« Sommes nous prêts à accepter les événements indésirables » : un débat toujours nécessaire

348 – D’Alembert et Diderot ont eu sur la variolisation un vif débat. Le premier se méfiait beaucoup de cette nouvelle technique. Invoquant l’ « affreux reproche » ([D’Alembert, Opuscules mathématiques, T.II, Réflexions sur l’inoculation (1761), cité dans C. Doron, « Le principe de précaution : de l’environnement à la santé », in Cahiers du Centre Georges Canguilhem, n°3, La santé face au principe de précaution, dir. Dominique Lecourt, PUF, Paris, 2009)] que le père aurait à se faire d’avoir provoqué la mort de son fils en l’inoculant, il soutenait qu’il valait peut-être mieux s’exonérer de la responsabilité de tuer des milliers d’hommes, quitte à ce qu’au total moins fussent sauvés. Face à ce qu’il considérait déjà comme des peurs irrationnelles, Diderot voyait au contraire dans la variolisation un moyen sûr et efficace de contribuer au bien public et rejetait avec force l’argument de D’Alembert, en intégrant l’inaction dans l’ordre de la responsabilité humaine. Ne pas intervenir, c’était pour lui déjà agir.

Mais dans un monde où l’homme se targue d’avoir triomphé de la nature, où il maîtrise de mieux en mieux les conditions de son existence, de sa naissance et de sa mort, les événements indésirables, qu’ils soient le fait de l’inaction ou d’une intervention malheureuse, paraissent de toute façon insupportables. Voire immoraux lorsque, pense-t-on, ils auraient pu être évités et que la responsabilité peut en être imputée à un agent moral : l’Etat, le patient, l’industrie pharmaceutique, etc. Que le malheur provienne d’un acte (crise de la vache folle) ou d’une inaction (crise de la canicule), l’homme est tout autant responsable. Diderot, en ce sens, l’a emporté sur D’Alembert.

Malgré ce point de consensus, c’est peu de dire que la gestion des événements indésirables continue aujourd’hui de faire débat. Ce n’est cependant plus la causalité de l’événement indésirable, mais le critère de la décision à l’origine de l’intervention ou de l’absence de l’intervention qui est devenu l’objet d’un affrontement continuel. La décision était-elle la plus raisonnable possible compte tenu des circonstances ? Pour répondre à cette question, deux rationalités sont tour à tour mobilisées dans les débats actuels : – une rationalité objective fondée sur la probabilité d’occurrence de l’événement indésirable. Elle suppose de rapporter les bénéfices d’une intervention ou d’une absence d’intervention aux risques qui lui sont associés pour évaluer la décision. Celle-ci est jugée pertinente lorsqu’elle maximise le nombre d’années de vie. C’est le raisonnement traditionnel de la santé publique. – Une rationalité subjective, que l’on pourrait aussi appeler rationalité de précaution ([Précaution est ici employée au sens large puisqu’à proprement parler, la précaution porte plutôt sur des risques seulement possibles, et non pas certains ou avérés. Il est ici question d’une rationalité qui anticiperait des risques aussi bien certains que possibles.)] . Elle repose, quant à elle, sur le degré de l’indésirabilité de l’événement indésirable. Peu importent les bénéfices de l’intervention, peu importent la probabilité et l’évitabilité des risques : seule compte la possibilité de l’événement, fût-elle infime.

Bien souvent, les défenseurs du calcul bénéfices/risques prétendent avoir le monopole de la raison, laissant à ceux qui invoquent le caractère inacceptable de l’événement indésirable le monopole de l’affect. Mais ces deux rationalités se mettent au service de fi ns qui n’ont rien de rationnel : vouloir vivre longtemps ne l’est pas davantage que vouloir éviter à tout prix un événement indésirable. Elles ne sont donc qu’instrumentales, elles ne visent qu’à agencer au mieux les moyens dont elles disposent pour atteindre ces fins préalablement données.

La limite morale de la liberté individuelle _ C’est pourquoi aucune des deux n’a toujours raison mais chacun s’adaptent plus ou moins aux situations rencontrées, selon les fins poursuivies. Le recours systématique à la première supposerait que nous puissions définir objectivement le bien-fondé d’une stratégie sanitaire dans une population en fonction du nombre d’années sauvées et ce, sans nous soucier aucunement des circonstances des morts ou des événements indésirables provoqués par l’intervention. On perçoit bien l’argument censément raisonnable qui en est l’origine : l’application du calcul bénéfices/risque est favorable à tous, et donc à chacun. Mais si l’on poussait le raisonnement jusqu’à l’absurde, et même jusqu’à l’horreur, prendre la vie d’une personne choisie au hasard pour donner deux de ses organes vitaux à deux autres qui en ont impérativement besoin nous apparaîtrait comme une intervention hautement morale puisque nous obtiendrions alors, en soustrayant le nombre de victimes ([D’Alembert, Opuscules mathématiques, T.II, Réflexions sur l’inoculation (1761), cité dans C. Doron, « Le principe de précaution : de l’environnement à la santé », in Cahiers du Centre Georges Canguilhem, n°3, La santé face au principe de précaution, dir. Dominique Lecourt, PUF, Paris, 2009)] au nombre de vies sauvées ([Précaution est ici employée au sens large puisqu’à proprement parler, la précaution porte plutôt sur des risques seulement possibles, et non pas certains ou avérés. Il est ici question d’une rationalité qui anticiperait des risques aussi bien certains que possibles.)], un solde positif ([D’Alembert, Opuscules mathématiques, T.II, Réflexions sur l’inoculation (1761), cité dans C. Doron, « Le principe de précaution : de l’environnement à la santé », in Cahiers du Centre Georges Canguilhem, n°3, La santé face au principe de précaution, dir. Dominique Lecourt, PUF, Paris, 2009)]. La limite morale du calcul bénéfices/ risques se situe précisément là où commence la liberté individuelle : nous ne pouvons pas exiger d’un individu qu’il accepte de sacrifier sa vie pour que d’autres vivent à sa place. Chacun doit être en mesure de refuser ou de contester la mise en oeuvre d’une stratégie sanitaire si ses effets possibles lui paraissent insupportables, aussi peu probables soient-ils.

Il est tout aussi insensé d’adopter en toutes circonstances une rationalité subjective, et de faire reposer nos décisions sur le seul sentiment de l’inacceptable. La rationalité subjective confi ne au déni lorsqu’elle ignore qu’on ne peut vivre, même respirer, sans prendre des risques qui engagent notre vie même. Quand nous traversons la rue, quand nous mangeons, nous choisissons plus ou moins inconsciemment de prendre le risque minime de mourir sur la base d’un calcul bénéfices/risques : le bénéfice de la vie suppose la prise de risques. Du reste, il est des cas de traitement où le fonctionnement même de la société ne peut se passer du consentement de chacun à un risque collectif. La plupart des vaccins en font partie. Le recours systématique à une rationalité subjective nous laisserait presque penser que nous sommes seuls au monde.

Ni la rationalité objective ni la rationalité subjective ne peuvent donc prétendre incarner un modèle de décision universel en matière de santé publique. Il faut se résoudre à ce que, selon les cas, l’une ou l’autre soit plus raisonnable. De toute évidence, le risque présenté par un médicament de donner des maux de tête passagers ne peut suffire à justifier son retrait du marché si bien que dans ce cas, le calcul bénéfices/risques joue à plein. Mais sitôt que l’événement indésirable envisagé dépasse un certain seuil d’acceptabilité, sitôt qu’il devient un risque létal aisément évitable, par exemple, la rationalité subjective règne en maîtresse.

Quant à déterminer un seuil d’acceptabilité qui soit rationnel, c’est là un projet bien déraisonnable, tant ce seuil dépend de la manière toujours particulière et fluctuante dont les individus appréhendent les risques qu’ils encourent et de la nature des événements indésirables considérés. L’acceptabilité du risque constitue donc pour les individus et les sociétés un point d’interrogation permanent.

A l’incertitude sur la dangerosité de l’événement indésirable, que l’on met parfois trop tard au jour, s’ajoute ainsi l’incertitude sur son acceptabilité future : pourrons-nous le tolérer ? C’est cette double incertitude qui fait naître et renaître les crises dans ce théâtre de l’affect qu’est le champ de la santé publique. Mais c’est surtout à combler la première, et peut-être d’autant plus qu’elle ne peut pas combler la seconde, que s’attèle la loi récente sur le médicament, en rendant plus transparent le processus de mise sur le marché des médicaments, par la lutte contre les conflits d’intérêt notamment.

Une part des crises sanitaires que nous vivons s’explique pourtant aussi par cette incertitude radicale, inéliminable, qui réside précisément dans l’acceptabilité des événements indésirables et qui appelle des capacités d’anticipation et de concertation. Nous ne devons pas seulement nous interroger sur les conséquences de l’événement indésirable mais sur nous-mêmes et notre aptitude à le supporter. A fuir ce questionnement pour se réfugier dans la recherche de la vérité, à ne pas l’assumer ni l’institutionnaliser comme l’objet d’un choix démocratique et serein, nous nous réservons sans doute de belles crises à venir.