Il n’y a plus de doute ou pas de doute à avoir – Nous sommes en guerre

François Diévart – Le Cardiologue 460 – novembre-décembre 2024

Deux livres récents éclairent les enjeux et surtout les méthodes utilisées par Vladimir Poutine, au-delà de la guerre relativement conventionnelle menée en Ukraine, sur la guerre hybride qu’il mène contre ce qu’il appelle l’Occident et notamment contre la France. L’un est consacré à un de ses ex-exécuteurs des basses-œuvres, Prigojine, l’autre l’est spécifiquement aux campagnes menées contre la France, notamment en Afrique..

POUTINE CONTRE LA FRANCE

L’auteur de ce livre, Patrick Forestier est un grand reporter qui a couvert de nombreux conflits de par le monde et notamment en Afrique au plus près de nombreux dirigeants ou troupes rebelles. On peut donc comprendre qu’il connait son sujet mais aussi craindre qu’il utilise une focale étroite pour décrire la guerre que mène Poutine aux pays ne vivant pas encore sous un régime dictatorial.
Il n’en est rien, et la focale est large et permet de comprendre qu’alors que la France ne semble, en apparence, pas engagée dans une guerre, elle l’est indiscutablement, et dans une forme de guerre hybride théorisée depuis plusieurs années par des experts chinois (cf. le livre La Guerre hors limites de Qiao Liang et Wang Xiangsui) et russes, tel le chef de l’état-major général des forces armées russes, Valery Guerassimov.
Schématiquement, un guerre hybride est une guerre de nouvelle génération où les conflits ne se déroulent plus comme des campagnes militaires classiques sur un terrain défini avec deux forces armées régulières en présence, mais où sont à l’œuvre la déstabilisation d’un pays par le renforcement de ses extrêmes et la circulation de fausses informations, mais aussi, la captation d’une partie de ses richesses par le hacking numérique où des rançongiciels sont utilisés au profit de l’Etat belligérant (pour financer la guerre en Ukraine notamment), mais aussi par la captation de l’influence de divers pays aux Nations-Unies en s’alliant et en protégeant des régimes dictatoriaux tout en prenant au passage ses richesses minières pour se rémunérer… Ne nous y trompons pas, ces événements saisis par-ci, par-là au fil de l’info ont une réelle cohérence, faisant partie d’une planification nationale au plus haut niveau de l’Etat russe, un vaste plan stratégique.

Un erreur monumentale

Pour Forestier, l’histoire africaine, déjà turbulente, commence par une erreur monumentale qu’il attribue à Nicolas Sarkozy : le fait d’avoir contribuer à éliminer Mouammar Kadhafi sans protéger les énormes stocks d’armes disséminés en Libye. Dès lors les groupes islamistes n’ont plus eu qu’à se servir pour aller porter leur guerre dans les pays limitrophes, Tchad, Niger, Algérie, Mali. La France, malgré ses interventions armées n’a pas réussi à éradiquer ce terrorisme islamique, ce qui a conduit à une manipulation de l’opinion sur son inefficacité (relative) pour contribuer à la rejeter et installer des forces d’obédience russe dans ces divers pays dès qu’un dictateur craignait pour le pouvoir qu’il venait de prendre. La stratégie est simple. En matière rhétorique, elle repose sur la mise en avant du passé colonial de la France, sur le fait que l’URSS aurait toujours lutté contre la colonisation et que donc la France n’a pas de légitimité en Afrique mais que la Russie est protectrice : exit et honte à la France. En matière logistique, elle est aussi simple reposant sur la protection des dictateurs par les mercenaires de Wagner et la rétribution de ce service par des concessions permettant l’exploitation minière au profit de la Russie et des intermédiaires dont les diverses sociétés de Prigogine. Ainsi, évoquant le cas de la République centrafricaine, l’auteur écrit « … la société d’export russe Lobaye Invest a vendu l’équivalent de 1 000 carats sur vingt mois, en majorité à Dubaï, plaque tournante du commerce des pierres précieuses… en juin 2022, quatre mois après le début de l’invasion de l’Ukraine, prés de quatre cent millions d’euros en diamants ont été exportés par la Russie vers la Belgique, qui abrite à Anvers le plus gros marché de la planète. Beaucoup étaient sortis clandestinement de Centrafrique » et « La razzia russe sur les matières premières africaines ne se borne ni à l’or, ni aux diamants, ni au café. Le bois est désormais exporté, toujours par l’axe vital entre Bangui et Douala… ».
En matière politique, les retombées sont elles aussi simples : les pays africains s’abstiennent ou votent contre les sanctions de l’ONU envers la Russie, la France est progressivement exclue des marchés africains des matières premières afin de déstabiliser ou de contraindre son économie.
Ce sont tous ces enjeux et toutes ces méthodes qui sont expliqués dans ce livre : indispensable donc pour penser au-delà du territoire métropolitain.

 

PRIGOJINE

Le livre consacré à Prigojine par Michel Vial est une biographie évaluant, quand divers éléments sont manquants, la plausibilité des faits ou mensonges dont l’histoire de Prigojine est parée, comme par exemple, la raison de ses années de prison au début de son histoire de malfrat pétersbourgeois. Il tente ainsi de répondre à de nombreuses questions comme de savoir pourquoi, alors qu’il était devenu milliardaire, Prigogine a contribué à la stratégie de guerre hybride du Kremlin par ses usines à trolls et par la création d’une armée de mercenaires, le groupe Wagner : « Pour Poutine, Prigojine est le candidat idéal : il est son féal et ne peut rien lui refuser, il possède une myriade de sociétés pour faire écran et masquer toute implication de l’Etat, il a les fonds nécessaires au lancement de la SMP (société militaire privée) fantôme et il ne peut résister à l’attrait que représente une source de profits supplémentaires »
Comme de savoir pourquoi il s’est rebellé et pourquoi cette rébellion s’est arrêtée si près de Moscou. Comme de savoir qui l’a tué et ce que va devenir Wagner après son décès. Surtout, il décortique un système propre à la guerre hybride et aux régimes de cour et de corruption. Si la richesse et le pouvoir découlent des volontés du maître, il convient de ne pas le fâcher, d’aller au-devant de ses demandes et si celles-ci consistent à tout faire pour déstabiliser les autres pays, en continuant à s’enrichir au passage, alors allons-y.

La méthode du numérique

Si les méthodes sont d’utiliser le numérique pour accéder aux esprits des peuples ennemis, alors allons-y. S’il s’agit de faire une guerre sans uniforme, bien que coordonnée, armée et payée par l’Etat russe, alors allons-y : « Quel est le degré d’autonomie du groupe Wagner ? Quelle est sa liberté d’action ? En fait, son indépendance est quasiment inexistante, sauf à l’échelle tactique ou à celle du recrutement de ses employés (et encore,… lorsque Prigojine voudra recruter dans les prisons, il devra demander l’autorisation). Sa logistique dépend en totalité du ministère de la Défense et en particulier du service de renseignement militaire, le GRU. Les hommes de Wagner utilisent les installations, les équipements lourds, les munitions et le carburant fournis par l’armée ; ils sont logés, nourris, entrainés et véhiculés par l’armée. Lorsqu’ils sont blessés, ils sont soignés dans des hôpitaux militaires ».
C’est ainsi qu’apparaîtront des petits hommes verts à l’est de l’Ukraine et en Crimée en 2014. S’il s’agit d’aller faire des profits en exploitant les matières premières du Vénézuela (depuis 2019), du Soudan (depuis 2018), de la Centrafrique (depuis 2017), de la République démocratique du Congo (depuis 2018), du Mali (depuis 2021), du Cameroun et du Burkina Faso (depuis 2022), alors allons-y : Prigojine avait su tisser sa toile au profit de son maître.

L’extrême violence de Prigojine

Si nous voulons savoir quel homme était Prigojne décrit comme complexe par certains, voici un extrait qui ne laisse pas de doutes. Il fait allusion à une masse trouvée au domicile de Prigojine après sa mort : « … c’est le symbole de la violence extrême dont font preuve les mercenaires de Wagner. C’est bel et bien avec cet instrument qu’ils punissent ceux qui désertent leurs rangs ou qui trahissent. Ils ne s’en cachent pas, bien au contraire. En novembre 2022, un ancien prisonnier recruté par Wagner ayant déserté et tenté de rejoindre les lignes ukrainiennes a été tué de cette manière barbare. L’exécution, loin d’être dissimulée, a été filmée et diffusée sur les réseaux sociaux dans le but évident d’inspirer la terreur à ceux qui oseraient remettre en cause leur allégeance à “la Compagnie”. »
Un acte criminel que Prigojine avait salué avec ces mots extraordinairement cyniques « c’est un magnifique travail de réalisation, cela se regarde d’une seule traite. J’espère qu’aucun animal n’a été blessé lors du tournage », présentant les bourreaux comme des gens « peu aimables mais justes » et ajoutant que le film devrait prendre pour titre « Le Chien » « car cet homme a mérité de mourir comme un chien ».

EN SAVOIR PLUS…

 

Auteurs : Patrick Forestier
Editeur : Le Cherche Midi
Parution : janvier 2024
Pagination : 352
Prix broché : 21,00 euros
Prix numérique : 13,99 euros

 

 

 

Auteur : Michel Vial
Editeur : H&C, Histoire et Collections
Parution : mai 2024
Pagination : 196
Prix broché : 22,00 euros

 

 

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