Gérard de Lairesse (1641-1711) ou pire que d’être aveugle à Grenade – 2e partie

– Par Louis-François Garnier

ACTE III – EN HOLLANDE : 1665-1690

Le séjour à Utrecht fut une période difficile et « tous les biographes s’accordent pour souligner la pauvreté et le dénuement dans lesquels vécurent Lairesse et sa famille » durant cette période. [1] Sans ressource, il se mit à peindre des paravents et des enseignes [3] et finit par faire un tableau qu’il exposa devant son domicile. Que ce tableau ait été remarqué par un courtier ou qu’un voisin lui ait conseillé d’envoyer quelques toiles à Amsterdam, le fait est que Gérard de Lairesse entra en contact avec Gerrit van Uylenburgh (1625 -1679), en français Gérard Uilenburgh, à la fois peintre et marchand d’art réputé d’Amsterdam. 

Il avait en effet débuté comme peintre décorateur mais avait très tôt compris qu’il pouvait gagner plus d’argent par le négoce des tableaux qu’en les peignant lui-même. C’est à la fin 1665 que Lairesse arrive à Amsterdam où il est engagé par Uilenburgh après une savoureuse anecdote « digne d’un ballet de Molière », [3] et qui montre l’extraordinaire virtuosité de ce garçon, à la fois excellent peintre et musicien. 

Sollicité par le marchand d’art pour peindre « au débotté » une Nativité, Lairesse se mit à jouer du violon en alternance avec le maniement de la palette et du pinceau de telle sorte qu’en deux heures de temps, et en musique, il « peignit la tête de l’Enfant, de Marie, de Saint Joseph et du bœuf, au premier coup, et d’un si beau fini qu’il laissa les spectateurs dans l’admiration ». Il se fait alors rapidement connaître au point que c’est de cette époque que date le portrait qu’en fit Rembrandt (1606-1669). Il s’agit d’une peinture à l’huile sur toile (Metropolitan Museum of Art) qui montre Lairesse tenant un papier, et si son visage est tout aussi ingrat, il est en revanche habillé « en bourgeois hollandais qui semble déjà avoir acquis une place honorable dans la société d’Amsterdam ». [1] En effet, « il ne pouvait trouver pour son art une ville plus favorable qu’Amsterdam » [3] et il y fera fortune. C’est ainsi qu’il va rapidement faire partie de la société intellectuelle d’Amsterdam et d’une académie littéraire qui se réunira, à partir de 1676, chez lui sur le marché Saint-Antoine (Nieuwmarkt), « ce qui prouve le rôle important que jouait notre peintre au sein de cette société ». [1] 

Parmi ses riches clients, qu’il s’agisse de bourgmestres, de marchands collectionneurs ou d’institutions, il y a le célèbre médecin Godfried Bidloo (1649-1713) que Lairesse rencontra entre 1680 et 1685 et qui avait, semble-t-il, « autant de talent pour la poésie et le théâtre que pour la médecine ». [1] Il publia en 1685 un atlas anatomique : Anatomia Humani Corporis illustré par Lairesse (Bibliothèque Interuniversitaire de Médecine de Paris). Il s’agit de cent cinq [1] dessins exécutés à la plume et au lavis à l’encre de Chine avec une grande finesse et ornementés d’objets aussi divers que des poignards, des livres ou des notes de musique. Les planches furent probablement gravées par ce « maître du burin » [1] que fut Abraham Blooteling (1634–1690) et qui sera le seul à être cité par Lairesse dans son Grand Livre des Peintres. [1] Ces planches furent l’objet d’un plagiat de la part d’un médecin et anatomiste anglais dénommé William Cowper (v.1666-1709) qui les publia sous son nom en 1698 « en citant à peine Bidloo, ce qui entraina un procès fameux et le courroux bien légitime du Hollandais ». [3] 

Gérard de Lairesse eut deux autres fils, Abraham en 1666 et Jan en 1674 qui deviendra peintre et exécutera après la mort de son père « des copies ou adaptations de ses tableaux, qui passèrent pour des originaux de Lairesse ». [1] En 1687, Lairesse revient triomphalement dans sa ville natale à l’occasion d’une Assomption destinée à décorer le maître-autel de la cathédrale de Liège. On retiendra qu’« en dehors des plafonds illusionnistes, l’invention la plus importante de Lairesse reste l’utilisation de la grisaille dans le décor intérieur ». [1] 

Malheureusement, au faîte de la gloire, au point d’être surnommé « Apelle » par Guillaume III d’Orange Nassau (1650 -1702) stathouder mais aussi roi d’Angleterre depuis 1688, Lairesse va être affligé de la pire calamité, de « la chose la plus épouvantable » [3] qui soit pour un peintre, la perte de la vue.

Anatomie de la main humaine par Gérard de Lairesse (1690). Gravure d’Abraham Blooteling pour l’atlas d’anatomie de Godfried Bidloo.

ACTE IV – LA CÉCITÉ : 1690-1711

Gérard de Lairesse, alors qu’il atteint à peine sa cinquantième année, « devient aveugle, sans doute à la fin de l’année 1689 ». [1] Il semble que la perte de la vue ait été progressive [1] jusqu’à devenir totale. Le fait que Lairesse n’ait pas gravé lui-même les planches anatomiques destinées à l’atlas du docteur Bidloo, s’explique par le travail considérable que ceci aurait nécessité, mais aussi « parce que sa vue baisse et qu’il commence à ressentir les premiers effets de la cécité ». [1] 

Quelle fut la cause de sa cécité ? L’explication reste hypothétique, non pas tant une punition divine pour ses dissipations comme ceci a été évoqué à l’époque… mais plus probablement, comme il le dira lui-même, et au moins en partie, le fait d’avoir passé « des heures entières à graver à l’eau-forte, éclairé par une faible chandelle ». [3] La technique de l’eau forte utilisait alors l’acide nitrique dont les vapeurs étaient très toxiques. L’exposition oculaire à l’acide nitrique, qu’il s’agisse de projections ou d’exposition à des vapeurs, entraîne localement des brûlures dont la gravité est fonction de la concentration de la solution, de l’importance de la contamination et de la durée du contact. Les symptômes associent douleur, larmoiement et hyperhémie conjonctivale, voire un blépharospasme. 

De façon plus insidieuse et chronique, des séquelles sont possibles telles que des adhérences conjonctivales, des opacités cornéennes voire le développement d’une cataracte ou d’un glaucome pouvant préluder à une cécité. Si l’on considère le caractère fréquent et insidieux du glaucome, il est assez plausible que ceci ait pu être la cause de la cécité du peintre. On a pu aussi évoquer, avec sa connotation péjorative, l’hérédosyphilis [4] autrement dit l’hypothèse, invérifiable, d’une syphilis congénitale (?) [1] Cependant, face à cette adversité, Lairesse trouva un dérivatif dans la musique puisqu’il jouait « exceptionnellement bien » du violon et « ne pouvant plus peindre, se tourna tout naturellement vers l’enseignement », [1] mais comment procéder dans ce cas ? Chaque semaine, se réunissaient chez lui de jeunes artistes et il utilisait en alternance, deux tableaux noirs sur lesquels il écrivait en tâtonnant avec de la craie. Un de ses fils recopiait alors sur du papier ce que son père avait écrit avant d’effacer le premier tableau tandis que Lairesse écrivait sur le second et ainsi de suite. Cette façon de procéder préluda, chapitre après chapitre, et grâce à l’intense collaboration de ses fils, à l’élaboration d’un traité sur la peinture de plus de 800 pages. Il s’agit du Het Groot Schilderboek (Le Grand Livre des Peintres » qui est « le premier ouvrage théorique hollandais qui examine longuement la peinture de genre » [5] et dont la première édition parue à Amsterdam en 1707, sera suivie d’une seconde édition en 1712 [1] avant d’être ensuite plusieurs fois réédité et traduit en plusieurs langues. Cet ouvrage retranscrit le fait que Lairesse n’appréciait guère la peinture de genre alors en vogue, mais « les scènes de genre constituaient un aspect si important de la peinture hollandaise qu’il ne put les ignorer ». [5] Pour Lairesse, cette peinture « moderne » qu’était la peinture de genre consistant à représenter les scènes les plus triviales de la vie quotidienne était limitée quant à « la représentation d’idées ou d’émotions nobles ». Pour lui, cette forme de peinture, bien que pouvant avoir « une certaine joliesse », était inférieure à la peinture « classique » et il considérait comme des « commerçants », ces « peintres qui ne savent produire qu’un seul type de sujets ». [5] Néanmoins certains thèmes urbains ou domestiques avaient son assentiment en disant « Il vaut mieux être un bon Mieris dans la manière moderne qu’un mauvais Raphaël dans l’antique ». Il faisait ainsi allusion au peintre de Leyde Frans Mieris (1635-1681) qu’il admirait, et qui « a non seulement étrangement suivi son maître Gérard Dou (1613-1675) dans cette manière moderne élégante, mais parfois le dépasse ». [5] C’est « assez ironiquement que le grand âge de la peinture de genre hollandaise était depuis longtemps révolu à l’époque où Lairesse en fournit la justification théorique ». [5] Bien qu’ayant fait l’essentiel de sa carrière à Amsterdam, et parce que « esthétiquement, la manière de Lairesse a peu de similitudes avec les tendances essentielles des écoles du nord, qu’elles soient hollandaise ou flamande », Gérard de Lairesse doit être considéré comme « un artiste liégeois à part entière ». [2] C’est cependant à Amsterdam qu’il meurt le 26 juillet 1711 dans la plus grande gêne car, bien qu’ayant gagné beaucoup d’argent, il n’avait rien mis de côté. [3] Il est inhumé dans le cimetière « de Leyde », près des remparts d’Amsterdam. [1] En guise d’épitaphe, un poète écrivit : « Après tant de bienfaits vous devîntes aveuglé, / De l’aimable fortune qui vous a tant chéri. » Le frontispice de ses œuvres hollandaises montre « un vieillard, les yeux cachés par un bandeau, s’exerçant à peindre, entre deux Muses, probablement le Dessin et la Peinture ». [3] Gérard de Lairesse est un peintre injustement méconnu. Il a dû affronter avec courage et compenser, par son intelligence et son talent artistique, le handicap de sa laideur et de la cécité pendant les vingt dernières années de sa vie. Il faut lui reconnaître toute sa place en tant que « pictor doctus » dans l’histoire de l’Art de la seconde moitié du XVIIe siècle. [1]

Bibliographie

1) Roy A. Gérard de Lairesse 1640-1711 Préface de J. Thuillier Arthena 1992.

2) Hendrick J. La peinture au pays de Liège: XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Ed. Perron-Wahle, 1987.

3) Dumaitre P. Un peintre aveugle Gérard de Lairesse. L’ophtalmologie des origines à nos jours, 1986 ; 5 :73-79 Laboratoires H. Faure.

4) Corbin A. L’hérédosyphilis ou l’impossible rédemption. Contribution à l’histoire de l’hérédité morbide. In: Romantisme, 1981, n°31 : 131-150. www.persee.fr.

5) Brown Ch. La peinture de genre hollandaise au XVIIe siècle. Images d’un monde révolu. De Bussy-Vilo-Paris 1984.

Remerciements au Docteur Philippe Frisé, ophtalmologiste, pour sa documentation.

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