Les mutuelles progressent dans la gestion du risque

357 – Les organismes complémentaires d’assurance santé manifestent depuis plusieurs années leur volonté de jouer un rôle plus actif dans la gestion du risque à travers la création de réseaux de soins, qui concernent pour l’essentiel l’optique, le dentaire, l’audioprothèse, domaines où la prise en charge par l’Assurance Maladie est quasiment nulle. Et jusqu’à présent, sans que personne ne s’en émeuve vraiment.
Mais quand il s’agit d’autoriser la Mutualité française, qui assure six Français sur dix, à créer des réseaux de soins et à moduler les remboursements de ses adhérents s’ils s’adressent à ces réseaux, c’est la panique chez les professionnels de santé libéraux, qui y voient une menace pour la liberté de choix des patients et l’indépendance de leur exercice.
A tort ou à raison ? Pour pouvoir répondre à la question, les usagers, par la voix du CISS, estiment qu’une étude d’impact serait de bon aloi avant de légiférer. Une chose est sûre : après l’engagement des complémentaires à hauteur de 150 millions d’euros pour revaloriser le secteur 1 dans le cadre du contrat d’accès aux soins, la création de réseaux mutualistes serait une étape majeure vers la cogestion du risque par les régimes obligatoires et complémentaires, selon certains, vers la privatisation du système de santé, selon d’autres.

Ces dernières années, tandis que la prise en charge des dépenses de santé par l’Assurance Maladie diminue, celle des organismes complémentaires augmente. Cette tendance persiste, comme en atteste la dernière livraison des Comptes nationaux de la Santé 2011. Cette année-là, le montant des dépenses courantes de santé s’élève à 240 milliards d’euros, soit 12 % du PIB. La Consommation de Soins et de Biens Médicaux (CSBM), qui en représente les trois quarts, atteints 180 milliards d’euros, progressant en valeur (+ 2,7 %) un peu plus rapidement qu’en 2010 (+ 2,5 %). Atteignant 135,8 milliards d’euros en 2011, la part de la Sécurité Sociale dans le financement de la CSBM est de 75,5 % contre 75,7 % en 2010. « La prise en charge par les organismes complémentaires est tendanciellement orientée à la hausse. Elle atteint 24,6 milliards d’euros en 2011, soit 13,7 % de la CSBM contre 13,5 % en 2010 », peut-on lire dans le n° 809 de la collection « Etudes et résultats » de la Drees. Entre 2000 et 2010, la part des organismes complémentaires dans le financement de dépenses de santé a augmenté de plus d’un point, passant de 12,4 % à 13,7 % en 2011. « Cette progression est le résultat de deux évolutions contraires : une part accrue des organismes complémentaires dans les soins hospitaliers, les soins de ville et les biens médicaux, et une réduction de leur prise en charge des médicaments », commente la Drees. Et ces tendances se confirment en 2011.

Pour certains, le désengagement progressif de l’Assurance Maladie n’est pas dû seulement aux tentatives réitérées de ralentir la croissance de son déficit, mais s’inscrit dans un mouvement d’institutionnalisation des organismes complémentaires qui vise à mettre sur le même pied l’Assurance Maladie solidaire et les assurances privées.

Revendiquer un autre rôle que simple payeur

Les organismes complémentaires estiment avoir acquis le droit de revendiquer un autre rôle que celui de simple payeur auprès des quelque 93 % de Français qu’elles assurent. Ces dernières années, on les a vu développer une politique de « gestion du risque » (voir Le Cardiologue n° 341). Pour pouvoir aller plus avant, les complémentaires souhaiteraient accéder aux données qui restent le monopole de l’Assurance Maladie. Mais jusqu’à ce jour, leur demande est rester vaine. Cependant, leurs ambitions de cogestion du système de santé ont récemment gagné du terrain avec la négociation de l’avenant 8. A cette occasion, les complémentaires se sont en effet engagées à hauteur de 150 millions d’euros pour la revalorisation des tarifs opposables des médecins libéraux, dans le cadre du contrat d’accès aux soins. « L’Assurance Maladie n’a plus les moyens, seule, de revaloriser les tarifs remboursables, déclarait le président de la Mutualité, Etienne Caniard, dans un entretien au Figaro. Nous pouvons y contribuer mais la participation plus importante des complémentaires dans le financement doit d’accompagner d’un rôle croissant dans la gestion du risque. Pourquoi ne pas financer en partie les nouveaux modes de rémunération des médecins, comme de nouveaux forfaits et réfléchir ensemble aux contreparties ? » .

Et pour cela, pourquoi ne pas permettre aux mutuelles de créer des réseaux de soins en contractualisant avec les professionnels de santé et de moduler les remboursements à leurs adhérents s’ils passent par ces réseaux, comme les assurances privées le font déjà ? C’est cette possibilité que tente d’introduire la proposition de loi Le Roux, avec les réactions que l’on sait de la part des professionnels de santé libéraux. Comme elle l’avait fait au moment de la loi Fourcade, la CSMF « repart au combat, et réaffirme son opposition totale à tous conventionnement individuel des médecins libéraux par les mutuelles à des fins tarifaires et dont l’effet serait de priver les patients de leur liberté de choix ». La centrale présidée par Michel Chassang « exige que les réseaux de soins soient ouverts à tous les médecins qui le souhaitent pour éviter toute distorsion de concurrence et préserver la liberté de choix du patient ». Elle exige aussi « que le contrat proposé par les mutuelles soit négocié nationalement avec les syndicats médicaux représentatifs et proposé à l’adhésion individuelle sans obligation supplémentaire ». Le SML, lui, n’a qu’une exigence : la suppression de ce projet. Pour lui, « la mise en place de réseaux de soins mutualistes et le chantage qui sera exercé localement sur les médecins libéraux représentent un danger pour l’organisation de l’exercice libéral conventionné et sur le paritarisme de notre système de protection sociale ».

Une bronca généralisée

La FMF, Le Bloc, la Fédération de l’Hospitalisation Privée (FHP) et l’Union Française des Médecins Libéraux (UFML) qui regroupent les « médecins pigeons » ont aussi dit tout le mal qu’ils pensaient du projet, tout comme les internes de l’ISHIH, les chefs de clinique de l’ISNCCA et les étudiant en médecine de l’ANEMF. Face à cette bronca généralisée, le Gouvernement a amendé le texte de la proposition de loi. Ainsi, son article 2 précise que « les conventions ne peuvent comprendre aucune stipulation portant atteinte au droit fondamental de chaque patient au libre choix du professionnel, de l’établissement ou du service de santé ». Il dit aussi que « l’adhésion aux conventions des professionnels, établissements et services de santé s’effectue sur la base de critères objectifs, transparents et non discriminatoires. L’adhésion à la convention ne peut comporter de clause d’exclusivité ». Il précise également que les conventions souscrites « ne peuvent comporter de stipulations tarifaires relatives aux actes et prestations médicaux ». Enfin, la proposition de loi adoptée pour l’instant par les seuls députés exclut les honoraires médicaux de son champ d’application. Mais ces amendements n’ont pas réussi à calmer les mécontents, qui restent très mobilisés contre la proposition de loi. Avec un certain succès.

L’Association Soins coordonnés créée par l’ancien président de MG France, Marital Olivier-Koehret, a lancé une pétition contre les réseaux de soins mutualiste qui a rassemblé à ce jour plus de 21 000 signatures. Elle se félicitait dans un récent communiqué de ce que la proposition de loi n’était pas inscrite à l’Agenda du Sénat, « ce qui laisse le temps à la mobilisation initiée par Soins coordonnés de leur expliquer les risques que fait courir cette proposition de loi à l’accès de tous aux soins de proximité et à l’indépendance professionnelle ».

Pour autant, l’affaire n’en restera pas là, et passée la trêve des confiseurs, elle reviendra bien dans les débat parlementaire. A moins que le Gouvernement « laisse du temps au temps » et ne suive le conseil assez judicieux des usagers de la santé du Collectif interassociatif sur la santé. Pour le CISS, il s’agit ni de sombrer dans « la parano antimutualiste », ni de sous-estimer les dangers de tels réseaux dans un contexte de concentration qui ne laissera place demain qu’à quelques grands groupes entre lesquels la concurrence ne se fera pas seulement sur les prix mais aussi sur les services. « Dans un système de santé désorganisé, ne serions-nous pas alors contraints de payer plus cher nos complémentaires pour acheter l’accès aux soins avec des coupes-files ou des téléconsultations ? », s’interroge le CISS, qui souligne aussi que les mutuelles ayant, contrairement aux complémentaires privés, des centres de santé et des établissements de soins, tout risque de filière fermée contraignante n’est pas à exclure. « Les enjeux sont trop importants pour qu’une proposition de loi statue sans étude d’impact. Faisons donc cette étude d’impact, la durée de la procédure législative le permet, conclut le CISS. Soit les craintes sont infondées et il convient de les écarter. Soit elles le sont et il convient de les prévenir. Dans les deux cas, mieux vaut le savoir. » Et si le Gouvernement écoutait les usagers ?

 

Etienne Caniard « La liberté tarifaire n’est pas
le meilleur moyen de rémunérer correctement les médecins »

Pour le président de la Mutualité française les réseaux de soins mutualistes s’inscrivent dans une logique de régulation coordonnée entre l’Assurance Maladie et les complémentaires pour réduire le reste à charge des usagers et garantir des revenus favorables aux professionnels de santé.

 

Comment interprétez-vous le tollé suscité par la proposition de loi Le Roux autorisant la création de réseaux de soins mutualistes ? Que répondez-vous à l’argument selon lequel les réseaux mutualistes menaceraient la liberté des patients comme des professionnels de santé ?

Etienne Caniard : Cette proposition de loi pâtit de beaucoup d’incompréhension et d’interférences avec d’autres dossiers, dont celui des dépassements d’honoraires. Chacun doit prendre conscience que, dans un contexte où les régimes obligatoires remboursent de moins en moins bien les soins courants, de l’ordre de 50 % seulement, les organismes complémentaires sont appelés à jouer un rôle plus important pour permettre l’accès aux soins. Pour autant ce texte n’est en fait qu’un retour à une situation en vigueur jusqu’en 2010, quand les mutuelles avaient la possibilité de mieux rembourser les usagers qui avaient recours à un professionnel ayant signé une convention avec elles. Cela concernait 30 millions de Français et ne gênait personne. Aucun texte n’encadrait cette pratique. Nous n’avons jamais eu de plainte pour entrave à la liberté de choix du patient, laquelle me semble davantage menacée par les dépassements d’honoraires. Par ailleurs, il faut préciser que l’arrêt de la Cour de Cassation de 2010 a interdit aux mutuelles le remboursement différencié, pas le conventionnement, et que cette pratique est encore permise aux assurances et aux institutions de prévoyance.

Il convient d’aborder la question avec de bon sens. On ne peut pas raisonner de la même façon avec les professions régies par un numerus clausus ou non, ou celles soumises à des règles d’installation comme les pharmaciens. Concernant les opticiens, par exemple, l’absence de réglementation a multiplié le nombre de magasins par deux ces dix dernières années, sans que cette concurrence n’entraîne une baisse des tarifs, au contraire ! Avec des médecins, nous ne sommes pas du tout dans le même cas de figure. Dans la situation démographique qui est la leur, nous sommes plutôt face à un problème d’offre, sauf dans quelques situations particulières, où on observe d’ailleurs paradoxalement les plus forts dépassements d’honoraires.

La proposition de loi a été amendée et les honoraires des médecins sont exclus. Comment réagissez-vous ?

E. C. : C’est très regrettable pour l’accès aux soins des plus fragiles. Les arguments des détracteurs du texte qui ont obtenu cette conclusion sont d’ailleurs contradictoires. Ils réclament une prise en charge importante de leurs honoraires par les mutuelles, mais refusent qu’elles s’engagent davantage dans la régulation des dépenses de santé. Notre système de soins souffre pourtant d’un manque d’organisation, ce que confirment tous les experts et répète inlassablement le HCAAM. Un système efficient passe par un parcours de soins régulé en ce qui concerne les prix, pour assurer une bonne rémunération des professionnels et l’accès de tous aux soins, mais aussi l’organisation de la prise en charge. Nous avons donc besoin d’une contractualisation globale pour organiser un parcours de soins. Nous ne sommes pas dans une logique de HMO à l’américaine mais au contraire dans une régulation coordonnée entre les régimes obligatoires et régimes complémentaires, à la fois pour réduire le reste à charge des usagers et garantir des revenus favorables aux professionnels de santé. La liberté tarifaire n’est pas le meilleur moyen de rémunérer correctement les professionnels. Elle crée une situation inégalitaire entre les patients mais aussi entre les médecins, entre généralistes et spécialistes, et entre les différents lieux d’exercice.

Vous avez déclaré qu’une bonne mutuelle, selon vous, n’était pas une mutuelle qui remboursait sans limite, mais une mutuelle accessible à tous et régulant les dépenses. N’est-ce pas se substituer au rôle de l’Assurance Maladie obligatoire ?

E. C. : Dans une vision à court terme, on peut souhaiter une mutuelle qui rembourse toujours plus. Mais à long terme, cela n’est pas viable. Il y a vingt cinq ans, certains contrats proposaient le remboursement de prothèses dentaires au prix réel sans limite de niveau de remboursement, les prix des prothèses dentaires se sont alors envolés. A long terme, il est indispensable d’avoir des complémentaires qui évitent les effets inflationnistes sur les coûts, sauf à rendre le coût des soins inacceptable ! C’est pour cela qu’il est important d’avoir des accords globaux avec les professionnels de santé. Ce qui me gêne dans la liberté tarifaire, ce sont les inégalités énormes qui en découlent, tant pour le patient que pour les professionnels de santé. Ne pas donner un prix de l’acte médical n’est pas la meilleure façon de le valoriser !

La ministre de la Santé a repoussé à 2014 l’obligation faite aux mutuelles de rendre publics leurs frais de gestion. Comment faut-il interpréter ce report ?

E. C. : Nous ne refusons nullement la transparence, mais nous contestons la méthode retenue et la comparaison prévue avec les frais de gestion de l’Assurance Maladie. Cela n’a pas de sens ! Par exemple, contrairement aux mutuelles, l’Assurance Maladie n’a pas de frais de recouvrement de cotisations, puisque c’est l’ACOSS qui les recouvre pour elle. L’Assurance Maladie, parce qu’elle est obligatoire, ne répond pas au même modèle économique, c’est évident. Et quand elle rembourse la dépense hospitalière sans facturation individuelle, ses coûts de gestion n’ont rien à voir avec ceux des mutuelles, qui ont autant de factures à traiter que de séjours de leurs adhérents. Il fallait donc revoir les conditions de cette transparence. Ce travail est en cours.

 

Roland Cash

« La liberté de contractualiser, c’est le libéralisme »

Médecin, économiste et membre de la Commission évaluation économique et santé publique de la HAS, Roland Cash considère que les réseaux de soins sont un moyen efficace pour réguler le système de santé.

Comment interprétez-vous le tollé suscité par la proposition de loi Le Roux autorisant les réseaux de soins mutualistes ?

Roland Cash : Des réseaux de soins promus par des assureurs privés existent depuis longtemps. Certes, les syndicats dentaires ou d’opticiens s’y sont opposés, mais ils existent. La réaction provoquée par la proposition de loi pour revenir sur l’annulation d’un précédent texte de loi s’explique par l’extension de ces réseaux aux médecins, qui intervient dans un contexte peu favorable.

La Mutualité met en avant son souhait de participer à la régulation du système de soins avec ces réseaux de soins. Sont-ils efficaces pour cette régulation ?

R. C. : Dans le dentaire comme dans l’optique, ils ont très largement démontré leur efficacité. C’est, certes, moins confortable pour les professionnels de santé, mais c’est efficace.
Il y a quelque chose d’assez paradoxal dans l’opposition actuelle des professionnels de santé libéraux français aux réseaux de soins : la liberté de contractualiser, c’est le libéralisme. Après tout, l’Amérique, symbole du libéralisme absolu, est le pays des HMO.
D’ailleurs, aux Etats-Unis, des médecins se sont organisés entre eux pour pouvoir négocier avec les assureurs privés. Et en termes de contraintes pour les professionnels, les mutuelles françaises à côté, c’est de la rigolade ! En France, les résistances aux réseaux de soins sont très fortes, mais ce mode d’organisation semble inévitable pour réguler le système de santé. D’ailleurs, tous les pays se sont engagés dans cette voie d’une façon ou d’une autre.

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