Le parcours mystérieux et chaotique de l’Apollon du Belvédère [1]

L’Apollon du Belvédère, sculpture romaine en marbre de l’époque d’Hadrien, reproduction d’une effigie en bronze vers – 330 av. J.-C., se trouve  sous une niche dans l’octogone de la cour du Belvédère au Vatican. Cette statue de taille supérieure à l’être humain (2,24 m [h]), très souvent gravée et reproduite, fut l’objet de nombreux écrits, notamment aux XVIIIe et XIXe siècles. Admiré comme l’une des merveilles de la statuaire antique grecque, Johann Joachim Winckelmann le décrivit à plusieurs reprises avec emphase. Cependant son historiographie demeure encore aujourd’hui très méconnue.

Une découverte de la Renaissance 

Nous devons attendre le début du XVIe pour découvrir son existence dans le guide le plus célèbre de la Rome antique, L’Opusculum de mirabilibus novae & veteris urbis Romae de Francesco Albertini : « que puis-je dire de la très belle statue d’Apollon, qui je peux le dire semble vivante et que votre sainteté a transféré au Vatican ». L’auteur, chanoine de la basilique Saint-Laurent à Florence, aumônier du cardinal Fazio Santoro à Rome, fut élevé au titre de cardinal par le pape Jules II le 1er décembre 1505. Vers 1491 parut dans le codex Escurialensis, (1) publié vers 1508-1509, la première reproduction de l’œuvre. Ce recueil de dessins indiquait que la statue se trouvait dans le jardin du cardinal Giuliano della Rovere, le futur pape Jules II à San Pietro in Vincoli, dont il était le titulaire depuis 1471. En fait l’Apollon servit de modèle à Andrea del Castagno dans les années 1450 lorsque cet artiste peignit son David en citant l’attitude de la sculpture (David vainqueur de Goliath, tempera sur toile, Washington National Gallery of art). Pier Jacopo Alari Bonacolsi (v.1460-1528) dit l’Antico, qui avait reproduit plusieurs statues antiques pour le studiolo d’Isabelle d’Este, en fit une réduction en bronze, sans doute vers 1498, aujourd’hui à la Ca d’Oro à Venise.

Une installation symbolique dans la cour du Belvédère

Le pape Jules II, grand amateur d’antiquité, l’installa au Vatican dés 1509, puis dans la cour du Belvédère vers 1511. L’aménagement de celle-ci confié à Donato Bramante à partir de 1506 connectait le palais du Vatican à la villa du Belvédère par une série de terrasses. Dès 1503, Jules II amassa une immense collection de sculptures antiques dont le Laocoon et ses fils et le Torse du Belvédère. Il les plaça dans des niches donnant sur la cour. La gravure à l’eau forte de Marc-Antonio Raimondi (1474-1534) du Metropolitan Museum of Arts à New-York en 1530-1534 et celle sur cuivre d’Antonio Lafreri à la Bibliothèque nationale de France en 1550-1552 en apportent la preuve et donnent l’image de la figure de l’Apollon lors de sa découverte. Toute une symbolique liée à la présence de cette statuaire fut orchestrée par Jules II. Le palais du Belvédère est implanté sur la colline du Vatican, l’endroit, selon le Liber Pontificalis, (2) où aurait été crucifié saint Pierre. Au vers 33 du poème l’Antiquaria Varia Urbis, Andreas Fulvius indiquait qu’en ce lieu un sanctuaire était dédié au dieu Apollon :  « Vaticanus apex, Phoebo sacratus, ubi olim auguria hetrusci vates captare solebant ». L’empereur Constantin y érigea sous le pape Silvestre I (314-355) une basilique consacrée à saint Pierre. Elle gardait le sarcophage où reposait le corps du Saint. En replaçant cette statue d’Apollon dans la cour du Belvédère le souverain pontife donna une expression visuelle à cette tradition. Sa commande à Raphaël de la fresque d’Apollon au Parnasse dans les Stanze di Raffaelo au palais du Vatican participe de cette même symbolique. En concevant un jardin arboré entouré de statues antiques, il recréa l’antique viridarium. En 1532-1533, à la demande du pape Clément VII, l’Apollon subit une restauration. A l’époque il importait de rétablir les manques. Le sculpteur Giovanni Agnolo Montorsoli (1507-1563), compagnon de Michel-Ange, ajouta la main gauche, modifia l’avant-bras droit avec une main ouverte détournée du corps, et allongea le support pour que la main droite puisse s’y appuyer (cette main était attachée à l’origine à la cuisse supérieure, comme le prouvent les puntello survivants).

Ces modifications furent gravées et dessinées sans commentaire jusqu’au XIXe siècle. En 1924-1925 Guido Galli lui redonna son aspect primitif. Depuis 1981, l’Apollon est à nouveau autoportant et la pause ajustée avec précision : la statue penche maintenant au niveau de la tête de 50 mm environ. Quelques semaines après son élection en 1566, le pape Pie V annonça que la collection des sculptures de la cour du Belvédère allait être dispersée, « Il ne convenait pas au successeur de saint Pierre de conserver chez soi de telles idoles ». A sa mort en 1572, pas une statue jugée de premier ordre n’avait quitté la cité. Caché par des volets de bois en raison de sa nudité « indécente » l’Apollon resta en place jusqu’au traité de Tolentino en 1798.

Depuis sa « redécouverte » à la fin du XVe siècle jusqu’en 1850 : une des plus merveilleuses sculptures du monde, une « beauté idéale »

L’Apollon du Belvédère considéré comme une statue antique grecque originale fut admiré pendant trois siècles. La seconde description du savant allemand, Johann Joachim Winckelmann (1717-1768) montre l’engouement provoqué par cette œuvre : « de toutes les statues antiques qui ont échappé à la fureur des barbares et à la main destructrice du temps, la statue d’Apollon est sans contredit la plus sublime. On dirait que l’artiste a composé une figure purement idéale […] Son attitude annonce la grandeur divine qui le remplit […] Dans les traits de l’Apollon du Belvédère, on trouve les beautés individuelles de toutes les autres divinités réunies […]. Pour le poète, écrivain et théoricien de l’esthétique allemand Johann Christoph Friedrich Schiller « aucun mortel ne peut décrire ce mélange céleste d’accessibilité et de sévérité, de bienveillance et de gravité, de majesté et de douceur ». Le peintre Raphaël Mengs (1728-1779), le premier, émit des doutes. Avant sa mort, il affirma que l’Apollon était une copie romaine faite d’un marbre italien, en total désaccord avec le célèbre antiquaire romain Enrio Quirino Visconti. Après dix ans d’âpres échanges, le géologue et minéralogiste Déodat de Gratet de Dolomieu (1750-1801) trancha en faveur de l’Italie. Le sculpteur et dessinateur anglais, grande figure du néoclassicisme britannique, John Flaxman « était certain qu’il s’agissait d’une copie, au contraire du Thésée du Parthénon ». Pour Henry Mathews membre du King’s College de Cambridge dans son journal The diary of an Invalid « le style de finition n’a certainement pas l’air d’un original ». A la fin de la première moitié du XIXe siècle l’affaire était entendue : le « soupçon » que cette œuvre soit une copie se « chuchote si fort que tout le monde peut l’entendre ». Le 14 décembre 1795, le même John Flaxman affirmait qu’il s’agissait « d’une copie en marbre d’un original de bronze […] les plis du devant de la statue sont probablement une exacte imitation de l’original et ne correspondent pas à ceux de l’autre face ». Il restait à en découvrir l’auteur.

Christian Zicarelli

Eva Mesko, étudiante en Master 2 Histoire de l’Art, Paris IV La Sorbonne.

(1) Le codex Escurialensis arriva en Espagne vers 1509-1510. Daté habituellement de 1491 (fol. 50v.) il servit de source mythologique et d’ornement architectural lors de la construction du château de la Calahorra (Sierra Nevada) de 1508 à 1509 par le marquis Don Rodrigo Vivar y Mendosa (il se trouvait à Rome de 1506 à 1508).
(2) Chronologie des papes du IVe au XIe siècles.

 

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