Civilisation : nos ancêtres les langues, ces inconnues

329 – Christian Ziccarelli – Le terme « indo-européen » est de nature linguistique et non archéologique. Il regroupe sous cette appellation, à la fois un ensemble de langues apparentées, censées être issues d’une langue commune disparue, l’indo- européen (famille unique regroupant des dizaines de langues de l’Europe occidentale à l’Inde, défi nie sur trois plans : phonétique, grammatical et lexicologique), et un groupe ethnoculturel, les Indo-européens (il n’y a pas de sites préhistoriques indo-européens, ni de peuples indo-européens, mais seulement des « peuples de langue indo-européenne). Mais qui sont-ils ? Quand ont-ils existé ? Sur quel territoire (le foyer originel) ont-ils vécu ? Autant de questions auxquelles Laroslav Lebedynsky tente de répondre, à la lumière des dernières recherches archéologiques, anthropologiques voire ethnogénétiques.

Déjà dans le monde antique, Socrate avait noté la ressemblance de termes grecs et phrygiens et divers grammairiens avaient souligné les rapports entre le grec et le latin. Mais il faut attendre le XVIe siècle et le grand philosophe Leibniz pour qu’une première théorie, la théorie « scythique » se développe et connaisse une certaine fortune jusqu’à la fi n du XVIIIe siècle. ([« On peut conjecturer que cela vient de l’origine commune de tous ces peuples descendus des scythes, venus de la mer Noire, qui ont passé le Danube et la Vistule, dont une partie pourrait être allée en Grèce et, l’autre aura rempli la Germanie et la Gaule. » (essai sur l’entendement humain, 1703))] La célèbre communication de Sir William Jones, le 2 février 1796, est souvent considérée comme le point de départ des études Indo- européennes. Après avoir successivement appris le latin, le grec, le gallois, le gotique et le sanskrit, il avait acquis le sentiment que ces langues dérivaient probablement d’un ancêtre commun. Thomas Young utilise pour la première fois, en 1813, le terme indo-européen, le Danois Rasmus Rask dresse un nouveau tableau de la famille, Franz Bopp rédige une monumentale grammaire entre 1833 et 1849, l’Allemand August Schleicher (1861) établit un premier « arbre généalogique », à partir de la langue mère. Mais des incertitudes persistaient notamment après la découverte, au début du XXe siècle, des langues « thokariennes » (une branche éteinte, inconnue, parlée dans le bassin du Tarim au Turkestan Oriental) et après le déchiffrement du hittite (parlé et écrit en Anatolie à la fin du IIIe millénaire). « Si les détails constituent toujours un sujet de controverse, l’hypothèse indo-européenne elle-même ne l’est plus » (James P. Mallory)

L’indo-européen, un phénomène linguistique

Toute langue suppose évidemment des locuteurs et des porteurs : les langues n’émigrent pas, ce sont ceux qui les parlent qui le font… Ainsi, l’indo-européen, phénomène linguistique, suppose les Indo-européens, phénomène ethno culturel ([« La communauté de langue pouvait certes se concevoir, dés ces temps très anciens, sans unité de race, sans unité politique, mais non sans un minimum de civilisation commune et de civilisation intellectuelle, c’est à dire essentiellement de religion, autant que de civilisation matérielle » (Georges Dumézil, Mythe et épopée I,1968).)]. Le foyer d’origine de ce peuple a tout d’abord été localisé en Asie dans la vallée du Pamir, l’Hindou-Kouch ou encore au Turkestan, puis en Europe du Nord, en Allemagne donnant lieu à de nombreuses distorsions idéologiques de la part de milieux pangermanistes (avec les risques potentiels d’aberration, tel le concept de race aryenne appliqué au type de l’indo-européen).

Bien que plusieurs thèses aient été soutenues, la théorie des Kourganes (russe kurgan, tertre, tumulus), formulée à partir de 1956, par l’archéologue lituanienne Marija Gimbuttas, est actuellement la plus convaincante. Le foyer indo- européen, le plus vraisemblable se situerait dans les steppes, à l’époque où, notamment, cuivre et bronze sont désignés par un même terme dans plusieurs des langues indo-européennes, au chalcolithique (Ve millénaire av- JC). Cette unité culturo-ethnique se caractérise par des rites funéraires (aspersion d’ocre, érection d’un tumulus funéraire), par une économie basée sur le cheval et une société patriarcale à forte conotation guerrière. Les fouilles intensives entreprises depuis 1945 en Russie et dans les Balkans, permettent de mieux connaître ces cultures préhistoriques et les mouvements de population intervenus entre le Ve et le IIIe millénaires.

La période de formation se serait déroulée sur les deux rives de la Volga au sud de l’Ukraine et de la Russie. Une première vague d’indoeuropéanisation aurait eu lieu vers 4400-4300 av-JC en direction des régions balkano-danubiennes (culture de la céramique rubanée). La seconde vague serait partie de l’ouest de l’aile des Kourganes vers 3500-3200 av-JC entraînant la fusion des cultures des kourganes et danubiennes (culture des amphores globulaires), la troisième vers 3000-2800 av-JC des steppes ukraino-russes vers les régions balkano danubiennes (culture des tombes à fosses). Chacune de ces vagues a abouti à la formation de foyers secondaires susceptibles de poursuivre le processus d’indo-européanisation et à la différenciation des langues indo-européennes pour aboutir aux langues actuelles. Il vous reste à découvrir « de la communauté Indo-européenne aux peuples historiques ».

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|Au cours d’un séjour en Turquie, dans les années 1920, Georges Dumézil, savant à l’érudition considérable, découvre les langues du Caucase, notamment la seule langue indo-européenne, d’un peuple méconnu, les Ossètes (descendants des Alains, branche des anciens Sarmates, eux-mêmes rameau des Scythes). En 1938 il suggère l’existence de divinités indo-européennes patronnant trois fonctions sociales fondamentales : la souveraineté (comportant deux aspects : l’un magique et religieux, l’autre juridique), la guerre (soit individuelle et brutale, soit collective et plus raffinée), la production (reproduction, fertilité). _ La théorie trifonctionnelle est née : les triades se retrouvent au sein de l’organisation des panthéons (« triade capitoline » formée de Jupiter, Junon, Minerve), et sont présentes dans de nombreux rites et formules religieuses. Les mythes abondent en formules et images trifonctionnelles (jugement de Paris…). La tripartition sociale est la règle en Inde, en Iran, chez les anciens celtes etc. Il en est de même des règles de droit et de morale (« les trois péchés du guerrier » : les trois fautes commises par un héros ou un dieu guerrier dans chacun des domaines fonctionnels). Fondant la mythologie comparée indo-européenne, il a permis une première approche de la pensée du « peuple Indo européen »|(gallery)