Rationalité et décision thérapeutique

357 – Depuis Descartes puis les Lumières, la raison règne en maître incontesté sur nos processus cognitifs. Et il est certain que la force normative de la rationalité a un rôle fondamental par la maîtrise de nos sentiments et de nos tendances irrationnelles. Cependant, il est maintenant acquis que de nombreux facteurs subjectifs sont susceptibles d’influencer notre raisonnement, en particulier en situation d’incertitude ou de risque… ce qui est le propre de notre profession.

Le processus décisionnel repose sur trois opérations : la collecte adaptée d’informations, la formation de croyances rationnelles et le choix de l’action. S’il n’y a, en théorie, qu’une seule façon de faire un choix rationnel, il y a de nombreuses façons de prendre une décision irrationnelle. Jon Elster différencie l’irrationalité «chaude» induite par les émotions, de l’irrationalité «froide» qui regroupe de nombreux mécanismes, qu’il s’agisse de dissonance cognitive (gestion irrationnelle de données contradictoires), de croyances motivées (prendre ses désirs pour des réalités) ainsi que de nombreux biais cognitifs dont le biais de représentativité (effet Diagoras) et le biais de confirmation qui sont parmi les plus prégnants.

La complexité du réel _ En médecine, c’est à la complexité du réel que nous sommes confrontés. Les situations d’incertitude et d’ignorance sont une source importante d’irrationalité car nous supportons mal d’avouer notre ignorance, alors que nous avons besoin de nous former une opinion instantanée et ferme sur n’importe quel sujet. La peur du doute, l’horreur du vide, exposent au risque de rationalisation par excès pour justifier une décision précise, parfois discutable. Ce risque est d’autant plus important dans notre profession qu’il faut pouvoir justifier nos choix devant le patient (devenu usager !?) et… les juges !

Une déformation du traitement des connaissances _ De plus, nous avons tendance devant toute suite d’événements à leur rechercher une cause a posteriori, à leur donner un sens. Cette rationalisation a posteriori et les modélisations approximatives aboutissent à une déformation du traitement de l’information et des connaissances. Il faut bien voir que la médecine basée sur les preuves n’est, en fait, basée que sur les données publiées. Mais ces dernières ne sont pas un reflet de la réalité, comme cela a été montré (surestimation de l’efficacité réelle). Par ailleurs, nous raisonnons le plus souvent à partir de moyennes mais dans la réalité, on est confronté à des situations hétérogènes, dans lesquelles la probabilité d’apparition de valeurs extrêmes est plus élevée, et ces événements extrêmes sont susceptibles d’avoir un effet plus important que la moyenne des autres événements.

De plus en plus de plus de gens pensent à notre place (les « experts », les instances, ) donnant lieu à des soi-disant « consensus » et des « bonnes pratiques » en tout genre, sans parler des « séminaires » et « workshops » Ce « savoir instrumental » ne permet qu’un raisonnement basé sur des données incomplètes, sélectionnées par d’autres, et aboutit à une perte d’autonomie de la réflexion individuelle.

De plus, nous sommes noyés sous les informations de sources multiples et il a été montré qu’un excès d’informations nuit aux décisions. La formation actuelle repose sur l’accumulation de « compétences » et l’exercice de la médecine fi nit par se résumer à l’application formatée de recettes dédiées à une pathologie spécifi que dans des conditions prédéfinies… devenue « production de soins ». En attendant les logiciels d’aide à la décision ! C’est sans dire qu’on a « perdu » le patient, l’être humain qu’on doit soigner… Bien qu’on veuille nous imposer la vision d’une science exacte, la médecine en tant qu’elle s’adresse à des individus est aussi (et surtout) une science humaine exposée aux symptômes du patient et qui ne doit pas s’abandonner à une réduction nominaliste du malade à sa seule maladie. L’empathie et la rigueur sont nos seules armes face à la faute à laquelle on veut nous réduire (faute de plus en plus jugée sur nos capacités à nous soumettre à des normes que sur nos compétences réelles).

En conclusion _ Il est bien sûr indispensable d’avoir des connaissances pratiques… mais un véritable savoir, passé par les filtres de la réflexion et de la remise en cause permanente, est préférable. Plutôt que de chercher à se convaincre soi-même et à convaincre les autres, il est préférable d’affronter ses doutes. Comme l’a montré Karl Popper, il n’y a d’attitude rationnelle que critique.

Il faut se rappeler que le discours peut tout démontrer et qu’il est risqué d’extrapoler car nous évoluons en situation d’indétermination. Il faut laisser de la place à la réflexion, ne pas se soumettre à la dernière publication (nouveauté n’est pas synonyme de progrès), ni céder à la pression du marché ou des (im)patients… et savoir pratiquer une « procrastination raisonnée » quand cela est nécessaire. Ne cherchons pas à être rationnels à tout prix, mais efforçons nous d’être raisonnables. Et, quand il est difficile voire impossible de décider de ce qui est le plus raisonnable, il nous reste encore la possibilité d’éviter ce qui ne l’est pas !

Oubliez la « performance » et la « compétitivité » qu’une gestion managériale de la santé veut nous inculquer sinon, bientôt, nous ne serons plus que des agents effecteurs de « contrats thérapeutiques » qui ne vaudront pas plus que ce que nous coûtons ! ■

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