Lucas Cranach l’Ancien ou l’histoire d’une amitié fervente

Le 31 octobre 1517, le moine Augustin Martin Luther (1483-1546) placarde ses quatre-vingt-quinze thèses réformatrices, critiquant les indulgences (*), sur la porte de l’église du château de Frédéric III le Sage (1463-1525), duc de Saxe et prince-électeur (**), grand collectionneur de reliques. 

Le château se situe à Wittenberg, au bord de l’Elbe, ville de Saxe-Anhalt en Allemagne, enrichie par les mines d’argent et dotée d’une université depuis 1502. Luther fut transféré d’Erfurt à Wittenberg en 1508 pour y enseigner la théologie. S’il est plausible que Luther ait placardé lui-même ses thèses, il les a surtout envoyées à Albert de Brandebourg, archevêque de Mayence, qui administrait la distribution des indulgences dans son évêché en lien avec les banquiers Fugger. Les thèses de Luther furent transmises à Rome, mais c’est sans attendre la réponse du Saint-Siège qu’elles sont imprimées et diffusées en quelques semaines dans toute l’Allemagne.

La réponse du Pape Léon X (1475-1521) ne se fait pas attendre ; dans sa bulle Exsurge Domine (Lève-toi, Seigneur) le pape condamne 41 des propositions de Luther et lui ordonne de se soumettre à l’Eglise. Luther refuse et faisant fi de l’anathème, jette publiquement la bulle papale au feu ; il est excommunié le 3 janvier 1521 et comparaît devant l’assemblée du Saint-Empire Romain Germanique, la diète, réunie à Worms en avril 1521 ; il persiste dans ses convictions, lui qui changea son nom de Luter en Luther par analogie avec eleutheros (celui qui est libre et cesse d’être esclave).

Mis au ban de l’empire, Luther est protégé par le prince électeur dans son château de la Wartburg en Thuringe de mai 1521 à mars 1522. Convaincu que seule l’écriture sainte « sola scriptura » peut régler la vie du croyant, il va traduire, tout en l’interprétant, le Nouveau Testament du latin en allemand pour le rendre accessible à ses contemporains. La Réforme gagne peu à peu l’Allemagne et aura des répercussions sur l’art religieux avec un mouvement iconoclaste qui aboutit à la fin de la peinture religieuse dans les pays réformés où « les arts sont gelés » (Erasme). C’est dans ce contexte que le peintre Lucas Cranach (1472-1553) dit l’Ancien devient un partisan mais aussi l’ami de Luther dont il fait la connaissance à Wittenberg. Il va contribuer activement au développement d’une iconographie protestante.

On ne connaît presque rien de la formation artistique de Lucas Maler dit Cranach l’Ancien né le 4 octobre 1472 à Kronach, petite ville allemande de Haute-Franconie, d’où provient son nom. Son père Hans aurait été peintre comme le suggère le patronyme de Maler (peintre). C’est probablement après s’être formé dans l’atelier paternel qu’il séjourne à Vienne (1502-1504), où il rencontre des humanistes dont il peint les portraits. Il s’établit en 1505 à Wittenberg auprès de la cour de Frédéric le Sage.

Tout comme Albrecht Dürer (1471-1528) dont il s’inspire tout en développant son propre style, Cranach est déjà un peintre reconnu. Il bénéficie d’appointements fixes en tant que peintre officiel succédant au Vénitien Jacopo de’Barbari (1445-1516). Outre des peintures il grave et crée des décors éphémères, des costumes, des médailles et même il décore les bâtiments extérieurs réalisant ainsi un grand ensemble pictural qui ne nous est pas parvenu. Il fut aussi très admiré en tant que peintre animalier en décorant les rendez-vous de chasse du prince-électeur. Ce dernier, en 1508, l’envoie aux Pays-Bas et lui accorde un brevet d’armoiries avec comme emblème un serpent couronné portant des ailes déployées (repliées après la mort de son fils aîné) de chauve-souris et tenant dans sa gueule un rubis serti dans un anneau d’or.

Ces armoiries se substituent au monogramme L.C du début de sa carrière et seront dorénavant la signature de son atelier, d’une productivité inégalée à son époque, avec jusqu’à une quinzaine d’apprentis et de disciples parmi lesquels ses deux fils, Hans Cranach (1513-1537) mort prématurément à Bologne, et Lucas Cranach le Jeune qui reprendra l’atelier à la mort de son père. Lucas Cranach l’Ancien, qui fut bourgmestre à trois reprises, était un homme riche ; à la fois marchand de vin, propriétaire de maisons, et ayant un privilège d’apothicaire (1520), il avait aussi une imprimerie qui servit à divulguer les pamphlets de Luther. Il fut aussi un homme en qui Luther avait toute confiance et un homme de conviction puisqu’il suivit dans sa captivité à Augsbourg, où il rencontra Titien (v.1488-1576), le prince-électeur Jean-Frédéric après la défaite des protestants à la bataille de Mühlberg (1547) contre les troupes impériales. Lucas Cranach l’Ancien meurt à Weimar en 1553 où il est enterré avec comme épitaphe « pictor celerrimus » (peintre très rapide).

C’est à partir de 1507 qu’apparaissent les premiers nus de Cranach avec les Adam et Eve, probablement inspirés d’Albrecht Dürer (1471-1528) qu’il a pu rencontrer à Nuremberg dans sa jeunesse et dont il connaît les gravures.

Plus tard, son adhésion à la Réforme ne l’empêcha pas de peindre des nus bibliques et mythologiques sous forme de Vénus longilignes aux cheveux blonds ondulés avec leur petit menton pointu et leurs yeux obliques et dont l’érotisme n’était pas forcément du goût de Luther.

L’amitié de Lucas Cranach pour Luther ne l’a pas empêché de beaucoup travailler pour l’archevêque de Mayence, et ce bien après 1517, en privilégiant certains motifs selon que le commanditaire était catholique ou protestant. C’est grâce à Lucas Cranach et à son atelier que nous savons à quoi ressemblait Luther et comment sa physionomie a évolué avec le temps.

Lucas Maler dit Cranach l’Ancien et Augustin Martin Luther

En 1512, le jeune moine augustin porte le bonnet de docteur en théologie.

En 1520, une gravure sur cuivre nous le montre toujours maigre et imberbe au regard déterminé. Environ deux ans plus tard, il porte la barbe pour ne pas être reconnu sous le pseudonyme de Junker Jörg, le « chevalier Georges ».

En 1524 Luther quitte l’état monastique et épouse en 1525, avec comme témoin Lucas Cranach, Katharina von Bora (1499-1552), une ancienne moniale qui lui donne six enfants et gère très efficacement les affaires courantes.

Comme trois ans au préalable, Luther en 1528, de nouveau imberbe, n’est pas encore grisonnant, et commence à s’empâter avec un double menton.

En 1546, il est corpulent mais il reste doté d’une force de volonté héritée de ses parents, Margarete et Hans Luther, peints par Lucas Cranach l’Ancien en 1527. Les portraits de Luther reflètent la conviction dont il fait preuve quand il prêche en chaire comme le montre Cranach dans la prédelle du retable de l’église de Wittenberg. Luther meurt le 18 février 1546.

C’est dans l’église municipale de Weimar qu’on peut admirer un triptyque peint par Lucas Cranach l’Ancien en 1552 et terminé en 1555 par son fils Lucas Cranach le Jeune. La peinture met en scène une partie de l’épitaphe du prince Jean-Frédéric de Saxe dit le Magnanime qui fut l’un des grands protecteurs de Luther et de son épouse Sybille de Clèves, représentés sur la gauche et morts en 1554 ; du côté opposé figurent leurs trois enfants. L’inscription « VDMAE » inscrite sur la draperie au dessus du couple princier est la forme abrégée de la devise inscrite sur la pierre tombale « Verbum Domini Manet in AEternum » (La parole de Dieu reste pour l’éternité).

Triptyque Herderkirche, Weimar

Le tableau fait office de sermon illustré associant plusieurs histoires de l’Ancien et du Nouveau Testaments telles que l’Exode, le serpent d’airain et Moïse montrant les dix commandements alors qu’Adam, incapable de s’y conformer, court vers la mort. Une personne, les bras levés, lutte contre le feu alors que l’ange sur fond de ciel clair annonce la venue du Messie aux bergers. Au centre se situe le Christ crucifié vêtu d’un perizonium ou pagne de pureté à double pan flottant, aux prises avec un vent imaginaire. A gauche le Christ ressuscité terrasse la mort et le diable.

Les trois hommes qui se trouvent à droite sont Jean le Baptiste montrant le Christ et l’agneau de Dieu qui « enlève les pêchés du monde ». A côté du Baptiste se tient Lucas Cranach l’Ancien avec son imposante barbe blanche similaire au portrait (Musée des Offices, Florence) qu’en fit son fils à l’âge de 77 ans ; il porte des bottes en cuir couleur safran et un manteau en fourrure évoquant sa prospérité et sa dignité.

Un filet de sang jaillit de la plaie du Christ et retombe en giclant sur la tête du peintre qui nous regarde avec assurance, comme pour nous dire « Me voici, Lucas Cranach, le célèbre artiste-peintre, mais ce que je suis, je le suis à travers l’action du Christ, ce qu’il a fait pour moi ». A sa gauche se tient Martin Luther aux cheveux grisonnants, mort depuis 6 ans, et dont le regard « hors champ » nous échappe. Les deux amis sont réunis pour l’éternité.

(*) Indulgences du latin indulgentia = remise de peine: possibilité d’une rémission totale (indulgence plénière) ou partielle de la peine temporelle due aux pêchés en échange de dons ou d’actes de charité. Luther en dénonça l’esprit de lucre, les bulles pontificales, la portée dans l’au-delà (même les âmes du purgatoire pouvaient en bénéficier) et la fausse sécurité au détriment d’une pénitence authentique.

(**) Princes électeurs : ducs des anciennes nations franques ou prélats formant un collège destiné à élire l’empereur du Saint Empire Romain Germanique (Xe-XVIIIe siècle). Contrairement aux états à pouvoir centralisés (Angleterre, France, Espagne) ce sont des villes, des évêques et des princes qui régnaient en Allemagne et en Italie.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour son voyage guidé en Saxe et à Eleonore Garnier pour sa traduction 

Bibliographie

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