Les démocraties libérales entrent-elles dans une période de forte turbulence ?

Deux livres dressent un portrait maussade de la situation actuelle des démocraties libérales, ces régimes politiques que l’on assimile à l’Occident. Par deux analyses différentes, ces livres semblent laisser peu d’espoir d’échapper à de futurs conflits majeurs qui pourraient remettre en cause, a minima, l’existence des démocraties…

L’ANALYSE PSYCHOLOGIQUE DES CAUSES

Koert Debeuf est un philosophe et historien belge qui a été porte-parole et rédacteur des discours du Premier ministre belge Guy Verhostadt. Cette fonction lui a offert un poste d’observation privilégié de l’évolution des régimes politiques internationaux, et, de plus, il a vécu au Caire (Egypte) de 2011 à 2016, assistant en direct à un des printemps arabes. Il s’est particulièrement intéressé aux causes des conflits, nationaux ou internationaux, et affirme que leur origine est plus psychologique qu’économique, n’en déplaise aux analystes marxistes : « Comme Oussama ben Laden, les combattants du djihad et les révolutionnaires arabes étaient mus par des raisons psychologiques plutôt qu’économiques. Je pense qu’il est donc temps de laisser Marx derrière nous et d’explorer le terrain de Freud ».

Il décrypte ainsi l’évolution de plusieurs conflits et mouvements politiques, naviguant sur des vagues populistes, et notamment sur la vague du nationalisme. Il explique par exemple la vague actuelle de tribalisation qu’il attribue aux attentats du 11 septembre 2001 : « Après une période de deuil, la solidarité fait place à une polarisation croissante. Les gens se cachent de plus en plus dans les tranchées de leur propre droit. Ils attendent des dirigeants qu’ils les sauvent de leur insécurité. Ils cherchent une ancre dans la tribu qu’ils connaissent le mieux. Cette tribu peut être le nationalisme, la religion ou l’idéologie, mais de manière de plus en plus polarisée. Ils construisent un passé mythologique pour leur tribu et considèrent ce passé glorieux comme le seul moyen de rendre la tribu “grande à nouveau”. La clé de ce processus de tribalisation est d’étiqueter tous ceux qui ne font pas partie de la tribu comme des ennemis, et ceux qui ont une voix critique au sein de la tribu comme des traîtres ».

Il prend comme modèle la crise d’identité que peut parfois traverser une personne et qui va la transformer en indiquant qu’une telle crise survient généralement après une expérience traumatisante et qu’elle entraîne une perte de confiance en soi, une baisse de l’estime de soi et peut éventuellement conduire à la tribalisation, le rattachement à une tribu (sa terre d’origine, un groupe quelconque, etc.). Ce processus peut toucher un individu isolé, mais aussi des groupes entiers. Il prend comme exemple le livre Mein Kampf d’Hitler en jugeant qu’il s’agit d’un parfait exemple de la façon dont une crise d’identité (la défaite allemande en 1918) se transforme en régression et en tribalisation. Ne comprenant pas pourquoi ses généraux avaient capitulé en 1918 et croyant en l’Allemagne, Hitler perdit tout ce en quoi il croyait. Cherchant des réponses, il a commencé à s’ancrer et son point d’ancrage était le prétendu passé glorieux de l’Allemagne : « Pour recréer un grand “Empire allemand”, elle devait revenir à son passé mythologique. Le chemin de la rédemption était le retour à l’ère de la pureté allemande. Et elle devait se débarrasser de ses ennemis, ceux qui conspiraient contre la grandeur de l’Allemagne et la rendaient impure : les Juifs ». 

De cet exemple emblématique, l’auteur poursuit son parcours vers les traumatismes psychologiques de certains Russes après la chute de l’URSS, des Arabes après la fin de la première guerre mondiale et le démantèlement de l’Empire ottoman dont ils se sont sentis comme les dindons d’une farce jouée par les Anglais et les Français, et prend l’exemple de bien d’autres groupes pour montrer que ce qui peut être vécu comme un traumatisme psychologique peut aisément servir de base à une polarisation, source de conflits futurs… voire éternels ? Car les pensées de ces tribus « ne sont pas ancrées dans des arguments rationnels, mais dans des expériences traumatisantes, où la survie de la tribu est en jeu. Cela les rend potentiellement dangereux ».

L’auteur fait toutefois assaut d’optimisme dans son dernier chapitre en proposant quelques pistes (utopiques ?) pour éviter ou tout au moins atténuer les nouveaux processus de tribalisation en cours. L’analyse psychologique, d’autant plus qu’elle est étendue aux foules est un jeu difficile et incertain, mais l’auteur rend compte d’un point majeur : les conséquences potentielles majeures que peuvent avoir ce qui pourrait être vécu comme une humiliation ou une traîtrise.

EN SAVOIR PLUS…

POURQUOI CE N’EST PAS LA DERNIÈRE GUERRE
Sur les raisons psychologiques des conflits internationaux

    • Auteur : Koert Debeuf
    • Éditeur : Racine
    • Parution : Février 2023
    • Pagination : 240 pages
    • Format broché : 24,99 euros

 

 

L’ANALYSE POLITIQUE DES CAUSES

Le deuxième ouvrage a été écrit par une journaliste, cheffe adjointe du service international du Monde et par un politiste, docteur en philosophie et enseignant. 

Alors que l’on parlait de mondialisation et de démocratisation du monde, ces auteurs tendent à montrer qu’il existe dorénavant une réelle tendance à l’autocratisation du monde. Ils font reposer celle-ci sur une sorte de pacte implicite noué par divers régime autocratiques et dictatoriaux qui semblent actuellement se préserver voire se défendre les uns les autres, et ce dans un objectif commun, abattre l’Occident, les démocraties libérales et en premier lieu, les Etats-Unis. Le soutien de Poutine au génocidaire Bachar el Assad peut en témoigner, de même que celui du dictateur nord-coréen, Kim Jon-un à Poutine et le fait que la Chine se garde bien de dénoncer l’invasion de l’Ukraine.

Comme les auteurs l’indiquent en quatrième de couverture « Ces régimes s’organisent pour se protéger mutuellement, jusqu’à former une ‘Internationale autocratique’. Ils votent de concert aux Nations unies, coopèrent sur le plan sécuritaire, mutualisant leur propagande, développent leurs échanges commerciaux, se fournissent en armes les uns auprès des autres, nouent des alliances militaires ».

Les auteurs décrivent les alliances tacites ou réelles entre ces régimes, leur mode de fonctionnement commun conduisant leurs chefs, en modifiant la constitution à se présenter indéfiniment aux fonctions suprêmes de leurs pays, à réprimer toute opposition et au passage des mouvement LGBT, leurs avancées dans plusieurs régions du monde, par des stratagèmes divers, mais poursuivant les mêmes objectifs : en chasser les pays occidentaux, que ce soit l’Amérique du Sud, l’Afrique, le Moyen-Orient ou l’Asie centrale. Et le chapitre consacré à l’Afrique est particulièrement édifiant.

En parallèle, tout est fait pour déstabiliser les démocraties libérales : soutien financier aux partis et personnalités politiques polarisants, intoxications et fausses informations, utilisation de la pression migratoire africaine et moyen-orientale… L’objectif ultime : faire s’effondrer les Etats-Unis par le biais d’une guerre civile, qui en sus de terrasser l’ennemi, laissera les mains libres pour réorganiser le monde au profit de quelques autocrates. 

Mais tout indique que si ce premier objectif était atteint un jour, le second sera source de multiples autres conflits entre autocrates, les dirigeants chinois actuels ayant l’ambition maintenant avouée de dominer le monde « En effet, en février 2023, Pékin rend publique un document conceptuel qui explicite son projet de renouveau de l’ordre international, dénommé “Initiative pour la sécurité mondiale”. Ce plan ambitieux annonce vouloir “éliminer les causes profondes des conflits internationaux” dont il rend largement responsables les Occidentaux. Pour cela, il faut, en premier adhérer à la “vision de sécurité commune, intégrée, coopérative et durable” de Xi Jinping… La sécurité mondiale est ainsi conditionnée au fait de souscrire à sa vision et de se conformer à la structure idéologique du “socialisme à la chinoise” » et les auteurs d’ajouter « les textes de droit international public existent pourtant et ne demandent qu’à être appliqués ».

Et ainsi, afin d’éviter un nouveau Munich, comme cela a probablement été le cas concernant la Syrie où l’Occident a démissionné devant la Russie, tout indique maintenant que « le conflit en Ukraine apparaît comme une guerre-pivot dont les protagonistes ont conscience de la nécessité historique de l’emporter ». Et les auteurs de conclure justement que « cette configuration internationale d’ensemble pose la question fondamentale des relations que l’Occident souhaite entretenir avec les régimes autocratiques. Et jusqu’à quel point il est prêt à défendre, en son sein comme dans le monde, la démocratie ».

EN SAVOIR PLUS…

LE PACTE DES AUTOCRATES
Poutine, Xi Jinping, Erdogan, Assad, Raïssi, Maduro, Modi

 

    • Auteur(e)s : Isabelle Mandraud, Julien Théron
    • Éditeur : Robert Laffont
    • Parution : avril 2023
    • Pagination : 216 pages
    • Format broché : 19,00 euros
    • Format numérique : 12,99 euros

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