Les blanches falaises de Rügen

Au matin du 5 août 1819, le médecin, naturaliste, mais aussi peintre amateur de grand talent, Carl Gustav Carus (1789-1869) quitte Dresde dans une « petite voiture cahotant par villes et villages » qui lui permet à loisir de profiter des paysages. Il fera plus tard l’apologie de cette lenteur lorsqu’il relatera son voyage en 1865 quand « l’impétueux train express » permettra alors de relier Dresde à Berlin en cinq heures alors que, près de cinquante ans au préalable, il lui a fallu « trois grands jours de route ». 
Les blanches falaises de Rügen par Caspar David Friedrich (1818) (huile sur toile 90x70cm Winterthur, Fondation Reinhart)

Il s’agit alors pour Carus et ses compagnons de voyage de rejoindre, via Berlin, la ville portuaire de Greifswald, au bord de la Baltique, et d’où il compte ensuite rejoindre l’île de Rügen sur les traces du peintre Caspar David Friedrich (1774-1840) qu’il admire et qui, originaire de Greifswald, se rendit maintes fois sur l’île pour dessiner. 

Il leur faudra louer une petite embarcation, passer la nuit sur la mer par manque de vent avant d’arriver sur l’île et d’être sommairement hébergés dans une maison de pêcheur crasseuse et imprégnée de l’odeur de poisson fumé qu’on leur sert en guise de petit-déjeuner, ce qu’ils apprécient d’ailleurs volontiers. 

Ils reviendront par la ville de Stralsund d’où part maintenant un pont permettant de rejoindre aisément la plus grande île d’Allemagne, mais aussi la plus touristique de telle sorte que le voyageur moderne doit prendre en compte « l’attraction populaire » vers les plages où s’alignent les stand korp (abris d’osier). On peut y contempler  les Stubbenkammer, c’est à dire d’impressionnantes falaises de craie blanche incluant la Königsstuhl (chaise royale) qui culmine à près de 120 mètres. 

Il est cependant probable que, 200 ans après son périple, Carus ait été très dépité par les difficultés d’accès aux sites puisqu’il faut obligatoirement laisser sa voiture à plusieurs kilomètres dans des parkings payants avant d’accéder aux falaises avec l’option de descendre vers la grève par d’interminables escaliers qu’il faut inévitablement remonter…

Une remarquable composition

Tout bien considéré, d’aucuns peuvent être tentés d’en rester aux cartes postales et au tableau de Friedrich (huile sur toile 90x70cm Winterthur, Fondation Reinhart) peint durant l’été 1818 ; on y voit trois personnages représentés de dos et supposés être son épouse Caroline, le peintre lui-même et peut-être son frère Christian ; reste à savoir dans quel ordre il convient de désigner les deux hommes, car les commentaires de ce point de vue sont discordants… 

Dans une remarquable composition, une forme ovale délimitée par l’herbe et les branchages permet au regard de plonger vers une « extraordinaire étendue maritime » au sein d’une gamme chromatique subtile où deux voiles blanches se situent presque selon un axe vertical. Il s’agit, pour reprendre les propos de Carus, « du haut des grandioses falaises crayeuses, d’accompagner du regard, là-bas, quelque voile qui s’éloigne sur le flot marin aux teintes changeantes ». 

Les personnages font face aux falaises acérées dont la blancheur contraste avec le « miroir gris-bleu » de la mer Baltique irisée sur laquelle naviguent deux minuscules voiliers qui soulignent l’immensité vertigineuse. Le relief est renforcé par les frondaisons des arbres issus de l’étroite bande de terre sur laquelle se tiennent les personnages en équilibre instable au bord de l’abîme. Mais que sont-ils donc en train de faire ? 

D’un point de vue pragmatique, alors que l’homme de droite, debout adossé à un arbre, contemple le paysage les bras croisés, les deux autres semblent s’intéresser à quelque chose en contre-bas, invisible à nos yeux ; s’agit-il du chapeau de la jeune femme que le vent a entraîné ? et qu’elle semble désigner de l’index tout en s’agrippant de l’autre main à un arbuste et que l’homme, à quatre pattes par prudence, essaie aussi d’apercevoir. 

D’un point de vue symbolique, les exégètes se sont efforcés d’y voir une allégorie des trois vertus théologales que sont la Foi, l’Espérance et la Charité susceptibles de guider l’homme dans ses rapports au monde et à Dieu. C’est ainsi que l’homme à genoux symboliserait la résignation avec son haut de forme à côté de lui en signe d’humilité, mais il faut admettre qu’on imagine mal qu’il ait pu le garder sur la tête dans cette position saugrenue…

La robe rouge de la jeune femme serait une allusion à l’Amour ou à la Charité avec les vertus allégoriques (immortalité de l’âme) du lierre qui serpente à ses pieds. L’éternité est symbolisée par la mer sur laquelle voguent des navires symbolisant le passage de l’âme à la vie éternelle à moins que les deux voiliers n’évoquent les jeunes mariés puisque le tableau a été peint dans les suites de leur voyage de noces, mais ils semblent bien distants l’un de l’autre ; il est vrai que Carus dira de Friedrich que leur mariage « n’a changé en rien sa vie et son être »…

Quoi qu’il en soit « ce ne sont pas les personnes qui comptent, mais ce que leur regard embrasse » dans une sorte de « transport contemplatif » et c’est en ce sens que les personnages  sont représentés de dos comme dans presque tous les tableaux de Friedrich, de telle sorte que « le face-à-face humain cède à une contemplation de la nature, du chaos, des éléments, du vide » (Kenneth White).

Un artiste influent de la peinture romantique allemande

Caspar David Friedrich est né le 5 septembre 1774 à Greifswald, alors sous occupation suédoise, d’un père fabricant de savon et de chandelles et décède le 7 mai 1840 à Dresde ; avec lui meurt l’artiste plus tard reconnu comme le plus significatif et influent de la peinture romantique allemande. 

Il restera attaché à cette petite ville de pêcheurs, à l’embouchure de la Ryck, qu’il a représentée dans un de ses rares tableaux non composites dénommé Prairies près de Greifswald (Hambourg, Kunsthalle) au même titre qu’il sera fasciné par les ruines (klosterruine) de l’ancienne abbaye cistercienne d’Eldena, à quelques distances du port de Greifswald, fondée en 1199, mais ravagée par la guerre de Trente ans (1618-1648). 

Portrait de Caspar David Friedrich par Gerhard von Kügelgen (1772-1820) (Huile sur canevas-Hambourg Kunsthalle)

Il n’en subsiste que quelques murs de briques, mais qui évoquent assez bien la grandeur passée de l’église et du cloître encadrés par des chênes majestueux : Les ruines d’Eldena (Berlin, Nationalgalerie) que Carus décrira comme « une croisée gothique, solitaire au milieu d’un bouquet d’arbres, dressée, audacieuse sur ses forts piliers, une petite hutte adossée à elle » ; cette masure figure sur les représentations qui en on été faites, mais elle a disparu du site actuel. 

L’enfance du jeune Caspar David est marquée par la mort de ses proches qu’ils s’agissent de sa mère (1781) alors qu’il n’a que sept ans, de sa sœur à l’âge de vingt mois en 1782 puis le 8 décembre 1787 de son frère Johann Christoffer qui le sauve de la noyade lorsque la glace se rompt sous ses pieds lors d’une partie de patinage, mais qui est englouti par les flots. 

À partir de 1794, il prend goût au dessin et fréquente  l’Académie royale des beaux-arts de Copenhague, avec comme professeurs les peintres Jens Juel (1745-1802) et Nicolai Abildgaard (1743-1809) connu pour ses paysages ossianiques (*) avec le refus des modèles antiques. 

En 1798 Friedrich s’établit à Dresde qui est alors un carrefour artistique et intellectuel de premier plan et où les artistes sont attirés par le prestige de la « Florence germanique » qui est le siège de la plus importante Académie d’art allemand avec sa célèbre pinacothèque, mais aussi par les paysages de la Suisse saxonne et de la vallée de l’Elbe. 

Louis-François Garnier

(*) ossianique de Ossian barde écossais du IIIe siècle qui serait l’auteur de poèmes traduits et publiés en anglais entre 1760 et 1763 par le poète James Macpherson ; bien que l’authenticité en ait été controversée, ces poèmes eurent un énorme retentissement dans toute l’Europe et furent l’un des principaux thèmes préromantiques doté d’une dimension onirique qui inspira surtout les peintres scandinaves et  allemands comme Nicolai Abildgaard, mais aussi français. 

Suite dans notre prochain numéro

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