Le portrait de Baudoin de Lannoy [1]

Vers l’an 407 de notre ère, les Burgundes, plus tard dénommés Bourguignons, s’avancent des bords du Rhin et les historiens nous les présentent comme ayant des mœurs  tempérés par le christianisme et de ce fait plus fréquentables que les autres peuples du nord qui envahissaient alors la Gaule en franchissant la limite (limes) de l’empire romain. 

Les Burgundes, ainsi dénommés car ils habitaient dans des bourgs, étaient surtout des charpentiers et des forgerons. [1] Ils fondèrent un royaume qui finit par faire corps avec celui des Francs de telle sorte qu’après la mort de Charlemagne (814), les rois carolingiens qui se partageaient son empire, fondèrent en 880 le duché de Bourgogne alors que parallèlement depuis Hugues Capet (v.939-996) jusqu’à son lointain descendant Louis Capet alias Louis XVI (1754-1793) s’imposa une longue dynastie royale sans interruption jusqu’à l’abolition de la Royauté et la proclamation de la République française en septembre 1792. 

La Première Maison capétienne de Bourgogne s’interrompt avec la mort prématurée (peste) de Philippe Ier de Bourgogne (1346-1361), le duché revenant alors au roi Jean II « le Bon » (1319-1364) (a) qui va secondairement le concéder à son quatrième et dernier fils sous la forme d’un apanage (b)

Ainsi commence la Seconde Maison de Bourgogne avec une alternance de morts plus ou moins violentes puisque Philippe II « le Hardi » (1342-1404) meurt dans un contexte épidémique (grippe ?) mais son fils Jean « sans Peur » (1371-1419) mourra assassiné le 10 septembre 1419 au pont de Montereau lors d’une entrevue avec le dauphin, futur roi Charles VII (1403-1461).

Philippe III de Bourgogne « le Bon » (1396-1467) qui sera victime d’une apoplexie [1] à plus de soixante dix ans, prend alors la tête du duché et aura comme successeur son fils Charles « le Téméraire » (1433-1477) dont on retrouvera le corps en partie dévoré par les loups devant Nancy, épilogue d’un conflit sans merci avec le roi Louis XI (1423-1483).

La mère de Charles le Téméraire était Isabelle de Portugal (1397-1471), fille du roi Jean Ier (1357-1433) auquel Philippe de Bourgogne, déjà veuf à deux reprises sans héritiers, avait demandé la main par l’intermédiaire d’une ambassade, en 1428-1429, dont faisait partie Baudoin de Lannoy (1388-1474) en tant que fin diplomate mais aussi Jan van Eyck (v.1395-1441) en tant que peintre de cour et émissaire secret (c) du duc. Il s’agissait de faire le portrait réaliste de l’Infante qui n’était plus toute jeune, a fortiori à cette époque, puisqu’elle avait dépassé la trentaine. Jan van Eyck en fit deux portraits, semble-t-il facilités par l’aide optique d’une camera obscura. (d) 

Les Époux Arnolfini (détail) par Jan van Eyck 1434 Huile sur panneau (National Gallery Londres).

Ces portraits, dont on peut imaginer l’exceptionnelle qualité, ont disparu, en particulier  l’exemplaire dont on a perdu la trace en 1798 lors du saccage du palais de Marguerite d’Autriche à Malines, mais leur réalité est attestée par des copies et chroniques qui furent envoyées au duc en février 1429, par précaution par deux voies distinctes, terrestre et maritime. 

Au mois de juillet suivant l’Infante est mariée au duc par procuration et c’est au mois  d’octobre de cette même année 1429 que l’Infante embarque pour les Flandres où, après quelques frayeurs dues à une violente tempête et aux incertitudes de la navigation, [2] aura lieu le mariage proprement dit. Les noces eurent lieu à Bruges le 10 janvier 1430 avec un faste exceptionnel incluant des rivalités d’élégance d’autant qu’Isabelle apportait du Portugal des modes nouvelles et inconnues à une cour pourtant réputée pour la somptuosité de ses costumes jusqu’à en faire une sorte d’allié politique des ducs de Bourgogne au risque de générer des jalousies préjudiciables mais aussi une impécuniosité ; c’est ainsi qu’à la mort de Philippe le Hardi, ses fils furent obligés de mettre son argenterie en gage pour subvenir aux dépenses de ses funérailles. [1] 

Les festivités du mariage du duc Philippe le Bon durèrent sans discontinuer pendant huit jours avec des fontaines qui déversaient ad libitum du vin du Rhin, de Beaune, de Malvoisie, de la Romanée mais aussi du muscat et de l’hypocras… [2] C’est à cette occasion que le duc créa cet « admirable code d’honneur et de vertus chevaleresques » [1] qu’est l’Ordre de la Toison d’Or dont les premiers chevaliers avaient paru au mariage dans tout leur éclat et parmi lesquels figurait Baudoin de Lannoy. 

C’est à partir de l’année suivante et du premier chapitre à Lille en 1431, le jour de la Saint-André, que les chevaliers éliront autant de nouveaux membres qu’il y aura de places vacantes (le nombre étant limité à vingt quatre chevaliers) et le port du collier deviendra obligatoire, en toutes circonstances et en particulier en public. 

Le collier d’or

Le  collier d’or comporte une alternance de  fusils en forme de B évoquant la Bourgogne et de « pierres à feu » avec en pendentif la toison d’un bélier doré. Ceci fait référence aux fusils c’est-à-dire aux « briquets » de l’époque qui étaient de petites masses d’acier servant à produire des étincelles par friction avec des silex permettant ainsi d’allumer l’amadou, à rapprocher de la devise de l›ordre : Ante Ferit Quam Flamma Micet (« Il frappe avant que la flamme ne brille »). (e) Les colliers appartenaient au trésor de l’ordre et devaient être restitués à la mort du chevalier. En cas de perte sur le champ de bataille, le souverain prenait à sa charge le remplacement des colliers. 

Les chevaliers particulièrement fortunés se faisaient également faire des décorations enrichies de pierreries à titre personnel. En raison du poids important des colliers, il fut plus tard  possible de porter le pendant de l’ordre au bout d’un lac de soie rouge ou noire. 

Collier de la Toison d’Or avec l’alternance des fusils en forme de B et des pierres à feu.

A la mort de Charles le Téméraire et en l’absence d’héritier mâle (l’ordre ne se transmettant que par les hommes), c’est son gendre Maximilien de Habsbourg (1459-1519) qui en devint le grand maître ; il était en effet l’époux de Marie de Bourgogne (1457-1482) qui meurt accidentellement des suites d’une chute de cheval lors d’une chasse au faucon.

C’est ainsi que l’Ordre arriva à l’empereur Charles Quint (1500-1558) et à la monarchie espagnole mais les Habsbourg d’Autriche l’ayant repris à leur compte, il existe ainsi deux Ordres  de la Toison d’Or dont seul l’espagnol est reconnu légitime en France. Lorsque Baudoin de Lannoy est reçu dans l’Ordre de la Toison d’or, il commande un portrait de lui-même au peintre Jan van Eyck en sachant que lui et le peintre vécurent à Lille jusqu’à la fin de 1429 [3] et ses frères Gilbert de Lannoy et Hugues de Lannoy seront également faits chevaliers de la Toison d’or.

Baudoin de Lannoy

Le portrait de Baudoin de Lannoy dit « le Bègue » seigneur de Molembaix qui fut gouverneur de la Flandre gallicane et notamment de Lille, chambellan du duc de Bourgogne et chef des ambassades à la cour du roi Henri V d’Angleterre (1386-1422) mais aussi en Espagne et au Portugal, est celui d’« un gentilhomme à l’expression sévère » et apparaît luxueusement vêtu comme le type même du haut dignitaire bourguignon. [4] 

Il s’agit d’un homme de plus  de quarante ans tenant fermement dans la main droite un bâton blanc ou doré qui est l’insigne de sa charge à la cour. Il porte un anneau d’or à l’auriculaire et est  coiffé d’un impressionnant couvre-chef en feutre. [10] (f) La figure est coupée sous la poitrine et « une bande de fond fait paraître le buste un peu étriqué » incitant à concentrer le regard sur les traits du visage et « le regard vide et lointain donne une impression de conscience en suspens » [3] avec « une physionomie tendue, austère, aussi peu « aimable » que possible mais remarquablement imposante eu égard aux dimensions réduites du panneau » (26,6 cm x 19,6 cm). [4] 

Le front est marqué, entre les yeux comportant un léger strabisme externe droit, par une petite cicatrice incluant les traces résiduelles de probables points de suture bien mis en évidence par les travaux récents de restauration qui ont permis au visage de regagner en plasticité et en finesse [4] Baudoin de Lannoy porte le lourd collier chevaleresque de la Toison d’Or dont il est membre fondateur mais il ne lui fut conféré qu’à l’issue du premier chapitre en 1431. 

Portrait de Baudoin de Lannoy (v.1435) par Jan van Eyck. Huile sur panneau (Gemäldegalerie Berlin).

On peut donc considérer [3] que soit le portrait fut exécuté à la fin de 1431 c’est à dire causa occasionalis lors de l’intronisation dans l’Ordre, soit le collier fut ajouté a posteriori au portrait – pratique fréquente dans des cas semblables – c’est-à-dire possiblement vers 1435. Ce portrait nous restitue une image exacte d’un collier de la période ducale dont ne subsiste sans doute aucun exemplaire.  [17]  

Baudoin de Lannoy est vêtu d’un somptueux manteau brodé d’or aux motifs de feuilles de chêne ou de fougères, ourlé de fourrure rousse autour du cou et des poignets, et de couleur violine dès lors que le manteau est  supposé provenir de douze aunes de « drap d’or violet-cramoisy (sic) » que lui offrit, en 1427, Philippe le Bon qui, lui-même, se distinguait par les tons violet, bleu foncé ou noir, en portant ainsi, semble-t-il, le deuil de son père Jean sans Peur assassiné par les Armagnacs. (5) En outre, la couleur foncée de ses vêtements faisait ressortir l’éclat de ses bijoux. La cour de Bourgogne était réputée pour la somptuosité des costumes, qu’il s’agisse de la variété des tissus et des broderies, plus encore chez les hommes que chez les femmes et c’est ainsi que la cour ducale de Bourgogne transmettra la mode du noir princier à la cour d’Espagne puis via la fameuse « étiquette espagnole », le noir gagnera toutes les cours européennes du XVIe au XVIIIe siècle. [6]

Louis-François Garnier

(a) Le portrait de Jean II le Bon (Louvre) est considéré comme le plus ancien portrait indépendant peint en France
(b) L’apanage est une concession faite aux frères cadets dépourvus d’héritage afin qu’ils ne se révoltent pas contre leur frère aîné devenant roi à la mort de leur père.
(c) Jan van Eyck était chargé de missions secrètes largement payées en sus d’une rente annuelle. C’est ainsi qu’est relaté un mystérieux voyage lointain en 1426, peut-être en terre sainte comme le suggère des vues précises de Jérusalem dans le tableau dénommé Les Trois Maries au Sépulcre (Musée Boijmans van Beuningen – Rotterdam)
(d) Camera obscura ou chambre noire : instrument optique permettant d’obtenir une projection de la lumière sur une surface plane.
(e) La Toison d’Or mythique provenant  d’un bélier d’or ailé était clouée sur le tronc d’un chêne et gardée par un dragon. Jason et les Argonautes s’emparèrent de cette toison apportant paix et prospérité. Les étincelles évoquent les flammes crachées par le dragon et les taureaux sauvages qui gardaient le bélier de Colchide (17) correspondant à plusieurs provinces de la Géorgie actuelle. 
(f) Au Moyen-Âge le couvre-chef désigne toute pièce de tissu léger servant à couvrir la tête. Le Chapeau bourguignon en feutre, est fabriqué probablement à partir du sous-poil du castor européen non encore décimé alors qu’à partir du XVIe siècle les peaux de castor provenaient de Sibérie mais surtout du Canada avec un coût d’environ dix fois supérieur au feutre de laine de qualité médiocre car ayant tendance à absorber la pluie (10). Ce chapeau est  similaire à celui porté par Arnolfini (Portrait de Giovanni Arnolfini et de son épouse par Jan van Eyck (1434) National Gallery Londres)  à distinguer du chaperon, très en vogue au milieu du XVe siècle en Bourgogne, qui est une sorte de capuche devenant plus tard un chapeau apprécié dans toute l’Europe occidentale médiévale. Il était initialement utilitaire avec une longue queue partiellement décorative comme, en noir, dans le Portrait d’homme « Timotheos » ou Léal souvenir (souvenir fidèle) par Jan Van Eyck (1432) National Gallery Londres et comme on peut le deviner en bleu, peut-être porté par van Eyck lui-même, dans le miroir convexe des Epoux Arnolfini à rapprocher de L’homme au chaperon bleu peint vers 1430 (Musée national Brukenthal, Sibiu Roumanie). Secondairement s’est imposé un coûteux couvre-chef complexe et multi-usage pouvant être enroulé autour de la tête « en turban » par commodité comme le montre l’Homme au turban rouge (autoportrait ?) par Jan van Eyck (1436) National Gallery Londres à rapprocher d’un personnage situé à l’arrière-plan de La Vierge du chancelier Rolin, et qui porte un chaperon rouge similaire, peut-être également un autoportrait.
(g) La détrempe consiste à « détremper », c’est-à-dire à solubiliser partiellement les colorants en poudre dans un liquide aqueux à base de colle d’origine animale ou de gomme végétale ou dans l’émulsion naturelle formée par le blanc et/ou le jaune d’œuf dénommée alors tempera de façon plus spécifique. Au Moyen-âge le  liquide pouvait aussi être de l’huile fixe (lin, noix…) mais à partir de la Renaissance le terme détrempe  stricto sensu désigne une solution aqueuse par opposition à la peinture à l’huile. (11)
(h) Théophile (vers 1070 – 1125), est un moine allemand, auteur du traité intitulé Schedula diversarum artium (Traité des divers arts) récapitulant le savoir technique dans le domaine de l’art et de l’artisanat. Ce recueil attestant de l’usage de la peinture à l’huile au Moyen-âge fut redécouvert et publié vers 1774 par l’écrivain et dramaturge allemand G.E. Lessing (1729-1781) remettant en cause les affirmations inexactes  de Vasari. (11)

BIBLIOGRAPHIE

[1] Valentin F. Les Ducs de Bourgogne. Histoire des XIVe et XVe siècles. Mame Imprimeurs-Libraires Tours 1857.
[2] De Barante M. Histoire des Ducs de Bourgogne (13 tomes). Chez Ladvocat libraire 1825.
[3] Panofsky E. Les Primitifs flamands. Hazan 2012.
[4] Dossier de l’Art. L’année Van Eyck N°276 février 2020.
[5] Pastoureau M. Noir  Histoire d’une couleur Points Histoire 2014.
[6] Pastoureau M. Une histoire symbolique du Moyen Âge occidental. Points Histoire 2014.
[7] Born A. & Martens M.P.J. Van Eyck par le détail. Hazan 2020.
[8] Van Mander C. Le livre de peinture. Miroirs de l’Art. Textes présentés et annotés par Robert  Genaille. Hermann 1965.
[9] Dictionnaire d’Histoire de l’Art du Moyen Âge occidental. Robert Laffont Bouquins 2009.
[10] Brook T. Le chapeau de Vermeer. Le XVIIe siècle à l’aube de la mondialisation. Petite biblio Payot Histoire 2012.
[11] Ziloty A. La découverte de Jean Van Eyck et l’évolution du procédé de la peinture à l’huile du Moyen-âge à nos jours. Librairie Floury Paris 1941.
[12] Vasari G. Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Commentaires d’André Chastel. Acte Sud 2005.
[13] Laneyrie-Dagen N. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012.
[14] Till-Holger Borchert. Van Eyck Taschen 2008.
[15] Genaille R. La Peinture aux Anciens Pays-Bas. De Van Eyck à Bruegel. Ed. Pierre Tisné 1954.
[16] Watin. L’Art du Peintre, Doreur, Vernisseur, 3ième édition chez Durant 1776.
[17] Prigent Ch. Splendeurs du Grand Siècle bourguignon : l’ordre de la Toison d’or. In La Toison d’Or un mythe européen. Serpenoise pour Editions d’Art Somogy 1998.

Roman historique : Baltassat J.D Le valet de peinture. Point Robert Laffont 2013

Suite dans notre prochain numéro.

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