Remettre les pendules à l’heure

En expliquant pour l’un, les coûts environnementaux, sociétaux et politiques de l’industrie du numérique, et pour l’autre, ce qu’a été réellement la victoire de l’URSS sur l’Allemagne nazie, et qui est qualifiée de « Grande guerre patriotique » par Vladimir Poutine, deux ouvrages récents remettent en quelques sortes les pendules à l’heure face aux rêves et à la désinformation.

LE NUMÉRIQUE N’EST PAS UNE ABSTRACTION MAGIQUE

Kate Crawford, qui se qualifie de spécialiste des implications sociales et politiques de l’intelligence artificielle (IA) a intitulé son livre contre-Atlas, car, comme dans un Atlas, elle parcourt un territoire, ici celui de l’IA (IA), mais comme dans un contre-Atlas, elle souhaite en montrer la face cachée. Elle démontre que ce que l’on dénomme IA n’est ni intelligente, ni artificielle.

L’IA N’EST PAS ARTIFICIELLE

Cela commence par le coût environnemental du numérique. Si l’auteure indique que l’industrie du numérique représentera 14 % des émissions des gaz à effet de serre d’ici 2040, elle va bien au-delà de ce qui commence à être connu concernant les coûts énergétiques des grands centres de données, pour s’intéresser notamment à la consommation de matières premières. Et notamment de terres rares car, comme le dit l’auteure « le cloud est la colonne vertébrale de l’industrie de l’IA, et il est fait de pierres, de saumure de lithium et de pétrole ». Et elle rappelle que l’industrie minière actuelle d’extraction des métaux rares comme le lithium n’a rien à envier aux mines de charbon de la fin du XIXe siècle : « La Chine fournit aujourd’hui 95 % des minéraux de terres rares… La domination chinoise sur le marché doit beaucoup moins à la géologie qu’à la volonté d’un pays d’accepter les dégâts environnementaux de l’extraction ». Une petite pique en passant « on estime que Tesla utilise chaque année plus de 28 000 tonnes d’hydroxyde de lithium, soit la moitié de la consommation totale de la planète. En fait, il serait plus juste de présenter Tesla comme un fabricant de piles que comme un constructeur automobile ». Si une seule entreprise de voiture électrique consomme la moitié du lithium produit annuellement, qu’en sera-t-il quand il existera de très nombreuses entreprises de construction de voitures électriques et que tous les pays seront incités à « rouler à l’électrique » ? On y apprend aussi au passage que Google, cette entreprise qui « vous veut du bien » a installé ses locaux sur une ancienne base militaire californienne dotée de pistes d’atterrissages afin que ses cadres fortunés puissent venir au travail avec leurs avions privés.

L’IA N’EST PAS INTELLIGENTE

Le deuxième chapitre est consacré à la main-d’œuvre dévolue à l’IA, non pas les fameux cadres fortunés mais tout le sous-prolétariat mondial, sous-payé pour trier et classifier les données afin d’alimenter les logiciels de l’IA, qui n’est donc pas intelligente puisqu’elle a besoin de l’homme pour prétrier les données. S’ensuit une longue présentation de ce qu’est en réalité la collecte de données, sur tous les supports et indépendamment de la vie privée. Et vos photos personnelles mises sur le Cloud sont ainsi largement pillées pour développer les outils de reconnaissance faciale et de détection des affects ou des sentiments prétendument devinés selon l’expression de votre visage. L’auteure estime qu’il s’agit d’un pillage illégal d’un bien commun. Plus encore, les données sont analysées en fonction de classifications qui reproduisent des biais culturels, notamment en matière de simplification de données complexes, comme par exemple, le genre, qui ne peut être que binaire, la couleur de peau, qui connaît mal la nuance, etc. Et tout cela pour arriver progressivement à un scénario du type Minority Report, dans lequel d’après l’analyse de données il serait possible de prédire quand et par qui un acte illégal sera commis. Sans entrer dans cette science-fiction, l’auteure montre comment les données de reconnaissance faciale et d’estimation des affects sont déjà utilisées par divers Etats et sociétés privées, notamment pour le recrutement du personnel dans plusieurs entreprises. Et l’auteure de conclure sa démonstration par ces mots « développée et conçue sans contrôle ni évaluation, sans critères de justice ni d’éthique, l’IA renforce la toute-puissance des géants de la tech et des institutions qui l’adoptent ».

EN SAVOIR PLUS…

Contre-Atlas de l’intelligence artificielle

    • Auteure : Kate Crawford
    • Éditeur : Editions Zulm
    • Parution : mars 2022
    • Pagination : 384 pages
    • Format broché : 23,50 euros
    • Format numérique : 12,99 euros

 

POUTINE ET SES MENSONGES

Vladimir Poutine tente d’unifier la population vivant sur le territoire qu’il administre en créant ou renforçant le mythe de la « Grande Guerre Patriotique », c’est-à-dire, celle de la victoire du peuple soviétique sur la barbarie nazie, permettant ainsi de libérer le monde et ce au prix de tels sacrifices que le monde devrait être éternellement reconnaissant de la grandeur du peuple russe. Plus encore, il justifie sa guerre contre l’Ukraine par le fait, qu’une nouvelle fois, le peuple russe doit éliminer l’ennemi nazi. Pierre Rigoulot et Florence Grandsenne sont deux historiens dont le livre démonte complètement ce mythe reposant sur une histoire tronquée et complètement falsifiée de la seconde guerre mondiale. Cela permet de comprendre un peu plus les modes de pensée et le cynisme du dirigeant russe.

L’URSS N’A ATTAQUÉ LES NAZIS QUE CONTRAINTE

Si l’URSS a fini par combattre le nazisme, ce n’est qu’après que celui-ci se fut retourné contre elle. Mais pendant des années, elle a facilité son expansion avec comme point d’orgue le pacte germano-soviétique signé en août 1939 et destiné à partager la Pologne entre l’Allemagne et l’URSS. Et les grands patriotes soviétiques n’ont pas hésité à massacrer un par un, d’une balle dans la nuque, tous les officiers polonais à Katyn. Et quand on évoque Katyn que répond Poutine : il dévie vers une autre ville, Khatyn, avec un h, une autre ville, celle-ci agressée par les nazis. Jusqu’à l’invasion de l’URSS par les troupes allemandes, en juin 1941, l’URSS aidera l’Allemagne en lui fournissant des matières premières (blé, pétrole…), des armements et des produits industriels, trop contente que l’Allemagne, menée par un dirigeant autoritaire puisse régler leur compte aux démocraties européennes menées par des pleutres. Ainsi, l’URSS n’est pas la figure de proue historique du combat contre le nazisme et le Monde ne lui doit pas cette reconnaissance revendiquée.

L’URSS A GAGNÉ CONTRE LE NAZISME AU PRIX FORT

Il lui doit d’autant moins cette reconnaissance que la victoire soviétique a eu un prix très élevé. Notamment des millions de morts russes tués par les russes eux-mêmes, d’une part par les importantes erreurs stratégiques de Staline qui s’est improvisé chef de guerre et d’autre part, car le soldat soviétique avait le choix entre mourir face aux allemands ou reculer et mourir face au NKVD. Mais il y a eu aussi les millions de viols de femmes allemandes dans les territoires « libérés », ce que Staline cautionnait parfaitement « et qui a-t-il à prendre du bon temps avec une femme après de telles horreurs ? ». Cette victoire a aussi eu un coût pour les pays occidentaux, notamment les Etats-Unis car les puissances occidentales ont très largement aidé l’URSS dans sa lutte contre les Allemands en fournissant des armes, des avions, des camions etc. Mais Poutine réécrit l’histoire et il est légalement interdit de dire le contraire Poutine a installé le mythe de la grandeur du peuple russe ayant délivré le monde du nazisme mais plus encore dans une loi signée par lui-même en avril 2012, il n’est pas permis de contester cette histoire telle qu’elle est racontée : « Selon la loi fédérale est engagée la responsabilité civile de quiconque violerait l’interdiction établie par cette même loi fédérale (…) de nier le rôle décisif du peuple soviétique dans la défaite de l’Allemagne nazie et dans la mission humanitaire de l’URSS lors de la libération des pays européens ». Et les auteurs de conclure par un chapitre intitulé « Au pays du Grand Mensonge » dont la première phrase est « la guerre que mène Poutine contre l’Ukraine est idéologiquement, historiquement et moralement monstrueuse ». Et ils démontrent pourquoi.

EN SAVOIR PLUS…

 

    • Auteur(e)s : Pierre Rigoulot, Florence Grandsenn
    • Éditeur : Editions Buchet-Chastel
    • Parution : mai 2023
    • Pagination : 218 pages
    • Format broché : 22,99 euros
    • Format numérique : 16,99 euros

image_pdfimage_print