La mélancolie d’Albrecht Dürer (1471-1528) à Lucas Cranach (1472–1553) – 2e partie

– Par Louis-François Garnier

La gravure d’Albrecht Dürer dénommée Melencolia I est énigmatique à plus d’un titre et « égare tout exégète » dans « un dédale d’interprétations » [1]. Si « le Moyen-Âge tenait pour plus souhaitable le tempérament sanguin et méprisait la mélancolie, (…) Dürer bouleverse ce schéma saturnien » [1]. En arrière-plan et selon un effet de perspective dont Dürer a dit que « Perspectiva est un mot latin qui signifie une vue à travers quelque chose » (Durchsehung)  [14], s’étale un plan d’eau calme qui semble immense dès lors qu’on ne voit ni sa limite à l’horizon ni la rive gauche. En revanche, la rive droite comporte un paysage arboré doté d’une construction fortifiée pouvant faire évoquer le château de Chillon sur le lac Léman  [15] pourtant assez éloigné de Bâle où le jeune Dürer a séjourné  du printemps 1492 à l’automne 1493.  

C’est à la fin de son apprentissage de 1486 à 1490 chez le peintre Michel Wolgemut (1434-1519) où il apprit la peinture et la gravure sur bois  [11], que son père l’envoya à Colmar pour travailler dans l’atelier de Martin Schongauer (v. 1445/1450-1491). Ce dernier était  mort quand arriva le jeune Albrecht qui eut cependant l’occasion d’étudier ses œuvres dans l’atelier familial. [16] 

C’est ensuite que Dürer se rend à Bâle qui était alors un centre renommé, en particulier en ce qui concernait l’industrie du livre. [11] Le jeune artiste en repartira environ dix huit mois plus tard pour Strasbourg puis Nuremberg où il arrive le 18 mai 1494 pour se marier et ouvrir son propre atelier. Si Dürer n’a pas contemplé le lac Léman il est probable qu’il ait pu en voir des illustrations. 

Melencolia I (1514) par Albrecht Dürer (1471-1528).
Gravure par burin sur cuivre – Musée Condé.

Dans la gravure qui nous intéresse, « savamment orchestrée (…) et dont la texture des diverses matières est finement différenciée », [8] une vision de la mer [14] ne peut être exclue mais il semble plus vraisemblable qu’il s’agisse d’un lac dont les eaux calmes peuvent être trompeuses à l’instar d’un loch écossais d’où peut sortir un monstre antédiluvien. Dürer qui, « comme tous ses contemporains, s’adonne à l’astrologie », [1] nous montre au dessus du lac, et se reflétant en partie dans l’eau, un arc en ciel surplombant un astre céleste qui semble avoir tous les critères requis pour ressembler à une  comète [8] et en particulier à celle que Dürer a pu voir de décembre 1513 au 20 janvier 1514. Les gens ont pu lui attribuer alors une fâcheuse valeur prédictive, susceptible d’annoncer sinon la fin des temps, du moins des calamités. 

La comète de Dürer semble plonger vers la partie droite de l’horizon et est dotée non seulement d’une queue caractéristique mais elle génère un intense rayonnement de telle sorte que le ciel est entièrement strié de rayons centrifuges, ce qui a pu faire dire qu’« il y donc un ciel de Dürer ». [14] 

On peut y voir une chauve-souris, « animal hybride et nocturne perçu comme maudit dès l’Antiquité romaine (Ovide) » [18] qui, dans le cas présent,  est curieusement dotée d’une queue de serpent, un peu comme la signature de Lucas Cranach l’Ancien (1472 -1553) avec son corps de serpent surmonté d’ailes de chauves-souris et qui se replieront en signe de deuil après la mort de son fils aîné. 

Chez Dürer, la chauve-souris qui « dans l’Occident chrétien est associée au diable »  [18] a les ailes déployées et la face interne fait apparaitre une banderole, un phylactère [8] portant l’inscription MELENCOLIA suivie d’un sigle mal défini. Il peut s’agir d’une simple arabesque décorative ou du diagramme combinant deux S (signum sectionis) lui-même suivi d’un I sans qu’on sache vraiment s’il s’agit du chiffre 1 suggérant le premier d’une série (?) qui n’a pas eu lieu ou du i qui pourrait dire « mélancolie va-t’en ! » [13] si l’on considère  la voyelle i en tant que première lettre de ire, impératif du verbe eo (aller, marcher, s’avancer). [1] Il pourrait aussi s’agir de la première lettre de Imaginatio, [19] c’est-à-dire la faculté qu’a l’esprit humain de se représenter ou de former des images avec ses limites face à l’ordre divin. [8]

La référence à Lucas Cranach l’Ancien n’est pas  fortuite si l’on considère qu’il s’inspira de Dürer, seulement âgé d’un an de plus, pour faire plusieurs peintures (huiles sur bois) sur le même thème et visibles en particulier  au musée Unterlinden de Colmar, au Statens Museum for Kunst de Copenhague et au musée d’Edinbourg. 

A cette époque en 1532, c’est-à-dire bien après l’œuvre de Dürer (1514), Cranach, certes influencé par Dürer qui avait rapporté d’Italie son goût de la « peinture savante », [13] est également influencé par Luther (1483-1546) qui condamnait, dans ses prêches, la mélancolie comme étant d’inspiration satanique.

Cranach, ami de Luther, a pu être influencé en ce sens alors même qu’un autre proche de Luther, l’humaniste Philip Melanchton (1497-1560) relatera la « generolissima melencolia Dureri ». [13] Il semble que Dürer ait été assez favorable à la Réforme protestante qui s’établit à Nuremberg en 1525 mais il s’opposera à la doctrine iconoclaste. 

Chez ce « maître du fantastique » [11] qu’est Dürer, le personnage principal est une « figure féminine ailée d’humeur sombre » [8] une sorte d’ange doté d’une paire d’ailes emblématiques comme cette « Anglaise, blanche et chaste figure aérienne, descendue des nuages d’Ossian (et) qui ressemblait à un ange de mélancolie » (La Peau de chagrin). 

La jeune femme qui incarne le « génie ailé » [8] semble songeuse, « la joue dans sa main, le coude sur le genou, dans cette attitude fatale et familière à tout ce qui est triste (…) sa tête mélancolique rendue plus mélancolique par ses cheveux » (Barbey d’Aurevilly) selon « l’attitude traditionnelle de la mélancolie », [8] la « limpidité, l’acuité du regard » [1] noir hors champ contrastant fortement  avec le blanc des yeux. Ceci souligne « la perplexité de la Mélancolie, égarée parmi ses outils, compas et autres ». [1]

Chez Cranach l’ange est érotisé, la peinture à l’huile permettant de souligner la beauté de la robe qui, sur le fond, n’a rien à envier à celle de Dürer. Chez Cranach le corsage pigeonnant est avantageux et le regard coquin. Une jeune femme aux yeux en amande si caractéristiques du peintre, est chaussée de ballerines proches des chaussures alors en vogue à bout carré dites en « pattes d’ours ». Elle  fait en sorte d’aiguiser un bâton à connotation triviale, voire phallique ou vide de sens à moins qu’elle ne s’efforce de chasser les mauvais esprits situés entre le bois et l’écorce… avec les douze copeaux à ses pieds. [19] 

En cette période où, après qu’il y soit allé en 1510, Martin Luther (1483-1546) exècre les turpitudes de la Rome des Borgia, la nouvelle Babylone, patrie de l’Antéchrist et Grande Prostituée, il n’est pas surprenant que chez Cranach le sacrilège et le blasphème ne soient pas très loin et que son ange ait quelque chose de Marie-Madeleine dont les cheveux longs et dénoués symbolisent son repentir et sa pénitence. 

Dans la gravure dénommée Melencolia I,  Dürer a « le compas dans l’œil » [1] de telle sorte que l’ange a un livre fermé sur ses genoux et tient de la main droite un compas susceptible de symboliser la rigueur, la tempérance mais aussi le compagnonnage et l’architecture. Ceci est conforme à « la valeur antique de Vitruve redécouverte par le  Traité des perspectives, qui inscrit le désordre apparent du monde dans les compas de la géométrie,  honorant le projet du Grand Architecte, et dont les outils sont à disposition dans l’atelier de la Mélancolie. [1] 

On peut mesurer l’angle d’ouverture du compas à 30 degrés de façon relative car il ne se situe pas dans le plan frontal au quel cas son ouverture estimée serait plutôt de l’ordre de 50° et la prolongation en ligne droite de la jambe droite du compas aboutit à l’angle inféro-droit de la gravure de même qu’une droite tracée à partir de l’un des bords du polyèdre. 

Ce compas semble être une invite à s’en servir de telle sorte qu’au moins un cercle peut être tracé de façon tangentielle à la sphère symbolisant le globe terrestre et la circonférence passe alors  par les courbures des têtes du putto et de l’ange. 

C’est d’ailleurs au-dessus de la tête de l’ange, que le temps a « suspendu son vol » (Lamartine) puisqu’entre une balance en équilibre suggérant le Jugement dernier et une cloche statique avec son battant en position médiane, est représenté  un sablier avec ses deux bulbes également remplis alors qu’un filet de sable est  figé pour l’éternité.

En outre, juste au dessus du sablier existe un cadran solaire dont le gnomon est dépourvu d’ombre alors même que celle du sablier est projetée sur le mur. Où s’arrête l’omission et où commence l’énigme ?

Bibliographie

  1) Borer A. Dürer Le Burin du graveur. Studiolo L’Atelier contemporain 2021.
  2) Klibansky R, Panofsky E, Saxl F.  Saturne et la mélancolie. Gallimard 2000.
  3) Despoix P.,« La Mélancolie et Saturne : un projet collectif au long cours de la bibliothèque Warburg », Revue germanique internationale, 28 | 2018, 159-181.
  4) Lenotre G. Paris et ses fantômes. Grasset 1933.
  5) Zweig  S. Montaigne. Préface de O. Philipponnat. Le Livre de Poche 2019.
  6)  Sur le motif. Peindre en plein air 1780-1870 Fondation Custodia Collection Frits Lugt Paris 2021.
  7)  Brion M. Les peintres en leur temps. Philippe Lebaud 1994.
  8)  Eichler A. Albrecht Dürer (1471-1528) Ullmann 2007.
  9) Berger J. Dürer Taschen 1994.
 10) Van Mander C. Le livre de peinture. Présentation par Robert Genaille. Miroirs de l’Art Hermann Paris 1965.
  11) Gombrich E.H. Histoire de l’Art Phaidon 2001.
  12)  Laneyrie-Dagen Nadeije. Le métier d’artiste. Dans l’intimité des ateliers. Larousse 2012.
  13) Hagen R-M & Hagen R.  Les ailes brisées. Albrecht Dürer : Melencolia I, 1514 in Les dessous des chefs-d’œuvre Tome 2, 2003.
  14) Panofsky E. La Renaissance et ses avant-courriers dans l’art d’occident. Champs arts Flammarion 2008.
  15)  Radrizzani D. Lemancolia – Traité artistique du Léman. Ed. Noir Sur Blanc 2013.
  16)  Salamon L. Comment regarder… La Gravure. Guides des Arts Hazan 2011.
  17)  Defoe D. Journal de l’année de la peste. Denoël 1923.
  18)  Paré A. Diable.  De l’apocalypse à l’enfer de Dante. Chêne Hachette 2021.
  19)   Hersant Y. « Cranach, Dürer et la mélancolie » Conférence lors le l’exposition Cranach et son temps (2011) Musée du Luxembourg Paris. Compte-rendu par clairesicard.hypotheses.org.
  20) Fernandez D. La perle et le croissant. Photographies de Ferrante Ferranti. Terre Humaine Plon 1995.
  21)  Malherbe A. Lucas Cranach. Peindre la grâce. A Propos 2011.
  22) Baudelaire. La modernité mélancolique. Sous la direction de J.M Chatelain. BnF 2021.

Remerciements au Dr Philippe Rouesnel, cardiologue, pour ses conseils érudits et au Dr Eric Basely, psychiatre, pour son éclairage bienveillant et à monsieur Philippe Desoignies pour ses précieuses connaissances des aliénistes du XIXe.

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