Une gisante à longue histoire : Valentine Balbiani

Catherine Chancel-Le Corre

382 – L’idée traditionnelle du gisant est celle du chevalier allongé. Pourtant, dès la fin du Moyen Âge, une vision plus crue de la mort apparaît, avec les « transis » (« passé de l’autre côté »), tandis qu’Italiens et Espagnols revenaient au modèle accoudé des Etrusques. Pour sa femme Valentine Balbiani, décédée en 1572, le chancelier René de Birague fit faire par le sculpteur attitré du roi, Germain Pilon, et sans lésiner, un gisant accoudé et un « transi » que le Louvre expose aujourd’hui suivant la disposition originelle. Si ce tombeau a connu bien des vicissitudes (en particulier les saisies révolutionnaires), nous avons la chance qu’un érudit contemporain de Louis XIV, Roger de Gaignières, en ait fait faire une aquarelle très fidèle (conservée à la BnF). Autre chance, les contrats notariés passés entre le sculpteur et le commanditaire renseignent sur l’élaboration de ce monument spectaculaire.

Une tombe « pariétale » somptueuse

L’aquarelle montre en effet une foison décorative à l’italienne, alors que la France privilégiait des tombeaux isolés, nous avons ici une tombe « pariétale » surmontée d’une architecture. La gisante plus grande que nature, luxueusement vêtue, le marbre très fin permettant des détails virtuoses, reposait sur un énorme sarcophage, orné de la plaque en très bas-relief du « transi », mais aussi de têtes ailées de chérubins (le Louvre en garde une) et de bas-reliefs à thème funéraire. Deux « Génies funéraires », en marbre, assis et tenant une torche renversée, symbole de la mort, sont conservés : ils encadrent la gisante. Au-dessus de la gisante, une structure de marbre polychrome, avec sept anges en bronze dont trois déployaient une tenture aux armes du mari, frangée d’or, garnie à l’intérieur d’étoiles dorées.

Ce luxe comporte néanmoins deux paradoxes

D’abord, il est étrangement profane pour un contexte à religiosité exacerbée. Valentine est morte l’année du massacre de la Saint-Barthélemy et son veuf est entré dans les ordres, recevant même la dignité de cardinal. Pourtant le seul signe totalement chrétien est la croix nue au centre : Génies funéraires et autres chérubins reprennent les « putti » antiques, revisités par la Renaissance. Second paradoxe : Valentine semble absente. La très jeune femme représentée, si lisse, ne peut pas être la défunte, qui avait alors 54 ans. Il est vrai qu’elle avait une fille, qui a pu servir de modèle, et que longtemps les morts ont été représentés à l’âge « idéal » du Christ lors de la Résurrection, 33 ans. Mais Pilon n’a pas travaillé d’après nature : au départ, le chancelier avait commandé une dalle nue et le décès remontait à quatre mois quand la gisante fut ajoutée. Il n’y avait ni portrait ni masque mortuaire pour guider Pilon, car les contrats, excessivement précis, n’auraient pas oublié de tels documents. Valentine laisse place à une beauté idéalisée.

Sur le « transi », la morte plus réaliste a effectivement l’âge requis, mais Valentine en aurait-elle aimé la crudité violente : présentée à demi nue, la mort a déjà commencé son travail, avec ventre et seins affaissés, et ces mains décharnées qui n’ont plus rien à voir avec les jolis doigts fuselés de la gisante. Valentine étant effrayante dans son « transi », absente de son gisant, les yeux perdus dans le vague malgré le livre qu’elle fait mine de lire, les Génies lui tournant le dos, il reste heureusement la touche très originale du petit chien quêtant son affection pour apporter un peu de vie. Il aurait été sculpté sur le modèle de son favori, d’une race italienne à la mode, qui se serait laissé mourir de désespoir après sa maîtresse. Germain Pilon innove : le chien, associé, attribut de la fidélité sur les tombes féminines, dort habituellement aux pieds de la défunte.

Germain Pilon, un sculpteur novateur

Germain Pilon a beaucoup innové dans ce tombeau : position accoudée pour une femme (les rares exemples en France avant Valentine sont des guerriers appuyés sur leurs armes), ajout du chien vivant, superstructure luxueuse. Ces innovations viennent peut-être d’une situation particulière, avec un client riche et prêt à payer comme le laissent entrevoir les contrats. Le premier contrat, d’avril 1573, prévoit la gisante, les Génies et le chien pour une livraison en octobre. Mais le chantier fut retardé, et un second contrat, en avril 1574, ajouta notamment l’architecture, le transi et les bronzes. Suggestion – intéressée – de Pilon, ou du chancelier ? La première hypothèse est plus vraisemblable, le chancelier n’étant pas connu pour sa culture artistique. Il est rare de voir naître une œuvre dans des documents qui mentionnent même les vêtements de la défunte confiés au sculpteur, le modèle du chien, sans oublier des maquettes de terre cuite (procédé fréquent à la Renaissance). Il est même possible qu’il y ait eu un troisième contrat ajoutant par exemple la tenture visible sur l’aquarelle.

Quant au veuf, il y mit un prix considérable

Presque autant que pour son propre tombeau, aussi confié à Pilon, et près du double des comparables répertoriés. Chagrin ou ostentation ? Il est clair qu’il voulait laisser sa trace : ses armes tréflées sont partout, sur le socle de la gisante, sur les écussons (armes de Birague et armes d’alliance, composées pour moitié… des armes du mari), sur la tenture étoilée. Il a choisi ce qui se faisait de mieux comme sculpteur, celui du roi, car il était lui-même proche du pouvoir (Italien de naissance, il s’est compromis lors des guerres d’Italie et a continué à servir François 1er et ses successeurs, mais  en France). Or Pilon venait de terminer, en 1573, le monument que Catherine de Médicis avait fait commencer par Le Primatice pour elle-même et Henri II, son époux, mort après un tournoi en 1559. Pilon, simple membre de l’équipe, en prit la tête quand le Primatice mourut en 1570. Ce tombeau architecturé, avec représentation en « vif » et en « transi », démontrait ses capacités : quelle meilleure recommandation pour Birague ?

Aujourd’hui, Birague est bien oublié, malgré sa dépense et son étalage d’armoiries, et Valentine était déjà absente de son tombeau… Cet ensemble nous parle donc aujourd’hui surtout du talent de Pilon, de sa virtuosité italianisante. Pilon a peut-être voyagé en Italie et, si ce n’est pas le cas, il a suffisamment coopéré avec les Italiens travaillant en France ou vu d’estampes (qui véhiculaient les modèles tels que Michel-Ange) pour adopter cette aisance, ces poses élégantes des Génies ou l’idée des gisants accoudés. Ce modèle a fait école : le xviie siècle a conservé des gisants accoudés bien plus que des priants agenouillés. Pilon est le grand sculpteur de la fin du xvie siècle, jusqu’à sa mort en 1590 : son rival Jean Goujon a disparu de Paris vers 1572, peut-être victime des persécutions (il était protestant).

Valentine Balbiani nous donne donc l’occasion de voir les relations entre France et Italie ou le mode opératoire d’un artiste avec ses clients. Pilon a démontré une véritable virtuosité mais, par une certaine sobriété évitant le pathos, il écrit ici une page de l’histoire de la sculpture dans une tradition plus classique que baroque. L’importance de cet ensemble n’a pas échappé à Alexandre Lenoir, controversé créateur du musée des monuments français, qui l’a sauvé de la fureur révolutionnaire et exposé dans son musée.

 

Germain PILON (Paris, connu depuis 1540 – mort en 1590)
Tombeau de Valentine Balbiani (1518 – 1572). Marbre H. : 0,83 m ; L. : 1,91 m ; Pr. : 0,49 m.

gisante

Génie de droite v2

annothomie

Bibliographie

GRODECKI, Catherine, « Les marchés de Germain Pilon pour la chapelle funéraire et les tombeaux des Birague en l’église Sainte-Catherine-du-Val-des-Écoliers », Revue de l’Art, 54, 1981, p. 61-78.

BEAULIEU, Michèle, Description raisonnée des sculptures du musée du Louvre, tome II, Renaissance    française, Paris, Réunion des musées nationaux, 1978, p. 136-138.

CEYSSON, Bernard et al. « La grande tradition de la sculpture du XVe au XVIIe siècle », dans DUBY, Georges et DAVAL, Jean-Luc, dir., La Sculpture, Cologne (Allemagne), Taschen GmbH, 2013, p. 702-703.

ZERNER, Henri, « Chapitre X : la sculpture et la mort », dans L’art de la Renaissance en France l’invention du classicisme, Paris, Flammarion, [19961], 2002, coll. Tout l’Art, p. 351-394.

BRESC-BAUTIER, Geneviève, dir., Germain Pilon et les sculpteurs français de la Renaissance : actes du colloque organisé au musée du Louvre (Paris), les 26 et 27 octobre 1990, Paris, La Documentation française, 1993, p. 63-89, 113-129, 163-175, 193-211.

CIPRUT, Edouard-Jacques, « Nouveaux documents sur Germain Pilon », La Gazette des Beaux-Arts, 73, mai-juin 1969, p. 257-276.

CIPRUT, Edouard-Jacques, « Chronologie nouvelle de la vie et des œuvres de Germain Pilon », La Gazette des Beaux-Arts, 74, décembre 1969, p. 333-344.

TERRASSE, Charles, Germain Pilon, biographie critique illustrée, Paris, H. Laurens, 1930, p. 83-92.

image_pdfimage_print