La mélancolie d’Albrecht Dürer (1471-1528) à Lucas Cranach (1472–1553) – 3e partie

– Par Louis-François Garnier

Parmi plus d’une vingtaine d’objets représentés dans la gravure d’Albrecht Dürer dénommée Melencolia I illustrant « la mesure et l’architecture mais aussi la géométrie, la science de l’espace et du calcul à la base de tous les arts », [8] figurent aux pieds délicatement chaussés de l’ange, les outils essentiels pour un maître charpentier. Il s’agissait alors de l’un des métiers du bois les plus considérés. C’est ainsi qu’on peut voir un marteau avec sa panne arrache-clous, une tenaille à peine visible sous la robe, un rabot et des clous sans omettre la scie sabre, probablement un gabarit de moulures et une règle en bois supposée permettre de tracer les ournes servant de guides lors de la pose des ardoises. 

Le toit est accessible par l’échelle en arrière-plan même si on peut aussi y voir une fonction symbolique avec les sept barreaux plus ou moins visibles. De façon plus incertaine est, semble-t-il, représenté un encrier avec un plumier portatif entre le chien et la sphère et, de dessous la partie droite de la robe de l’ange, émerge un outil difficile à étiqueter en forme de « clystère » à moins qu’il ne s’agisse d’un pulvérisateur de couleurs ? Il est ainsi possible que cet ustensile fasse référence au fait de purger les mélancoliques comme le préconisera monsieur Purgon à l’hypochondriaque Argan dans Le Malade imaginaire (1673) de Molière. 

La Mélancolie (1532) par Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553), Huile sur bois 76,5Icm x 56,0Icm. Musée d’Unterlinden, Colmar.

Dürer signe et date sa composition en bas à droite par son monogramme contenant un A stylisé entre les jambes duquel se trouve un D plus petit comme déjà utilisé dans Monstre marin (1498) ou dans la célèbre aquarelle et gouache de 1502 dénommée Le lièvre (Albertina Museum, Vienne). A noter qu’il lui ait arrivé de se tromper de sens avec un D inversé comme dans La Madone au singe (1498) ou La Sorcière (1500) en ayant, semble-t-il, oublié que « tout ce qui est gravé apparaît inversé à l’impression » [16] et aucun repentir n’est alors possible. A la ceinture de l’ange pendent une bourse et un trousseau de clés dont on peut penser qu’elles servent à ouvrir des portes dans l’au-delà. A sa droite un putto est assis, ses petites fesses potelées étant protégées par une couverture disposée sur une meule de meunier ou à aiguiser suggérant la roue de la fortune ou Rota Fortunae symbolisant les caprices du destin. Ce nourrisson joufflu qu’est le putto est le plus souvent moqueur mais Dürer le montre au contraire très absorbé en train d’écrire ou de dessiner, [13] peut-être sur une ardoise. Il apparaît très concentré mais surtout renfrogné, faisant la moue, témoignant peut-être de son mécontentement de devoir relever des cotes ou dessiner un croquis laborieux sous la dictée et les directives de l’ange, contremaître du Grand Architecte. En d’autres termes, il s’agirait d’une « manière d’initier le morveux aux responsabilités adultes » dans le cadre des « innombrables putti d’Allemagne (qui) reçoivent une justification théologique ». [20] Chez Cranach, ce sont trois ou quatre putti beaucoup plus espiègles qui taquinent le lévrier au risque de se faire mordre (musée d’Edinbourg). 

Dans une autre version (Musée de Copenhague), ils sont deux essayant de faire rouler ce qui semble être un ballon pour le faire passer dans un cerceau tenu par un troisième bambin. Pour se faire, les chérubins turbulents utilisent des bâtons en guise de bras de levier sous-entendant qu’il ne s’agit pas seulement d’un banal ballon de baudruche mais bel et bien d’une lourde sphère supposée correspondre au globe terrestre. Les ombres projetées permettent d’en déduire que, à l’inverse de la gravure de Dürer, la source de lumière vient du côté gauche, comme dans la version de Colmar où un putto fait de l’escarpolette, apparemment poussé à tour de rôle par ses petits camarades. Trop occupés à jouer, ils laissent le chien tranquille. Il s’agit d’un lévrier considéré comme placide et emblématique de l’érudition mais aussi « rattaché à la mélancolie saturnienne », [8] ne serait-ce que parce qu’il « renifle ses excréments et qu’il aime le pourri et le sale ». [19] Dürer nous le montre allongé, sagement assoupi entre la sphère et un volumineux polyèdre qui, a lui seul, prend une part non négligeable dans la composition. 

A partir d’un dessin préparatoire (Dresde) et en reconstituant la figure en trois dimensions, il a été possible d’en déduire que ce « polyèdre de Dürer » est à 8 faces dont la face supérieure comporte un aspect moiré suggérant un crâne, voire un ersatz d’autoportrait comme ceci a pu être évoqué. Cette structure complexe s’apparente à une « géométrie cryptée » inspirée de l’art de la « perspective secrète » qu’étudia Dürer en Italie du Nord et qui fit de lui un théoricien de la géométrie et de la perspective linéaire. A gauche du polyèdre on peut voir un creuset avec un bec verseur destiné à faire fondre les métaux tels que l’or et il s’y associe une pince indispensable pour le manipuler. La minutie des détails est telle qu’une flammèche semble s’être échappée des braises incandescentes. L’autre figure énigmatique gravée par Dürer fait « partie d’un jeu de l’esprit, de l’allégorie, de la magie » puisqu’il s’agit d’un « carré magique » également dénommé table de Jupiter « tabula iovis » [13] 

Ce carré d’ordre 4 comporte quatre colonnes verticales et quatre lignes horizontales délimitant seize cellules numérotées dans un désordre apparent de 1 à 16 alors qu’en réalité la somme des chiffres des rangées verticales, horizontales ou en diagonale est la même, à savoir la constante magique 34 qui correspond aussi à la somme des quatre nombres figurant dans les quatre cases centrales ou dans les quatre angles sans compter bien d’autres possibilités de trouver le nombre 34. De plus, le nombre 34 donne, en l’inversant, l’âge de Dürer, à savoir 43 ans en cette année 1514 qui est d’ailleurs indiquée via les deux cellules du bas en position centrale : 15-14. Le chiffre 5 au début de la seconde ligne est délibérément inversé faisant allusion à la disparition de la mère du graveur au mois de mai de cette même année. [13] En outre, le rapport entre la largeur du carré magique et celle du sablier est de 1,6 correspondant au nombre d’or.

Chez Cranach, dont atelier était d’une productivité inégalée à son époque, la peinture la plus aboutie consacrée à la mélancolie est celle du Musée d’Unterlinden de Colmar où l’on peut apercevoir, outre un étrange paysage dominé par une forteresse située au sommet d’une impressionnante falaise, une jeune femme ailée aux ailes d’ange avec une couronne d’épines de guingois et à l’érotisme consommé qui n’était pas forcément du goût de Luther. Devant cette jeune personne peinte avec grâce, [21] c’est sur une table que sont positionnées une coupe d’or ouvragée couverte et une corbeille de fruits incluant des raisins et des pommes, peut-être en référence à Adam et Eve mais aussi parce que la pomme est le fruit de Vénus. 

De façon plus triviale, ceci peut aussi être rapproché du fait que Luther préconisait de manger pour lutter contre les mauvaises pensées et il a d’ailleurs mis en pratique cette doctrine si l’on considère l’évolution de ses portraits peints par Cranach, avec l’embonpoint manifeste à la fin de sa vie. Non loin de la table deux perdrix picorent en sachant que ces oiseaux étaient eux-mêmes consacrés à la déesse de l’amour. [19] Mais c’est surtout le ciel qui interpelle. En effet on peut y voir une assemblée nocturne de sorcières (sabbat) dont l’une d’elles tient un crâne de cheval au bout d’une perche et qui volent dans les nuées obscures en chevauchant des animaux hideux, qu’il s’agisse d’un porc ou d’un dragon. Ces sorcières sont supposées se diriger vers un lieu écarté, tel que le Brocken où, selon Goethe, Méphistophélès entraine Faust lors de la nuit de Walpurgis, du 30 avril au 1er mai, pour participer à une cérémonie présidée par le Diable représenté par un bouc : « N’aurais-tu pas besoin d’un manche à balais ? Quant à moi, je voudrais bien avoir le bouc le plus solide… dans ce chemin, nous sommes encore loin du but ». C’est d’ailleurs un énorme bouc que chevauche un lansquenet en le tenant par les cornes, suivi par des sorcières et des démons féminins (succubes) susceptibles de copuler frénétiquement avec des démons masculins (incubes). Le lansquenet porte un vêtement excentrique et chatoyant qui fut autorisé par l’empereur Maximilien 1er de Habsbourg pour la « qualité » des services rendus par ces fantassins mercenaires sans pitié. Dürer fera le portrait de l’empereur en 1519 (Kunsthistorisches Museum, Vienne) de façon post-mortem à partir d’un dessin préparatoire réalisé en 1518. En 1510, Dürer fit une gravure montrant La mort et le lansquenet (Tod und Landsknecht) et si Cranach nous le montre à cheval sur un bouc, ce n’est que dans les années 1540 qu’apparaît la cavalerie germanique avec ses redoutables reîtres (reiter) qui deviendront les « cavaliers noirs » ou « cavaliers du diable ». Bref, Satan n’est jamais très loin bien que « le comble de sa ruse soit de faire croire qu’il n’existe pas ». 

C’est en 1420 que les prédications du père franciscain Bernardin de Sienne contribuèrent au mythe du « sabbat » avec le bûcher des vanités où sont brûlés les objets qui poussent au péché tels que les bijoux et les robes richement ouvragées, mais aussi les peintures et les livres considérés comme immoraux. L’une des premières chasses aux sorcières se déroule en Suisse à la fin des années 1420. C’est en 1497 que le frère dominicain Savonarole (1452-1498) et ses disciples, avant de terminer eux-mêmes sur le bûcher, élèvent un vaste bûcher des Vanités sur la piazza della Signoria de Florence. On y verra alors le grand peintre Sandro Botticelli (1445-1510 apporter lui-même ses peintures pour qu’elles soient brûlées, perte irrémédiable s’il en fut. Le lansquenet n’est probablement pas très différent de ceux qui, lors du sac de Rome en 1527 par Charles Quint (1500-1558), ont fait des graffitis sur les peintures de Raphaël de la Villa Farnesina en écrivant, en 1528, de part et d’autre d’un A en lettre gothique « Pourquoi, moi qui écris, ne devrais-je pas rire ? Les lansquenets ont fait courir le pape ». 

En définitive, ces deux versions consacrées à la mélancolie, faites à dix huit années d’intervalle, ont en commun un certain ésotérisme additionnant les symboles énigmatiques au risque d’une surinterprétation de notre part mais elles diffèrent par ailleurs notablement. Si la gravure de Dürer exprime assez clairement une mélancolie corrélée au génie créatif en faisant « de l’étroit espace de sa plaque de cuivre un vrai microcosme, un petit monde fermé », [11] les peintures de Cranach, imprégnées de l’influence luthérienne, témoignent plutôt d’un état d’âme délétère, d’une « oisiveté mère des vices » facilitant l’intervention du diable. Albrecht Dürer, qui reste l’un des artistes les plus admirés de tous les temps, [8] repose « non loin des portes de Nuremberg. » L’une des trois épitaphes rédigées par son intime ami, le juriste et humaniste Willibald Pirckheimer (1470 – 1530) comportait cette phrase, si l’on en croit le peintre et écrivain flamand Carel Van Mander (1548- 1606): « Et soudain, de cette vallée terrestre le peintre s’envola ; et soudain aussi s’éclipsa l’astre radieux dont ici-bas la clarté nous illuminait ». [10] C’est au XIXe siècle que la « puissance évocatoire de l’imagination » des artistes et des écrivains imposera « la grande école de la mélancolie ». [22] Nous conclurons avec Burton qui disait : « J’écris sur la mélancolie en m’évertuant à éviter la mélancolie ».

Bibliographie

  1) Borer A. Dürer Le Burin du graveur. Studiolo L’Atelier contemporain 2021.
  2) Klibansky R, Panofsky E, Saxl F.  Saturne et la mélancolie. Gallimard 2000.
  3) Despoix P.,« La Mélancolie et Saturne : un projet collectif au long cours de la bibliothèque Warburg », Revue germanique internationale, 28 | 2018, 159-181.
  4) Lenotre G. Paris et ses fantômes. Grasset 1933.
  5) Zweig  S. Montaigne. Préface de O. Philipponnat. Le Livre de Poche 2019.
  6)  Sur le motif. Peindre en plein air 1780-1870 Fondation Custodia Collection Frits Lugt Paris 2021.
  7)  Brion M. Les peintres en leur temps. Philippe Lebaud 1994.
  8)  Eichler A. Albrecht Dürer (1471-1528) Ullmann 2007.
  9) Berger J. Dürer Taschen 1994.
 10) Van Mander C. Le livre de peinture. Présentation par Robert Genaille. Miroirs de l’Art Hermann Paris 1965.
  11) Gombrich E.H. Histoire de l’Art Phaidon 2001.
  12)  Laneyrie-Dagen Nadeije. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012.
  13) Hagen R-M & Hagen R.  Les ailes brisées. Albrecht Dürer : Melencolia I, 1514 in Les dessous des chefs-d’œuvre Tome 2, 2003.
  14) Panofsky E. La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’occident. Champs arts Flammarion 2008.
  15)  Radrizzani D. Lemancolia – Traité artistique du Léman. Ed. Noir Sur Blanc 2013.
  16)  Salamon L. Comment regarder… La Gravure. Guides des Arts Hazan 2011.
  17)  Defoe D. Journal de l’année de la peste. Denoël 1923.
  18)  Paré A. Diable.  De l’apocalypse à l’enfer de Dante. Chêne Hachette 2021.
  19)   Hersant Y. « Cranach, Dürer et la mélancolie » Conférence lors le l’exposition Cranach et son temps (2011) Musée du Luxembourg Paris. Compte-rendu par clairesicard.hypotheses.org.
  20) Fernandez D. La perle et le croissant. Photographies de Ferrante Ferranti. Terre Humaine Plon 1995.
  21)  Malherbe A. Lucas Cranach. Peindre la grâce. A Propos 2011.
  22) Baudelaire. La modernité mélancolique. Sous la direction de J.M Chatelain. BnF 2021.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel, cardiologue, pour ses conseils érudits et au Dr Eric Basely, psychiatre, pour son éclairage bienveillant et à monsieur Philippe Desoignies pour ses précieuses connaissances des aliénistes du XIXe.

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