Les blanches falaises de Rügen [2]

Suite de notre précédent numéro
Les peintres romantiques allemands cherchaient à créer un paysage spirituel typiquement germanique sans référence à l’art antique ou italien et susceptible d’exprimer non seulement l’apparence mais également la réalité cachée d’inspiration divine qui occupe à cette époque la pensée de nombreux philosophes allemands tels que Goethe. Les écrivains et artistes romantiques valorisent alors le genre du paysage doté d’une spiritualité cachée qui attend d’être dévoilée par le peintre par le biais d’une symbolique incluant aussi bien la composition que la couleur: « Le peintre ne doit pas peindre seulement ce qu’il voit en face de lui, mais aussi ce qu’il voit en lui. » Dans ce contexte la renommée de Caspar David Friedrich qui disait que « le divin est partout, même dans un grain de sable » ne dura que quelques années puis il fut quelque peu oublié avant que la postérité en décide autrement puisque il est maintenant reconnu comme l’artiste emblématique du romantisme allemand qui nous montre que l’homme, contemplant l’écrasante présence du paysage naturel d’expression divine, s’inscrit dans une démarche esthétique mais également mystique.
Louis-François Garnier

En 1805, Caspar David Friedrich envoie envoie deux dessins au concours des « Amis des arts » organisé par Goethe (1749-1832) à Weimar et il remporte le prix alors même qu’il n’avait pas traité le sujet demandé et il est vrai que Friedrich, par ailleurs très affecté par le destin de sa patrie en guerre contre Napoléon, se contenta longtemps de dessiner. 

Ce n’est qu’à partir de 1807 que s’exprime véritablement son talent de peintre par l’un de ses premiers tableaux, d’emblée un chef-d’œuvre, dénommé Le crucifix sur la montagne ou Retable de Tetschen (Dresde, Gemäldegalerie). Dans la continuité des théories sur la peinture du philosophe et théoricien allemand Wilhelm Joseph Schelling (1775-1854) datées de 1802-1805, Friedrich sera très influencé par le Traité des couleurs (1809) rédigé par le peintre et écrivain Philipp Otto Runge (1777-1810) et La Sphère des couleurs écrit par Goethe en 1810 lui procurant la symbolique de la couleur, Goethe affirmant en outre que tout ce qui existe dans la nature appartient à une vision globale que l’esprit peut pénétrer et déchiffrer et c’est la vocation du peintre demiurge de le faire, « les couleurs s’adressant moins à l’œil qu’à l’âme ». En 1810, Friedrich est nommé membre de l’Académie de Berlin. Il voyage dans le Riesengebirge (Monts des Géants à la frontière entre la Pologne et la République tchèque) qui devient un thème récurrent de son œuvre. Il expose à Berlin, est admiré par Frédéric-Guillaume III de Prusse qui lui achète Matin dans le Riesengebirge et Le Jardin suspendu. 

C’est en 1817 que Friedrich fait la connaissance du médecin attaché à la cour de Saxe, botaniste, naturaliste (naturphilosoph) et peintre amateur Carl Gustav Carus avec lequel il conservera des liens d’amitié toute sa vie et c’est le 21 janvier 1818 qu’il épouse Caroline Bommer, une « enfant du peuple » bien plus jeune que lui et à partir de son mariage la peinture de Friedrich se diversifie et inclut désormais de nombreuses figures féminines. C’est donc durant l’été 1818 que se situe le voyage de noces à Greifswald et à Rügen qui produira un cahier d’esquisses suivies de la toile dénommée Les blanches falaises de Rügen, Friedrich ayant « étudié comme personne avant lui le caractère particulier des côtes de la Baltique ». 

Falaises de craie sur l’île de Rügen

A l’automne 1818 arrive le peintre norvégien Johan Christian Clausen Dahl (1788-1857) qui imprime à l’école paysagiste de Dresde une tendance fraîche et spontanée promise au succès. La toile emblématique de Friedrich dénommée : Le Voyageur contemplant une mer de nuages (Hambourg, Kunsthalle) date de 1818 et nous montre un homme de dos en vêtement de ville, tenant une canne sur un haut rocher au-dessus des nuages et regardant la montagne la plus haute de ce paysage. En décembre 1820 la visite du grand-duc russe qui deviendra le tsar Nicolas augure des relations avec la cour russe qui achètera plusieurs œuvres du peintre. 

En 1824, Friedrich tombe malade et il verra « le lent fleuve de la neurasthénie tarir progressivement ses dons de paysagistes et résorber ses élans mystiques » sur fond de mélancolie ancienne déjà suggérée par un autoportrait de 1802 (Hambourg, Kunsthalle) et cet état semble réduire ses forces créatives et son état s’aggrave en 1826 ; il souffre d’un délire de persécution qui l’éloigne d’un bon nombre de ses amis avec un penchant de plus en plus accentué pour des paysages à l’athmosphère mélancolique. 

Carus relate que « dans son esprit bizarre, toujours sombre et souvent dur, s’étaient installées des idées fixes » qui contribueront à miner sa vie familiale. Un tableau de 1823/24 dénommé La Mer de glace  ou Le naufrage ((Hambourg, Kunsthalle) montre la poupe d’un bateau écrasé par de grands blocs de glace peints en diagonale (inspirés des glaces à la dérive sur l’Elbe)  illustrant le thème de la mort et de la Nature toute-puissante. 

C’est en voyant ce tableau lors d’une visite à l’atelier de Friedrich en 1834, que le sculpteur français David d’Angers (1788-1856) aura ce mot resté célèbre : « Cet homme sent admirablement bien la tragédie du paysage». L’atelier lui-même est particulièrement dépouillé avec tout au plus deux palettes, une équerre et une règle accrochés au mur comme le montre deux versions peintes par le peintre Georg Friedrich Kerting (1785-1847) : en 1811 (Hambourg, Kunsthalle) le peintre est assis en train de peindre un paysage de montagne et de cascade qu’on peut entrevoir alors qu’en 1819 (Berlin, Nationalgalerie) il se tient debout, appuyé sur le dos d’une chaise en observant attentivement une toile qu’on ne peut pas voir ; dans les deux cas tout ce qui pourrait le distraire a été retiré du mur. En 1835, une congestion cérébrale laisse Friedrich paralysé et le condamne à vivre « dans un état fragile, semblant désormais traverser la vie comme une ombre ».  

Il meurt le 7 mai 1840, solitaire, dans une « extrême indigence mentale » et une indifférence générale à Dresde où il est enterré. Les œuvres du peintre sont alors bien peu considérées comme l’atteste les prix « dérisoirement bas » d’une vente aux enchères en 1843. Son œuvre sera longtemps oubliée des critiques d’art jusqu’à la moitié du XXe siècle où elle finira par s’imposer comme emblématique de la peinture romantique.

Louis-François Garnier

(*) ossianique de Ossian barde écossais du IIIe siècle qui serait l’auteur de poèmes traduits et publiés en anglais entre 1760 et 1763 par le poète James Macpherson ; bien que l’authenticité en ait été controversée, ces poèmes eurent un énorme retentissement dans toute l’Europe et furent l’un des principaux thèmes préromantiques doté d’une dimension onirique qui inspira surtout les peintres scandinaves et  allemands comme Nicolai Abildgaard, mais aussi français. 

BIBLIOGRAPHIE

[1] Carus. Carl-Gustav. Voyage à l’île de Rügen sur les traces de Caspar David Friedrich. Préface de Kenneth White. Ed. Premières pierres 1999.
[2] De l’Allemagne. De Friedrich à Beckmann. Catalogue de l’exposition sous la direction de S. Allard et D. Cohn. Hazan/musée du Louvre.
[3] Hagen Rose-Marie & Rainer. Caspar David Friedrich : Rochers blancs à Rügen vers 1818. Un regard vers l’infini. Les dessous des chefs-d’œuvres. Tome 1 Taschen 2003.
[4] Sola. Charles. Caspar David Friedrich et la peinture romantique. Terrail 1993.
[5] Wolf. Norbert. Friedrich. Taschen 2017.
[6] Tout l’œuvre peint de Caspar David Friedrich. Les classiques de l’art. Flammarion 1976.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour la visite guidée des villes hanséatiques.