La course de chars sur la place Santa Maria Novella à Florence – 1ère partie

– Par Louis-François Garnier

de Michel de Montaigne (1533-1592) à Jacques Callot (1592-1635)

Le 23 juin 1581 à Florence, c’est la veille des festivités de la Saint-Jean qui revêtent une importance particulière, car c’est le saint patron de la ville où Michel de Montaigne (1533-1592) va assister à une course de chars. Nous sommes dans le cadre d’un périple hors du commun qui va durer plus de 17 mois (1580-1581) et dont le récit ne sera publié que près de deux siècles plus tard, après la découverte fortuite du manuscrit non destiné initialement à être publié. [1] En préambule, il nous faut préciser le contexte. Tout d’abord il fait très chaud puisque Montaigne relate qu’« il faisoit une chaleur dont les habitans eux-mêmes étoient étonnés ». Une course de chars est organisée « dans une grande et belle place carrée plus longue que large, et entourée de tous côtés de belles maisons ». 

C’est la Piazza Santa Maria Novella dont le tracé irrégulier date du XIVe siècle. Pour le voyageur moderne arrivant par le train, la place n’est qu’à quelques minutes de marche en traversant la Piazza della Stazione puis en contournant l’église et les cloîtres de Santa Maria Novella qui ferment la place du côté nord et dont le début de la construction remonte à 1278. La façade, aux motifs géométriques en marbre vert et blanc, date du milieu du XIVe siècle. A droite de l’église se situe un petit cimetière où repose Domenico Ghirlandaio (1448-1494) à l’injuste réputation « d’imagier, payé pour couvrir les murs ». [2] 

La place sert de parvis à l’église à l’intérieur de laquelle et plus précisément dans la chapelle des « Strozzi de Mantoue » on peut admirer les fresques (1350-1357) du peintre et architecte Nardo di Cione mort en 1366, et illustrant la Divine comédie de Dante (1265-1321) incluant l’Enfer. C’est ainsi que « pendant des années, on entrait dans cette église de Florence, la plus proche de la gare, pour y voir le diable » [5] A l’opposé se situent les arcades Renaissance de la loggia dell’Ospedale di San Paolo, c’est-à-dire de l’ancien hôpital des Leopoldines datant du XIIIe siècle et abritant, de nos jours, le récent (2014) Museo Novecento qui expose des œuvres italiennes de la première moitié du XXe siècle. Depuis le Moyen-Âge, cette place terminée en 1325, était dévolue aux sermons des dominicains mais aussi aux tournois et fêtes diverses.

C’est en 1563 que la place devint le lieu du Palio dei Cocchi institué la veille de la Saint-Jean, par le premier grand-duc de Toscane, Cosme Ier (1519-1574). Il s’agissait d’une course de chars qui contournaient deux tours de bois plus tard remplacées par deux obélisques de marbre (1608) soutenus par des tortues en bronze, probablement de Giambologna (1529-1608). Les lys d’or des sommets sont du XIXe siècle, en l’honneur de la Cité du Lys. Nous disposons de très peu de représentations des courses de chevaux qui se déroulaient sur cette place. 

La peinture à l’huile faite entre 1789 et 1791 et intitulée Course de chevaux sur l’ancienne place de Santa Maria Novella (Musée des Offices Florence), fait partie des dernières œuvres du peintre paysagiste et graveur Antonio Cioci (1732-1792). [3] Il était alors dessinateur et marqueteur à l’Atelier des pierres dures de Florence, l’ancienne manufacture de la « mosaïque florentine » destinée à fabriquer des marqueteries de pierres précieuses et semi-précieuses et qui fut créée en 1558 par le grand-duc Ferdinand Ier de Médicis (1549 -1609). Faite plus de deux siècles après le passage de Montaigne, la toile nous montre une course de chevaux stricto sensu et non pas une course de chars. 

Les cavaliers tournent dans le sens antihoraire autour des deux obélisques. Les chevaux sont représentés, de façon très suggestive bien qu’irréaliste, membres antérieurs et postérieurs tendus à l’horizontale à l’instar de ce que peindra vers 1821 Théodore Géricault (1791-1824) avec la Course de chevaux, dite le Derby à Epsom (Musée du Louvre). Le tableau d’Antonio Cioci montre la loge de Léopold Ier (1747-1792) grand-duc de Toscane de1765 à 1790, dans la loggia dell’Ospedale alors que, non seulement la quasi-totalité de la place est ceinturée d’estrades dotées d’au moins une demi-douzaine de rangs bondés de monde, mais le terre-plein central entre les deux obélisques est rempli d’une foule de spectateurs dont l’élégance est manifeste. En outre, il y a des spectateurs aux fenêtres des immeubles mais aussi sur les toits à une dizaine de mètres du sol, à leurs risques et périls. 

La course de chars sur la place Santa Maria Novella à Florence. Par Jacques Callot (1592-1635) Bibliothèque municipale de Lyon

Il nous faut maintenant revenir à Montaigne mais aussi à la gravure intitulée La course de chars sur la place Santa Maria Novella à Florence – Bibliothèque municipale de Lyon Figure 1 par Jacques Callot (1592-1635) [4] qui a été faite relativement peu de temps après le passage de Montaigne, lors du séjour de Callot à Florence (1612-1621), et peut de ce fait en éclairer les propos. A noter qu’à près de deux siècles d’intervalle, le peintre Antonio Cioci et le graveur Jacques Callot se sont apparemment positionnés au même endroit, en surplomb et en prenant suffisamment de recul pour voir la totalité de la place. 

A l’inverse du côté opposé limité par des immeubles, le côté Est, apparemment encore peu urbanisé, du moins au XVIe siècle, leur est apparu l’endroit le plus propice, de façon globalement parallèle à l’axe central délimité par les obélisques qui, rappelons-le, n’existaient pas du temps de Montaigne. 

Les deux représentations ne sont pas des vues cavalières, car on y retrouve la perspective avec ses lignes de fuite. Voilà ce qu’en dit Montaigne : « A chaque extrémité de la longueur, on avait dressé un obélisque, ou une aiguille de bois quarrée, et de l’une à l’autre étoit attachée une longue corde pour qu’on ne pût traverser la place ; plusieurs hommes mêmes se mirent encore en travers, pour empêcher de passer par-dessus la corde » 

Il n’est donc pas question, à l’inverse de ce que nous montre la peinture d’Antonio Cioci, de mettre des spectateurs au centre de la place. A l’inverse de cette sorte de muraille humaine figurée dans le tableau d’Antonio Cioci, seule la corde et quelques hommes ont vocation à dissuader les chevaux de couper court. Cette corde doit être nécessairement tendue mais les « aiguilles de bois » n’auraient, probablement, pas supporté une telle traction. 

La gravure de Jacques Callot réputé pour son art des « petites scènes saisies sur le vif », nous montre que la corde est remarquablement horizontale, ce qui, compte tenu de sa longueur, n’est possible que grâce à la forte traction de la douzaine d’hommes positionnés aux deux extrémités. Poursuivons la description de Montaigne : « Les balcons étoient remplis de Dames, et le Grand Duc avec la Duchesse et sa cour, étoient dans un Palais », qui ne peut correspondre, comme nous l’avons vu, qu’à la loggia dell’Ospedale bien visible chez Cioci mais moins évidente chez Callot d’autant qu’il a représenté à gauche de la gravure, en tout premier plan, un homme qui, par contraste, semble être Gulliver aux pays des Lilliputiens. 

La comparaison, bien qu’anachronique avec Les Voyages de Gulliver (1735), est légitime si l’on considère que les « foules lilliputiennes » [4] ont réussi à l’exceptionnel graveur que fut Jacques Callot qui parvint à placer, dans un « champ de trente centimètres de largeur sur vingt-deux de hauteur (…) plus de trois mille individus dont on devine presque les idées tant leurs gestes ont de crânerie et de personnalité ». [4] En 1581, le grand-duc de Toscane est François de Médicis (1541-1587), le fils aîné de Cosme Ier de Médicis (1519-1574) et d’Éléonore de Tolède (1522 -1562). François est un dilettante plus intéressé par l’alchimie, les sciences naturelles et l’architecture que par la politique et le gouvernement de la cité. 

La grande-duchesse est Bianca Capello (1548-1587), cette fille de patricien vénitien qui dut s’enfuir de Venise en 1563, à l’âge de quinze ans et enceinte de Pietro Buonaventuri, un clerc florentin guère plus âgé qu’elle et avec lequel elle se maria à Florence pour légaliser sa situation. Cependant, ayant été remarquée pour sa beauté par François de Médicis, elle ne tarda pas à devenir sa maîtresse, peut-être dès 1565, avec l’assentiment au moins tacite de son mari qui va mourir opportunément en 1572, assassiné sur ordre probable du prince. Après la mort de Cosme Ier en 1574 suivie, en 1578, de la disparition de Jeanne d’Autriche (1547-1578), l’épouse de François, rien ne pouvait plus s’opposer à l’ascension irrésistible de Bianca Capello qui avait clairement un ascendant sur le prince, ce qui fera dire au secrétaire de Montaigne qu’« elle lui sambla bien avoir la suffisance d’avoir angeolé ce Prince, et de le tenir à sa devotion long-tamps ». C’est peu après son veuvage, qu’en 1579, François épousa Bianca après qu’elle ait été proclamée grande-duchesse de Toscane. Voici donc un couple sulfureux qui, pratiquant l’adultère de notoriété publique et des dépenses somptuaires de longue date, est devenu très impopulaire, ce qui va se retrouver dans l’ambiance de la course qui nous occupe. Reprenons, avec Montaigne, le déroulement de la course : « Le peuple étoit répandu le long de la place et sur des especes d’échaffauds où j’étois aussi ». 

Montaigne est un spectateur comme les autres sur une estrade, assis ou plus probablement debout compte tenu de l’engouement populaire. Montaigne a dû choisir le meilleur endroit pour voir la course, peut-être proche de celui où se mettront les deux artistes précédemment évoqués. Jacques Callot qui « communiquait aussi la vie à chaque unité et lui donnait un rôle défini dans la scène », [4] nous montre une foule disparate, les personnages étant figés dans leurs activités. Dans l’angle gauche de la gravure, on devine une buvette avec un personnage en train de boire une chopine alors que semblent être suspendus un peu plus loin des jambons, peut-être le prosciutto di Parma ou di San Daniele. Il y a un va et vient de passants et de voitures d’aspect divers, qu’il s’agisse de carrosses, de chars ou de citernes avec probablement du vin mais aussi de l’eau pour les gens et les chevaux nécessairement assoiffés du fait des efforts dans la poussière et sous la chaleur ardente du soleil. 

On voit des scènes curieuses comme cet homme étendu sur le dos. Il est possible qu’il ait été renversé par le cheval qui se cabre face à un chien qui aboie et d’ailleurs un autre homme s’en éloigne en courant tout en protégeant une femme. Il est aussi possible que l’homme à terre, et vers lequel semble se précipiter un homme pour lui porter secours, ait été agressé par celui qui s’enfuit à toutes jambes, peut-être après un vol à la tire à moins qu’il ne s’agisse d’un spadassin puisqu’il nous semble apercevoir le pommeau d’une épée – spada. On voit le coupable présumé dans l’angle inféro-droit de la gravure dont il s’apprête à sortir comme certains personnages des dessins animés de Tex Avery (1908-1980) sortiront de la bande cinématographique près de quatre siècles plus tard. Ainsi, le spectacle est aussi « dans la salle ». C’est alors qu’« on voyoit courir à l’envi cinq chars vuides ». Comment est-il possible que les chars soient vides ?

Références

[1] Journal de voyage de Michel de Montaigne. Edition présentée, établie et annotée par François Rigolot. puf 1992 

[2] Goetz A. Dictionnaire amoureux de la Toscane. Plon 2023

[3] Gregori M. Le musée des Offices et le palais Pitti. La peinture à Florence. Ed. Place des Victoires 2012

[4] Bouchot H. Jacques Callot, sa vie, son œuvre et ses continuateurs (Ed. 1889) hachette livre BnF

[5] Picquet T. Les Rites festifs florentins de la Renaissance Cahiers d’études romanes, 18 – 2008.

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