– Par Louis-François Garnier
Frenhofer, le vieux peintre fictif et atrabilaire du roman de Balzac dénommé Le Chef-d’œuvre inconnu, est conscient qu’il ne pourra jamais atteindre la perfection de ses illustres prédécesseurs que furent Raphaël et Gossaert alias Mabuse et s’exclame : « Ô Mabuse : Ô mon maître ! Tu es un voleur, tu as emporté la vie avec toi » faisant allusion à celui que les historiens de l’Art dénommeront le précurseur du « style italianisant d’Anvers ». En outre, il rajoute : « cette toile vaut mieux que les peintures de ce faquin de Rubens, avec ses montagnes de viandes flamandes ». C’est au domicile de Frenhofer que Porbus et Poussin virent « l’Adam que fit Mabuse pour sortir de prison où ses créanciers le retinrent longtemps. » Il s’agissait d’un grand tableau dénommé Adam et Eve, inspiré d’une gravure d’Albrecht Dürer (1471-1528) et peint par Gossaert qui en fit plusieurs versions de telle sorte qu’il est plausible que « son » élève puisse en posséder un exemplaire. Il s’agit d’un tableau grandeur nature comme la version peinte entre 1525 et 1530 visible à la Gemäldegalerie de Berlin (172 cmx116 cm) légèrement plus grande que celle d’Hampton Court (169 cmx112 cm) qui correspond probablement à « la délicieuse peinture en hauteur » décrite par Carl van Mander. [2] Celui-ci relate que Gossaert était « assez libre dans ses allures et fut, pour une raison quelconque, emprisonné à Middelbourg » qui était à cette époque la ville rivale d’Amsterdam et « pendant son incarcération, il fit plusieurs jolis dessins (…) fort bien traités au crayon noir ». [2] Van Mander nous dit qu’il était « un homme de mœurs dissolus et pourtant, chose remarquable, jamais on ne vit de peintre plus habile, plus soigneux et plus patient dans ses travaux ». Il raconte également la savoureuse anecdote suivante, relatée en substance par Balzac : à l’occasion de la visite de l’empereur Charles-Quint (1500-1558), le peintre Gossaert, à court d’argent, ayant revendu une belle étoffe de damas blanc qu’on lui avait remise gracieusement pour qu’il s’en fasse un riche costume, y substitua un habit en papier blanc qu’il décora « de fleurs damassées et d’ornements » au point d’attirer l’attention de l’empereur qui « tâta l’étoffe et constata la fraude. Mis au courant de l’aventure, il s’en égaya fort. » [2] Frenhofer met en garde le jeune Nicolas Poussin abasourdi devant la « puissance de réalité » de ce tableau de Gossaert où, du moins dans la version de la National Gallery, les deux êtres s’enlacent comme le serpent autour de la branche au-dessus d’eux ; « Jeune homme, ne regardez pas trop cette toile, vous tomberiez dans le désespoir » en ajoutant : « il y a de la vie, mon pauvre maître s’y est surpassé ; mais il manquait encore un peu de vérité dans le fond de la toile. L’homme est bien vivant, il se lève et va venir à nous. Mais l’air, le ciel, le vent que nous respirons, voyons et sentons, n’y sont pas. Puis il n’y a encore là qu’un homme ! Or le seul homme qui soit immédiatement sorti des mains de dieu, devait avoir quelque chose de divin qui manque. Mabuse le disait lui-même avec dépit quand il n’était pas ivre ». Le maître pour le moins dissipé mais éminent que fut Mabuse rend crédible le fait que « son » élève Frenhofer, dont le nom est volontairement à consonance germanique, [1] puisse être lui-même habilité à émettre de savants commentaires sur le grand tableau de Frans Porbus auquel il reproche de n’avoir pas saisi « cette fleur de vie que Titien et Raphaël ont surprise ». Chez le vieux peintre, Poussin remarque « un magnifique portrait de femme » en disant : « Quel beau Giorgion ! » (sic) ce que réfute Frenhofer en disant : « Non ! Vous voyez un de mes premiers barbouillages ».
C’est trois mois après leur première rencontre que Porbus rend visite à Frenhofer qui « était alors en proie à l’un de ces découragements profonds et spontanés dont la cause est, s’il faut en croire les mathématiciens de la médecine, dans une digestion mauvaise, dans le vent, la chaleur ou quelque empâtement des hypochondres ». Il était « purement et simplement fatigué à parachever son mystérieux tableau » et était assis « sans quitter son attitude mélancolique ». Persuadé de la perfection de sa peinture représentant sa bien-aimée dénommée Catherine Lescault, tout aussi fictive que lui, Frenhofer veut cependant faire « une dernière vérification sur une vraie femme ». [1] C’est alors qu’il évoque son intention d’« aller en Turquie, en Grèce, en Asie, pour y chercher un modèle », que Porbus lui propose de prendre comme modèle la jeune compagne de Poussin dénommée Gillette, « une femme dont l’incomparable beauté se trouve sans imperfection aucune » à condition que Frenhofer leur montre sa toile. Ce dernier s’y oppose avec « une violence passionnée » car il ne veut pas montrer sa toile « qui n’est pas une peinture, c’est un sentiment, une passion ! » en disant « elle est à moi seul, elle m’aime. Ne m’a-t-elle pas souri à chaque coup de pinceau que je lui ai donné ? ». Cependant, après que Poussin et sa maîtresse dénommée Gillette soient entrés dans l’atelier, le vieux peintre va se laisser convaincre par l’innocente beauté de la jeune fille, alors que « mille scrupules » envahirent Poussin « quand il vit l’œil rajeuni du vieillard, qui, par une habitude de peintre, déshabilla pour ainsi dire cette jeune fille en en devinant les formes les plus secrètes ». C’est alors que « Porbus et Poussin coururent au milieu d’un vaste atelier couvert de poussière, (…) saisis d’admiration devant une figure de femme de grandeur naturelle, demi-nue » mais que Frenhofer considère avoir barbouillée en disant « ce tableau ne vaut rien ». « Stupéfaits de ce dédain » les deux peintres finissent par arriver devant le « portrait annoncé » alors que Frenhofer exalté leur dit : « Ah ! vous ne vous attendiez pas à tant de perfection ! Vous êtes devant une femme et vous cherchez un tableau » mais, en réalité, il n’y a rien. A la question de Poussin à Porbus : « Apercevez-vous quelque chose ? » la réponse est « Non. Et vous ! – Rien. » au point que Poussin aura cette remarque : « Le vieux lansquenet se joue de nous. (…) Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture » même si, « en s’approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs (…) un pied délicieux, un pied vivant ! ». « Il y a une femme là-dessous » s’écrie Porbus tout en constatant que le vieux peintre reste en extase « de bonne foi ». C’est alors que la remarque de Poussin : « tôt ou tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile » va faire s’écrouler le château de cartes mentales de Frenhofer qui a tout entendu : « Rien sur ma toile » dit-il « en regardant tour à tour les deux peintres et son prétendu tableau ». Porbus est conscient du drame qui est en train de se nouer car il dit à son jeune collègue : « Qu’avez-vous fait ? ». Frenhofer « saisit avec force le bras du jeune homme » et se met à l’insulter avant de réaliser qu’en effet il n’y a rien de figuratif sur sa toile en disant : « Rien, rien ! Et avoir travaillé dix ans. Il s’assit et pleura. » Après s’être traité d’imbécile et de fou, Frenhofer a une pulsion paranoïaque en disant : « vous êtes des jaloux qui voulez me faire croire qu’elle est gâtée pour me la voler ! » avant de recouvrir « sa Catherine d’une serge verte » et en « jetant sur les deux peintres un regard profondément sournois, plein de mépris et de soupçon », en les mettant à la porte avec « une promptitude convulsive » et en leur disant « Adieu, mes petits amis. Cet adieu les glaça. Le lendemain, Porbus inquiet revint voir Frenhofer et apprit qu’il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles ».
Peintre et modèle tricotant . Par Pablo Picasso, eau-forte 1931 – Musée d’Art moderne de Paris
A l’évidence, la toile du vieux peintre avait, contre toute attente, franchi la limite entre l’art figuratif et l’abstraction, concept alors totalement nouveau sous la plume géniale de Balzac. Fidèle à sa façon de corriger ses textes de façon forcenée, non seulement dans le cadre des épreuves d’imprimerie mais aussi lors des éditions successives de ses œuvres, Balzac modifiera son roman avec pas moins de « six éditions du vivant de son auteur, entre 1831 et 1847, qui témoignent de l’ampleur des reprises » et d’« une longue maturation » [1] A partir de la version initiale parue en 1831 dans laquelle il évitait « en général de parler peinture », [1] la version de 1837 deviendra, comme nous l’avons vu, « un texte sensible sur l’art ». [1] La dernière version publiée du vivant de l’écrivain, en 1847, peu modifiée, l’ayant été sous le titre de Gillette suggérant que, pour l’auteur, le « drame amoureux entre Poussin et Gillette » [1] s’imposait en priorité dans l’action romanesque. Le roman comporte en effet « deux contes entrelacés », [1] avec la jeune femme aimée et amoureuse mais servant néanmoins de monnaie d’échange pour satisfaire la curiosité des deux peintres et la « rivalité-émulation » [1] entre des artistes que trois générations séparent. Ce n’est que bien plus tard que la fortune critique fera en sorte que « l’attention se déplace dans la seconde moitié du XXe siècle vers Frenhofer » pour en faire « un prophète de l’art contemporain » et Cézanne (1839-1906) « voyait en Frenhofer un précurseur fictif ». [1] Quelques quatre-vingt ans après cette nouvelle de Balzac, le peintre Vassily Kandinsky (1866-1944), avec l’intuition d’un « univers artistique nouveau », [6] peindra le Tableau à la tache rouge (Centre Pompidou Paris) inspiré de son aquarelle de 1910 où le réalisme bascule vers une fongibilité du trait et de la lumière considérée comme le début de l’Art abstrait. [6] Cependant, si « l’œuvre ne représente rien, n’entend rien représenter d’autre que des couleurs et des formes » [6] elle existe en tant que telle avec son potentiel émotionnel car « rien n’est pas rien ». Le roman de Balzac a peu retenu l’attention du vivant de l’écrivain [1] mais il en sera tout autrement à partir du milieu du XXe siècle. C’est ainsi qu’il nous faut revenir à Pablo Picasso (1881-1973) qui sera sollicité en 1931, pour commémorer le centenaire de la première édition du Chef-d’œuvre inconnu, par le marchand d’art, galeriste et éditeur Ambroise Vollard (1866-1939) dont il avait fait un portrait cubiste en 1910 visible au musée Pouchkine de Moscou. Il faut dire que, pendant longtemps, « le Chef-d’œuvre inconnu fut à peu près impossible à illustrer. (…) Il fallut Picasso. » [1] Bien plus tard, en 1961 lors d’une interview, Picasso dira qu’en réalité il n’avait rien illustré et que « ce sont des choses de moi qu’on a ajoutées à un texte ». Il n’en reste pas moins que « l’artiste moderne qui incarnait le mieux le personnage de Balzac, c’était Picasso » [1], au point que « la rencontre Picasso/Frenhofer/Balzac est une fulgurance qui vous emporte. Picasso n’illustre pas. En un sens, il incarne. » (Dufrêne). [1] C’est « autour de 1980 » qu’a lieu un regain d’intérêt pour l’œuvre de Balzac et en 1991 Jacques Rivette (1928-2016) réalisera une libre interprétation du roman avec son film dénommé La Belle Noiseuse. Depuis lors, ce roman a continué de faire couler beaucoup d’encre et a inspiré les peintres.
Références
[1] Balzac H de. Le Chef-d’œuvre inconnu. Sous la direction de Thierry Dufrêne. Maison de Balzac, Paris Musées, 2021.
[2] Van Mander C. Le livre de peinture. Textes présentés et annotés par R. Genaille. Hermann 1965.
[3] Laneyrie-Dagen N. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012.
[4] Langmuir E. National Gallery. Le guide 2006.
[5] Vasari G. Les Vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Traduction et commentaires sous la direction d’André Chastel. Thesaurus Actes Sud 2005.
[6] Les Grands Evènements de l’Histoire de l’Art. Sous la direction de J. Marseille et N. Laneyrie-Dagen. Larousse 1994.