325 – La médecine ambulatoire a su, en France, garder une certaine autonomie à l’égard de l’Etat et de l’Assurance Maladie. Dans l’affrontement qui l’a opposée aux pouvoirs publics, se jouait, bien au-delà d’un intérêt corporatiste, un débat théorique sur le rôle de l’Etat en matière de santé. Devait-il s’immiscer dans la relation médecin/malade pour imposer au premier ses exigences et au second l’uniformité de la pratique médicale ? La survie du « colloque singulier » en dépendait. Pour ses défenseurs, la médecine « libérale » devait rester, au moins en tant qu’idéal, un espace de liberté pour le patient et le médecin.
Dans nos pays riches cependant, le champ de la santé s’est transformé. Chronicisation de la maladie, connaissance accrue des facteurs de risque et exigence d’efficience – ces trois évolutions étant étroitement liées – ont eu raison d’une politique de santé fondée sur la notion d’« accident ». C’est désormais un champ toujours plus vaste de facteurs de risque particuliers qui se présente aux pouvoirs publics.
Dans ces conditions, l’Etat, ou en l’occurrence l’Assurance Maladie, doivent sélectionner les risques qu’ils couvrent afin de garantir une juste allocation des ressources collectives. Or, ils peuvent le faire de deux manières : la première remet en cause l’existence de la médecine libérale et surtout, à travers elle, la liberté des citoyens ; la seconde tend à la préserver. Le CAPI semble relever de la première démarche. Celle-ci consiste, pour l’Assurance Maladie, à cibler son action sur les patients et sur les médecins pour en assurer l’efficience. En d’autres termes, à favoriser, par un système d’incitations, tout à la fois le bon comportement des médecins et celui des malades. Une telle politique, malgré ces bonnes intentions, peut s’avérer dangereuse à plusieurs égards.
CAPI, une course au résultat ?
D’une part, en incitant le médecin à prescrire les molécules les moins chères pour une même efficacité supposée, le CAPI récompense une pratique médicale pouvant contrevenir au principe de la bienfaisance hippocratique. Mais d’autre part, et peut-être plus gravement encore, en incitant le médecin à régenter les bonnes pratiques préventives des patients, le CAPI semble confirmer, comme d’autres évolutions des politiques de santé, le sombre présage de Tocqueville : c’est, écrivait l’auteur de la Démocratie en Amérique, à protéger l’individu contre lui-même que l’Etat s’emploiera dans les années à venir. C’est par l’intermédiaire du médecin contractant que le CAPI rend possible un tel paternalisme. Ce dernier a, en effet, tout intérêt à exiger de son patient une conduite exemplaire s’il veut atteindre les résultats les meilleurs et, donc, la rémunération la plus haute. A quoi pourrait s’ajouter, bien que nous n’en soyons pas encore là, une moralisation, voire une culpabilisation du patient : si, malgré les généreux conseils que le médecin lui donne, il s’entête dans des pratiques qui mettent en péril sa santé, pourquoi ne pas le réprimander ?
Le colloque singulier ne serait plus vraiment « singulier » tant le médecin, en jouant un rôle d’objecteur de conscience, deviendrait le relais de l’Assurance Maladie.
Pourtant, l’Etat peut faire face d’une autre manière à la multiplicité des facteurs de risque : en limitant son rôle en matière de santé pour préserver tout à la fois l’inconditionnalité de l’assistance – l’aide s’applique à tous et de manière identique – et la liberté des citoyens.
Cette voie, qui est aussi celle d’une préservation de la médecine libérale, est cependant difficile à tracer. Elle impose notamment de trouver, pour corriger les inégalités sociales de santé qui ne cessent de se creuser, d’autres moyens qu’une prévention ciblée orchestrée par l’Etat. Que penser, par exemple, de la distribution sous forme monétaire d’une allocation dédiée à la santé et indexée sur le revenu ? Cette solution présenterait le double avantage de concilier la préservation des libertés individuelles et le souci, à travers un financement socialisé pérenne, d’une correction des inégalités sociales de santé.
En cela réside un des grands enjeux des années à venir. ■
Paul-Loup Weil-Dubuc _ (Doctorant en philosophie politique à l’Université Paris IV- Sorbonne)