– Par Louis-François Garnier
Le peintre anglais d’origine hollandaise Lawrence Alma-Tadema (1836-1912), était un fin connaisseur de l’Antiquité, inspiré par de nombreuses sources littéraires et archéologiques. [1] En outre, au contact d’intellectuels susceptibles de fréquenter le British Museum, il se devait d’éviter les erreurs grossières ou les anachronismes en représentant les scènes antiques avec un grand talent qui lui valut une brillante carrière. Il devint membre de l’Académie Royale (1876) et fut anobli par la reine Victoria en 1899. Il est mort au spa de Wiesbaden le 25 juin 1912 et est inhumé dans la cathédrale Saint-Paul de Londres. Son tableau intitulée Phidias et la frise du Parthénon (Museum and Art Gallery, Birmingham UK) date de 1868 et nous donne l’opportunité d’évoquer les liens singuliers qui unissaient les personnages qu’il a représentés. De gauche à droite, il s’agit principalement d’Alcibiade (450-404 av. J.-C.), de Socrate (v.469-399 av. J.-C.), de Phidias (v.490-430 av. J.-C.), de Périclès (v.495-429 av. J.-C.) et d’Aspasie (v. 470-v.400 av. J.-C.). En préambule, il convient de considérer l’achèvement pictural de la frise du Parthénon avec la polychromie qui était alors, au XIXe siècle, un sujet de controverses, [1] et même de nos jours, il est assez difficile d’imaginer que les monuments antiques qui nous paraissent uniformément blancs, étaient en réalité le plus souvent peints de couleurs vives. Il s’agit donc d’une démarche assez novatrice de la part d’Alma-Tadema qui aurait pu se contenter de peindre le marbre à l’état brut, d’autant qu’il le faisait très bien au point d’avoir été surnommé « le peintre du marbre. » On raconte que des critiques dubitatifs émirent des louanges prudentes. [1]
La frise illustre la procession de clôture des Grandes Panathénées qui, tous les quatre ans au mois d’août, [2] étaient d’importantes festivités religieuses et sociales de la cité d’Athènes. On pouvait y voir une veillée nocturne avec une course aux flambeaux accompagnée de chants et de danses, puis une procession avait lieu dès le lever du soleil pour atteindre l’Acropole. Il s’agissait d’accompagner l’ample tunique (péplos), teinte au curcuma des Indes et brodée pendant de long mois par des jeunes filles issues des meilleures familles d’Athènes et dénommées ergastines à rapprocher d’Athéna Ergané (la travailleuse) patronne du tissage et de l’artisanat. [3] Des concours accompagnent alors la fête et les vainqueurs reçoivent des amphores panathénaïques remplies de l’huile des oliviers sacrés, puis suivent des sacrifices d’animaux et un énorme banquet de clôture en l’honneur d’Athéna avec de coûteuses et « formidables hécatombes » (de hekaton, cent et boûs, bœuf) permettant de nourrir la population qui n’avait pas souvent l’occasion de manger de la viande. [2-4] C’est à cette occasion qu’était réévalué le montant de la contribution (phoros) des quelques 200 cités de la Ligue de Délos. Il s’agissait d’une alliance militaire formée en – 478 pour repousser les Perses, les alliés d’Athènes pouvant alors payer une contribution plutôt que d’engager leurs propres navires. Ce tribut est initialement versé au trésor de la Ligue au sanctuaire d’Apollon sur l’île de Délos puis est transféré à Athènes dès – 454 car cette petite île était présumée difficile à défendre. En réalité, ce fut surtout un excellent prétexte pour les Athéniens car ce trésor n’alimentera plus que pour moitié la construction et l’entretien de la flotte athénienne, le reste contribuant à l’édification de l’Acropole. Pour construire le Parthénon, la statue d’Athéna, les Propylées et l’escalier d’accès, Périclès en tant que chef militaire et de l’exécutif (stratège) d’Athènes dépensa l’équivalent de la totalité du tribut payé par la ligue pendant au moins cinq ans, et pour se justifier, il dira : « L’argent versé n’appartient plus à ceux qui l’ont donné mais à ceux qui l’ont reçu ». [2]
La plus célèbre représentation de l’importante procession des Grandes Panathénées, minutieusement réglée et où chacun avait sa place, [2] est la frise en marbre entourant la partie fermée du Parthénon qui est un temple à la gloire d’Athènes. Il s’agit d’un édifice dorique, situé sur un soubassement calcaire au point le plus haut de l’Acropole, et entièrement en marbre, y compris le plafond et la toiture, les portes étant en bois. Le marbre a été extrait du Pentélique, une montagne située à moins de trente kilomètres au nord-est d’Athènes. Il sera achevé en faisant travailler, à dessein, de nombreux corps de métier permettant ainsi « d’affranchir les pauvres en leur donnant le moyen de vivre. » [2] Il y avait donc, de la part de Périclès, le souci de faire une politique « sociale » alors que le Parthénon n’est pas strictement un temple religieux, à l’inverse de l’Érechthéion construit plus tardivement, entre – 421 et – 406. Ainsi, l’Acropole reflète à la fois un sentiment religieux et civique. Le Parthénon (69,5 m x 30,88 m), orienté est-ouest, comporte une galerie ou péristyle extérieur comprenant huit colonnes cannelées sur les façades et dix-sept sur les côtés, de plus de 10 m de haut, chapiteau compris et légèrement inclinées vers l’intérieur afin de créer une illusion d’optique et une harmonie visuelle.

Phidias et la frise du Parthénon (1868) par Lawrence Alma-Tadema (1836-1912) – Museum and Art Gallery, Birmingham – 72 × 110,5 cm, huile sur bois.
A l’intérieur se trouvent l’édifice proprement dit avec un vestibule d’entrée ou pronaos précédé de six colonnes doriques et le naos, vaste salle divisée en trois nefs et destinée à accueillir la statue de la déesse, puis vient la salle des Vierges réservée aux prêtresses et où était conservé le trésor public puis le portique occidental symétrique au pronaos avec également six colonnes. La frise qui décorait la galerie extérieure et dont il ne reste que le bandeau ouest montrait les préparatifs de départ de la procession des Panathénées et de la cavalcade. [5] C’est donc au second plan, entourant le naos, que Phidias plaça une frise en bas-relief, longue de 160 mètres et montrant plusieurs centaines de personnages dont de nombreux cavaliers et des animaux. Il s’agit d’un travail d’atelier [2] à partir de plaques de marbre du Pentélique de cinq centimètres d’épaisseur, et probablement réalisé par une centaine d’artistes sous la direction de Phidias entre – 442 et – 438. Cette frise a été relativement peu touchée pendant des siècles jusqu’au siège d’Athènes par les Vénitiens quand, le 26 septembre 1687, l’explosion de la poudrière ottomane, consécutive à une bombe tirée par un aventurier allemand au service de Venise, fit sauter la partie centrale des colonnades sud et nord endommageant la frise. [5] Un peu moins de la moitié de la frise se trouve au British Museum, apportée par l’ambassadeur britannique Lord Elgin entre 1801 et 1806. On peut y voir, comme le peintre Alma Tadema en 1862, les originaux du côté nord et des moulages de la frise ouest restée à Athènes, [1] le reste étant conservé dans divers musées, notamment au Louvre et au Vatican. Ce temple était plus précisément destiné à recevoir l’imposante statue, conçue en – 438, par le sculpteur Phidias et dite chryséléphantine, c’est-à-dire composée d’or et d’ivoire plaqués sur bois, l’or pouvant être démonté et fondu si nécessaire, soulignant son caractère au moins autant utilitaire que religieux. La statue, haute de quatorze mètres et aux yeux en pierres précieuses, représentait Athéna Parthénos en tant que protectrice de la cité et déesse de la guerre et de la sagesse. La déesse est vierge à l’instar de celles ayant délibérément choisi de rester toujours parthenoi (jeunes filles), le Parthénon signifiant ainsi « salle des vierges ». Cette statue d’Athéna Parthénos est à distinguer de la non moins colossale statue en bronze d’Athéna Promachos (en tête de l’armée), également œuvre préalable (- 460) de Phidias et qui se dressait plus bas, en regard des Propylées construites ultérieurement en – 437 et formant l’entrée du site. Le Parthénon a aussi, et peut-être même surtout, vocation à accueillir l’édifice dénommé trésor (tésauros) où seront déposés des objets de valeur et plus particulièrement le phoros. Le Parthénon s’inscrit dans la volonté de reconstruire l’Acropole, dévasté par les Perses en – 480, sous la direction des architectes Ictinos et Callicratès (v.470-420 av. J-C) supervisés (épiscopos) par Phidias. Celui-ci conçoit les panneaux sculptés remplissant les intervalles (métopes) séparant les cannelures de la frise dorique avec des scènes de bataille entre les Lapithes (ancien peuple de Thessalie) et les centaures mais aussi la grande frise processionnelle panathénaïque et les sculptures du fronton. C’est donc cette frise que sont supposées avoir eu sous les yeux les personnalités représentées par Alma-Tadema. Cependant, il nous faut définir une date plausible correspondant à la scène représentée. C’est à Phidias, sculpteur renommé et qui est aussi son ami, que Périclès a confié le rôle de maitre d’œuvre de la construction du Parthénon de – 447 à – 432, les derniers paiements des sculpteurs des frontons datant de – 433. De ce fait, il semble réaliste de considérer que c’est en – 432 qu’aurait pu avoir lieu (?) la visite guidée par Phidias, afin de pouvoir contempler de près la frise polychrome qui, une fois les échafaudages enlevés, ne sera plus visible de la sorte pendant des siècles. A noter qu’Alma-Tadema nous montre avec beaucoup de réalisme l’enchevêtrement particulièrement dangereux des échafaudages au point qu’il a fallu installer un cordage en guise de garde-corps.
Si l’on retient la date de – 432, Alcibiade est supposé avoir dix-huit ans, c’est-à-dire qu’il est émancipé de la tutelle que Périclès a exercée après la mort en – 447 à la bataille de Coronée du père d’Alcibiade, le général Clinias cousin de Périclès par son mariage. [2] Ceci était conforme au fait qu’ « aux Ve et IVe siècles av. J.-C., le fils n’a été mineur et dépendant que jusqu’à 18 ans. S’il devenait orphelin avant cet âge, il était confié à un tuteur, qui ne pouvait devenir son héritier », et en considérant que « l’adolescent athénien restait dépendant de sa famille jusqu’à dix-sept ans révolus », [3] Quoi qu’il en soit, c’est quand apparaît le poil au menton que doit cesser la relation pédérastique codifiée entre le plus âgé, l’éraste en l’occurrence Socrate, et le plus jeune, l’éromène qu’est Alcibiade.
Rappelons que cette relation avait pour vocation, le plus souvent au sein d’une certaine aristocratie, à prodiguer une éducation intellectuelle et physique et qu’elle était reconnue et acceptée par la société. Ensuite, la relation est d’une autre nature en sachant qu’Alcibiade, renommé pour sa beauté et son élégance vestimentaire, [6] était un homme à femmes mais « il pratiquait aussi, comme on le faisait couramment à Athènes, l’autre amour. » [7] C’est en – 434 que Socrate fait la connaissance d’Alcibiade 6 qui fut, selon Socrate lui-même, son grand amour en « n’ayant d’autre souci que cet éphèbe blond à la chevelure bouclée ». [8]
Lors de cette visite supposée du Parthénon, Socrate qui a une vingtaine d’années de plus qu’Alcibiade, a alors environ 38 ans avec des cheveux noirs alors qu’on ne voit pas son visage connu comme étant plutôt disgracieux. En effet, on sait qu’il était laid avec un nez camus, chauve de bonne heure [9] et petit, [10] ce qui n’est d’ailleurs pas probant dans la représentation qui en est faite. Ceci ne l’empêchait pas de susciter chez certains de ses disciples une réelle passion [10] car « son visage de Silène, affreux vu de l’extérieur, cachait une beauté intérieure ».[8]
Références
[1] Barrow R.J. Lawrence Alma-Tadema. Phaidon 2015
[2] Delcourt M. Périclès. nrf Gallimard 1949
[3] Picard Ch. La vie privée dans la Grèce classique. Ed. Rieder Paris 1930
[4] Amouretti M-C, Ruze F. Le monde grec antique. Hachette Supérieur 1995
[5] Debayle C. Grèce Guide Arthaud 1990
[6] Lindon D. Socrate et les Athéniens. Castor Doc Flammarion 1997
[7] De Romilly J. Alcibiade. Le Livre de Poche Ed. de Fallois 1995
[8] Onfray M. Le crocodile d’Aristote. Albin Michel 2019
[9] Desmurger M. Récits tirés de l’Histoire Grecque. Fernand Nathan 1960
[10] Mossé et al. La Grèce ancienne. Histoire Points 2008
[11] Art Grec. Gründ 2002
[12] Plutarque. Les Vies de Hommes illustres. Traduction par Ricard. Garnier Frères Paris 1862
[13] La Grèce classique Histoire & Civilisations National Geographic 2014
[14] Pischel G. Histoire mondiale de l’Art. Solar 1988
[15] Damet A. Les prostituées d’Athènes Histoire & Civilisations N°33 :18-51 novembre 2017
[16] Châtelet F. Périclès Le club français du livre Paris 1960
[17] Damet A. Périclès. Le démocrate impérialiste. Histoire & Civilisations N°15 :82-89 mars 2016
[18] Glotz G. La cité grecque. Albin Michel 1968
[19] Debidour M. Les Grecs et la guerre Ve-IVe siècle. Editions du Rocher 2002
[20] Mariel C, Alexandre M. La peste d’Athènes. Guerre et poux. La Presse Médicale N°4 :169-171-15 février 1997
[11] Damet A. La Guerre du Péloponnèse Histoire & Civilisations N°30 :18-29 juillet-août 2017.
Remerciements à mes parents Geneviève Garnier-Valton (1915-2006) et le Dr Fernand Garnier (1912-2001) pour m’avoir offert à Noël 1963, à l’âge de 11 ans, le livre de M. Desmurger. Récits tirés de l’Histoire Grecque. Fernand Nathan 1960.