[2] Etude critique de la mort de la vierge (suite)

 

Suite du précédent numéro sur l’analyse de La Mort de la Vierge, un des tableaux majeurs de Caravage. Cette étude repose en grande partie sur le livre de Berne Joffroy paru en 1959 qui reprenait tous les écrits publiés sur l’artiste.

 

La Rome de Sixte Quint Peretti († en 1590) fut celle des grandes constructions architecturales, « il arriva en six ans à transformer complètement l’extérieur de la ville […] En peinture et en sculpture, il en résulta une manière qui ne prétendait satisfaire que le coup d’œil ». De nouveaux grands axes relièrent entre elles les basiliques. Le maniérisme vivait ses derniers moments. Clément VIII Aldobrandini (1592-1605) eut surtout un rôle politique en restaurant le prestige de la papauté. Au début du XVIIe siècle, les grands prélats et la haute aristocratie dominaient la commande artistique. Le Cardinal Farnèse dés 1595 avait fait venir de Bologne Annibal Carrache pour décorer son palais. Jusqu’en 1604 il peignit la galerie consacrée à l’amour des dieux et le Camerino, un retour à l’art de Raphaël, à une certaine idée du beau idéal, « une étude confiante et patiente de la nature par le dessin ». Caravage, à l’opposé, créa une nouvelle peinture moderne  « révolutionnaire ». La grande majorité des ses œuvres fut achetée par les cardinaux ou les grands aristocrates. La liste établie par Giovanni Pietro Bellori est édifiante : les cardinaux Antonio Braberini, del Monte, Pio, le marquis Giustiniani, Scipione Borghèse possédaient tous des tableaux du maître et souvent en plusieurs exemplaires. Ils décoraient également les chapelles des églises de la ville éternelle : Saint-Louis-des-Français, San-Agostino, Santa-Maria-in-Valicella, Madonna-del-Popolo […]

Le regard porté par les contemporains de Caravage sur La mort de la Vierge témoigne du scandale provoqué lors de son installation dans la chapelle de Laerzo Cherubini. Giulio Mancini dans son rapport artistique rédigé vers 1620 et repris dans le manuscrit de Venise rapporta que les prêtres retirèrent le tableau de l’église « parce que le peintre y avait pris pour modèle une courtisane aimée de lui, la fameuse Lena, ou “quelque autre fille du peuple” modèle aussi de la Madone de Lorette et de la Madone des Palefreniers ». Lena pouvait très bien tenir aussi un petit étal en plein air. Néanmoins il essaya de l’acquérir. Selon Calvesi, en 1988 et 1990, le modèle pourrait être « une religieuse siennoise Caterina Vannini, une prostituée convertie très chère à Frédéric Borromée, morte hydropique en 1606 ».

Le peintre Giovanni Baglione dans sa biographie de 1642, témoin médisant de sa gloire ne manqua pas de le discréditer : « il avait représenté une Vierge avec peu de dignité, enflée, et les jambes découvertes ». Giovanni Pietro Bellori bibliothécaire de Christine de Suède n’appréciait pas l’art de Caravage le considérant comme un peintre mineur, mais l’inclut « dans le nombre limité de Vies [1572] qu’il estime digne de figurer d’une histoire du bon goût » : «  alors commença l’imitation des choses viles, la recherche de la saleté et des difformités […] Cette manière de faire [lui] causa des ennuis. Ses tableaux étaient retirés des autels ». Même s’il ne les nommait pas, il pensait à  la mort de la Vierge et à la première représentation du Saint Mathieu avec l’ange. L’ambassadeur du duc de Mantoue Giovanni Magno avouait son ignorance et ne comprenait pas l’engouement suscité par la peinture. Félibien dans ses « Entretiens sur la vie et les ouvrages des plus excellents peintres » paru en 1690 jugea sévèrement la toile, tout en reconnaissant un certain talent à l’artiste, « il a peint avec une entente de couleurs et de lumières aussi savante qu’aucun peintre ». Mais il le critiqua car « il s’est rendu esclave de cette nature, et non pas imitateur en belles choses […] Il a presque toujours représenté ce qui est le plus laid et de moins agréable […] ». Il prit pour exemple La mort de la Vierge : « Le corps de la Vierge disposé avec si peu de bienséance et qui paraît celui d’une femme noyée ne semble pas assez noble pour représenter celui de la mère de Dieu ». Il l’opposait à Poussin pour qui Caravage « était venu au monde pour détruire la peinture ». Florent Le Comte reconnaissait son talent : « l’on ne peut soutenir que sur ce Tableau [La mort de la Vierge] ne soit peint avec une admirable conduite d’ombres & de lumières, qu’il n’y ait une rondeur & une force merveilleuse dans toutes les parties qui le composent ». Roger de Piles en 1708 dans son « Cours de peinture par principes » évalua les qualités techniques de chaque peintre sur quatre critères : composition, dessin, coloris, expression. Les vainqueurs Raphaël (17, 18, 12, 18) et Rubens (18, 13, 17, 17), Caravage écopa d’un 0/20 en expression, 6/20 en composition et dessin et 16/250 en coloris.

Oublié, même banni, « la critique italienne consacrée à Caravage, s’enlise dans le marais de l’“Idée” de Bellori et y demeure, occupée à croasser contre l’artiste, jusqu’au temps du néo classicisme ». Il faut attendre la fin du XIXe siècle et le « naturalisme » de Courbet pour que les historiens le redécouvrent. Le livre de Bertolloti paru en 1881 à Milan insistait encore sur l’aspect querelleur de l’artiste citant les plaintes dont il fit l’objet à Rome, mais grâce à lui la figure de Caravage sortit de l’oubli. Dans le « Cicerone », en 1892 Burchkardt brocarde Caravage : « la joie de ce maître est de montrer que tous les événements sacrés du passé, ne différent en rien des scènes vulgaires dont chaque jour, vers la fin du XVe siècle, étaient témoins les rues des villes méridionales […] Le dessin et le modelé sont d’un degré singulièrement inférieur ». Si l’artiste « choisi un sujet élevé et idéal, sa tendance est de le rendre par l’exécution trivial et commun », épithètes habituels de La mort de la Vierge. Il reconnaît sa grande qualité technique dans l’art de traiter la lumière, le clair-obscur. Kalab, en 1906-1907, comprit l’importance de l’œuvre de Caravage et la nécessité de l’étudier, nuançant les propos de Bertolloti à propos de la violence de l’artiste. Etudiant La mort de la Vierge il souligna « le caractère impressionnant à l’action émouvante de la lumière » et la datait de 1604. Roberto Longhi en 1926 insistait sur « la clarté dévastatrice qui faisant irruption par la gauche […] s’arrête un instant sur le visage renversé de la Vierge morte, sur les calvities en forme de croissant, sur les cous frémissants, sur les mains défaites des apôtres et coupe en oblique le visage dolent de Jean, fait de la Madeleine, assise en larmes, un bloc lumineux unique ». Dans ce jeux d’ombre et de lumière « là réside le secret du “style” de Caravage parfois appelé “luminisme” » terme que Roberto Longhi rejette « inapte à exprimer des choses qui ne sont nées comme concepts : les œuvres d’art précisément ». Lionello Venturi dans un article publié dans « Arte » en 1910, précisa sur des documents retrouvés à Mantoue, les fameuses lettres de l’ambassadeur Giovanni Magno, que la toile avait été achetée par le duc de Mantoue grâce à l’intervention de Rubens. L’article de Nikolaus Pevsner paru en 1927-1928 posait le problème de la chronologie des œuvres qu’il divisait en trois périodes : juvénile, médiane et tardive ; La mort de la Vierge, La Mise au tombeau, appartenaient à la période médiane, « œuvres où ne se manifeste pas encore la dissolution par la lumière qui caractérisent les dernières compositions ». Il remit en cause la date de naissance et de décès de l’artiste contesté l’année suivante par Roberto Longhi à la suite d’une nouvelle découverte, puis de nouveau par Calvesi dans les années 1980.

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