Mater Dolorosa et la crucifixion de Jésus – 3e partie

– Par Louis-François Garnier


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Voir la partie 2

Voilà bientôt trois heures que Jésus a été crucifié et il a cruellement soif. Un légionnaire lui présente une éponge imbibée d’eau acidulée avec du vinaigre, dénommée posca que les soldats romains avaient réglementairement avec eux (6) et qu’il ne faut pas confondre avec le verre de vin mêlé de myrrhe qu’il avait refusé en arrivant sur le lieu du supplice. 

Le fait que cette éponge ait été fixée à l’extrémité d’une petite branche d’arbrisseau (hysope) démontre que la croix ne devait pas être très élevée. (6) C’est alors que Jésus s’écrie : « Eli, Eli, lama, sabachtani ? » (Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?) mais ces paroles sont en araméen de telle sorte que nombreux furent ceux qui ne le comprirent pas et crurent qu’il appelait le prophète Elie (900 av. J.-C.). 

Le pieu vertical de la croix comportait la sedula qui était une espèce de corne fixée entre les cuisses du condamné et sur laquelle le corps pouvait prendre appui, mais qui était  retiré lorsque le condamné était mis en croix, les pieds étant alors encloués l’un sur l’autre en traversant le talon. Les artistes y substituèrent un support en bois (suppedaneum) sur lequel prenaient appui les pieds en montrant le plus souvent le pied droit, le « bon » côté, sur le gauche. Tout cela était en réalité prévu pour « faire prolonger le supplice » (*)

Cependant, si la mort tardait trop, les Romains brisaient les tibias empêchant ainsi définitivement de prendre appui sur les pieds. (11) Comme c’était la préparation de la Pâque et pour éviter que les corps restent en croix pendant le jour du Shabbat béni et sanctifié par  l’Éternel, ce sont les Juifs qui demandèrent à Pilate qu’on brise les jambes des suppliciés pour hâter leur mort et qu’on les dépende (Jean). 

Pour des raisons religieuses, il fallait absolument que les crucifiés soient morts et descendus de leur croix peu avant la tombée de la nuit. Cependant, contrairement aux deux larrons crucifiés près de lui, il ne fut pas nécessaire de briser les jambes de Jésus car il était déjà mort, très affaibli.  Si l’on considère que l’agonie d’un crucifié pouvait durer deux à trois jours et qu’on laissait ensuite le corps se décomposer, la crucifixion du Christ apparaît plutôt « hâtive » et Pilate lui-même « s’étonna qu’il fut déjà mort» au point de demander au centurion « s’il était mort depuis longtemps » (Marc). (8) Cette mort rapide apparaît opportune en cette veille de Shabbat et a fortiori avant Pâque, de telle sorte qu’on comprend que Pilate ait autorisé la déposition du corps, ce qu’il n’aurait pas forcément fait à une autre date. 


Christ en croix également dénommé « Le coup de lance » vers 1620 par Pierre Paul Rubens ((1577-1640) huile sur toile 429 cm x 311 cm Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers

Une telle rapidité peut poser question et c’est ainsi que certains historiens ont émis l’hypothèse que le Christ ne serait pas mort sur la croix (4) mais que, comateux, il n’aurait pas réagi au coup de lance du légionnaire qui n’était pas destiné à le tuer mais à tester la réactivité du supplicié. En effet, un légionnaire (qui sera plus tard dénommé Longinus -Longin- du grec louché : lance) lui perce avec sa lance le flanc droit d’où sort « du sang et de l’eau » tel que relaté à la manière grecque, c’est-à-dire selon l’importance décroissante mais qui ne correspond pas nécessairement à la chronologie de l’irruption des humeurs suggérant en l’occurrence l’évacuation de sang mais aussi d’une pleurésie mécanique.

Les artistes tels que Rubens (ibid.) prendront l’habitude de représenter Longin à cheval et il deviendra ainsi le patron des cavaliers. Ce n’est qu’à partir du XIe siècle que Jésus est représenté mort, la tête retombant symboliquement du côté droit et cette représentation se généralisera, à partir du XIIIe siècle, dans tout l’art occidental. (6) 

Marie est dans un état extrême d’affliction (contritio)  car, outre le fait d’avoir sous les yeux l’agonie de son fils, elle est aussi « confuse au-delà de toute mesure » en le voyant entièrement nu au point qu’elle s’efforça de l’envelopper dans le voile dont elle était coiffée. (6) En effet, et comme c’était la coutume, les soldats se sont partagés ses vêtements et ont tiré au sort sa tunique qui était d’une seule pièce et la nudité était en outre destinée  à humilier le condamné. Cependant représenter le Christ nu, qu’il fut nouveau-né ou crucifié, n’était pas paru inconvenant à certains artistes qui estimèrent que le fils de Dieu s’étant fait chair (incarné), ceci pouvait justifier de le représenter tel quel. (6) C’est ainsi qu’on peut le voir avec le Christ en croix attribué à Donatello (V. 1386-1466) (vers 1450 San Pietro a Sieve, Convento di Bosco ai Frati) ou avec le Crucifix du couvent San Spirito par Michel-Ange (1475-1564) (vers 1492 Casa Buonarroti, Florence). 

Néanmoins, peu d’artistes le représenteront totalement dénudé alors qu’on le verra recouvert d’une bande de toile enroulée autour de la taille et des cuisses (subligaculum) ou d’un pagne (perizonium), cette « création d’artiste n’ayant rien à voir avec la vérité historique ». (6) Rogier van der Weyden (v.1399-1464) inventera même un perizonium voltigeant de la plus curieuse façon malgré l’absence de vent observé par ailleurs… et ce motif connu un grand succès parmi les artistes flamands et surtout allemands tels que Dürer (Crucifixion v. 1500 Gemäldegalerie Dresde) et Lucas Cranach (La Crucifixion ou Lamentation sous la croix 1503 Alte Pinakothek Münich). 

Dans Le Christ mort avec la Vierge et Saint Jean (Pinacoteca du Brera Milan), Giovanni Bellini (v. 1430-1516) nous montre que « le dialogue muet entre la mère et le fils est d’une extrême efficacité et traduit une douleur intense et contenue ». (13)


La Déposition de la croix ou La Déploration du Christ, v.1455-1460.
par Dirk Bouts 1415-1475.
(Musée du Louvre)

e Christ étant mort, c’est alors qu’intervient un personnage singulier, à l’historicité incertaine, nommé Joseph d’Arimathie qui est un notable juif, membre du Sanhédrin de surcroit. Nous n’en savons guère plus en l’absence de compte-rendu du Sanhédrin de l’époque mais l’Evangile fait référence à plusieurs reprises à la manière dont Joseph d’Arimathie « disciple de Jésus mais en secret », prend sa défense devant cette assemblée. (*) 

En outre, il  est suffisamment aisé pour disposer d’un tombeau vacant et, bien qu’il s’expose aux critiques violentes des autres membres du Sanhédrin, il va demander à Ponce Pilate l’autorisation d’emporter le corps de Jésus pour le mettre dans son propre sépulcre. Sa demande est conforme au droit romain (9) car « le supplicié appartient à l’administration romaine et à ce titre échappe à sa famille » (*)

De ce fait, il obtint la permission d’enlever le corps du Christ de telle sorte qu’avec l’aide de Nicodème, ils enveloppèrent le corps dans un linceul avant de le mettre dans le tombeau selon la manière des Juifs d’ensevelir les morts en Terre Sainte. Cette façon de procéder suscite l’étonnement des historiens car comment Pilate a-t-il pu acquiescer à cette demande alors que le condamné était voué à la fosse commune ? De toute façon, il faut faire vite puisque « l’ensevelissement doit être terminé avant qu’on ne puisse plus distinguer un fil blanc d’un fil noir du fait du coucher du soleil parce que le Shabbat aura commencé, et quel Shabbat que celui-là ! A défaut il faudra suspendre les rites de l’ensevelissement et revenir le moment venu pour les reprendre et achever… ce qui sera la démarche de Marie-Madeleine au matin de Pâque. » (*)

La chose n’a pas du être facile si l’on considère que « l’une de caractéristiques majeures de la mort par crucifixion est qu’elle comporte une rigidité cadavérique immédiate et non progressive », les bras étant en extension et les jambes se figeant en flexion. (*) La Descente de croix a lieu vers 16 heures et c’est vers 18h00 (la neuvième heure) que le Christ est inhumé, c’est-à-dire peu avant samedi car pour les Juifs la journée commençait à la tombée de la nuit. (11) Le tombeau est scellé et surveillé par des gardes à la demande des prêtres du Temple qui craignent que des sympathisants s’emparent du corps. 

C’est alors que la foi prend le relais de l’histoire car, malgré cette précaution (un ange aurait endormi les gardes) il s’avère que, le dimanche, la tombe est retrouvée vide alors qu’auraient déjà pu exister des signes de putréfaction sur le visage, les mains et les pieds, si l’on se réfère au réalisme cru de la représentation qu’en fit Hans Holbein le Jeune (vers 1497- 1543) avec Le Corps du Christ mort dans la tombe peint vers 1521 (Kunstmuseum Bâle). 

Quoi qu’il en soit, le Christ apparaît ensuite à ses fidèles, en particulier à Marie-Madeleine le jour de Pâque en lui disant Noli me tangere (ne me touche pas) et Caravage (1571-1610) peindra  L’Incrédulité de saint Thomas vers 1603 (Palais de Sanssouci de Potsdam). Il en sera déduit que Jésus est ressuscité. 

C’est ainsi que, même si la Pietà est une scène artistique qui n’a pu avoir lieu (*), l’histoire sainte retiendra au décours immédiat de la Crucifixion, la Descente de Croix puis la Déposition avec le Christ mort au pied de la croix et la Lamentation avec, à chaque  fois, l’immense douleur de celle qui, effondrée et en larmes, deviendra la Vierge des sept Douleurs que sont : la Prophétie de Siméon (ou la circoncision selon les auteurs), la Fuite en Egypte, la perte de l’Enfant Jésus resté au milieu des Docteurs de la Loi, le Portement de Croix, la Crucifixion, la Descente de Croix et la Mise au Tombeau. (1) (14) 

On ne peut qu’être impressionné par la Vierge de douleurs de Dirk Bouts (1415-1475) (Musée du Louvre), dont les larmes coulent sur le visage après qu’elle ait vu son fils unique crucifié de la plus horrible façon et cette Mater dolorosa et lacrimosa en impose par sa dignité.

 

Bibliographie

(1) Renault Ch. Reconnaître les Saints et les personnages de la Bible. Ed. J.-P. Gisserot 2002.
(2  ) Schmidt J. Le Christ et César. Desclée de Brouwer 2009.
(3) Hasenohr G. Les traductions françaises du « Stabat mater dolorosa » Textes et contextes (XIVe-XVIe siècles) brepolsonline.net.
(4) Duquesne J. Jésus. Desclée de Brouwer/Flammarion 1994.
(5) Gaffiot F. Dictionnaire illustré Latin-Français Hachette 1934.
(6) De Landsberg J. L’Art en Croix le thème de la crucifixion dans l’histoire de l’art. La Renaissance du Livre 2001.
(7) Baslez M-F Jésus. Prophète ou rebelle ? Histoire & Civilisations N°23 : 22-55 décembre 2016.
(8) La Bible de Jérusalem. Cerf 2000.
(9) Baslez M-F Ponce Pilate Histoire & Civilisations N°49 : 46-59 qvril 2019.
(10) Thomas M. Trésors de l’art sacré dans les hautes vallées de Maurienne. La Fontaine de Siloé 2004.
(11) Baslez M-F. Les derniers jours du Christ. Histoire & Civilisations N°71 : 60-69 avril 2021.
(12) Boespflug F. La Crucifixion dans l’art – un sujet planétaire (Bayard 2019).
(13) Tempestini A. Giovanni Bellini. Gallimard 2000.
(14) Schmitz I. Mater dolorosa. In Michel-Ange Le Figaro hors-série 2020

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel pour sa documentation et je suis éminemment redevable à Monsieur Tugdual de Kermoysan, Aumônier des hôpitaux de Ploërmel et de Josselin (Morbihan) pour ses remarques très érudites. (*)

Bien que la date exacte reste hypothétique, il semble que ce fut le vendredi 7 avril 30, en début de matinée, que commença à Jérusalem le procès de Jésus de Nazareth, Juif de Galilée, âgé d’environ 35 ans. Aux yeux de l’instance suprême locale, le Sanhédrin, il s’agissait d’un fauteur de troubles et d’un blasphémateur mais dont le grief d’insubordination relevait du droit de l’occupant romain qui, seul, pouvait infliger la peine capitale. C’est ainsi que Jésus fut jugé par le procurateur Ponce-Pilate et condamné à la flagellation et à devoir porter la partie transversale de la croix jusqu’au Golgotha où il est crucifié vers 12h sous les yeux de sa mère Marie profondément affligée (dolorosa) et en pleurs (lacrimosa). La mort de Jésus ayant été constatée vers 15h, on procède à la descente de croix vers 16h suivie d’une inhumation dans un tombeau vers 18h, c’est-à-dire peu avant la tombée de la nuit qui est le début du Shabbat consacré à Dieu et de ce fait aucun supplicié ne doit être visible, d’autant que le dimanche qui suit inaugure la grande fête juive de Pâque. C’est justement ce dimanche qu’on constatera que, malgré les précautions prises, le tombeau est vide. Jésus ayant été revu ensuite par certains de ses fidèles, la foi prenant alors le relais du fait historique, d’aucuns considérèrent que Jésus était ressuscité.