La carrière du peintre vénitien Giovanni Bellini (v.1433-1516) fut longue et admirable, faisant de lui l’un des plus grands maîtres de la peinture occidentale auprès duquel se formeront des artistes prestigieux tels que Giorgione (1478-1510), Sebastiano del Piombo (v.1485-1547) et Titien (v.1485-1576).
Au début de sa carrière, Giovanni Bellini a pu s’inspirer de la peinture de son beau-frère Andrea Mantegna né près de Padoue mais « il en atténua le réalisme cru par une plus grande douceur et un chromatisme d’une transparence lumineuse ». Avec lui commence « la peinture vénitienne des temps nouveaux ». La carrière d’Andrea Mantegna (v.1431-1506) fut également remarquable bien que moins prestigieuse. Le thème de La Présentation de Jésus au Temple nous donne l’opportunité de faire connaissance des liens familiaux et artistiques qui unissaient ces deux peintres exerçant alors leur art bien souvent en famille, à l’instar d’autres familles vénitiennes telles que les Vivarini puis les Tiepolo, contrairement aux peintres florentins plus individualistes. Il nous est permis ainsi d’étudier les influences réciproques à une période qui voit s’exprimer à Venise des artistes hors du commun qui vont grandement contribuer à l’Histoire de l’Art européen.
A quelques années d’intervalle, Andrea Mantegna puis Giovanni Bellini firent deux peintures sur le même thème, La Présentation de Jésus au Temple mais ce n’est pas pour autant que les deux versions sont similaires, à commencer par l’aspect technique puisque Mantegna utilise une peinture a tempera dite aussi à la détrempe où les pigments sont délayés dans de l’eau avec un liant, en l’occurrence de l’œuf et sur une toile (canevas) alors que Bellini utilise une peinture à l’huile sur panneau [3]. C’est à Padoue que Mantegna a pu admirer les fresques de Giotto (v.1267-1337) dans la Chapelle des Scrovegni [5,8] avec, entres autres, deux « Présentation au Temple », d’abord celle de la jeune Marie accueillie par le grand prêtre Siméon qui est (déjà) âgé comme en témoigne « sa barbe grise flottante » et que nous retrouvons, tel qu’en lui-même, avec le petit Jésus c’est-à-dire une génération plus tard mais il est vrai que l’Esprit Saint l’avait informé qu’il ne verrait pas la mort avant d’avoir vu le Messie du Seigneur. Ainsi, lorsqu’il vit le petit Jésus il s’empressa de dire : « nunc dimittis » (maintenant je peux partir), «Maintenant, ô Maître, tu peux, selon ta parole, laisser ton serviteur s’en aller en paix ». A l’étonnement des parents il rétorque : « Vois, ton fils qui est là provoquera la chute et le relèvement de beaucoup en Israël. Il sera un signe de division, et ton cœur sera transpercé par une épée ». Giotto nous montre, d’une composition à l’autre, deux points de vue différents du Temple avec ou non les colonnes torses dites salomoniques ; les personnages sacrés ont une auréole dorée de façon pleine et entière alors qu’elle se résume à un liseré doré chez Mantegna pour disparaître complètement chez Bellini, les protagonistes devenant alors plus humains avec « des expressions moins violentes, des couleurs plus intenses, des ombres plus subtiles » alors même que le cadre de marbre de Mantegna se résume chez Bellini à un simple parapet pendant que les personnages latéraux passent de deux à quatre. Giotto nous montre un Enfant Jésus richement vêtu, libre de ses mouvements puisqu’il tend son bras droit vers sa mère qui vient de le confier à Siméon, alors que nos deux peintres du XVe siècle nous le montrent strictement emmailloté dans des langes qui entravent ses mouvements et préfigurent son futur linceul. L’Enfant se tient debout sur un coussin, étroitement tenu par sa mère, dans un geste prémonitoire et qui appréhende de le confier au vieux prêtre ; la Vierge appuie son coude droit sur le rebord de marbre, symbole de la tombe ; chez Mantegna l’Enfant Jésus pleure. On est bien loin de la composition de Giotto avec le couple de tourterelles que tient Joseph, la prophétesse Anne avec son rouleau de prophéties et au-dessus de laquelle virevolte un ange.
Le tableau de Mantegna a pu être peint en 1453, l’année de son mariage avec Nicolosia, ou l’année suivante pour commémorer la naissance de leur fils ; le rendu des détails y est remarquable avec les broderies des vêtements et la « barbe fleurie » du patriarche biblique. La scène est « théâtrale » au sein d’un cadre fermé alors que la version de Bellini faite probablement vers 1470 à partir d’un même dessin (comme en témoigne en particulier la superposition quasi parfaite des représentations de la Vierge et de l’Enfant), est plus familiale, moins formelle puisque les personnages vêtus plus simplement ont en grande partie perdu leur caractère sacré avec la suppression des auréoles. Chez Bellini, les protagonistes que sont Siméon de profil et Joseph vu de face (peut-être Jacopo) sont moins sévères, la Vierge restant immuable d’une version à l’autre, toute à son inquiétude maternelle de devoir confier ce jeune enfant à ce vieux prêtre à la « sainteté rébarbative » surtout chez Mantegna qui nous montre deux personnages latéraux ; le garçon bouclé à droite est considéré comme un autoportrait du peintre qui a alors 23 ans et on admet que la jeune femme à gauche, bien trop jeune pour être la prophétesse Anne décrite par Saint Luc comme ayant 84 ans, est Nicolosia qui, avec son regard hors champ, semble se désintéresser totalement de ce qui est en train de se passer. La version de Bellini, plus longue avec son parapet qui n’en finit pas, a incité le peintre à rajouter deux autres personnages latéraux qu’il semble hasardeux de vouloir identifier ; à droite on voit deux jeunes hommes dont l’un nous regarde avec acuité ; il pourrait s’agir de Giovanni Bellini (*) alors que l’autre pourrait être Gentile (?) car il ne s’agit manifestement plus d’Andréa tel que l’autoportrait nous l’avait montré dès lors que les traits du visage sont très différents. A gauche se situent deux femmes qui pourraient être l’épouse de Giovanni, Ginevra, et Anna, non pas la prophétesse mais l’épouse de Jacopo Bellini (?) avec toute l’ambiguïté qui peut s’y rapporter si l’on se souvient de la filiation de Giovanni. Quoi qu’il en soit et à l’instar de la présumée Nicolosia peinte par Mantegna, la jeune femme de gauche semble bien peu concernée par la scène en cours au même titre que le jeune homme en arrière-plan à droite semble clairement préoccupé par autre chose. Reste à savoir ce qui incita Giovanni Bellini à faire ce tableau après un tel laps de temps ? En tous les cas, la peinture de Bellini propose un autre rythme avec des différences substantielles telles que l’adjonction de deux personnages et des modifications chromatiques en privilégiant une alternance de blancs et de rouges plutôt que le clair-obscur et les remarquables détails de la version de Mantegna.
Bibliographie (parties 1 et 2)
- Gentili A. Le Cadre historique de la peinture vénitienne de 1450 à 1515. Profils (diversement) perdus : Andrea Mantegna et Jacopo Bellini. pp 224-279 in L’Art de Venise. Ed. Place des Victoires 2007
- Vasari G. Les vies des meilleurs peintres, sculpteurs et architectes. Commentaires d’André Chastel. Thesaurus Actes Sud 2005
- Mantegna et Bellini. National Gallery Exhibition Catalogue 2018
- Steer J. La peinture vénitienne. Thames & Hudson 1990
- Rauch A. La peinture de la Renaissance à Venise et en Italie du nord in Renaissance italienne ; Architecture, sculpture, peinture, dessin. Ed de La Martinière 1995
- Tempestini A. Giovanni Bellini. Gallimard 2000
- Galansino A et al. Mantegna l’album de l’exposition au Louvre. Hazan 2008
- Zuffi S. Giotto. La Chapelle des Scrovegni. Skira 2012
(*) alors âgé d’environ 37 ans avec un nez busqué comme sur une médaille de Vittore Gambello (1460-1537) vers 1500 et dans un autoportrait (Musées du Capitole, Rome) avec une robe et une coiffe noires recouvrant des cheveux châtains à rapprocher, en particulier, d’un portrait issu de la Procession sur la Place Saint-Marc peint par Gentile (Académie, Venise) en 1496 tout en considérant que, dans La Présentation au Temple, le personnage supposé être Giovanni bien plus jeune a des cheveux bouclés très noirs avec le pigment d’origine.