frontale selon un modèle proche de la Vierge à l’Enfant en majesté entourés de six anges (musée du Louvre) v.1270 (?) et de la Vierge en majesté ou Maesta v.1280 (Florence, Galerie des Offices) toutes deux peintes par Cimabue et à rapprocher de la Madone Rucellai de Duccio (Offices) peinte en 1285, même si les anges semblent flotter dans les airs malgré leur pose agenouillée et ne semblent pas différenciés.

On retrouve chez Cimabue le dégradé des couleurs des ailes, mais les visages sont alors plus figés sur le modèle byzantin, soulignant par contraste le caractère particulièrement innovant de Pietro Cavallini dont les visages sont beaucoup plus expressifs. La hiérarchie angélique s’exprime par le nombre de leurs ailes : quatre pour les chérubins et six ailes rouges pour les séraphins : deux pour se couvrir le visage, deux pour se couvrir les pieds et deux pour voler… Les ailes sont polychromes avec des bandes de couleur de même teinte, qui se chevauchent selon un superbe dégradé allant des tons obscurs à une vive lumière blanche ou jaune. Au côté du Christ se situent la Vierge sur sa droite et Jean-le-Baptiste sur sa gauche en attitudes de prière, le visage tourné vers le Christ, puis suivent les apôtres regardant le Christ, six de chaque côté, à commencer par Saint-Pierre et Saint-Paul de part et d’autre, assis sur des sièges sur le modèle des stalles.

« Vers 1300, l’Italie se situe, pour la première fois depuis la chute de l’Empire romain, en mesure d’exercer une influence décisive dans le monde des arts (…) à la confluence des deux courants les plus puissants de l’art du Moyen-Âge, le byzantin et le gothique français » (Panofsky). La fresque du Jugement dernier de l’église Sainte-Cécile-du-Trastevere est considérée comme l’une des plus importantes œuvres romaines de la fin du XIIIe siècle. C’est en dehors des « chemins giottesques », que l’influence de Pietro Cavallini, maître en son temps, va s’exprimer de façon propre à la peinture romaine.

Avec Pietro Cavallini, on sort des expressions figées des icônes byzantines pour entrer dans un monde nouveau : des figures du Christ et des apôtres se dégage un sens particulier de la réalité, des volumes, des surfaces et de la lumière. Le caractère et le modelé des visages et des mains, les drapés, la douce harmonie des couleurs et les figures des anges aux plumes graduellement colorées viennent subtilement nuancer le hiératisme byzantin en créant les bases de la future peinture européenne.

Le nom d’ange fait alors référence à leur fonction et non à leur nature. C’est en ce sens que Giotto les peignit avec la partie inférieure du corps désincarnée et qu’on a pu parler de l’«immatérialité séraphique de Fra Angelico » (Théophile Gautier) qui « fait les anges brillants et frêles » (Sully Prudhomme). Au Moyen-âge, la popularité des anges, avant tout messagers divins, atteignit son plus haut niveau.

Avec le réalisme de la Renaissance, les anges deviendront des êtres à figure humaine à part entière, passant progressivement du rêve au réel, en s’inspirant des génies, genii, ailés de l’Antiquité. Ceci illustre l’intégration d’un sujet antique à une iconographie chrétienne avec des spiritelli ou « petits esprits » dénomination florentine des putti même si, jusqu’au IVe siècle, les anges étaient représentés sans ailes (aptères). Lorsque les ailes firent leur apparition, les artistes leur donnèrent plus d’importance qu’au corps au point même que le Baroque représentera des têtes ailées sans corps.

Bibliographie

[1] Dictionnaire d’Histoire de l’Art du Moyen-Âge occidental. Robert Laffont 2009

[2] Du Gothique à la Renaissance. Les Protagonistes de l’Art italien. Ed. Scala 2003

[3] Grubb N. Figures d’anges. Messagers célestes à travers les arts. Abbeville Press 1995

[4] La Basilique de Sainte-Cécile à Rome. Ed d’Arte Marconi 1992

[5] Panofsky E. La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’Occident. Flammarion 2008

[6] Renault Ch. Reconnaître les saints et les personnages de la Bible. Ed. J-P Gisserot 2002

[7] Vasari G. Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Commentaires d’André Chastel. Thesaurus Actes Sud 2005

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour sa visite guidée de Rome pour ses conseils érudits et amicaux.

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