La Madone de Vyšehrad

362-363 – Christian Ziccarelli – Louis-François Garnier – Le couvent Saint-Agnès, l’un des plus ancien (1240) édifice gothique de Prague conserve La Madone de Vyšehrad, une Madone d’Humilité dont l’origine thématique est apparue à la suite de la Peste noire de 1348.

CultureDes Primitifs italiens à l’art médiéval en Bohème

Au Duecento, l’art primitif italien sous les pinceaux du peintre florentin Cimabue (v.1240-1302) et du siennois Duccio di Buoninsegna (1260-1318) va s’affranchir de la tradition byzantine. Leurs contemporains, les sculpteurs gothiques pisans, Nicola (v.1220-1278) et son fils Giovanni (v.1248-1317) Pisano, vont  exercer une influence durable sur les artistes siennois de leur époque, en créant un art infiniment plus réaliste et raffiné que leurs prédécesseurs (chaire du baptistère et de la cathédrale de Pise). En 1348, la Peste noire (bubonique) tua la moitié de la population de Sienne et, en cinq ans, le tiers de la population européenne. Cette redoutable épidémie, considérée en son temps comme une punition divine,  incita à faire pénitence et à la création de tableaux plus humains parmi lesquels des Madones d’Humilité comme celle que peignit en 1353 Bartolo di Fredi (v.1330-1410) dans son atelier de Sienne. Cette double influence de l’art byzantin et des sculptures gothiques, si vivantes, va s’exprimer chez Simone Martini (v.1284-1344), élève probable de Duccio et considéré comme ayant la gamme d’émotions la plus large de tous les Primitifs italiens. Quittant Sienne, au milieu des années 1330, pour Avignon devenu « Capitale de la Chrétienté » depuis l’exil du pape en 1309, il y passera les dix dernières années de sa vie . La large diffusion de son œuvre, en particulier de ses Vierges d’Humilité, est à l’origine d’une grande part de la peinture européenne. Ce nouveau type de Madone se répandit rapidement en Europe incluant la Bohème où la présence  du maître italien Tommaso da Modena, vers 1350,  a contribué à transmettre l’influence de Giotto (1267-1337) de sorte qu’il est très probable que les artistes furent alors influencés par les Primitifs italiens au sein de l’art gothique international, impliquant de nombreux pays entre 1380 et environ 1450.

La Vierge d’Humilité

La  Vierge d’Humilité  est une innovation si remarquable qu’elle n’a pu être conçue que par un grand maître parmi les Primitifs italiens bien qu’on considère qu’elle résulte d’une transformation de la  Vierge à l’Enfant . Il y a tout lieu de penser que ce peintre novateur est Simone Martini même si le prototype initial ne nous est pas parvenu, car l’une des premières  représentations est probablement de Lippo Memmi, beau-frère de Simone Martini, et avec lequel il peignit l’Annonciation (1333) pour la cathédrale de Sienne, avec un retentissement considérable, puisqu’elle fut reprise jusqu’au XVe siècle.

La  Vierge d’Humilité  n’est plus la Vierge en Majesté issue des icones byzantines ; elle descend de son trône pour s’asseoir sur le sol et devenir ainsi plus accessible, avec humilité, comme ceci figure dans la première représentation connue (1346) de Bartolomeo de Canogli sous la forme d’une Vierge à l’Enfant assise sur un coussin plat posé sur le sol (Musée National de Palerme) ; l’Enfant Jésus attire le sein de sa mère vers sa bouche tout en détournant la tête pour regarder le spectateur. Plusieurs autres peintures montrent ainsi l’Enfant Jésus à demi-nu, recouvert d’une draperie en partie transparente avec un pan d’étoffe qui tombe sous son corps selon une « langueur sentimentale » typiquement siennoise qui disparaîtra avec les peintres florentins inspirés de Bernardo Daddi (1290-1348), dans l’esprit de Giotto ; la Vierge est alors assise plus droite et les plis tombant du lange sont supprimés.

Les modifications apportées à l’image de la  Vierge d’Humilité  nous viennent de Toscane. A Sienne, berceau du modèle, l’apparition de décors intérieurs est le fait des frères Lorenzetti, tous deux mort de la peste la même année, (Pietro v.1280-1348 et Ambrogio v.1290-1348), conformément à leur conception de « l’Art né dans la ville ». A Florence, l’Enfant s’éloigne de sa mère dont il ne peut atteindre le sein qu’en tendant les bras et une plus grande distance s’installe avec le spectateur. Certains artistes peindront une Vierge en rupture avec le modèle original puisqu’elle va de nouveau s’élever, assise très haut sur un coussin au-dessus du sol, parfois sur des nuages, aboutissant à une  version céleste  reprise par les grands peintres de la Renaissance tels que Fra Angelico, Raphaël ou Titien, évoluant ensuite vers des variantes comme la Vierge au jardin  ou le sol se couvre de fleurs, puis la  Vierge aux rosiers.

La Madone de Vyšehrad

La Madone de Vyšehrad, « château en hauteur », porte le nom d’une colline mythique de Prague et fut peinte après 1350 dans l’entourage du Maître de Vyšší Brod, artiste anonyme qui est l’auteur de 9 tableaux d’un retable dispersé représentant des scènes de l’Enfance du Christ et de la Passion, et provenant du prieuré cistercien de Vyšší Brod, anciennement dénommé en allemand : Hohenfurth en Bohème du sud. La Madone est assise sur une pelouse fleurie symbolisant le jardin d’Eden ; elle est représentée avec son manteau bleu (ce qui n’a pas toujours été le cas puisqu’il faut attendre le XIIe siècle pour que cette couleur s’impose) et sa tête, avec quelques mèches blondes dépassant du manteau, est entourée d’un nimbe de rayons dorés surmontés de douze étoiles d’or selon la technique de la feuille d’or et a tempera, c’est à dire selon une  peinture basée sur un liant à émulsion (œuf). Ces étoiles et le croissant de lune au pied de la Vierge  évoquent le chapitre 12 du Livre de l’Apocalypse  attribué à Jean l’Evangéliste quand il décrit ses visions surnaturelles: «  Un grand prodige parut aussi dans le ciel. Une femme revêtue du soleil, qui a la lune sous ses pieds, et sur sa tête une couronne de douze étoiles ». La Vierge tient sur ses genoux, de ses mains effilées, l’Enfant Jésus dont la tête blonde est également  entourée d’un nimbe de rayons dorés et qui semble téter en s’agrippant au sein de sa mère, mais la poitrine de la Vierge n’est que suggérée par un pan du manteau. La Vierge  regarde dans le vide, évoquant l’intuition maternelle du destin particulier de son fils alors que l’Enfant détourne sa tête  pour nous regarder avec acuité ; son corps est en grande partie recouvert d’un brocart, étoffe de soie dorée rehaussée de dessins circulaires, et dont un pan retombe négligemment laissant paraître  deux petons qui s’agiteraient presque sous nos yeux.

Une homogénéité remarquable

Dans l’Art du XIVe siècle, des exemples italiens, français, espagnols mais aussi bohémiens réalisent un thème d’une grande homogénéité sous l’influence initiale de Simone Martini, amplifiée par une vénération particulière pour la Vierge d’Humilité. Ceci témoigne du caractère humaniste de l’Art du début du Trecento italien et l’attitude de l’Enfant Jésus, qui cherche notre regard par un mouvement de contorsion ou contrapposto,  est considérée comme l’une des innovations les plus remarquables du Trecento italien.  Il en résulte une grande empathie de la part du spectateur vis-à-vis de l’amour de cette humble madone pour son jeune enfant, de telle sorte que, au-delà du tableau de dévotion, il s’y rapporte une symbolique universelle.

Bibliographie

[1] T. Hyman. La Peinture siennoise. Thames & Hudson 2007
[2] M. Meiss. La peinture à Florence et à Sienne après la Peste noire. Hazan 2013
[3] N. Laneyrie-Dagen. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012
[4] J.A Crowe, G.B. Cavalcaselle, A. Jameson. Les Primitifs italiens. Parkstone international 2011
[5] M. Pastoureau. Bleu Histoire d’une couleur. Points 2006

Remerciements à Sylvie et Christian Neel pour leur amicale collaboration et à Marie-Eglé de Rouvroy, documentaliste à Famille chrétienne