L’icône de la Trinité de l’Ancien Testament d’Andrei Roublev

337 – Christian Ziccarelli – Un Iconographe de génie

Au début du XVe siècle apparaît à Moscou un peintre de génie, reconnu comme tel par ses contemporains : Andrei Roublev (vers 1350/1360 – 1427/1430). On ne sait rien de ses origines, ni de son nom de famille. Andrei est son nom de moine et Roublev son surnom. On ne connaît ni la date, ni le lieu exact de sa naissance (sans doute proche de Moscou). Deux de ses oeuvres nous sont parvenues : les peintures de la cathédrale de la Dormition de la ville de Vladimir (1408) et l’icône de la Trinité de l’Ancien Testament du monastère de la Trinité Saint Serge. Quoique nous n’ayons aucune preuve qu’il ait été son élève, on le considère parfois comme le « continuateur » de Théophane le Grec. Sa vie et son oeuvre sont liées à l’école de Moscou. « Si l’on ne peut parler d’un art serein, son climat lumineux et accueillant laisse place à une certaine mélancolie et à une certaine fragilité ». « La joie d’une pieuse tristesse », cette expression d’un contemporain exprime à la perfection cet aspect de l’oeuvre de Roublev.

L’icône, une image sacrée

Le terme d’icône vient du grec EIKON qui signifie image, ressemblance. Les plus anciennes seraient datées du Ve siècle de notre ère (Monastère Sainte-Catherine du Sinaï). Les origines de la peinture d’icône en Russie remontent à l’an 988, quand le prince Vladimir de Kiev adopta la foi chrétienne. L’icône joue un grand rôle dans la liturgie orthodoxe, les théologiens estiment qu’elle a un contenu symbolique, sacré. Elle est un moyen utile pour permettre au fidèle de s’élever à la contemplation de Dieu (un intermédiaire entre l’homme et Dieu). Partie intégrante de l’iconostase, elles aident le pratiquant à comprendre le sens des différents moments de la liturgie, la logique de l’office, les liens entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Avant de peindre, les artistes se préparent par une méditation marquant le passage de l’art à l’art sacré, comme le prêtre l’iconographe est l’interprète de Dieu. « Tout commence par la lecture de la Bible et de la vie des Saints, par le jeûne et la prière. Le peintre doit être humble, doux, respectueux, pieux, silencieux, il lui est interdit de rire, d’être mécontent, envieux, de s’enivrer, voler, tuer, il doit garder l’âme et le corps pur, vivre dans la crainte de Dieu… » (Concile des Cent Chapitres, Moscou 1551)

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Une réalisation technique minutieuse

Le maître utilisait une planche de tilleul ou de peuplier, mais aussi du cyprès ou de l’olivier (Grèce) ou du pin et du sapin (Russie du Nord). La surface plane est creusée légèrement en retrait (kovtcheg). Au dos on mettait des cales ou des lattes encastrées dans l’épaisseur de la planche pour l’empêcher de se déformer. On la couvrait ensuite d’une toile de lin pour la consolider. Il appliquait ensuite une dizaine de fines couches de fond blanc (levkas) à base de colle de poisson ou d’animaux, puis la surface était polie. L’artiste traçait un dessin préparatoire (ocre jaune) à l’aide d’un fin pinceau (souvent gravé à la pointe sèche : graphia). Suivaient les couches de peinture à la détrempe en utilisant des couleurs minérales et organiques (blanc de plomb pour le blanc, combustion de charbon de bois pour le noir…). Afin d’obtenir des nuances, les pigments étaient mélangés, entre autres du blanc de céruse et de la suie ajoutés. L’artiste procédait par « clarification progressive » : en traitant un visage l’artiste le recouvre d’abord d’un ton sombre, puis il met par dessus une teinte plus claire obtenue par l’addition au mélange précédent d’une certaine quantité d’ocre jaune, c’est-à-dire de lumière. Il répétait plusieurs fois cette superposition de tons de plus en plus illuminés… Enfin il versait par dessus l’olifa chaude, un vernis préparé en chauffant de l’huile de lin et en y ajoutant des poudres (résines) qui servaient de siccatif. Les icônes les plus vénérées sont recouvertes par une « riza » (plaque d’argent incrustée de pierres précieuses), ne laissant à découvert que les visages, confirmant leur force divine et leur sainteté.

La Trinité de l’Ancien Testament, parti pris antifilioquiste, manifeste iconophile

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Que voit l’observateur ? Une image possédant des caractéristiques plastiques, mais aussi un objet nourri de références culturelles et placé dans un contexte liturgique spécifique (l’icône a été peinte lors de la reconstruction de la laure de la Trinité St Serge, en vue de figurer sur l’iconostase de la basilique dédiée à la Trinité).

Sans entrer dans le détail de l’analyse plastique, l’icône est obtenue en fait par la superposition d’un carré dans lequel s’inscrit un cercle (invisible mais clairement exprimé, symbole du ciel, du divin) et une bande supérieure horizontale linéaire (espace terrestre). La ligne ondulée des ailes crée à la fois plastiquement et figurativement une zone intermédiaire transitoire où s’inscrit le visage de la figure centrale.

Les trois anges, conformément à la coutume de la Russie médiévale, symbolisent la Sainte Trinité (Père, Fils et Saint-Esprit), tels qu’ils sont apparus, selon un récit de la Genèse, à Abraham et Sarah. L’ange du centre, dont le visage se situe entre la temporalité terrestre et le paradigme du salut, hors du temps divin, est conforme à la figuration du Christ, à la fois fils de l’homme et fils de Dieu, envoyé sur terre pour sauver les hommes. La position centrale de la coupe, concrète préfiguration de l’Eucharistie, dessinant avec le visage et l’arbre un axe vertical très marqué renforce cette attribution. L’arbre figuré derrière l’ange du milieu indique que l’action se déroule à l’ombre du chêne de Mambré. Le Rocher rappelle le Sacrifice d’Isaac. Au loin, on perçoit un bâtiment avec colonnes, la demeure du Patriarche ? Un temple ? La Jérusalem Céleste ?

Chaque ange est vêtu de couleur différente, la couleur bleue commune aux trois anges a comme signification symbolique la marque du divin. L’ange central ajoute au bleu la couleur pourpre, qui est celle du sacrifice, du fils crucifié. Le personnage de droite ajoute au bleu la couleur verte, couleur de la vie et de la grâce vivifiante, celle du souffle de l’Esprit. Enfin le personnage de gauche est habillé de bleu et d’une couleur irisée difficilement définissable, symbole du mystère et de l’insondable de l’invisibilité du Père. Ã cette symbolique des couleurs, s’ajoute une symbolique des gestes et des vêtements, le Fils notamment a une main sur la table, symbole de l’incarnation, les deux doigts écartés en signe de sacrifice, et porte l’entremanche du messager. Le fils et l’Esprit ont le visage incliné dans la direction du Père. Toutefois, c’est l’impression générale de ressemblance qui domine. « Ceci est conforme avec la doctrine de la Trinité renvoyant en même temps à la diversité (trois personnes) et à l’unité (un seul Dieu). Pour Roublev l’unité de Dieu et l’unité des personnages de la Trinité sont la même unité, cette ressemblance et cette autonomie respective des trois anges sont caractéristiques d’un parti pris antifilioquiste et rendent compte d’une théologie proprement orientale de la Trinité ». Le Christ, par sa double nature humaine et divine, participe à l’histoire du monde, fondement pour les iconophiles de la possibilité des images saintes (au XVe, un courant désigné sous le nom de « judaïsant » relance la question de leurs représentations). « L’icône de la Trinité de Roublev sera perçue comme un véritable manifeste contre l’iconoclasme, d’autant que la Trinité ne se justifie que par l’incarnation et son rôle dans le salut des hommes ». ■(gallery)

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