La longue paix va-t-elle durer ?

Deux ouvrages parus début 2024 conduisent à se poser une question : la longue paix observée en France métropolitaine depuis 1945 va-t-elle durer encore longtemps ? Le premier livre rend compte de la situation géopolitique actuelle et conduit à faire de nombreux parallèles avec la situation des années 1930. Le deuxième s’interroge sur les avantages et risques de l’arme nucléaire, notamment en matière de pourvoyeur d’une paix globale malgré de nombreux conflits périphériques ou de risque d’apocalypse qui s’approcherait.

LE MONDE DE DEMAIN

L’ouvrage « Le monde de demain », paru fin 2022, rendait compte de la nouvelle donne géopolitique peu après l’invasion de l’Ukraine par les armées de Vladimir Poutine. La seconde édition, parue en format poche en 2024 contient 3 nouveaux chapitres, dont un sur la guerre entre Israël et le Hamas et un autre sur la milice  Wagner, à la fois privée et d’Etat. Mais, tous les chapitres de la 1ère édition n’ont rien perdu de leur actualité et de leur pertinence. Ce livre est écrit par Pierre Servent qui est officier (colonel de la réserve opérationnelle), journaliste, ancien conseiller ministériel et porte-parole du ministère de la Défense et qui a été enseignant à l’Ecole de guerre pendant vingt ans. Il connait son sujet tout en sachant le rendre simple et accessible et il fait partie des rares experts à avoir indiqué avant le 24 février 2022 qu’il n’y avait pas de doute sur le fait que Poutine se préparait à attaquer l’Ukraine. Il explique les raisons de sa prédiction de façon limpide.

Un mauvais parfum des années 1930

En lisant ce livre, on ne peut que faire un parallèle entre la situation actuelle et celle des années 1930 mais avec un glissement géographique vers l’Est, V. Poutine jouant le rôle d’Hitler et la Chine, celui de l’URSS d’alors. Si l’idéologie de Poutine n’est pas aussi virulente que celle d’Hitler, son régime, ses méthodes et ses ambitions sont progressivement les mêmes : un Etat de plus en plus totalitaire avec l’utilisation de moyens parmi les plus cruels pour constituer un Empire et défaire les démocraties. Là ou Hitler avait une idéologie suprémaciste, Poutine revêt les habits du nationalisme orthodoxe pour unir ses troupes au service d’un Etat mafieux dont il est le parrain. L’épisode Prigogine rappelle ce qu’un subordonné doit à son parrain et souligne l’extrême cruauté des moyens utilisés. Car, comme l’écrit l’auteur « le système poutinien est mafieux au premier sens du terme. Une petite camarilla issue des services secrets et de l’armée a mis la main sur la Russie depuis plus de 20 ans. Or, dans un tel système, le chef suprême doit veiller à trois choses fondamentales : à ce que le respect total qui lui est dû ne soit pas entaché, à faire les bons choix pour que le clan puisse continuer de s’enrichir, à veiller à ce que la zizanie ne fragilise pas la structure globale. »

Pour la Chine, le constat est aussi édifiant : « La Chine coche toutes les cases aujourd’hui d’un régime authentiquement totalitaire : culte de la personnalité, présidence à vie, absence de droits démocratiques, pas d’élections libres, mépris pour la parole donnée (on pense à Hong Kong qui devait pouvoir conserver son régime politique “libéral” selon le principe “un pays, deux systèmes”), parti unique, contrôle accru de tous les aspects de la vie du citoyen,  – reconnaissance faciale, passeport de conformité sociétale, etc. – enfermement brutal de la population sous prétexte de lutter contre la Covid, camps de déportation et de rééducation (notamment contre les Ouïgours), absence de liberté de la presse, apprentissage par cœur de la pensée de XI de l’école primaire à l’Université, justice aux ordres, militarisation et annexion de fait en mer de Chine de zones maritimes ne lui appartenant pas, etc. »

Et l’amiral Charles Richard, à la tête du commandement stratégique américain de faire le constat suivant : « Pour la première fois de son histoire, notre nation est en passe d’affronter simultanément deux pairs stratégiques (Chine et Russie) dotés chacun d’une capacité nucléaire. (…). Aujourd’hui dans un conflit, nous ne pouvons plus tenir pour acquis qu’un échec de la dissuasion stratégique soit un risque faible. »

PAX ATOMICA

Le livre « Pax atomica » est d’un abord un peu moins aisé que le précédent car il commence par des données très théoriques et adopte une approche plutôt scientifique, exposant les différents avis et opinions sur le sujet dont il traite : l’influence de l’armement nucléaire sur l’évolution des relations entre Etats depuis 1945. Il a été écrit par Bruno Tertrais, politologue spécialisé dans l’analyse géopolitique et stratégique, directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, senior fellow à l’Institut Montaigne et conseiller scientifique auprès du Haut-commissaire au plan.

Des évolutions et des « coups de chance » ?

Ce livre nous apprend ou rappelle plusieurs éléments caractéristiques de l’ère atomique. 

En premier lieu, les concepts relatifs à l’arme nucléaire ont évolué en fonction de l’augmentation du nombre de pays la possédant et des technologies, depuis les volumineuses bombes transportées par avion jusqu’aux sous-marins à propulsion nucléaire lanceurs d’engins. Ces derniers sont des atouts majeurs car difficilement localisables et très mobiles et sont de véritables prouesses technologiques associant un sous-marin à long rayon d’action, une chaufferie nucléaire pour la propulsion, une base de lancement de fusées et de missiles à têtes nucléaires, le tout pouvant évoluer dans un milieu sous-marin agressif et hostile et en toute discrétion. Les premières interrogations étaient du type « Comment utiliser l’arme nucléaire ? » en se calquant alors sur les stratégies traditionnelles de soutien à l’attaque ou à la défense sur un champ de bataille. Puis le développement de missiles à longue portée et leur prolifération, notamment aux USA et en URSS, ont fait considérer une autre stratégie, double : la dissuasion et la stabilité, notamment après la crise de Cuba en 1962. Les doctrines d’utilisation se chevauchant telles la riposte massive, la réponse flexible ou la riposte graduée.

L’auteur passe aussi en revue les (nombreux) moments de l’histoire ou un feu nucléaire aurait pu être déclenché par choix ou par « inadvertance » et chaque situation est analysée. On y apprend ainsi que, pendant la guerre de Corée (1950-1953), le général Mac Arthur souhaitait le recours à l’arme atomique et que c’est le Président Truman qui y fit obstacle alors que quelques années plus tard, le Président Eisenhower était partisan de son emploi, mais c’est alors son chef d’Etat-major, Omar Bradley qui permis de l’éviter.

Un chapitre est consacré aux psychologies des dirigeants et à certaines personnalités décrites comme « nécrophiles »,  c’est-à-dire dont l’instinct morbide s’est développé au point de devenir dominant : ils jouissent de la destruction et de la mort et deviennent de fait, inaccessibles au raisonnement dissuasif. Et l’auteur de citer Hitler, Staline et Mao. D’où l’importance de rendre le processus de décision de déclenchement du feu nucléaire partagé à plusieurs niveaux.

La dissuasion

La dissuasion reposant sur l’arme nucléaire utilise un langage qui doit toujours laisser du flou quant à son usage potentiel afin que le camp d’en face ne puisse pas deviner  exactement la réalité et l’intensité de la menace. On aura compris aussi que si l’invasion du Koweit par Sadam Hussein, qui ne possédait pas l’arme nucléaire, a conduit à une coalition contre lui, celle de l’Ukraine par Poutine, pose d’autres problèmes liés au fait qu’il la possède et qu’il sait entretenir le flou sur son usage possible. Et si la triade USA-Angleterre-France possède l’arme nucléaire, elle est actuellement confrontée à divers acteurs la possédant aussi et pouvant unir leurs moyens (Russie-Chine-Corée du Nord notamment). Et ainsi « aujourd’hui, si les Occidentaux peuvent se permettre d’aider Kiev, c’est aussi parce qu’ils se sentent protégés par la dissuasion ou par ce que certains appellent la voûte nucléaire »

Quel bilan ?

Si la menace est là, si elle semble se rapprocher, l’auteur rappelle toutefois que « malgré ses risques et ses coûts, la dissuasion nucléaire peut être considérée comme une sorte de bien public mondial. Si l’on part du principe que l’obsolescence de la guerre majeure (John Mueller) est en grande partie imputable à l’existence des armes nucléaires, on peut difficilement dire qu’elles n’ont joué aucun rôle dans la prospérité et le développement de la plupart des nations depuis 1945. Il est à peine exagéré de suggérer que le succès du projet européen a été rendu possible par l’existence du parapluie nucléaire américain ».

Mais, dans un souci d’équilibre, il ajoute « l’allongement constant du temps écoulé depuis la destruction de Nagasaki rend-il l’utilisation des armes nucléaires de moins en moins probable ? Dans quelques années, plus aucun des Chefs d’Etats et de gouvernement de la planète n’aura de souvenirs personnels d’Hiroshima. » et « même si les armes nucléaires prolongeaient la durée statistiquement prévue entre deux guerres mondiales, disons de 30 à 100 ans, ne rendraient-elles pas un éventuel prochain conflit à l’échelle planétaire encore plus meurtrier qu’il ne l’aurait été ? Et peut-on moralement comparer des vies sauvées par le passé à des vies qui pourraient être perdues dans le futur ? » 

EN SAVOIR PLUS…

Auteur : Pierre Servent
Editeur : Pocket
Parution : 1er février 2024
Pagination : 336
Prix poche : 8,30 euros
Prix broché : 1ère édition 2022, Robert Laffont, 288 pages : 20,00 euros
Prix numérique : 1ère édition 2022 : 13,99 euros

Auteur : Bruno Tertrais
Editeur : Odile Jacob
Parution : 10 janvier 2024
Pagination : 208
Prix broché : 20,90 euros
Prix Numérique : 17,99 euros