Etude critique de la mort de la Vierge

Je vous propose de faire l’analyse d’une œuvre, La Mort de la Vierge, un des tableaux majeurs de Caravage, conservé au Louvre, en vous citant les commentaires depuis ses contemporains, peintres ou amateurs, jusqu’à nos jours. Cette étude repose en grande partie sur le livre de Berne Joffroy paru en 1959 qui reprenait tous les écrits publiés sur l’artiste.

La mort de La Vierge de Michelangelo Caravaggio (1573-1610), sa dernière œuvre romaine avant sa fuite pour Naples, fit l’objet depuis sa création entre 1605 et 1606 de nombreux écrits jusqu’à son départ pour l’Angleterre. Le commanditaire Laerzio Cherubini (1550-1626) originaire de Norcia « conservateur » de Rome, éminente figure juridique du Vatican, occupait des charges multiples dans l’administration du pape. Il publia un recueil de bulles pontificales « Bollarium Roamnum ».

Cette immense toile, la plus grande peinte par l’artiste à l’époque, devait surmonter l’autel de la chapelle dont il assurait le patronage dans l’église nouvelle de Santa Maria della Scala construite à Rome dans le quartier pauvre du Trastevere. Le contrat du 14 juin 1601 entre « Marissi de Caravaggio pictor in Urbe [… et] illustri et admodum excellenti domino Laretio Cherubino de Nursia » précisait qu’il devait réaliser une composition « in quo quidem quadro dipingere similiter promisit mortem sive transitum Beatae Mariae Virginis ».

Il reçut à la signature la somme de 50 écus. Le délai imparti était d’un an. Laerzio Cherubini avait défini le sujet, la grandeur du retable et avait imposé l’acceptabilité d’une esquisse. Caravage logeait selon l’acte chez le cardinal Mattei (aujourd’hui palais Caettani), après avoir été recueilli pendant plusieurs années par le Cardinal del Ponte.

La célébrité récente de l’artiste, l’habitation romaine du donateur proche de l’église Saint-Louis-des-Français où il avait probablement vu dans la chapelle Contarelli les deux grandes peintures sur la Vocation de Saint Mathieu et le Martyre de Saint Mathieu, peuvent expliquer cette commande au peintre. Le Marquis Vincenzo Giustianiani « banquier à l’occasion » de Laerzio Cherubini et de l’église put aussi intervenir. Appelé comme expert il fixa le prix définitif. L’église Santa Maria della Scala « édifiée à partir de 1592 par Tolomeo Gallio cardinal de Côme avait été affectée à l’ordre des Carmes déchaussés en 1597 ».

La date de réalisation de l’œuvre reste mal définie, entre 1605 et 1606, la dernière avant sa fuite vers Naples. Il n’y a aucun document qui permette de l’affirmer, notamment de trace de paiement plus tardif. Ce délai de 4 ans entre la commande et sa finition serait lié à l’absence de l’achèvement de la chapelle. Le Pape Paul V leur accorda le privilège de célébrer la messe des morts le 22 mais 1606. Il sera rendu effectif le 24 juillet suivant. Caravage n’aurait commencé à peindre qu’a partir du moment où il était certain de la fin des travaux. Stéphane Loire émettait aussi comme autres raisons, l’activité importante de l’artiste à Santa Maria del Populo, Santa Maria in Vallicella. Il devait aussi répondre de ses actes à la justice.

Exposée La mort de la Vierge provoqua un scandale, refusée par les Carmes ou par Laerzio Cherubini. Giulio Mancini le médecin du pape Urbain VIII rapporta ce rejet pour la première fois dans une lettre adressée à son frère Deifebo le 14 octobre 1606. Mise en vente, il tenta de l’acquérir pour l’installer dans sa chapelle familiale à Sienne. Le cardinal Tolomeo Gallio a pu aussi intervenir dans ce refus.

Sur les conseils de Pierre-Paul Rubens, le duc de Mantoue Vincenzo Gonzague l’acheta pour enrichir sa galerie. Les lettres du 17 et 24 février de l’ambassadeur ducal à Rome Giovanni Magno au chancelier des Gonzague, Annibale Chieppo, retraçaient le rôle du jeune peintre flamand présent alors à Rome et notamment pour l’évaluation du prix.

Giovanni Magno soulignait dans la première lettre son incompétence à juger la composition qu’il ne semblait guère apprécier. Dans la deuxième, l’ambassadeur restait toujours dubitatif « le tableau proposé par M. Pierre-Paul a été accordé à deux cent quatre vingt écus d’argent […] C’est là, peut-être une preuve de la qualité du tableau, puisqu’il n’a pas été discrédité pour être hors des mains du peintre et pour avoir été refusé par l’église à laquelle il avait été donné ». Le 31 mars, l’achat conclu, le tableau remis était prêt à l’envoi. Il quitta Rome le 28 avril 1607 pour Milan après l’intervention de Rubens, commissionné de 20 écus. Il l’avait emballé dans une caisse adaptée « pour l’assurer contre tout dommage ». Il passa ensuite au fils du duc, Ferdinando jusqu’à sa mort en 1727, puis à Jacques 1er d’Angleterre qui acquit l’ensemble de la collection « sans doute le plus prestigieux rassemblement de peintures “modernes” qui se trouvait alors en Europe ». Après le jugement du roi pour haute trahison et son exécution le 30 janvier 1649, Everhard III Jabach, le plus célèbre collectionneur de dessins du XVIIe siècle, « à la personnalité ambiguë de marchand et de curieux », acheta La mort de la Vierge pour la vendre à Louis XIV en 1671, sans doute dans le second lot. Exposée dans le Cabinet du roi aux Tuileries au XVIIIe siècle elle fut envoyée à Versailles où elle resta jusqu’en 1793, date de la création du Museum central des Arts du Louvre où elle retourna pour ne plus le quitter.

Cette œuvre majeure dans l’art de Caravage à la composition originale et novatrice, voire révolutionnaire, pose plusieurs questions auxquelles nous tenterons de répondre : les raisons expliquant le choix du sujet par les Carmes déchaussés, son rapport avec la vie de l’artiste et le contexte artistique de l’époque. Nous étudierons le regard porté par les contemporains, puis celui des historiens d’art lors de la redécouverte de Caravage à la fin du XIXe et au début du XXe siècle, en nous attachant particulièrement au regard des peintres. Enfin, après une approche iconographique nous essaierons d’expliquer pourquoi La mort de la Vierge fut rejetée, en nous demandant si au-delà du naturalisme il ne s’agit pas d’une composition profondément religieuse en accord avec la Contre-Réforme.

Dans une pièce dénuée de mobilier couverte par un plafond charpenté, la Vierge étendue obliquement repose sur une simple planche de bois faisant office de lit. La tête tournée vers la gauche est appuyée sur un coussin où s’étend son bras gauche qui fait un angle droit avec son corps, sa main tombant au delà du bord. Les yeux sont fermés, le ventre gonflé et le visage bouffi, la couleur cadavérique de la peau signent la mort. Sa main droite s’appuie sur sa poitrine. Elle porte une robe rouge qui rappelle le grand rideau rouge dans le tiers supérieur du tableau dont un pan tombe à angle droit au dessus de la tête des personnages disposés à droite de Marie.

Dans l’angle formé par son bras gauche une femme en grande affliction, Marie Madeleine, est assise sur une chaise devant un simple bassin en cuivre. Repliée sur elle-même elle essuie ses larmes avec un torchon qui lui masque le visage. « Le peintre grec Timanthe qui se sentait incapable de trouver une expression adéquate à la douleur d’Agamemnon, avait caché son visage dans sa représentation du sacrifice d’Iphigénie ».

A proximité les apôtres, certains dans l’obscurité à peine visibles, expriment par leur gestuelle une grande tristesse silencieuse. Difficilement identifiables, leur douleur se manifeste par des expressions variées. L’un d’entre eux penché sur le corps de la Vierge pleure les deux poings serrés sur les yeux, sans doute Pierre. Un autre accroupi aux pieds de la Vierge se cache les yeux. Debout derrière la tête de la Vierge Jean se tient le visage avec la main gauche dans le geste de la mélancolie. Ceux à l’arrière montrent des gestes moins marquants de tristesse. Ils ne regardent pas Marie, trois d’entre eux discutent. Un dernier dans la pénombre lève la tête les yeux fermés. Les couleurs sombres, l’ocre de leur manteau accentuent l’impression d’immense désolation qui envahit la pièce.

Venant de la gauche et tombant d’une fenêtre haute un faisceau lumineux se reflète sur les crânes chauves des apôtres, le cou de Jean et de Marie Madeleine, pour illuminer la Vierge. Elle est la plus franchement éclairée, son cou, sa joue droite, ses narines et ses paupières closes sont en pleine lumière tandis que le reste de son visage et ses cheveux ébouriffés restent dans l’ombre. « Le peintre a mêlé les vêtements contemporains des personnages féminins aux tuniques antiquisantes des apôtres ». Une composition marquée par l’absence de surnaturel où rien ne laisse supposer l’Assomption, une représentation du quotidien sans artifice d’une femme du peuple morte entourée de sa famille et de ses amis.

La présence énigmatique de ce grand rideau rouge accroit le caractère tragique de la scène. Elle évoque le théâtre, ces représentations des Mystères qui réunissaient tous les habitants d’un village à l’occasion d’une fête paroissiale. Caravage dans sa Lombardie natale assista certainement à ce type de festivité.

L’Ordre des Carmes déchaussés ou Ordre des Frères déchaux né de l’Ordre du Carmel à la fin du XVIe siècle, réformé par Saint Jean de la Croix, appartient à l’Ordre des Frères Mendiants. Ils consacraient leur vie à la prière silencieuse et allaient pieds nus dans des sandales d’où leur nom. La théologie du Carmel est centrée « sur la mort, la résurrection et l’implication de la Vierge dans ces deux issues ». L’ordre du Carmel, appelé aussi  « ordre de la Vierge », est placé, depuis toujours, sous la protection de la Mère de Dieu, et consacré à son service. En 1597, le pape met l’église Santa Maria della Scala à leur disposition pour fonder le couvent della Scala. Elle ne possédait avant l’agrandissement de 1667-1670 que de trois chapelles de chaque côté : la première chapelle à gauche était vouée au don du scapulaire  par la Vierge à Saint Simon Stock, la deuxième à la mort de la Vierge et la troisième à une crucifixion. Simon Stock, prélat de l’ordre du Carmel inquiet sur l’avenir de son ordre invoqua la Vierge. Elle lui apparut le 16 juillet 1251, tenant dans sa main un scapulaire, qu’elle lui tendit en disant « Mon Fils, reçois ce vêtement de ton Ordre, comme signe spécial de Ma Confraternité. C’est le signe du privilège que j’ai obtenu pour toi et pour tous les enfants du Carmel. Celui qui meurt, revêtu de cet habit, demeurera préserver du feu éternel. C’est un signe de salut, de protection contre le danger, une garantie de paix et d’alliance éternelle ». Que la chapelle, dédiée à la messe des morts représentait une « transitum Beatae Mariae Virginis », s’explique par cette dévotion à Marie et le lien entre sa mort et celle des Carmes.