Le chef d’œuvre Inconnu par Honoré de Balzac (1799-1850) ou l’idée d’abstraction picturale – 1ère partie

– Par Louis-François Garnier

Le Chef-d’œuvre inconnu d’Honoré de Balzac (1799-1850) [1] est une nouvelle datée de 1831, et initialement publiée dans une revue hebdomadaire illustrée dénommée L’Artiste, sous le titre Maître Frenhofer, puis sous le titre Catherine Lescault, conte fantastique. Il s’agit de la curieuse histoire de deux peintres bien réels dont l’un dénommé Porbus est inspiré de Frans Pourbus dit Le Jeune (v.1569-1622) devenu un peintre reconnu, et l’autre est Nicolas Poussin (1594-1665) alors impécunieux et au talent encore balbutiant, qui vont rencontrer un peintre plus âgé, fictif, nommé Frenhofer. C’est dire que la fiction côtoie la réalité, comme souvent chez Balzac. L’action commence « Vers la fin de l’année 1612, par une froide matinée de décembre, un jeune homme dont le vêtement était de très mince apparence, se promenait devant la porte d’une maison située rue des Grands-Augustins, à Paris. » C’est au n°7 de ladite rue qu’une plaque, installée en 1981, indique, en un saisissant rapprochement d’idées dont nous reparlerons, que « Pablo Picasso vécut dans cet immeuble de 1936 à 1955. C’est dans cet atelier qu’il peignit « Guernica » en 1937. C’est ici également que Balzac situe l’action de sa nouvelle « Le chef-d’œuvre inconnu », encore que Balzac ne précisât pas le numéro de la rue… L’action romanesque implique le jeune Nicolas Poussin, alors âgé d’environ 18 ans, s’apprêtant à entrer dans l’atelier de François Porbus alors âgé d’environ 43 ans et c’est en effet un « homme valétudinaire, âgé de quarante ans environ qui vint ouvrir ».  Frans Pourbus le Jeune est issu d’une lignée de peintres flamands renommés, qu’il s’agisse de son père Frans Pourbus dit l’Ancien (1545-1581) ou de son grand-père Pieter Pourbus (v.1523-1584) que le peintre maniériste et écrivain flamand Carel van Mander (1548-1606), passé à la postérité avec son Livre des peintres (Het Schilder-Boeck) publié en 1604, rencontra à Gand et surtout à Bruges en 1582. [2] Après s’être distingué comme portraitiste à la cour de Bruxelles, Frans Pourbus le Jeune séjourne à Mantoue de 1599 à 1609 avant d’être appelé à Paris par la sœur de la duchesse de Mantoue, qui n’est autre que la reine de France Marie de Médicis (1575-1642). Il vient une première fois à Paris lors du baptême de Louis XIII en 1606, puis s’y installe définitivement à partir de septembre 1609. Ainsi, lorsque Nicolas Poussin cherche à le rencontrer dans le roman de Balzac, voilà trois ans que Pourbus vit à Paris. Il aura une fille en 1614 et c’est en 1618 qu’il sera naturalisé français en bénéficiant d’une pension en qualité de « peintre du roi ». Il meurt le 19 février 1622 et est enterré dans l’église des Augustins du faubourg Saint-Germain. De sa période française on lui doit, entre autres, « l’admirable portrait de Henri IV » représenté en armure ou en costume noir, les deux tableaux étant visibles au musée du Louvre, et un portrait de Louis XIII (1601-1643) à l’âge de 10 ans (Palais Pitti Florence) peint en 1611. 

L’année 1612 est une année cruciale pour le jeune Nicolas Poussin natif des Andelys en Normandie. En effet, après probablement quelques cours de dessin au collège et en ayant été l’assistant du peintre picard Quentin Varin (v.1575-1626), vers 1610-1612 à l’occasion de peintures d’autel dans une l’église de la ville, il veut devenir peintre et quitte sans prévenir la demeure familiale alors qu’il est le seul enfant d’une « noble famille » mais avec « peu de bien ». [3] Nicolas Poussin illustre le fait que « l’obstination peut triompher des circonstances de la vie » 4 car c’est sans ressources et « accablé de misère » qu’il se retrouve à Paris. Balzac nous le présente comme étant un garçon timide, « surpris en ce moment de son outrecuidance » et il aurait probablement renoncé à se présenter devant Porbus sans « un secours extraordinaire que lui envoya le hasard. Un vieillard vint à monter l’escalier ». L’aspect du vieillard qu’on croirait sorti d’« une toile de Rembrandt » intrigue le jeune garçon et tous deux entrent alors dans l’atelier de Porbus dont la description correspond assez bien à l’idée qu’on peut se faire de l’« ordre vital » (Bergson) qui caractérise bien souvent un atelier d’artiste. Ils tombent en arrêt devant un tableau représentant « Marie égyptienne se disposant à payer le passage du bateau ». Ceci donne l’occasion de se remémorer l’histoire de cette jeune Marie l’Egyptienne qui, dans les premiers siècles de la chrétienté, se prostituait pour vivre à Alexandrie. Un jour, alors qu’elle avait une trentaine d’années, ayant rencontré des pèlerins en partance pour Jérusalem sur un bateau, elle décida de les suivre en payant son passage de ses charmes. Elle vécut ensuite solitaire dans le désert, « au-delà du Jourdain » où elle fut enterrée par un anachorète aidé d’un lion providentiel qui contribua à creuser le sol aride. Le vieillard, que Porbus nomme respectueusement « mon cher maître », tout en disant « ta sainte me plaît », se livre à une critique en bonne et due forme de la peinture en reprochant l’absence de vie. Pour lui, une toile ne doit pas se résumer à l’aspect purement technique, qu’il s’agisse du dessin, des couleurs et même si, à l’exemple du style caravagesque, on prend « soin de tenir un côté plus sombre que l’autre ». En outre, « au premier aspect elle semble admirable, mais au second coup d’œil on s’aperçoit qu’elle est collée au fond de la toile et qu’on ne pourrait pas faire le tour de son corps ; c’est une silhouette qui n’a qu’une seule face ». On retrouve là le paragone (la comparaison), c’est-à-dire ce débat de la Renaissance italienne où s’opposaient principalement la peinture et la sculpture. Il s’agissait de savoir laquelle de ces deux techniques représentait le mieux la réalité. La sculpture était considérée comme la seule méthode permettant d’avoir plusieurs vues différentes de la même figure mais les peintres répliquèrent en montrant des objets ou des personnages selon plusieurs incidences grâce à des miroirs ou des surfaces réfléchissantes, en pouvant alors les voir non seulement sous plusieurs angles mais, surtout, en même temps, ce que la sculpture est incapable de faire. C’est ainsi qu’on réalise, derrière des propos d’allure banale, le travail de documentation de cet écrivain hors du commun qu’était Balzac.

Tableau à la tache rouge (Bild mit rotem Fleck) (1914). Par Vassily Kandinsky (1866-1944) – Huile sur toile (Centre Pompidou)

Nous avons droit, mine de rien, à un cours sur l’histoire de l’Art car Porbus est resté « indécis entre les deux systèmes, entre le dessin et la couleur », entre les peintres toscans et les coloristes vénitiens, « entre le flegme minutieux, la raideur précise des vieux maîtres allemands et l’ardeur éblouissante, l’heureuse abondance des peintres italiens. Tu as voulu imiter à la fois Hans Holbein et Titien, Albrecht Dürer et Paul Véronèse. Certes c’était là une magnifique ambition ! Mais qu’est-il arrivé ? ». La critique se fait plus acerbe : « Ta figure n’est ni parfaitement dessinée, ni parfaitement peinte, et porte partout les traces de cette malheureuse indécision. (…) Il fallait opter franchement entre l’une ou l’autre, (…) tes contours sont faux (…) tout est faux. N’analysons rien, ce serait faire ton désespoir ». Le verdict finit par tomber : « La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer. (…) Vous dessinez une femme, mais vous ne la voyez pas ! (…) Qu’y manque-t-il ? Un rien, mais ce rien est tout ». Prodigieuse diatribe que les propos de ce vieux maître ! C’est alors qu’intervient le jeune Poussin en disant : « Cette sainte est sublime, bon homme ! » de telle sorte que, interloqué par « ce petit drôle », Porbus le met à l’épreuve en disant : « A l’œuvre ! en lui présentant un crayon rouge et une feuille de papier ». Le jeune garçon « copia lestement la Marie au trait » au grand étonnement du vieillard qui lui dit « Voilà qui n’est pas mal pour un commençant » et qui se met à retoucher fébrilement le tableau devant « Porbus et Poussin muets d’admiration ». Ensuite, le vieux peintre convie ses jeunes collègues à déjeuner chez lui et ceci est l’occasion pour Porbus de lui demander à voir « votre maîtresse ». Comme ceci s’observe chez nombre d’artistes qui ne signent pas leur œuvre en considérant qu’elle n’est jamais finie, il s’agit d’une toile que le vieux peintre ne veut pas montrer car il estime ne pas l’avoir terminée en disant : « Non, non, je dois la perfectionner encore ». De nouveau, le vieillard nous fait part d’un certain nombre de considérations techniques incluant l’art de la « pâte souple et nourrie » suivie des « demi-teintes et du glacis dont je diminuais de plus en plus la transparence » de telle sorte que, comme le sfumato de Léonard de Vinci (1452-1519), « de près, ce travail semble cotonneux et paraît manquer de précision, mais à deux pas, tout se raffermit, s’arrête et se détache ; le corps tourne, les formes deviennent saillantes, l’on sent l’air circuler tout autour ». 

Mais qui est donc ce vieux peintre acariâtre ? Porbus prétend que « le vieux Frenhofer est le seul élève que Mabuse ait voulu faire ». C’est ainsi qu’il aurait été le seul élève du grand peintre flamand maniériste Jan Gossaert (1478-1532) dit Mabuse mais si l’on prend en compte ce type d’« anachronismes légers ou plus marqués », [1] ce « vieillard » devait être né bien après la mort de Mabuse, ainsi surnommé en référence au pays meusien bien qu’il soit né à Maubeuge baignée par la Sambre. Probablement formé à Bruges, Jan Gossaert devient maître à Anvers en 1503 4 puis, ayant suivi Philippe de Bourgogne (1464-1524), futur évêque d’Utrecht, dans sa mission au Vatican en 1508, il eut la « démarche inédite chez un artiste flamand » d’étudier les monuments antiques de telle sorte que ce voyage aura « un impact considérable sur son œuvre mais aussi sur l’art néerlandais en général ». [4] Contrairement aux dires de Porbus, nous connaissons au moins un autre élève de Gossaert, le peintre, architecte et homme de lettres Lambert Lombard (1505-1566) qui fut le fondateur d’une académie réputée. Frenhofer nous dit que « Mabuse seul possédait le secret de donner de la vie aux figures » à l’instar de Raphaël (1483-1520) et d’ailleurs, en évoquant le nom du grand peintre italien, Frenhofer ne manque pas d’« ôter son bonnet de velours noir, pour exprimer le respect que lui inspirait le roi de l’art ; sa grande supériorité vient du sens intime qui, chez lui, semble vouloir briser la forme ». Cette réaction survient à une époque où Raphaël était en effet considéré comme le peintre idéal avec sa « Bella Maniera » et pour le peintre et historien d’art Giorgio Vasari (1511-1574), Raphaël était « inégalable », voire même « une sorte de demi-dieu » et c’est en peintre maniériste qu’il lui rendra cet hommage sublime : « Lorsqu’il mourut, la Peinture pouvait bien mourir elle aussi et quand il ferma les yeux, elle sembla demeurer aveugle. » [5]

Références

[1] Balzac H de. Le Chef-d’œuvre inconnu. Sous la direction de Thierry Dufrêne. Maison de Balzac, Paris Musées, 2021.
[2] Van Mander C. Le livre de peinture. Textes présentés et annotés par R. Genaille. Hermann 1965.
[3] Laneyrie-Dagen N. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012.
[4] Langmuir E. National Gallery. Le guide 2006.
[5] Vasari G. Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Traduction et commentaires sous la direction d’André Chastel. Thesaurus Actes Sud 2005.
[6] Les Grands Evènements de l’Histoire de l’Art. Sous la direction de J. Marseille et N. Laneyrie-Dagen. Larousse 1994.