Les fonds lapis-lazuli de Tokali Kilise

323 – Christian Ziccarelli – Cette église troglodyte (Voir illustration), tout d’abord simple nef voutée donnant sur une abside, a été remaniée vers 950-960. L’abside disparaît au profit d’un large transept doublé d’une étroite galerie sur laquelle s’ouvrent trois absides, et couvert de peintures à fond bleu outremer, à base de poudre de lapis-lazuli, cerné d’or (nimbes du Christ et de la Vierge). Le niveau théologique du programme (notamment la composition de l’évangélisation de l’univers), la qualité artistique du style antiquisant (les plus belles peintures datant de la Renaissance macédonienne) et la richesse du matériau sont ceux d’un monument princier. Nicole Thierry([Madame Nicole Thierry, spécialiste de la Cappadoce, a publié de très nombreuses monographies consacrées aux églises rupestres de cette région d’Asie Mineure.)] l’attribue à la riche famille cappadocienne des Phocas([Cette illustre famille aristocratique, citée par les chroniqueurs depuis la fin du IXe siècle, a donné à Byzance plusieurs chefs de toute l’armée et a acquis une immense popularité grâce aux exploits militaires de ses membres.)], avant que Nicéphore Phocas le jeune ne devienne empereur (963-969).

|La Cappadoce, du vieux perse Kapatuka « pays des beaux chevaux » transcrit kappadokié par Hérodote, est en Anatolie centrale, aux carrefours des grandes voies eurasiennes sud. L’intense érosion thermoclasique, hydrique et éolienne a créé, dans ce milieu volcanique, un fabuleux paysage de cheminées de fées, de cônes, de colonnades, d’aiguilles…, prenant les formes les plus fantastiques. Sa christianisation fut précoce, dès le premier siècle de l’église. Basile de Césarée (ou le Grand), Grégoire de Nysse, son frère, et Grégoire de Nazianze, évêques de Cappadoce de la seconde moitié du IVe siècle, ont exercé à des titres divers des influences notables sur le monachisme, la législation ecclésiastique, la théologie du saint Esprit et le culte des images.|

Le lapis-lazuli est une roche micro cristalline, un fedspathoïde complexe contenant une forte quantité de lazurite et comportant souvent des inclusions scintillantes de pyrite dorée. Son appellation vient à la fois du latin « lapis » signifiant « pierre » et de l’arabe « azul » qui signifie « bleu ». Quand le lapis-lazuli fit son apparition en Europe, on l’appela « ultramarinum », le bleu ultramarine ou bleu outremer.

Le principal et le plus ancien des gisements est la montagne de Sar-e-Sang au Badakhshan une région montagneuse, vers 3 000 m, accessible par des cols à plus de 6 000 m, aux confins de l’Hindou Kouch, dans la vallée du Pandjchir en Afghanistan. Dès le XVIIIe siècle, Buffon, dans son « histoire Naturelle des Minéraux », citait d’autres minerais, en Sibérie près du lac Baïkal, au Chili, au Pakistan et dans le Pamir.

La difficulté de son extraction, la longueur des opérations de purification et les risques liés à son long acheminement sur la « route de la soie », en faisaient, dans les temps anciens, une pierre précieuse, plus onéreuse et plus recherchée que l’or… Au XIXe siècle, le gouvernement français ne lance-t-il pas un concours afin de trouver un produit de substitution meilleur marché ? ! En 1826 Jean-Baptiste Guimet, talentueux chimiste lyonnais, découvre « l’outremer artificiel » ou « bleu Guimet », un bleu dont la tonalité est très proche de celle de la pierre semi-précieuse.

Dès le VIe siècle (époque des Wei de l’Ouest) dans les Oasis de la Route de la Soie, au Tokharistan (palais d’Afrasiab et de Pendjikent), en Serinde (Turfan, Kyzil) et en Chine (grottes de Bingling Si, sur le Fleuve Jaune, Mogao près de Dun- Huang dans le désert du Takla-Makan), la poudre de lapis-lazuli est employée comme pigment de fresques Sogdianes et Bouddhistes ; mais également pendant la Renaissance byzantine, en Géorgie (basilique de Dörtkilise, cathédrale d’Ishan), en Arménie (églises d’Agtamar, de Tatev). Des utilisations plus anciennes, dans des peintures sassanides, sont aussi rapportées et, au Moyen-âge dans les églises, en Moldavie, en Italie, en France même (églises Saint-Savin dans l’Yonne, à Berzé-la-Ville, en Saône-et-Loire). Il a été la base des pigments picturaux bleus des plus belles enluminures du Moyen-Age occidental et du monde islamique.

Outre son utilisation en peinture, son usage comme fard est bien établi en Égypte ancienne. Des bijoux et sculptures en lapis-lazuli ont été trouvés dans la vallée de l’Indus (Mehrgarh, 7 000 av. J.-C.) en Mésopotamie (Sumer, 6 000 av. J.-C. ; Ur, 2 500 av. J.-C.). Citons les céramiques dites lâjvardina (pièces bleues, souvent avec des rehauts d’or produites sous les Timourides (XIVe) et les Safavides (XV-XVIes siècles).

|Une recette du XVe siècle : Comment faire un excellent bleu outremer ?| |« Prenez du lapis-lazuli à volonté et broyez-le finement sur une meule de porphyre, puis faites une masse ou une pâte des ingrédients suivants : pour une livre de lapis, prenez six onces de poix grecque, deux de mastic, deux de cire, deux de poix noire, une huile d’aspic ou de lin et une demi-once de térébenthine, faites bouillir le tout dans une casserole jusqu’à les presque fondre, puis filtrez et recueillez le produit dans l’eau froide, remuez et mélangez bien avec la poudre de lapis-lazuli jusqu’à les incorporer, et laissez reposer huit jours ; plus ils reposent, meilleur et plus fin sera le bleu ; puis malaxez la pâte avec les mains en arrosant d’eau chaude, aussitôt le bleu en sortira avec l’eau ; la première, la seconde, la troisième eaux sont à conserver séparément. Et lorsque vous verrez le bleu descendu au fond du récipient, jetez l’eau et gardez le bleu. » _ Les Libri Colorum, recueil de Jean Lebègue. BNF latin 6741.|(gallery)

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