Cette œuvre de Nicolas Poussin pour son ami Cassiano dal Pozzo (1588-1657), grand amateur d’art, secrétaire du cardinal Barberini (1597-1679), neveu du pape Urbain VIII, est une toile singulière qui évoque un thème rare.
Pyrame et Thisbé
Il faut relire les Métamorphoses d’Ovide (Iv, 46-71) pour comprendre le sujet. « Pyrame et Thisbé, l’un le plus beau des jeunes gens, l’autre la plus admirable entre les filles d’Orient » habitaient deux maisons proches l’une de l’autre séparées par un haut mur. Malgré leur amour grandissant de jour en jour, leurs pères respectifs refusaient leur union. Grâce à une « légère fente qui s’était produite autrefois, dès le jour de la construction dans la muraille commune à leurs maisons », ils communiquaient chaque jour donnant « chacun de son côté à la muraille des baisers qui ne parvenaient point à l’opposé ». Un soir, ils décidèrent de quitter le domicile paternel et de se retrouver la nuit auprès du tombeau de Ninus pour se cacher sous l’arbre qui l’ombrage, pour ensuite quitter la ville. Trompant la surveillance de sa famille, Thisbé gagne le lieu de rencontre convenu, couvrant son visage d’un voile. Elle s’assied sous l’arbre désigné, près d’une fontaine. Mais , une lionne la gueule ensanglantée des « bœufs qu’elle a récemment égorgés » s’approche de la fontaine pour boire. Thisbé prend peur, et fuit pour se réfugier dans « un antre obscur ». Dans sa fuite elle laisse tomber son voile. La lionne, en retournant dans la forêt, le trouve, le déchire, le couvrant de sang. Pyrame arrive sur les lieux et découvre le voile de sa bien-aimée. Croyant à sa mort inéluctable en voyant les traces certaines de la bête, « il prend le voile de Thisbé, le couvre de larmes ». S’estimant responsable de sa mort, « il tire le fer qu’il portait à la ceinture, il le plonge dans son sein (…) Les fruits de l’arbre sous cette rosée de mort prennent un sombre aspect, sa racine baignée de sang, donne la couleur de la pourpre aux mûres qui pendent de ses rameaux »..
Thisbé revient sur ses pas pour attendre son amant qu’elle découvre gisant mort sur la terre ensanglantée. « Elle reconnaît le voile et le fourreau d’ivoire vide de son épée (…) Ayant fixé l’épée au-dessous de sa poitrine, elle se laisse tomber sur le fer encore tiède du sang de Pyrame ».
Le texte de Félibien
Nous avons la chance de garder un texte de Félibien dans ses « Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens et modernes » où il rapporte une lettre de Poussin à Stella en 1651 dans laquelle le peintre décrit son œuvre : « il avait fait pour le cavalier dal Pozzo un grand tableau, dans lequel, lui dit-il, j’ai essayé de représenter une tempête sur terre, imitant le mieux que j’ai pu, l’effet d’un vent impétueux, d’un air rempli d’obscurité, de pluie, d’éclairs et de foudres, qui tombent en plusieurs endroits, non sans y faire du désordre. Toutes les figures qu’on y voit jouent leur personnage selon le temps qu’il fait ; les unes fuient au travers de la poussière et fuient le vent qui les emporte ; d’autres au contraire vont contre le vent et marchent avec peine, mettant leurs mains devant leurs yeux. D’un côté un berger court et abandonne son troupeau, voyant un lion, qui, après avoir mis par terre certains bouviers, en attaque d’autres, certains se défendent et d’autres piquent leurs bœufs et tachent de les sauver. Dans ce désordre, la poussière s’élève par gros tourbillons. Un chien assez éloigné aboie et hérisse le poil, sans oser approcher. Sur le devant du tableau, l’on peut voir Pyrame mort et étendu par terre et auprès de lui Thisbé qui s’abandonne à la douleur ». Poussin dans ce texte cite une tempête sur terre alors que l’on représentait habituellement au XVIIe siècle une tempête sur mer, métaphore de la fortune, du destin des hommes.
Une peinture d’histoire
La peinture d’histoire, genre le plus prestigieux au XVIIe siècle, n’est pas nécessairement un sujet tiré de l’histoire ancienne, et encore moins de l’histoire contemporaine, mais le terme doit être interprété au sens plus large de « raconter une histoire ». Les récits sont le plus souvent inspirés de l’Ancien ou du Nouveau Testament, de la mythologie ; les Métamorphoses d’Ovide sont la plus commune des sources d’inspiration des peintres. Il s’agit de rendre vivant un récit ou un mythe connu du spectateur. Les figures représentées ne sont pas la copie d’un modèle, mais des corps fictifs, artificiels, conçus pour jouer un rôle dans un drame peint où les attitudes et les expressions du visage facilitent la lecture. Le but est de suggérer le sens profond du sujet, l’artiste réalise une invention. Ce terme emprunté à la rhétorique explicite non seulement les rapports entre les personnages dans l’histoire, mais aussi tout ce qui a trait à la composition.
Une iconologie complexe sur la divine Providence
Au centre de la composition, un lac reliant ciel et terre est parfaitement calme, alors que l’orage se déchaine, reflet de l’orage des passions humaines au premier plan. Thisbé dans un geste très expressif, théâtral, s’arrête médusée en découvrant le corps de Pyrame. Pour Jacques Thuillier, « la dernière grande œuvre peinte pour Cassiano dal Pozzo, réduit le drame humain à une simple péripétie à l’intérieur des drames mystérieux de la nature ». Dans les années 1650, Nicolas Poussin est hanté par la question de la Providence, il s’interroge sur l’ordre du monde. Il a probablement lu la réflexion de Saint Augustin dans le « De Ordine » ; une discussion philosophique sur le mal et la Providence où l’Ordre de la divine Providence embrasse tout, les biens et les maux.
Dans ce texte, le thème de Pyrame et Thisbé est l’objet d’une discussion ; un groupe d’amis s’interroge devant un lac sur l’ordre du monde, sur le rythme de la nature, sur sa beauté accessible aux seules âmes supérieures, aux sages. Son ami Licencius, poète, avait décidé de mettre en poésie le mythe de Pyrame et Thisbé. Saint Augustin lui parle d’un ton sévère et lui reproche de s’éloigner de la sagesse. S’il souhaite chanter la mort de Pyrame et de Thisbé, il doit le faire en poète philosophe ; le point ultime ne doit pas être un amour charnel, mais spirituel, afin de rejoindre l’éternité. Saint Augustin rappelle que les événements d’ici bas, dans le monde ne sont pas un hasard, mais l’expression de la divine providence. Il invite aussi à la prudence, à rester impassible, le sage doit dépasser ses propres passions. Un homme qui tend à la sagesse doit savoir contempler la nature pour accéder à sa beauté, donc à la beauté divine. Ce sage saura faire face aux écueils et aux orages. Saint Augustin finit sur une citation de l’Enéide, « s’unir à Dieu c’est être un homme sage, comme un roc immobile il résiste au flot de la mer ». Le lac, une grande nappe d’eau immobile, comme souvent chez Poussin, est comme une métaphore de l’esprit serein du sage stoïcien, référence à sa philosophie (*). Ce lac est œil de l’artiste, le miroir de l’âme de l’artiste (Daniel Arras).
Le sujet est une réflexion sur les passions amoureuses, sur le déchaînement de la nature, sur la nécessité de l’ordre du monde. Cet orage est-il simplement le signe du hasard, du destin ou bien un signe de la Providence ? La réponse paraît limpide, tout est décidé par la Providence divine. Le peintre invite le spectateur à dominer ses passions, la sagesse doit le conduire vers Dieu.
(*) « Le stoïcisme enseigne que la vertu est le seul bien, et la seule chose sur laquelle nous ayons quelque pouvoir. Le monde et tout ce qui concerne nos vies extérieures sont l’objet d’un déterminisme inéluctable. Le sage est celui qui prend pleinement conscience de ce fait et qui cherche à se détacher des plaisirs comme des souffrances dans le but d’atteindre un équilibre intérieur » (1. p. 70).
Bibliographie
1/ Allen Christopher. Le grand siècle de la peinture française. L’univers de l’art. Ed Thames & Hudson. Londres 2004.
2/ Mickaël Szanto, cocommissaire avec Nicolas Milovanovic (Musée du Louvre) de l’exposition « Poussin et Dieu » en 2015 au Louvre ancien pensionnaire à la Villa Médicis, est maître de conférences en histoire de l’art à l’université Paris Sorbonne. Spécialiste de la peinture française du XVIIe siècle, d’après son cours de licence 2 en 2015 sur l’Art Moderne à la Sorbonne, Paris IV.
Vidéo explicative : www.franceculture.fr/emissions/les-regardeurs/paysage-de-tempete-avec-pyrame-et-thisbe-1651-de-nicolas-poussin-1594-1665#.
3/ André Félibien. Entretiens sur les vies et sur les ouvrages des plus excellens peintres anciens et modernes ; augmentée des Conférences de l’Académie royale de peinture & de sculpture, avec La vie des architectes. Éditeur S.A.S.A, Trévoux, 1725, t 4.