Entre le risque et la faute : quel avenir pour la responsabilité médicale ?

321 – La problématique de l’accident médical se prête d’ailleurs bien à cette situation. En effet, la médecine véhicule deux concepts également erronés mais largement partagés :

– d’abord la croyance d’une partie du public en la toute puissance de l’homme de l’art, croyance qui se nourrit notamment des remarquables progrès de la science ;

– ensuite le caractère d’anormalité souvent conféré par notre société à l’échec thérapeutique, à la maladie et à la mort.

L’ambiguïté actuelle résulte en partie d’une inadéquation entre l’état du droit et l’attente sociétale, attente sociétale complaisamment nourrie de l’illusion du risque zéro. Empreinte du droit canon, la responsabilité civile repose pourtant sur la matérialité du triptyque faute – préjudice – lien de causalité. La réparation du préjudice reste donc le plus souvent subordonnée à l’existence, en amont, d’une faute commise. Mais la société change et se complexifie. Les accidents sont plus rares et aussi plus graves. Nous vivons désormais dans l’ère des sinistres sériels.

En même temps, bercés du discours sur les progrès sans limite de la science, nous ne percevons plus le risque de la même façon. De normal et prégnant, il devient singulier. On assiste ainsi à un glissement vers le compassionnel, glissement au titre duquel on s’intéresse davantage à la réparation du préjudice qu’à la recherche de la faute ou à la constatation d’un aléa. La recherche sociétale de l’indemnisation aussi systématique que possible qui inquiète tant les assureurs de responsabilité civile repose certes sur le louable et noble désir de soulager une détresse et c’est cela « le compassionnel ». Mais au fond, l’essence de cette recherche se situe ailleurs. « En indemnisant, j’efface l’accident ; d’une certaine façon je le nie. Il n’existe pas. Il n’a jamais existé… ».

La faute médicale apparaît à l’ère industrielle

Au centre du débat se trouve la faute, épouvantail gênant qui rappelle à chacun ses propres limites, voire ses turpitudes. Il est utile, pour la suite de la démonstration de rappeler à grand trait certains repères quant à cette évolution.

Un peu d’histoire : du droit canon…

Dans l’ancienne France, qui court des Francs jusqu’au Moyen-âge, le droit de la responsabilité puise sa légitimité dans trois sources : les coutumes germaniques, le droit romain, le droit canon. Ã la fin le droit canon l’emportera en contribuant au développement des aspects liés à la moralité de l’auteur du dommage, ce qui tendra à conférer au concept de faute une position éminente. Puis, au fil du temps, entre le XIIe et le XVIIe siècle les préceptes que nous connaissons encore aujourd’hui se mettront peu à peu en place. Ã ce titre, les rédacteurs des articles 1382 et 1383 du Code civil devront beaucoup à Domat, juriste du bien nommé siècle des Lumières qui estimera que « toutes les pertes et tous les dommages, qui peuvent arriver par le fait de quelque personne, soit imprudence, légèreté, ignorance de ce qu’on doit savoir, ou autres fautes semblables si légères qu’elles puissent être, doivent être réparées par celui dont l’imprudence ou autre faute a donné lieu… ». Et le grand juriste de conclure… « Car c’est un tort qu’il a fait, quand même il n’aurait pas eu l’intention de nuire ».

Comment ne pas saluer l’aspect profondément humaniste et visionnaire d’une telle réflexion ? Ã près de 300 ans de distance, Domat invente le droit de la responsabilité tel que nous le connaissons aujourd’hui. Appliqué à la médecine, l’évolution de ce droit sera plus lente parce que la médecine est un art aux contours incertains. Le médecin lui, conservera par-delà les siècles un statut d’intouchable. On lui pardonnera beaucoup et longtemps. Et gare à ceux qui comme Molière, le trublion de génie, oseront mettre à mal ce statut. Il leur en cuira ! Mais quel chemin parcouru entre l’impunité quasi-totale d’Ambroise Paré auteur de la célèbre phrase « Je le pansai, Dieu le guérit » et les grands arrêts compassionnels de la fin du siècle dernier…

… à la genèse de la théorie du risque

Au XIXe siècle, les choses commencent à changer avec l’application aux médecins d’une responsabilité délictuelle basée sur les articles 1382 et 1383 du Code civil. « Chacun est responsable des dommages qu’il a causés non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence ». En 1830, il se passe, dans la sphère médico-légale, un événement considérable dont on ne peut aujourd’hui mesurer l’ampleur : un médecin est poursuivi par l’un de ses patients. La chose est incroyable. L’arrêt de cassation du 18 juin 1835 qui en résulte, prend soin de distinguer les actes que l’on ne saurait reprocher aux médecins, c’est-à-dire « les actes médicaux réservés aux doutes et aux discussions de la science », de ceux qui relèvent « de négligence, de légèreté ou d’ignorance des choses qu’on devrait nécessairement savoir… ». Et le procureur d’enfoncer le clou, si besoin, précisant que les faits de science et de doctrine purement médicaux échappent à l’appréciation des juges. « La question est entre Hippocrate et Gallien. Elle n’est pas judiciaire ». En clair, seule la faute lourde, témoignage « d’une incompétence crasse », selon le qualificatif de l’époque ou d’une violation délibérée de l’humanisme médical, est ici susceptible d’entraîner une mise en cause. Autant dire jamais. Pourtant un tabou est tombé. Une porte s’entrouvre qui laisse deviner une possible responsabilité des médecins. Mais nous sommes dans le domaine de la symbolique, à des années-lumière de la philosophie résolument compassionnelle des arrêts Bianchi d’avril 1993 en matière d’aléa thérapeutique, Bonnici d’octobre 1996 en matière d’infections nosocomiales, Perruche de novembre 2000 à la suite d’une naissance handicapée et de beaucoup d’autres.

En conclusion : quel avenir pour la responsabilité médicale ?

L’avenir n’est bien entendu écrit nulle part. Chacun peut réfléchir à son aise et apporter sa propre vision des évolutions à moyen et long terme de la responsabilité médicale. Mais une chose demeure certaine. Ces évolutions dépendront pour une très large part de la prise en compte (ou non) et du traitement (ou non) par la société dans son ensemble de plusieurs pistes d’égal intérêt.

Voici quelles sont ces pistes.

– Une veille législative permanente intégrant une réflexion éthique de tous les instants. Ainsi ne doit-il plus être question de laisser la jurisprudence décider, seule ou presque, des contours de la responsabilité médicale. Tous, médecins, patients, juristes ont besoin d’un cadre défini aussi clairement que possible, ce que seule la loi est susceptible de fixer.

– Sinon le rejet – c’est impensable – de l’omnipotence d’une médecine « technicienne » ancrée sur la maladie et non le malade, du moins la consécration d’une médecine de doute, de proximité et d’écoute.

– La redéfinition précise de la place de l’homme de l’art dans notre société, tâche qui reste à accomplir tant celui-ci est parfois considéré, à grand tort, comme un prestataire de service comme les autres.

– Enfin, il faut lever le malentendu qui pèse sur la médecine. Du fait de ses innombrables succès dont chacun sait que les plus extraordinaires sont encore à venir, elle véhicule en effet idées fausses et fantasmes ainsi qu’en témoignent ce qui suit : « Vas-tu me sauver… murmure le garçon en sanglotant, ébloui par cette toute puissance sévère apte à percer les plus insondables mystères ? C’est comme cela que sont les gens de mon pays ; au médecin ils demandent toujours l’impossible. Ils ont perdu la foi ancienne ; le curé est assis, chez lui, à réduire en charpie les vêtements de messe l’un après l’autre : mais du médecin on attend qu’il fasse tout, de sa main fragile de médecin… ».

On pourrait penser que ces quelques lignes, d’une haute tenue littéraire ont été écrites hier tant elles semblent d’une brûlante actualité. Ce n’est pourtant pas le cas. Elles sont tirées d’une nouvelle de Franz Kafka (Un médecin de campagne) écrite en 1919, il y aura bientôt 100 ans. Ainsi, le saisissant malentendu dont nous parlons ici n’est pas seulement de notre temps, ni du temps de Kafka d’ailleurs. Il remonte précisément aux Lumières, époque à laquelle la science s’est affranchie du divin.

Quant au garçon, hélas, il ne sera pas sauvé.

Jean Vilanova