L’illettrisme : un facteur de risque d’accidents médicaux

311 – L’analphabétisme (absence d’apprentissage de la lecture) ne représente que la partie émergée de « l’iceberg » de l’incompréhension entre médecins et patients. Il existe une autre portion de la population, qui, malgré une scolarisation, n’a pas intégré l’apprentissage donné. On parle alors d’illettrisme. Après avoir caractérisé cette population aux capacités réduites de compréhension, les répercussions de ce handicap sur les risques d’accidents médicaux seront analysées, afin d’essayer de mieux les prévenir.

Qui sont les illettrés ?

Il convient avant tout de faire la différence entre l’analphabète et l’illettré.

L’analphabète est celui qui ne sait ni lire, ni écrire, soit parce qu’il n’a pas été scolarisé, soit parce que le français n’est pas sa langue. Les carences linguistiques étant flagrantes, il n’est donc pas difficile pour le médecin de le repérer. En revanche, le dépistage du patient « illettré » est plus complexe. Le plus souvent d’origine française, l’illettré a été scolarisé et peut donc avoir un langage parfaitement compréhensible. Le médecin s’adressera à lui, sans imaginer une limitation de ses aptitudes intellectuelles. Être illettré signifie ne pas disposer de compétences de base (lecture, écriture, calcul) suffisantes pour faire face de manière autonome à des situations courantes de la vie quotidienne (faire une liste de courses, lire la notice d’un médicament ou une consigne de sécurité…). La honte est donc un sentiment fréquent qui va le pousser à tenter au maximum de dissimuler ce handicap.

Selon une enquête de l’agence nationale de lutte contre l’illettrisme (www.anlci.gouv.fr), ce handicap toucherait 9 % de la population de 18 à 65 ans. La proportion d’illettrisme s’aggrave avec l’âge, conséquence de l’éloignement avec la période d’apprentissage et l’absence d’entretien des connaissances ; 74% des illettrés ont été élevés dans des familles dont la seule langue était le français. Il va sans dire que le bas niveau socio-économique est une des causes les plus fréquentes d’illettrisme.

Si les difficultés de lecture et d’écriture sont patentes chez l’illettré, le langage oral est également déficient. D’ailleurs, il faut savoir que les tests oraux de dépistage comportent l’écoute d’un bulletin météo et d’un message de prévention routière. Alors, on comprend mieux que si des gens ont du mal à saisir ces informations a priori banales, il y a donc des raisons de s’inquiéter sur la compréhension des informations médicales.

Conséquences de l’illettrisme sur la prise en charge médicale

Si le médecin n’a pas dépisté les illettrés parmi ses patients, il y a toutes les chances que son discours, déjà spontanément un peu technique, soit totalement incompris de ces patients handicapés s’il ne s’adapte pas un minimum. Ainsi, toutes les étapes de la relation médecin/patient seront sources d’erreurs.

Erreurs de diagnostic

Il est évident que l’illettrisme va biaiser la prise en charge médicale dès la tentative d’élaboration d’un diagnostic.

Comment répondre à des questions élaborées et précises d’un médecin ? Dans un premier temps, le patient, s’il n’est pas trop intimidé, va demander au médecin de répéter. Mais si la seconde version n’est pas plus claire, et si surtout le médecin s’impatiente, il est fort probable que le patient va avoir tendance à vouloir répondre ce que veut entendre le médecin, orienté par les quelques éléments séméïologiques qu’il a déjà glanés.

Sur un interrogatoire très dirigiste avec des réponses binaires (oui, non), il est alors rapidement tentant pour le patient de vouloir répondre de façon aléatoire quand il veut dissimuler son handicap. Cet interrogatoire aux réponses faussées a toutes les chances d’aboutir à un diagnostic erroné.

Incompréhension des consignes

Les consignes, pas plus que les questions du médecin, ne sont pas comprises par l’illettré. Cette population est alors coutumière de l’inexécution des examens complémentaires prescrits (but diagnostique ou de suivi des traitements). En cardiologie, il est alors facile d’avoir des hémorragies ou des thromboses lors de la prescription d’anticoagulants, si les INR ne sont pas contrôlés ou si les modifications de doses mal comprises. Les rendez-vous donnés sont manqués, réduisant d’autant plus la capacité du contrôle médical. Combien de patients coronariens ont-ils interrompu leurs traitements à la fin de l’ordonnance, sans envisager un renouvellement, car souvent cela n’a peut-être pas été dit, mais surtout pas compris. La posologie, la répartition sur la journée et les éventuelles interactions médicamenteuses sont sources de iatrogénie, lourdement aggravée par l’illettrisme.

Suivi chaotique

Par l’incompréhension de la maladie et du traitement, ces patients n’intègrent pas la nécessité d’un suivi par leur médecin. Craignant de déranger, mais cherchant au maximum à éviter un contact avec un médecin qu’ils ne comprennent pas, les illettrés auront également tendance à consulter tardivement par rapport à l’émergence de nouveaux symptômes.

S’ils ont eu, de surcroît, un contact médiocre, par une incompréhension réciproque, ils auront alors tendance à vouloir tenter leur chance auprès d’autres praticiens, en espérant une relation meilleure. Ce nomadisme a ainsi toutes les chances d’aboutir à une répétition des explorations dont certaines sont invasives (coronarographie), donc potentiellement iatrogènes.

Conséquences judiciaires

Si les illettrés ont des difficultés pour appréhender leur maladie et ses traitements, ils ont d’autant plus de difficultés pour comprendre la notion d’aléa thérapeutique. Avec parfois des attentes simplistes vis-à-vis de la médecine, ils n’en imaginent pas les limites. Ces éléments doublés d’une relation médiocre avec le médecin font le lit des réclamations judiciaires. Par une vision simple de la justice, ils vont être tentés de déposer plainte au commissariat de police, et donc d’engager une procédure pénale qui n’est pourtant pas la voie la plus adaptée en responsabilité médicale. Elle est en revanche très contraignante et difficile à vivre pour les médecins. C’est une idée fausse de croire que seuls les patients fortunés et socialement élevés font des procès aux médecins, bien au contraire ! Il ne faut pas oublier que les illettrés sont économiquement défavorisés, donc peuvent très facilement bénéficier de l’aide juridictionnelle. Enfin, la gratuité intégrale des nouvelles procédures CRCI (Commissions Régionales de Conciliation et d’Indemnisation des accidents médicaux) offre une autre voie de recours particulièrement simple, puisqu’il n’est pas nécessaire de faire appel à un avocat.

Mesures préventives

La priorité consiste à élaborer une stratégie de dépistage de cette population à risque. Lors de la première consultation, un questionnaire écrit sur des données administratives et les antécédents médicaux permet rapidement de cerner les personnes à l’orthographe aléatoire, signe direct d’illettrisme.

Plus que jamais, le discours doit utiliser un vocabulaire simplifié, loin du jargon habituel et l’interrogatoire doit rester ouvert pour que le patient puisse s’exprimer avec ses mots. Au terme de la consultation, le cardiologue doit vérifier systématiquement la compréhension de ces patients, en leur demandant par exemple qu’ils expliquent ce qu’ils ont compris.

La délivrance de consignes écrites dans un langage simple et lisible peut leur servir à distance de la consultation et éventuellement de se faire aider de tierces personnes (enfants, voisins, pharmacien…). L’ordonnance doit être écrite clairement (idéalement dactylographiée) avec une posologie précise et une répartition sur la journée, avec une mention invitant le pharmacien à retranscrire ces données sur la boîte.

Il faut les inviter à se rendre en consultation, le plus souvent possible accompagnés d’une personne relais, lettrée.

Pour assurer une continuité des soins, lorsque ces personnes sont amenées à consulter en urgence, il est souhaitable de leur remettre systématiquement les comptes-rendus d’explorations, d’hospitalisations ou de consultations et de leur conseiller de les garder sur eux.

Enfin, même s’il s’agit d’une population aux capacités intellectuelles réduites, il ne faut pas pour autant écarter trop rapidement des options thérapeutiques bénéfiques, par crainte d’un suivi difficile. Comme toujours, les magistrats attendent du médecin une obligation de moyens et vérifieront que la démarche médicale s’est faite dans un climat de respect de la personne et de dévouement (art. 2 et 3 du code de la déontologie médicale).

En conclusion

La prévention des accidents médicaux liés à l’illettrisme passe par le dépistage de ces patients, honteux de leur handicap.

Une fois identifiés, le cardiologue doit adapter son mode de communication et sans cesse vérifier la bonne compréhension de son message médical. C’est à ce prix que les médecins se mettront à l’abri de poursuites judiciaires.