Mater Dolorosa et la crucifixion de Jésus – 2e partie

– Par Louis-François Garnier


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Voir la partie 3

Le Grand-Prêtre du Temple Caïphe estimait que Jésus mettait la nation juive en danger mais la condamnation de Jésus n’était pas de son ressort de telle sorte que Jésus « a été condamné par le pouvoir romain au terme d’un procès légal » (7) en ayant « été jugé d’un bout à l’autre selon le droit romain » (9) bien que Pilate ait montré son mépris pour les Juifs en faisant flageller Jésus alors qu’aucune sentence n’était encore tombée. (*) 

La Judée était devenue province romaine après la mort d’Hérode le Grand (73 – 4 av. J.-C.) avec les mouvements insurrectionnels qui suivirent et qu’appréhendaient les Romains, surtout lors des grands rassemblements de foule comme lors de la Pâque juive qui était véritablement une poudrière compte tenu de l’importance de la foule et de son caractère exalté voire fanatique. Le Sanhédrin gouvernait le pays mais la réalité du pouvoir appartenait au « procurateur » romain, en l’occurrence Ponce-Pilate (Pontius Pilatus) qui était un citoyen romain issu de la classe équestre. 

Il fut préfet de Judée, à partir de 26 et pendant une dizaine d’années sous le règne de l’empereur Tibère (42 av. J.-C. mort en 37) devant lequel il fut tenu de venir s’expliquer pour rendre compte de sa gestion médiocre, source de mécontentements populaires préjudiciables à l’ordre établi, et ce à la fin 36 ou au début 37 à la demande expresse du proconsul de Syrie. On perd ensuite sa trace. Il s’agissait d’un commandement essentiellement militaire comme évoqué par son cognomen dérivé de pilum (javelot) (9) sous l’autorité du gouverneur de Syrie. Jésus est donc livré à Pilate qui « en bon juge, cherche à instruire l’affaire ». 

L’évangile selon Saint Jean (8) relate qu’à trois reprises Pilate, pourtant réputé pour son cynisme et sa cruauté, demanda aux Juifs « Quelle accusation portez-vous contre cet homme ? (…) Je ne trouve en lui aucun motif de condamnation » et il chercha à le relâcher d’autant que lorsque Jésus ordonne de « rendre à César ce qui est à César » il n’y a rien de subversif et « les paroles du Christ furent des paroles de discipline et de subordination à l’Etat romain ». (2) 

Ainsi, Jésus apparaît bien loin des Zélotes violemment nationalistes et prônant l’action armée contre les Romains et les collaborateurs juifs. Pilate s’étonne que Jésus reste taciturne face aux accusations des Grands Prêtres et lui demande : « Es-tu le roi des Juifs ? » et Jésus répond en quelque sorte « si tu le dis ». Pilate s’insurge : « Tu ne réponds rien ? Ecoute tout ce dont ils t’accusent ! », mais Jésus de répondit plus rien, au grand étonnement de Pilate. Cependant, « les Juifs vociféraient en criant : A mort, crucifie-le ! » et convertirent ainsi, devant le procurateur, leur grief religieux en un procès politique en accusant Jésus de sédition et d’usurper le titre de roi, ce que le Romain Pilate pouvait comprendre alors que le prétexte religieux lui était totalement étranger. 

Pilate est la seule personne habilitée à entériner la peine de mort prononcée par Caïphe (10) mais il manque de preuves et, apprenant que Jésus est Galiléen, il l’envoie chez Hérode Antipas (20 av. J.-C. -39) alors tétrarque, c’est-à-dire « roi fantoche » de Galilée (*) et qui souhaitait depuis longtemps rencontrer ce faiseur de miracles. Hérode se heurte lui aussi au mutisme de Jésus qui ne répond pas aux questions qu’on lui pose. Hérode se déclare alors, en quelque sorte, juridiquement « incompétent », et renvoie cette affaire à Pilate après s’être moqué de Jésus. 

En dernier ressort, Pilate est donc seul juge et sollicite la vox populi en demandant lequel, de Barrabas pourtant impliqué dans des émeutes et un meurtre, ou cet homme là, ecce homo, Jésus, il peut libérer puisqu’à chaque fête de Pâque, la coutume voulait qu’on relâche un prisonnier. 

La foule est favorable à Barrabas de telle sorte que Pilate  finit par leur livrer Jésus puis il prit de l’eau et se lava les mains en présence de la foule en disant: « Je suis innocent du sang de ce juste. Cela vous regarde ». Nous sommes le vendredi matin de la Pâque juive. La formule du jugement ordinaire était Ibis ad crucem, et immédiatement après le condamné marchait au supplice encadré par des licteurs ou, à défaut, par des soldats avec un centurion, exactor mortis ou supplicio præpositus. Jésus est alors lié à une colonne et condamné à « une bastonnade, une parade de dérision et à la crucifixion ». (9) Les soldats l’ayant affublé d’un manteau écarlate avec un roseau dans la main droite et une couronne d’épines qui lui déchire la tête, se moquent  de lui en fléchissant le genou par dérision et en crachant sur lui. (Matthieu) (8). Dès lors que la flagellation systématique faisait partie intégrante de la condamnation « au titre d’une double modalité d’exécution de la sentence » (*), Jésus est flagellé par les bourreaux (carnifices) avec un fouet au manche court dénommé flagrum. Ce fouet comportait des chaînettes de fer (flagra) terminées par des osselets de mouton ou des billes de plomb déchirant la peau avec « du sang qui sèche sur les plaies qui se rouvriront lorsqu’on le dévêtira pour le crucifier.  » (*) Il pouvait aussi s’y rapporter des lésions internes, en particulier des reins dès lors que Jésus a du être fouetté dans le dos contrairement à la condamnation à mort par le fouet (6), bien que la limite était ténue quant à ce « terrifiant supplice » (4). Il était admis que cinquante coups d’un tel fouet étaient mortels, la flagellation juive s’arrêtant à quarante neuf coups… puisque le Sanhédrin n’avait pas le droit de mettre à mort. (*) 


Le Christ mort avec la Vierge et Saint Jean (Pieta de Brera) (détail) vers 1470 par Giovanni Bellini (v.1430-1516).
Peinture à la détrempe. Pinacoteca di Brera. Milan

Avec Le Christ à la Colonne peint vers 1478 (Paris, Musée du Louvre), Antonello de Messine (V. 1430-1470) suggère le moment même de la flagellation par la seule expression du visage du Christ, d’un pathétisme saisissant avec la colonne, la couronne d’épines, mais aussi la corde au cou et des larmes plus vraies que nature. Il s’agit alors d’humilier, de dégrader et finalement de déshumaniser le condamné mais pas de le tuer, du moins pas tout de suite. 

Le condamné à la crucifixion devait porter (portement) le patibulum au prix d’un effort intense qui lui arrachait un rictus, une mine patibulaire… mais Jésus était tellement affaibli qu’il fallut requérir un dénommé Simon de Cyrène pour l’aider à porter cette poutre pesant environ trente kilos durant les quelques quatre cents mètres séparant le palais de Pilate du lieu de la crucifixion où il arrive alors qu’il est à peine midi. Il était habituel de réquisitionner un passant pour aider le supplicié qu’on souhaitait garder en vie pour l’exposer le plus longtemps possible, pour en faire un exemple dès lors que les contemporains étaient plus frappés par la durée que par la cruauté relative. (11) 

De toute façon, il eut été impossible de porter la croix entière, bien trop lourde, contrairement à ce qui est souvent figuré. Le condamné devait donc, le plus souvent en se faisant aider par quelqu’un désigné au hasard, porter la barre horizontale. Lorsque Jésus parvint au lieu de l’exécution, on lui présenta, selon un usage juif et non romain, du vin fortement aromatisé à base de myrrhe, avec l’amertume du fiel mais aussi, semble-t-il, un effet narcotique. Jésus, après avoir approché ses lèvres du vase, refusa de boire, peut-être pour rester lucide jusqu’au bout. Jésus est crucifié. La mort par crucifixion a été qualifiée par Cicéron comme étant « le plus terrible et le plus cruel des châtiments » que le supplicié soit attaché par des clous ou des cordes générant alors une agonie plus longue. 

Ainsi, les cordes ne sont pas un geste de clémence mais sont bel et bien destinées à prolonger le supplice. Du fait que la croix de Jésus comporte un stipes peu élevé (crux humilis) contrairement à la crux sublimis plus élevée pour que l’exécuté soit visible de loin (12), il est peu probable, comme l’a illustré Fra Angelico (1395-1455) (v. 1445 Fresque du couvent San Marco, Florence), que le Christ soit monté sur une grande échelle en rejoignant ainsi ses bourreaux, eux aussi juchés sur des échelles pour lui clouer les mains. (6) 


Le Christ cloué sur la croix. vers 1575 (détail) par Marcellus Coffermans (1520 ?-1575).
Musée Lazaro Galdieno Madrid.

Il est également peu probable que le Christ ait été crucifié sur la croix entière posée sur le sol. C’est en effet dans ce cas qu’un effort considérable aurait été nécessaire comme illustré de façon impressionnante par Le Caravage (1571-1610) avec Le Crucifiement de Saint-Pierre peint vers 1600 (Eglise Santa Maria del Popolo, Rome); on y voit la force musculaire brutale des hommes s’efforçant, avec des cordes, de verticaliser la croix sur laquelle Pierre est crucifié la tête en bas, à sa demande car il se considérait indigne de mourir comme le Christ. 

C’est plus probablement après avoir été attaché ou cloué sur le patibulum posé sur le sol que le condamné dut gravir une petite échelle à reculons en facilitant d’autant le travail des bourreaux. Ceux-ci finissent ce labeur ignoble en fixant le patibulum sur le pieu vertical puis en calant la croix avec des coins ou des rondins de bois comme l’a peint vers 1480 Giovanni Bellini (1430-1516) dans Le Christ en croix (Prato, Cassa dei Risparmi). La croix est à côté de crânes épars à rapprocher du Golgotha (lieu du Crâne) situé à l’extérieur de la ville conformément à l’usage antique consistant à séparer les morts des vivants. Il s’agissait d’une ancienne carrière dans laquelle avaient été aménagés des tombeaux, ce que montre aussi Bellini. 

Le Christ fut ainsi inhumé au plus près du lieu de sa crucifixion. (11) Il est possible que les trous étaient déjà ébauchés dans la poutre (6) comme on le voit dans le Tryptique de la Crucifixion peint vers 1475 par le peintre flamand Marcellus Coffermans actif entre 1549 et 1575  (Musée Lazaro Galdieno, Madrid) avec sa manière archaïque de peindre inspirée des Primitifs flamands. On y voit en effet un homme utiliser une grosse mèche à bois pour faciliter l’enclouage des pieds. Les clous étaient enfoncés dans le poignet générant d’intenses douleurs névralgiques liées à la section du nerf médian « comparable à celle d’une fraise sur le nerf d’une dent… » (*) et non pas, contrairement aux représentations habituelles, dans la paume des mains dont la chair se serait déchirée lors de l’élévation du patibulum. (6) 

En effet, le corps ne tient que par les poignets ; « en d’autres termes, chacun des clous supporte à lui seul la totalité du poids du condamné ». (*) Ce n’est qu’à partir du XIVe siècle que les artistes comprirent que  le poids du corps entrainaît une extension des bras vers le haut  de telle sorte qu’ensuite le Christ fut représenté indifféremment les bras à l’horizontale ou en Y. (6) La mort par crucifixion était atroce (4), puisque la victime suffoquait, cherchant vainement à reprendre sa respiration en alternant une position « haute » en s’appuyant sur ses pieds et une position « basse » suspendu par les seuls bras. Cette « gymnastique macabre » (*) déchirait un peu plus les chairs avec des crampes abominables et une terrifiante alternance de douleurs névralgiques insupportables et d’asphyxie angoissante. Le corps du supplicié s’affaisse, les épaules se déboitent. La crucifixion a donc eu lieu le vendredi à la troisième heure romaine (midi) et Jésus mourra vers la sixième heure (15h) (11).

 

Bibliographie

(1) Renault Ch. Reconnaître les Saints et les personnages de la Bible. Ed. J.-P. Gisserot 2002.
(2  ) Schmidt J. Le Christ et César. Desclée de Brouwer 2009.
(3) Hasenohr G. Les traductions françaises du « Stabat mater dolorosa » Textes et contextes (XIVe-XVIe siècles) brepolsonline.net.
(4) Duquesne J. Jésus. Desclée de Brouwer/Flammarion 1994.
(5) Gaffiot F. Dictionnaire illustré Latin-Français Hachette 1934.
(6) De Landsberg J. L’Art en Croix le thème de la crucifixion dans l’histoire de l’art. La Renaissance du Livre 2001.
(7) Baslez M-F Jésus. Prophète ou rebelle ? Histoire & Civilisations N°23 : 22-55 décembre 2016.
(8) La Bible de Jérusalem. Cerf 2000.
(9) Baslez M-F Ponce Pilate Histoire & Civilisations N°49 : 46-59 qvril 2019.
(10) Thomas M. Trésors de l’art sacré dans les hautes vallées de Maurienne. La Fontaine de Siloé 2004.
(11) Baslez M-F. Les derniers jours du Christ. Histoire & Civilisations N°71 : 60-69 avril 2021.
(12) Boespflug F. La Crucifixion dans l’art – un sujet planétaire (Bayard 2019).
(13) Tempestini A. Giovanni Bellini. Gallimard 2000.
(14) Schmitz I. Mater dolorosa. In Michel-Ange Le Figaro hors-série 2020

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour sa documentation et je suis éminemment redevable à Monsieur Tugdual de Kermoysan, Aumônier des hôpitaux de Ploërmel et de Josselin (Morbihan) pour ses remarques très érudites. (*)