Un bouclier sanitaire de secours

339 – Un consensus de plus en plus grand se fait autour du « bouclier sanitaire » qui viendrait se substituer aux divers dispositifs d’exonération du ticket modérateur, à commencer par celui des ALD, dont le caractère inflationniste et inéquitable n’est plus à démontrer. Panorama des avantages et inconvénients d’un système dont la mise en œuvre sera délicate et politiquement risquée.

 

Le débat sur le coût et la pertinence du système de prise en charge des affections de longue durée n’est pas neuf, et la solution à ses débordements est aussi complexe à trouver que sa construction qui s’est faite au fil du temps, au gré d’aménagements successifs, et dont résulte aujourd’hui le régime des ALD, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il ne brille pas par sa cohérence. Les ordonnances de 1945 prévoyaient une exonération du ticket modérateur pour « traitements réguliers ou particulièrement onéreux ». Mais dès 1955, un décret établissant une liste d’affections de longue durée (ALD) – alors limitées à quatre pathologies – tentait déjà d’en restreindre l’accès par crainte de son caractère inflationniste… La tentative échoua.

En 1967, une nouvelle tentative de liste limitative contenue dans une des ordonnances Jeanneney fut jugée trop restrictive par les parlementaires qui, aux 25 maladies ouvrant droit à exonération du ticket modérateur, rajoutèrent la fameuse « 26e maladie » destinée à exonérer du ticket modérateur les assurés atteints d’une affection ne figurant pas sur la liste, mais « comportant un traitement prolongé et particulièrement coûteux ». En 1974, année de l’adoption du texte d’application de cette loi, le seuil d’exonération du ticket modérateur pour cette « 26e maladie » fut fixé 74 francs mensuels (ou 456 francs sur une période de six mois).

Réactualisé seulement à deux reprises, ce seuil a occasionné une dérive des dépenses telle qu’en 1986, le ministre en charge de la Sécurité Sociale, Philippe Seguin, décida la suppression de la 26e maladie et l’extension de la liste des ALD à 30 maladies ou facteurs de risques. En outre, le « plan Seguin » a également restreint l’exonération du TM aux seuls soins relatifs à l’affection exonérante et instauré l’ordonnancier bizone. C’est ce dispositif qui s’applique aujourd’hui encore, à ceci près que, depuis la réforme Douste-Blazy de 2004, tout patient en ALD fait l’objet d’un protocole de soins établi par son médecin traitant, approuvé par l’Assurance Maladie et signé par le patient.

 

Un dispositif coûteux, imparfait, et non équitable

« Cette histoire des dispositifs de réduction des dépenses catastrophes montre que les pouvoirs publics ont en permanence été partagés entre le souci de couvrir les dépenses catastrophes et la volonté de réduire les charges liées à cette couverture », commentaient Pierre-Louis Bras, Etienne Grass et Olivier Obrecht en 2007, dans leur rapport « Guérir des ALD : propositions pour une réforme ». Les décideurs politiques d’aujourd’hui sont devant le même dilemme. Sauf qu’au fil du temps, le caractère inflationniste du dispositif des ALD s’est accentué de façon inquiétante, alors même qu’on s’apercevait qu’il laisse à ses bénéficiaires des restes à charge importants et qu’il est inéquitable.

En 2006, on comptait quelque 9 millions de patients dans le dispositif des ALD, qui concentraient environ 60 % des remboursements de l’Assurance Maladie. La dernière décennie a vu augmenter rapidement les dépenses liées au ALD, du fait de la croissance des patients admis dans ce système (5 % par an en moyenne) et du fait de l’allongement de la durée de prise en charge. Selon la CNAMTS, la poursuite de cette tendance pourrait aboutir à ce que les ALD représentent 70 % des dépenses de l’Assurance Maladie en 2015.

Plusieurs facteurs expliquent cette explosion des ALD. D’une part le vieillissement de la population, d’autre part l’amélioration du dépistage de certaines maladies comme le diabète ou l’HTA. Enfin, l’efficacité accrue des traitements de certaines pathologies entraîne leur chronicisation, comme c’est le cas pour le sida ou un certain nombre de cancers.

Si le système des ALD représente donc une proportion importante et croissante des dépenses de l’Assurance Maladie, pour autant il ne met pas ses bénéficiaires à l’abri de restes à charge importants. Ainsi, dans leur rapport de 2007 sur le bouclier sanitaire, Bertrand Fragonard et Raoul Briet montraient que 15 % des personnes en ALD avaient un RAC annuel supérieur à 500 euros, alors que ce taux n’était que de 8,8 % pour les assurés hors ALD. Le RAC annuel atteint 1 500 euros pour les 5 % des patients en ALD ayant les restes à charge les plus élevés, et atteint 2 737 euros par an pour le 1 %  de personnes en ALD ayant les soins les plus coûteux, contre 1 469 euros de RAC annuel pour les malades les « plus coûteux » hors ALD. A l’opposé, le dispositif des ALD prend en charge des personnes dont la pathologie occasionne de faibles dépenses : 8 % des personnes en ALD, soit 650 000 personnes, ont une dépense moyenne remboursable d’un peu plus de 20 euros par mois, beaucoup moins que ce que certains patients doivent débourser pour une pathologie hors ALD.

Le dispositif ALD est donc coûteux, mais imparfait, et pas équitable, puisqu’il reconnaît certaines affections dont le traitement n’entraîne que peu de frais, alors qu’il exclut des pathologies coûteuses ; par ailleurs, il ne tient compte ni de la variabilité des gravités, ni des évolutions et des coûts.

Une liste sous haute surveillance

Dans un rapport de novembre 2009 sur « La prise en charge et la protection sociale des personnes atteintes de maladie chronique », le Haut conseil de santé publique constatait :  « La liste des ALD est hétérogène et dépourvue de cohérence médicale. Il existe des disparités entre les ALD quant aux critères médicaux d’admission ; par exemple, pour le diabète de type 2, l’entrée en ALD est prévue quel qu’en soit le stade alors que pour l’insuffisance respiratoire chronique ou la dépression, l’entrée en ALD n’est prévue qu’à un stade avancé ». Or, modifier la liste des ALD est un exercice hautement périlleux : inclure une nouvelle maladie et pas une autre est délicat, et la récente tentative de faire sortir des ALD l’HTA sévère et les risques de complications qui pouvaient découler d’une telle mesure ont été vivement combattus par les médecins comme par les représentants des patients.

La maîtrise des dépenses ne se fera donc pas par une restriction des conditions d’entrée en ALD. En fait, une réforme ne semble possible « que  si l’on renonce à lier maladie et niveau de prise en charge financière à l’échelle individuelle », estiment Pierre-Louis Bras, Etienne Grass et Olivier Obrecht dans le rapport précédemment cité. C’est sur cette dissociation qu’est fondé le principe du « bouclier sanitaire », qui consiste, non à considérer la maladie et son degré de gravité, mais le reste à charge supporté par les assurés pour se soigner.

Ses modalités de mise en œuvre ont déjà fait l’objet de plusieurs rapports et étude ; il a été adopté par des pays voisins, et, en France, il semble faire de plus en plus consensus. Auteur d’une proposition de loi visant à l’instauration du bouclier sanitaire, le député du Loiret, Jean-Pierre Door (entretien page 16), considère qu’il est la solution qu’on ne doit plus tarder à mettre en place. Mais il n’est pas sans inconvénient, comme le souligne l’économiste de la santé, Brigitte Dormont (entretien ci-dessous).

 

Un principe simple, une application complexe

C’est Martin Hirsch, en 2007, alors qu’il est haut-commissaire aux Solidarités actives contre la pauvreté, qui propose le premier à ses collègues du Gouvernement de supprimer toutes les exonérations de ticket modérateur et d’y substituer le principe du « bouclier sanitaire ». Cela consiste à instaurer un plafond des dépenses non remboursées par l’Assurance Maladie – le reste à charge, RAC – à un montant annuel au-delà duquel interviendrait la prise en charge à 100 % par l’Assurance Maladie. Ce plafond pourrait être modulé selon le revenu, individuel ou appliqué au foyer fiscal. Dans leur rapport, Bertrand Fragonard et Raoul Briet ont étudié précisément quels pourraient être les contours de ce dispositif, selon un certain nombre d’hypothèses. Dans le scénario dit « de référence », où le ticket modérateur serait de 35 % et le plafond annuel de 450 euros, et qui concernerait 20,5 % de la population totale, 71 % des patients actuellement en ALD et 12,4 % des patients actuellement hors ALD, le pourcentage de « gagnants » dans ce système de bouclier sanitaire serait de 21,1 % parmi les personnes en ALD, et de 48,8 % pour les non ALD. Il s’ensuivrait une augmentation moyenne annuelle des dépenses non remboursées de 146 euros pour les personnes en ALD, et une diminution de 24 euros pour les personnes hors ALD. Les effets peuvent donc différer sensiblement selon la combinaison du binôme plafond/ticket modérateur retenue, et selon les modalités de mises en œuvre du plafonnement. 

Si le bouclier sanitaire, en généralisant le RAC, le rend plus juste, il n’en demeure pas moins qu’il fera des « perdants » et des « gagnants », qui ne seront pas les mêmes selon les modalités de mise en œuvre privilégiées. 

L’instauration du bouclier sanitaire est un exercice à haut risque politique…

 

 

Entretien Brigitte Dormont

« Une menace pour les complémentaires »

Pour Brigitte Dormont (1), le bouclier sanitaire peut être demain la nouvelle variable d’ajustement des comptes de l’Assurance Maladie.

 

Que pensez-vous que le bouclier sanitaire pour résoudre les problèmes économiques de l’Assurance Maladie et faire disparaître les inégalités des restes à charge ?

Brigitte Dormont : Etant donné qu’en France il n’existe aucun plafond pour les RAC, le bouclier serait incontestablement un moyen de gommer les inégalités entre les patients face aux RAC, et de faire disparaître le système à deux vitesses qui existent entre les patients ALD et les patients non ALD. Ceci étant posé, le bouclier sanitaire ne règle pas tous les problèmes, en particulier celui des dépassements d’honoraires, et ne va pas sans certaines conséquences politiquement délicates.

 

Le secteur optionnel pourrait-il être, selon vous, la solution ?

B. D. : Tout dépend à quelles spécialités on l’étend. L’ouverture du secteur optionnel à toutes les spécialités, c’est l’assurance d’une augmentation considérable des honoraires. Par ailleurs, cela peut laisser la bride sur le cou à des médecins pratiquant jusqu’à présent des dépassements raisonnables. Cela ne permet pas de contenir les dépassements d’honoraires, et je pense qu’on ne pourra pas faire l’économie d’une démarche coercitive vis-à-vis des médecins sur le problème des dépassements d’honoraire.

 

Quelles autres conséquences représenterait le bouclier sanitaire ?

B. D. : Politiquement, c’est un brûlot, car il représente une menace pour les organismes d’assurance complémentaire. En effet, les personnes dont le plafond du RAC sera égal voire inférieur au coût annuel d’une assurance complémentaire, pourront décider de ne pas en contracter. Mais les personnes les moins aisées seront, elles, obligées de prendre une assurance complémentaire, et l’on se retrouvera à nouveau face à des inégalités entre les citoyens. Sans compter que les complémentaires pourraient décider de ne couvrir que les biens médicaux hors panier de soins.

Enfin, les dépenses de santé augmentant plus vite que le PIB, la logique voudrait que le taux de cotisation d’Assurance Maladie augmente. Or, on le verrouille. Mais l’augmentation du plafond du RAC pourrait permettre de régler les déficits de l’Assurance Maladie et d’en faciliter ainsi le pilotage.

(1) Economiste de la santé, professeur à l’université Paris Dauphine et directrice de la Chaire santé de la Fondation du risque.

 

Entretien Jean-Pierre Door

« Il ne faut plus attendre pour instaurer le bouclier sanitaire »

Jean-Pierre Door, député (UMP) du Loiret – et cardiologue –  explique pourquoi le bouclier sanitaire s’impose aujourd’hui, selon lui, comme une solution alternative aux système des ALD 

 

Qu’est-ce qui vous a motivé à déposer maintenant une proposition de loi sur le bouclier sanitaire ?

Jean-Pierre Door : Parce qu’à la suite d’un rapport sur le bouclier sanitaire de la Mission d’Evaluation et de Contrôle des lois de financement de la Sécurité Sociale (MECSS) dont je suis membre, du rapport Briet-Fragonard, de discussions avec Martin Hirsch, j’ai été convaincu du bien-fondé de ce dispositif, comme d’ailleurs beaucoup d’acteurs du secteur de la santé. Et parce que je pense que nous ne pouvons plus reculer aujourd’hui. Les diverses exonérations de ticket modérateur constituent un maquis dans lequel personnes ne se retrouve, et le dispositif des ALD pose problème aussi bien en termes économiques qu’en termes médicaux et qu’au regard de l’équité. Je suis favorable à une simplification du système par l’instauration du bouclier sanitaire, et je propose que ce sujet fasse partie du débat qui aura lieu prochainement sur la réforme du financement de la protection sociale.

 

Vous proposez donc l’instauration d’un plafond du reste à charge déterminé en proportion du revenu annuel global de chaque foyer. Mais toute la difficulté réside dans la détermination de cette « proportion ». Quel devrait-il être selon vous ?

J.-P. D. : D’abord, je tiens à m’inscrire en faux contre ceux qui voit dans le bouclier sanitaire un coup de canif donné dans le pacte de solidarité de 1945. Il n’en est rien, puisque chacun recevra des soins selon ses besoins et participera financièrement en fonction de ses moyens. Selon le revenu, le RAC pourra varier de zéro euro à mille euros par an, par exemple. Quant à la fixation du plafond en fonction du revenu, je pense que cela doit faire l’objet d’une expérimentation dans le temps ou par région.

 

L’instauration du bouclier sanitaire suppose le croisement des données de l’Assurance Maladie et des données fiscales qu’aucuns jugent problématique. Qu’en pensez-vous ?

J.-P. D. : Cela ne me paraît pas une difficulté insurmontable. Beaucoup de déclarations fiscales sont déjà adressées à la CNAV ou à la CNAF. Pourquoi des données fiscales ne pourraient-elles pas être transmises à l’Assurance Maladie, qui connaît déjà bien la réalité des foyers, notamment dans le cadre de la lutte qu’elle mène contre les fraudes.

 

Comment voyez-vous le rôle des organismes complémentaires d’assurance dans le cadre du bouclier sanitaire ?

J.-P. D. : Elles ont tout leur rôle à jouer. Elles pourront prendre en charge les RAC hors bouclier sanitaire, les prestations mal prises en charge par l’Assurance Maladie, comme le dentaire et l’optique – ce qu’elles font déjà – ainsi qu’un certain nombre d’actes et de traitements ne relevant pas des soins absolument nécessaires.

 

L’article 4 de votre proposition de loi fait obligation aux praticiens du secteur 2 de pratiquer « au moins un tiers de leurs actes » en honoraires opposables. Pouvez-vous préciser votre point de vue sur la question des dépassements d’honoraire ?

J.-P. D. : Le bouclier sanitaire ne prend pas en compte les dépassements d’honoraires. Son instauration va donc de pair avec l’instauration du secteur optionnel, qui permettrait de contenir les dépassements et de mieux les connaître.

 

L’un des articles de votre proposition de loi concerne les maladies chroniques. Il y est indiqué que « les organismes d’Assurance Maladie informent régulièrement le médecin traitant de l’évolution de l’état de santé de tout assuré ou ayant droit atteint d’une maladie chronique qu’il a désigné comme son médecine traitant. Au vu de ces informations, le médecin détermine les actions de prévention à mettre en œuvre ». Pouvez-vous expliciter cet article ?

J.-P. D. : Avec la suppression des ALD disparaîtraient également les protocoles de soins établis dans le cadre de ce régime. Cet article propose donc d’y substituer un système de suivi des maladies chroniques reposant sur le médecin traitant. La décision de laisser ou non un patient en maladie chronique serait prise par l’Assurance Maladie, sur la base des informations transmises par le médecin traitant, à qui revient la prescription des actions de prévention adéquates. La prise en charge du patient se fait sur la base d’une information réciproque de l’Assurance Maladie et du médecin traitant.

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