Mater Dolorosa et la crucifixion de Jésus – 1ère partie

– Par Louis-François Garnier


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Stabat Mater Dolorosa / Juxta crucem Lacrimosa / Dum pendebat Filius (Elle était debout, la Mère en douleur / Auprès de la croix, en pleurs / Alors qu’était pendu son Fils). Ceci est le début d’un cantique composé par le poète franciscain italien Jacopone da Todi (v.1230 -1306). Il s’agit du thème de la mère éplorée près de la croix dressée, Mater dolorosa désignant Marie (Miriam) au pied de la croix ou soutenant son fils mort. Ce fils est Jésus (Yeshua) de Nazareth (v. -5 et mort en 30) également appelé Christ du grec christós traduction du mot hébreu mashia’h dont dérive « Messie » c’est-à-dire une personne consacrée par une onction divine (1) en sachant que « le Christ dont l’historicité est incontestable, est né sous le règne d’Auguste, mort sous celui de Tibère et sur l’ordre muet du procurateur romain de Judée Pilate ». (2) 

Le thème de la douleur de Marie a fait l’objet d’une iconographie très abondante tant en peinture qu’en sculpture, avec une variabilité dans les titres tels que, entre autres, Crucifixion ou Golgotha (lieu du crâne) du nom d’une colline proche de Jérusalem. Ceci a été aussi une source d’inspiration en musique avec des œuvres majeures portant ce titre dont la célèbre version du compositeur Pergolèse (1710-1736), composée deux mois avant sa mort par tuberculose à 26 ans dans le monastère de Pouzzoles. 

Ce fut sa dernière œuvre écrite pour deux voix chantées (probablement des castrats) et un petit ensemble instrumental classique. C’est ainsi qu’on peut lire cet article tout en écoutant le Stabat Mater de Pergolèse… Le texte de Jacopone da Todi est resté célèbre par son incipit car l’art du poète y atteint d’emblée sa plénitude en décrivant Marie debout à côté de son fils pendu « en une symétrie parfaite qui accentue le pathétique de la scène ». (3) Le cantique se décline en  vingt strophes, ou plus précisément en tercets c’est-à-dire par groupes de trois vers de 7 à 8 pieds unis par une combinaison de rimes. Le second tercet  fait référence à une prophétie biblique de Siméon, faite à la Vierge durant la Présentation de Jésus au Temple, quarante jours après sa naissance : « une épée te transpercera l’âme ». Voilà Marie prévenue. (4) Le cantique comporte une première partie relatant la douleur de Marie alors que la seconde partie est une prière à la Mère de Dieu pour implorer sa bienveillance. Il convient de respecter la rime et « la sobriété de l’expression, la pure simplicité de l’écriture, d’où naît l’émouvante beauté du poème. » (3)


Le Christ à la Colonne (vers 1478).

Par Antonello de Messine (v.1430-1470).
Musée du Louvre.

Marie est très douloureusement (dolorosa) atteinte mais pas « douloureuse » stricto sensu, la traduction anglaise utilisant le terme grieving (en peine, en deuil) à rapprocher de l’expression allemande : grief-stricken (affligée de douleur) faisant état d’une mère « emplie de la plus grande douleur » (schmerzerfüllte). Marie est bel et bien debout car stabat est dérivé de sto (se tenir debout) à l’instar de ceux que Cicéron désignait comme  étant « debout et pas assis » (stand non sedant), comme cette statue qui se dressait à Delphes (statua quae Delphis stabat) toujours selon Cicéron ou comme ce roc pointu qui était debout (stabat acuta silex) d’après Virgile. (5) 

La mère du Christ est supposée être près de la croix (juxta crucem) encore que l’évangéliste Jean est le seul à rapporter que la mère de Jésus, la sœur de sa mère et Marie-Madeleine étaient « au pied » de la croix, ce qui pose question, (4) les trois autres évangélistes indiquant que les femmes se tenaient à distance sur le Golgotha. Il devait y avoir beaucoup de curieux en cette veille du Grand Shabbat de Pâque (Pessa’h en hébreu, en latin : Pascha) (6) puisque les évangiles situent la mort de Jésus en relation avec la Pâque juive (à distinguer de la Pâques chrétienne), célébrant l’Exode et le début du cycle agricole. 


Vierge de douleurs par Dirk Bouts (1415-1475).
Musée du Louvre (détail).

Dans le judaïsme, le Shabbat est le jour de repos hebdomadaire consacré à Dieu et qui va de la tombée de la nuit du vendredi à celle du samedi qui est un jour de repos mais, en l’occurrence, il est d’une importance particulière car précédant la grande fête de Pâque qui va durer une semaine avec les célébrations qui s’y rapportent.  La date, qui reste hypothétique, semble être le vendredi 7 avril 30. Parmi la poignée de fidèles, seules des femmes  semblent avoir eu le courage de le suivre, ces « femmes qui avaient accompagné Jésus depuis la Galilée » (Luc) puisque aucun des textes ne cite un seul disciple à l’exception de Jean, de « celui que Jésus aimait » (Jean l’Evangéliste). (4) Le récit de Jean aura une grande influence sur la représentation de la Crucifixion (6) avec, le plus souvent, la Vierge et Jean respectivement à droite et gauche de Jésus, le côté droit étant une place privilégiée symbolisant la miséricorde. (6) Cette symbolique du côté droit est très ancienne puisque dans l’ancienne Egypte le fait d’être flabellifère à la droite du Pharaon était l’un des postes les plus prisés. Marie est debout, c’est-à-dire que son attitude est digne comme il se doit et cette représentation s’imposa, avec sur son visage une expression de douleur (dolorosa) ou s’essuyant les larmes (lacrimosa) avec son voile. 

Ce sont là les manifestations extérieures de la poignante douleur de Marie, « les adjectifs en -osa, au rythme lent (dolorosa, lacrimosa), en accord avec les imparfaits (stabat / pendebat), traduisant un état saisi dans la durée et non une explosion passagère de l’affectivité ». (3) Cependant, à partir du XIVe siècle la Vierge a pu être représentée effondrée en pâmoison, mais ceci ne fut pas apprécié par l’Eglise qui y voyait un manque de courage. C’est ainsi que le concile de Trente (1563) recommanda aux artistes d’en revenir à la Stabat Mater et de limiter le nombre de figurants afin de « ne pas distraire l’émotion ». (6) 

La crucifixion n’est pas une invention romaine car elle remonte au VIIème siècle av. J.-C., voire plus mais « les Romains en ont poussé au paroxysme les raffinements de la souffrance » (*) et l’ont légalisée puisque ce mode d’exécution est prévu par le droit romain. La croix (crux qui signifie aussi gibet) est l’instrument de la mise à mort et Cicéron dira qu’il convient en ce sens de dresser une croix pour le supplice (figere crucem ad supplicium), (5) Jésus devenant ainsi un crucifié (cruciarus) ayant subi le supplice de la croix (cruciaria paena).(5) La croix sur laquelle fut crucifié le Christ était probablement faite en chêne ou en cèdre du Liban (6) et comportait un pieu (stipes) planté verticalement dans le sol où il reste à demeure en étant ainsi « la partie fixe du gibet, et à ce titre, il définit le lieu d’exécution » (*). Ce pieu est jointé (crux commissa) ou  plus volontiers encastr « en position stable, fixe et solide » (*), selon la technique du tenon-mortaise avec la partie mobile dénommée patibulum. Contrairement à la représentation qu’en ont faite nombre d’artistes suggérant ainsi une sorte d’ « élan vers le ciel », (6) la croix était assez basse « émergeant à peine d’une foule disparate » (4) au point même que les chiens errants pouvaient s’attaquer aux jambes des crucifiés et « cette faible hauteur de la croix est pour les bourreaux synonyme de simplicité, de rapidité d’exécution et d’efficacité dans l’application de la sentence ». (*) Ainsi, bien que dans l’iconographie traditionnelle, la croix est tout en hauteur pour « glorifier le sauveur » au point que les centurions sont représentés à cheval, le fait historique incite à « abandonner toute idée de croix haute ». (*) Les évangélistes sont muets quant au type de croix utilisée (6) mais il ne s’agissait probablement pas d’une croix en X (crux decussata)

En théorie, seule la croix qui deviendra au Ve siècle la croix latine, aurait permis de fixer au dessus de la tête de Jésus et avant sa mort, une petite pancarte (titulus) comme le voulait la coutume, et comme nous le montre Rubens (1577-1640) dans Le coup de lance (Anvers) peint en 1620. 

Cependant la croix en T ou Tau (crux commissa) n’exclut pas d’y fixer un écriteau, du moins après que le corps du crucifié se soit suffisamment affaissé car, la tête se situant alors en dessous du patibulum, il devenait ensuite facile de fixer le titulus. Celui-ci indiquait le motif de la condamnation à mort en araméen, en grec et en latin, probablement en toutes lettres pour que chacun puisse comprendre et non pas sous la forme des initiales devenus ensuite emblématiques I.N.R.I. « Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum » (Jésus le Nazaréen Roi des Juifs) (6). 

Cette inscription figurant sur le titulus ne fut d’ailleurs pas appréciée par les Grands Prêtres qui tentèrent en vain de la faire modifier car le procurateur romain refusa en disant: « Ce qui est écrit est écrit ». (4) Cet écriteau illustre bien le fait que la crucifixion de Jésus fut un « acte politique » (7) car Jésus dut « faire face à deux procès : l’un religieux et l’autre temporel, politique et colonial » (*)

Au plan religieux, le procès est de la compétence du Sanhédrin, c’est-à-dire l’institution juive suprême comportant les Anciens représentant l’aristocratie laïque, les Grands Prêtres et les scribes, docteurs de la Loi. En réalité, cette instance est contrôlée par les Romains qui lui ont donné le pouvoir de gérer la pratique du judaïsme et du maintien de l’ordre, à la fois pour éviter une révolte et flatter les Juifs mais aussi pour les rendre responsables en cas de soulèvements populaires, obligeant alors l’armée romaine à intervenir. Les Grands Prêtres sont nommés et révoqués par le pouvoir romain bien qu’ils appartiennent à de puissantes familles sacerdotales qui s’enrichissent considérablement par l’exploitation du Temple, avec les transactions et les agréments donnés aux marchands, au point qu’ils peuvent battre une monnaie spéciale pour acheter des offrandes (*). 

C’est ainsi que Jésus gène les affairistes du Temple et c’est aussi un fauteur de troubles après qu’il ait été acclamé comme étant le Messie lors de son entrée triomphale à Jérusalem avant la Pâque juive, circonstance aggravante. Cependant, si le fait qu’il ait chassé les marchands du Temple en disant : « de cette maison de prière vous en avez fait une caverne de voleurs » (1) (8) est un facteur déterminant ayant conduit à son arrestation, c’est aussi par son enseignement, par ses miracles et parce qu’il affirme qu’il est le fils de Dieu qu’il est condamné. Ainsi, Jésus est non seulement un perturbateur des affaires et de l’ordre public mais il est, en outre et peut-être surtout, un blasphémateur, et le blasphème c’est l’horreur absolue pour le Grand Prêtre qui en déchirera son vêtement ! Et « blasphémer c’est encore pire que d’être populaire ». (*) 

Cette qualification de « blasphème » permettra au Sanhédrin « d’aller au-delà de ses espérances les plus folles » (*) puisque «  la seule condamnation pour blasphème ou profanation aurait aboutit à une condamnation sommaire » (7) par lapidation selon la coutume locale. (4) Ceci ne fut cependant pas le cas car des chefs d’accusations tels que l’insubordination ou le fait de se prétendre roi des Juifs relevaient alors du droit romain. Dès lors, « le Sanhédrin n’a pas le droit de mettre à mort et a besoin de l’occupant pour permettre d’exécuter la sentence » (*). De religieux le procès devient alors politique. Il devra s’agir d’ « une exécution à la romaine », somme toute assez banale si l’on considère qu’au siècle précédent, à la suite de la révolte de Spartacus, six mille esclaves avait été crucifiés sur la route de Capoue à Rome.

Bibliographie

(1) Renault Ch. Reconnaître les Saints et les personnages de la Bible. Ed. J.-P. Gisserot 2002.
(2  ) Schmidt J. Le Christ et César. Desclée de Brouwer 2009.
(3) Hasenohr G. Les traductions françaises du « Stabat mater dolorosa » Textes et contextes (XIVe-XVIe siècles) brepolsonline.net.
(4) Duquesne J. Jésus. Desclée de Brouwer/Flammarion 1994.
(5) Gaffiot F. Dictionnaire illustré Latin-Français Hachette 1934.
(6) De Landsberg J. L’Art en Croix le thème de la crucifixion dans l’histoire de l’art. La Renaissance du Livre 2001.
(7) Baslez M-F Jésus. Prophète ou rebelle ? Histoire & Civilisations N°23 : 22-55 décembre 2016.
(8) La Bible de Jérusalem. Cerf 2000.
(9) Baslez M-F Ponce Pilate Histoire & Civilisations N°49 : 46-59 qvril 2019.
(10) Thomas M. Trésors de l’art sacré dans les hautes vallées de Maurienne. La Fontaine de Siloé 2004.
(11) Baslez M-F. Les derniers jours du Christ. Histoire & Civilisations N°71 : 60-69 avril 2021.
(12) Boespflug F. La Crucifixion dans l’art – un sujet planétaire (Bayard 2019).
(13) Tempestini A. Giovanni Bellini. Gallimard 2000.
(14) Schmitz I. Mater dolorosa. In Michel-Ange Le Figaro hors-série 2020

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour sa documentation et je suis éminemment redevable à Monsieur Tugdual de Kermoysan, Aumônier des hôpitaux de Ploërmel et de Josselin (Morbihan) pour ses remarques très érudites. (*)