Nicolas Régnier (v. 1588-1667), peintre à Rome au début du XVIIe siècle

La première rétrospective mondiale de l’artiste au musée des Beaux Arts de Nantes (1) nous donne l’occasion de retracer l’atmosphère artistique de la Rome du premier tiers du XVIIe siècle. 

Nicolas Régnier naquit entre 1588 et 1593 à Maubeuge, alors en territoire flamand (rattaché à la France en 1678). Formé à Anvers par le peintre Abraham Janssens (1575-1632), cet homme « d’une double culture, flamand par la naissance, français par la langue », séjourna, avant de rejoindre Rome, à Parme à la cour des Farnèse en 1616-1617. Inscrit sur les stati d’anime de 1620 (registre des personnes ayant effectué la communion pascale, établi par le curé de la paroisse), il était sans doute présent dans la Ville éternelle dès 1617. Il y resta une dizaine d’années. Il habitait dans la paroisse Sant’Andrea delle Fratte en 1620-1621, puis de 1621 à 1624 dans celle de Santa Maria Del Popolo, le quartier de résidence de tous les peintres étrangers. En 1626, à priori sollicité par son ami Johann Liss, il quitta Rome pour Venise où il s’imposa comme portraitiste et marchand collectionneur. En 1644 il obtint de Louis XIV le brevet de peintre du roi et mourut dans la Sérénissime le 20 novembre 1667.

Rome, La patrie des peintres

« La patrie des peintres » offrait aux artistes venus des quatre coins de l’Europe, l’occasion unique de se perfectionner en copiant les antiques, d’étudier de visu les grands maîtres de la peinture italienne de la Renaissance et de découvrir le renouveau de la peinture des grands Bolonais (Carrache, Guido Reni, Dominiquin), enfin de voir les derniers fastes de la peinture « révolutionnaire » de Caravage, un melting pot favorable à l’émulation artistique. La Contre-Réforme fut à l’origine du renouvellement du décor des églises, Rome était en perpétuel chantier. Les papes, surtout Paul V Borghèse (pape de 1605 à 1621) et Urbain VIII (pape de 1623 à 1644) voulaient la magnifier et en faire le centre fastueux de la chrétienté. Les aristocrates (Corsini, Pamphili, Chigi), les cardinaux (Borghèse, Barberini, Médicis) couvraient les murs de leurs palais de peintures. Les jeunes artistes pouvaient ainsi espérer des commandes et vivre de leur art. Cependant Rome restait une ville dangereuse, les rixes étaient fréquentes. Nicolas Régnier vivait « dans un climat de violence peu ordinaire », plusieurs de ses compagnons furent mortellement blessés. Objet lui-même d’une agression, il reçut « un jet de pierre à l’origine d’une cicatrice près de l’œil droit ». 

Le séjour romain de Nicolas Régnier

Dès son arrivée à Rome, il devint membre de la Bent., une association où les artistes surnommés les Benvueghels (« oiseaux de la bande ») trouvaient entraide et émulation. Placée sous l’égide de Bacchus, Dieu du vin, mais aussi de l’inspiration, elle regroupait les peintres du nord de l’Europe. Lors de leur intronisation, il recevait un surnom, Nicolas Régnier, celui d’« homme libre ». 

Il côtoya Dirck van Baburen (« mouche à bière ») et David de Haen (†1622), le « peintre domestique » du marquis Vincenzo Giustiniani. Ce dernier, grand amateur de Nicolas Poussin, possédait à sa mort en 1658 une collection d’art antique, quinze tableaux de Caravage, treize de Jusepe Ribera et neuf de Nicolas Régnier. 

Celui-ci devenu à son tour « peintre domestique » de cet aristocrate à la mort de David de Haen fut admis le 20 octobre 1622 à la célèbre Academia di San Luca (créée en 1594) où il refonda l’enseignement du dessin, puis le 12 novembre 1623 à la congrégation des Virtuosi al Pantheon. L’Academia di San Luca réunissait les peintres au talent reconnu. Ils ne pratiquaient aucune activité commerciale au contraire des Bottegari qui possédaient une boutique. Toujours en 1623, il épousa Cécilia Bezzi, âgée de dix-neuf ans, la fille d’un procurateur. « Ce changement de statut correspond à un tournant de son œuvre ». 

La peinture à Rome dans le premier tiers du XVIIe siècle

Après la mort de Caravage en 1610, l’art Dal naturale domine la scène artistique romaine, une pratique picturale où s’allient puissance du clair-obscur, effet du réel plus que pur naturalisme et codes inédits de représentation. Joachim von Sandrart (1606-1688) dans son ouvrage majeur sur l’histoire de l’art considérait Bartolomeo Manfredi comme l’héritier direct de Michelangelo Merisi à l’origine d’un mythe qui persista jusqu’au début des années 2000. 

L’identification par Gianni Papi, en 2002, du Maître du Jugement de Salomon (attribution de Roberto Longhi) à Jusepe Ribera modifia notre vision historique sur le caravagisme romain entre 1610 et 1620. Ce dernier se trouvait à Rome dès 1606 (2) au moment où Caravage fuyait à Naples suite à l’assassinat de Ranuccio Tomassoni. 

Aujourd’hui plus de soixante-dix toiles sont attribuées au peintre espagnol. Les œuvres caravagesques de Valentin de Boulogne présent à Rome dès 1614 (†1632), de Dirck Baburen (retour à Utrecht en 1620) et de David de Haen (†1622) se référencient aux compositions romaines de Jusepe Ribera qui occupe désormais une place centrale dans la diffusion de l’art de Caravage. 

Nous connaissons mal les débuts de Bartolomeo Manfredi (1582-1622). La Colère de Mars commandité par Giulio Mancini (son biographe) missionné par Agostino Chigi, est la deuxième œuvre dont nous avons avec certitude la date, 1613. Méconnu, il ne devint célèbre qu’après le départ de Jusepe Ribera pour Naples. Ce n’est qu’à partir de 1617 que « ses œuvres furent recherchées et imitées par les artistes franco-flamands attirés auparavant par Jusepe Ribera et ses imitateurs ». L’étude des compositions de Bartolomeo Manfredi montre qu’il ne fut pas insensible à l’art de l’espagnol.

Nicolas Régnier adepte de la pittura dal naturale puis de Guido Reni (1575-1642)

Nicolas Régnier adopta d’emblée la pittura dal naturale dans l’un de ses premiers tableaux, Soldats jouant aux dés la tunique du Christ (1620) : plusieurs personnages à mi-corps sont rassemblés dans un espace clos à la manière de Bartolomeo Manfredi. Le personnage de gauche fixe le spectateur. D’un geste de la main, il l’invite à participer à la scène et à réfléchir sur l’iconographie de l’œuvre. Le tissu brunâtre posé sur la table évoque la tunique du Christ. Ce n’est plus une simple partie de dés, mais un épisode de la Passion du Christ. En associant sacré et profane, il s’inspire de Caravage en ajoutant une note triviale par le soldat qui fait claquer son ongle avec ses dents. Avec Le Faune ou Le Bacchus faisant le geste de la fica (vers 1622-1623), le « doigt » d’aujourd’hui, dirigé vers le regardant, il porte l’injure à son paroxysme. Ce geste obscène doit son nom à la figue, l’un des attributs privilégiés de Bacchus. Son mariage, le rejet par Urbain VIII (élu pape en 1623) et la cour papale de l’art « vulgaire » du caravagisme, modifièrent sa manière de peindre. Le retour au « beau idéal » prôné par Guido Reni et les Bolonais fut à l’origine d’une « relecture du naturalisme caravagesque, le caravagisme de séduction » selon la formule de Jean-Pierre Cuzin : « un mélange de naturalisme et d’idéalisation déploie le nouveau vocabulaire du delectare » caractérisé par la recherche d’un lyrisme décoratif. L’Allégorie de la Vanité ou Pandore et L’Allégorie de la Sagesse en sont l’un des meilleurs exemples. 

Le 6 juin 1626, comme l’indique sa présence à la corporation des peintres de la ville, la Fragilia dei Pittori, il résidait à Venise pour ne plus la quitter. Pendant cette longue période de quarante ans après avoir introduit le naturalisme de Caravage et l’idéal classique de Guido Reni, Nicolas Régnier s’imposa comme un des acteurs majeurs du milieu artistique vénitien, à la fois peintre, expert et collectionneur.

(1) Nicolas Régnier, l’homme libre (1588-1667), Nantes, musée des Beaux-Arts, 1er décembre 2017 au 11 mars 2018.

(2) Jusepe Ribera dit alors qu’il se trouvait à Naples le 7 novembre 1616 : « Je laissais Valence ma patrie, je me rendis à Rome pour apprendre à peindre, j’y demeurais dix ans »

Les ouvrages de références

1/ Nicolas Régnier, l’homme libre (1588-1667), Annick Lemoine, dir., Adeline Collange – Perugi, dir., cat. expos. Nantes, musée des Beaux-Arts, 1er décembre 2017-11 mars 2018, Paris, Liénart, 2017, 271 p.
2/ Lemoine Annick, Nicolas Régnier (ca 1588-1667), Paris, Arthena, 2007, 448 p.
Pour compléter :
3/ Bonnefoy Yves, Rome 1630, Paris, Champs arts Flammarion, 2012 (1ère éd., 1970), 288 p.
4/ Haskell Francis, Mécènes et peintres. L’art et la société au temps du baroque italien, Paris, Gallimard, 1980, 800 p.
5/ Richefort Isabelle, Le métier, la condition sociale du peintre dans la première moitié du XVIIe siècle. Thèse de doctorat d’histoire de l’art, sous la direction d’Antoine Schnapper, Université de Paris IV- Sorbonne, 1989, 416 p.
6/ Thuillier Jacques, « Il se rendit en Italie…Notes sur le voyage à Rome des artistes français au XVIIe siècle », Il se rendit en Italie. Etudes d’histoire de l’art offerte à André Chastel, Paris, Rome, Flammarion, Edizioni dell’Elefante, 1987, p. 321-36.
7/ Valentin de Boulogne. Réinventer Caravage, Keith Christiansen, dir., Annick Lemoine, dir., cat. expos., New-York, Métropolitan Museum of Art, 7 octobre 2016-22 janvier 2017, Paris, musée du Louvre, 22 février-22 mai 2017, Paris, Louvre, 268 p. 

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