La mélancolie d’Albrecht Dürer (1471-1528) à Lucas Cranach (1472–1553) – 1ère partie

– Par Louis-François Garnier

La mélancolie, du grec melagkholia (bile noire), est une « sorte d’état flasque de l’âme » selon Gide (1869 – 1951) à rapprocher de ce que la médecine moderne dénomme la dépression mélancolique endogène, à composante psychotique, à distinguer de la dépression réactionnelle et de la dépression névrotique bien que les limites puissent être, parfois, assez ténues. C’est ce caractère endogène qui s’apparente à la théorie des humeurs d’Hippocrate (460 – 377 av. J.-C.) avec cette variété particulière de « bile noire et froide, source de mélancolie (qui) appartient à Saturne, maître du poids et de l’obscur » [1-3] 

Cette bile noire (bilis atra), produite par la rate, « vient de tout le sang fait et rendu atrabilaire » nous dit Molière (1622- 1673), histoire de se faire du « mauvais sang » et responsable de la « mélancolie noire » de Victor Hugo (1802 -1885). [1] En outre, il s’y associe, à des degrés divers, des troubles de l’humeur, de cette thymie (thumos) qui est le siège des passions allant du vague à l’âme mêlé de tristesse à une humeur plus farouche et sombre comme la neurasthénie. 

La variabilité de l’humeur, dorénavant qualifiée de cyclothymique ou bipolaire, a pu correspondre pour Pascal (1623-1662) aux « mœurs ridicules et brutales d’un fou mélancolique » et Jean-Jacques Rousseau (1712-1778), en proie à des périodes de grand abattement, relate qu’en étant « plus sédentaire », il fut pris « non de l’ennui mais de la mélancolie ».

Le dernier bain (1840) par Honoré Daumier (1808 -1879)

C’est alors qu’intervient une autre composante de la mélancolie qu’est l’idée suicidaire qui a pu apparaître comme une délivrance au point que ce même Rousseau dira : « quelle douce mort si alors elle était venue », histoire de partir sans regret puisque, du moins pour Balzac (1799-1850),  « chaque suicide est un poème sublime de mélancolie » (La Peau de chagrin). 

Il peut arriver que l’idée de suicide s’impose dès la prime enfance comme chez Théophile Gautier (1811-1872) lorsqu’on le priva, à l’âge de trois ans, de ses « montagnes bleues » des Pyrénées : « chose singulière pour un enfant si jeune, le séjour de la capitale me causa une nostalgie assez intense pour m’amener à des idées de suicide ». 

C’est ainsi qu’on voit apparaitre la nostalgie, ce « mal du retour » de nostos : retour et algos : douleur. Pour Baudelaire (1821-1867) « la mélancolie est toujours inséparable du sentiment du beau » bien que cette valence esthétique puisse être subjective et  subir la distorsion d’un esprit fragile. 

Le peintre romantique Caspar David Friedrich (1774-1840) se confronte à la « tragédie du paysage » en « transcendant la mélancolie en expérience spirituelle »,  lui qui verra « le lent fleuve de la neurasthénie tarir progressivement ses dons de paysagiste et résorber ses élans mystiques » sur fond de mélancolie ancienne ; souffrant de délire de persécution, il terminera sa vie solitaire dans une « extrême indigence mentale ». 

Pour Gérard de Nerval (1808 -1855), que la folie emportera,  « El Desdichado » est « le ténébreux, le veuf, l’inconsolé » dont le luth « Porte le soleil noir de la Mélancolie ». La composante psychotique de la mélancolie peut s’exprimer, surtout dans des formes extrêmes telles que des convictions délirantes ou une exaltation de l’humeur aboutissant à un « virage maniaque » à rapprocher de la psychose maniaco-dépressive. 

Si la mélancolie est endogène, elle n’en est pas pour autant insensible aux influences extérieures de nature neurosensorielle ou psycho-sociale. C’est alors que le Spleen de Baudelaire s’impose « quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle », ce Spleen de Paris apparemment en provenance d’outre-Manche puisque « tous les Anglais de ce temps-là (1770) avaient le spleen, et Paris possédait déjà, contre ce mal d’outre-Manche, des remèdes de tout premier ordre ». [4]

Chez Balzac, s’imposent « des nuages gris, des bouffées de vent chargées de tristesse, une atmosphère lourde » au point que « la nature elle-même conspirait. » (La Peau de chagrin)  On retrouve là un délire de persécution tel que celui qui pouvait affliger Rousseau. Dans Les souffrances du jeune Werther (1774), Goethe (1749-183 ) relate une violence sourde ressentie par le narrateur : « Ciel, terre, forces actives…, tout cela n’est qu’un monstre toujours dévorant et toujours ruminant ». 

Alors que les influences atmosphériques pernicieuses sont très fréquentes, certains comme Montaigne (1533-1592), sont indifférents aux couleurs du temps car « tout ciel m’est un » encore qu’il fait état de « cette vieille mélancolie qui taraude ma jovialité naturelle », lui qui disait « je n’ai rien si enemi à ma santé que l’ennui & l’oisiveté » et que c’est « de melancholie qui est ma mort ». 

C’est Montaigne qui apaise la mélancolie de Stefan Zweig (1881-1942) dans les derniers mois de son existence mais « il est tragique de penser qu’il se crut autoriser par Montaigne à se suicider car Montaigne ne préconisait pas le découragement » puisqu’il préférait  « qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut ». [5] Plus proche de nous, Guy Béart (1930-2015) voudrait « changer les couleurs du temps, /changer les couleurs du monde » mais Stéphane Mallarmé (1842-1898) déplore « De l’éternel Azur la sereine ironie » en implorant alors l’aide des nuées : « Brouillards, montez ! Versez vos cendres monotones ».

En réalité, la mélancolie n’est pas tant dans le paysage que dans l’impression qui en résulte et telle qu’elle est ressentie avec plus ou moins d’acuité. C’est ainsi que le jeune peintre danois Johan Thomas Lundbye (1818 -1848) ayant reçu une bourse pour faire le Grand Tour jusqu’en Italie, eut le mal du pays : « ce que beaucoup d’artistes auraient considéré comme le voyage de leur vie s’avéra plutôt décevant pour le caractère mélancolique de l’artiste (…) qui restitue un ciel glacé et une lumière hivernale qu’il aurait aussi bien pu observer dans son Danemark natal ». [6] 

Avec Eugénie Grandet (Balzac) dont la mélancolie semble s’apparenter à une dépression névrotique, le terme mélancolie apparaît huit fois  dans cette ville de Saumur présentée comme « la quintessence de la petite ville de province » avec « la mélancolie qui s’en dégage ». Il arrive même que non seulement le paysage semble conspirer mais parfois de simples objets génèrent une certaine tristesse indépendamment  de l’utilisation triviale qui en est faite au point que Lamartine (1790-1869) s’interroge : « Objets inanimés, avez-vous donc une âme qui s’attache à notre âme et la force d’aimer » et « Comment peut-on ne pas adorer les cloîtres ? (…) avec les longues arcades mélancolique » se demandait Guy de Maupassant (1850-1893) dans La Vie Errante. 

La mélancolie avec son cortège d’insomnie et les troubles psychosomatiques, peut altérer notablement l’état général ce qui n’avait pas échappé à Balzac qui relate que « l’extrême mélancolie à laquelle il paraissait être en proie était exprimée par l’attitude maladive de son corps affaissé » (La Peau de chagrin). Il arrive même assez souvent que l’expression du visage en soit durablement affectée au point d’y voir figurer « l’omega mélancolique » comme chez Balzac avec Ursule Mirouët dont le « front trahissait une pensée dévorante». Avec Barbey d’Aurevilly (1808 -1889), la jeune Lasthénie de Ferjol est marquée par des « rides d’eau douce qui se creusaient quelquefois sur ce front de rêveuse, aussi pur qu’un lac mélancolique » (Une histoire sans nom) et avec Xavier de Maistre (1763-1852) « la mélancolie vient de temps en temps jeter sur nous son crêpe solennel, et changer nos larmes en plaisirs » (Voyage autour de ma chambre). En définitive, la mélancolie apparaît comme étant un tempérament à la fois intrinsèque et influencé par une « ambiance mélancolique » dont la nature est assez bien traduite par le terme anglais « moody » faisant référence à l’ambiance (mood) mais aussi au caractère maussade et à l’humeur changeante. La mélancolie peut-même  « s’épaissir » (Barbey d’Aurevilly) au point  qu’à la fin de La Peau de chagrin,  le cœur de Raphaël  est le siège d’un « horrible poème de deuil et de mélancolie » généré par les « souhaits mélancoliques » de ses hôtes. La mélancolie peut aboutir à cette « langueur invincible, accompagnée d’un mortel dégoût pour toutes choses » (Barbey d’Aurevilly) et être plurielle comme « le triste Racine s’enfonce dans ses mélancolies, relisant Cicéron et pleurant au remords de ses amours d’antan ». [4] Dans l’Anatomie de la mélancolie (1621) Robert Burton (1577-1640)  relate la place importante de la « mélancolie hypocondriaque » sans omettre « la créativité du génie mélancolique ». [2,3]

Le « regard faustien » reflétant non pas « une rêverie douloureuse et paralysante mais au contraire une inquiétude dynamique (…) n’est pas le privilège du Romantisme puisque nous le reconnaissons, déjà, comme un des signes caractéristiques de l’âme allemande, chez Dürer, chez Altdorfer (1480-1538), chez Baldung Grien (1484-1545) ».[7] A l’époque de Dürer (1471-1528), « les artistes représentaient le premier échelon de l’humeur mélancolique ». [8] Albrecht Dürer naît à Nuremberg d’un père « très habile » [10] maître orfèvre hongrois d’une « certaine réputation », [11] lui-même fils d’orfèvre [12] et, conformément à la tradition familiale, Albrecht  « sut manier le burin bien avant le pinceau. »  Il  restera « marqué par la conception artisanale du premier métier qu’il a appris. » [1] C’est en 1514 que Dürer qui « reconnaît à la science des humeurs une valeur égale à celle de l’astrologie », [1] grave Melencolia I alors qu’il vient de perdre sa mère qui, avec son épouse, vendait les estampes sur les marchés. L’ambiance conjugale est morose [13] car le couple n’a pas d’enfants et ceci a pu susciter un certain opprobre social bien que l’artiste soit honoré par ses concitoyens.

Bibliographie

  1) Borer A. Dürer Le Burin du graveur. Studiolo L’Atelier contemporain 2021.
  2) Klibansky R, Panofsky E, Saxl F.  Saturne et la mélancolie. Gallimard 2000.
  3) Despoix P.,« La Mélancolie et Saturne : un projet collectif au long cours de la bibliothèque Warburg », Revue germanique internationale, 28 | 2018, 159-181.
  4) Lenotre G. Paris et ses fantômes. Grasset 1933.
  5) Zweig  S. Montaigne. Préface de O. Philipponnat. Le Livre de Poche 2019.
  6)  Sur le motif. Peindre en plein air 1780-1870 Fondation Custodia Collection Frits Lugt Paris 2021.
  7)  Brion M. Les peintres en leur temps. Philippe Lebaud 1994.
  8)  Eichler A. Albrecht Dürer (1471-1528) Ullmann 2007.
  9) Berger J. Dürer Taschen 1994.
 10) Van Mander C. Le livre de peinture. Présentation par Robert Genaille. Miroirs de l’Art Hermann Paris 1965.
  11) Gombrich E.H. Histoire de l’Art Phaidon 2001.
  12)  Laneyrie-Dagen Nadeije. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012.
  13) Hagen R-M & Hagen R.  Les ailes brisées. Albrecht Dürer : Melencolia I, 1514 in Les dessous des chefs-d’œuvre Tome 2, 2003.
  14) Panofsky E. La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’occident. Champs arts Flammarion 2008.
  15)  Radrizzani D. Lemancolia – Traité artistique du Léman. Ed. Noir Sur Blanc 2013.
  16)  Salamon L. Comment regarder… La Gravure. Guides des Arts Hazan 2011.
  17)  Defoe D. Journal de l’année de la peste. Denoël 1923.
  18)  Paré A. Diable.  De l’apocalypse à l’enfer de Dante. Chêne Hachette 2021.
  19)   Hersant Y. « Cranach, Dürer et la mélancolie » Conférence lors le l’exposition Cranach et son temps (2011) Musée du Luxembourg Paris. Compte-rendu par clairesicard.hypotheses.org.
  20) Fernandez D. La perle et le croissant. Photographies de Ferrante Ferranti. Terre Humaine Plon 1995.
  21)  Malherbe A. Lucas Cranach. Peindre la grâce. A Propos 2011.
  22) Baudelaire. La modernité mélancolique. Sous la direction de J.M Chatelain. BnF 2021.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel, cardiologue, pour ses conseils érudits et au Dr Eric Basely, psychiatre, pour son éclairage bienveillant et à monsieur Philippe Desoignies pour ses précieuses connaissances des aliénistes du XIXe.

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