Aborder les vins de Bordeaux, c’est s’attaquer à un mammouth qu’il faudrait, n’en déplaise à certains, dégraisser : 120 000 hectares de vignes, 9 500 vignerons, 800 millions de bouteilles annuelles !
Comment s’y retrouver, en sachant que le meilleur (rarement) côtoie le pire (assez souvent), que les prix varient de quelques euros pour un petit Bordeaux à plus de 400 € pour un premier grand cru ? Le fil d’Ariane reste la classification des grands crus datant de 1855, immuable, à une seule exception, lorsqu’en 1973 Mouton Rothschild fut promu premier grand cru, mais c’est une coïncidence étonnante que le Président de la République de l’époque, Georges Pompidou, eût été un ancien cadre de la banque Rothschild.
Cette classification, quoique critiquée, reste cependant une excellente base pour le choix des grands vins bordelais, même si, après plus de 150 ans, il apparaît de nombreuses lacunes, le Château Lynch-Bages étant un parfait exemple de sous-classement.
Le plus prestigieux vignoble de Bordeaux, et… du monde, avec la Côte de Nuits (excusez-moi mes amis Bordelais !), le Médoc est une presqu’île cernée par deux vastes étendues d’eau, où la culture de la vigne est relativement récente, mais où la qualité du terroir a permis un développement qualitatif et quantitatif exceptionnel de la viticulture, les Châteaux, parfois magnifiques, souvent pompeux ou franchement ridicules, poussant comme des champignons pour devenir les temples de sa majesté : le vin.
Chaque grande appellation du Médoc possède, de façon un peu schématique, ses caractéristiques : les Margaux (finesse et suavité), les Saint- Estèphe (générosité et corpulence), les Saint- Julien (austérité et puissance), mais les Pauillac sont certainement les plus grands (complexité mêlant les qualités des autres, ajoutant profondeur et soyeux, et ce n’est pas un hasard s’ils possèdent trois premiers grands crus).
Le Château Lynch-Bages tire son nom de la juxtaposition de celui de ses anciens propriétaires, la famille Lynch, Irlandais catholiques ayant fuit leur pays après la bataille de Boyne en 1690 et de celle d’une des plus belles croupes de Pauillac, où était sis l’ancien hameau de Bages.
Le Château devint la propriété de la famille Cazes en 1934 et est toujours resté jusqu’à maintenant au sein de cette famille, Jean-Michel Cazes qui l’avait dirigé pendant plus de 30 ans, venant de passer la main à la génération suivante : Sylvie et Jean- Charles.
Ce Château est familial dès l’origine, les premiers possédants au XVIe siècle étant tenu de « payer la rente et autres devoirs seigneuriaux de la fitte ». Il s’agit d’un des rares grands crus bordelais dans cette situation, la plupart étant maintenant possédés par des banques, des sociétés d’assurance, des chevaliers d’industrie ou magnats étrangers.
Mondialement connu pour son opulence, sa puissance, ce cinquième grand cru mériterait largement, selon les experts, d’être reclassé au niveau des deuxième, dont il atteint d’ailleurs les prix.
La situation des vignes est réellement dans un « triangle d’or » : Mouton et Lafite Rothschild au nord, Latour et Pichon Longueville au sud.
Le vignoble fait l’objet de soins précautionneux : taille courte, vendanges vertes, effeuillages, cueillette manuelle, accompagné d’un tri très sélectif.
La vinification est très classiquement bordelaise : fermentation en cuves d’acier thermorégulées, long élevage de 12 à 15 mois en barriques de chêne français, avant l’assemblage : 73 % de Cabernet-Sauvignon, 15 % de Merlot, un peu de Cabernet-Franc et Petit-Verdot. Une vaste rénovation des chais vient de débuter. Laissons les grands Pauillac, tel le Lynch-Bages, sortir de l’adolescence, pour atteindre leur pleine maturité. Trop jeunes, ils domineraient les meilleurs plats par leur personnalité austère, leur bouquet intense et leur boisé prégnant. Armons-nous de patience, pour les conserver une bonne dizaine d’années.
Ainsi, le Lynch-Bages 1996, dont le millésime a permis des Cabernet-Sauvignon splendides, atteint actuellement sa plénitude. Ce vin est enthousiasmant, ses arômes de cassis, mûres et myrtilles sont maintenant fondus dans un bouquet complexe, où s’épanouissent des fragrances de tabac blond, de bois de santal, de cèdre, de cuir avec quelques notes réglissées.
Très belle robe rouge sombre avec des nuances violacées et belles larmes épaisses sur les bords du verre.
La bouche perçoît un vin charnu, corsé, onctueux avec des tanins très denses, mais superbement élégants et totalement soyeux. Sa longueur est mémorable.
Le Pauillac est le vin de l’agneau, du même nom bien sûr. Ce Lynch-Bages 1996 s’épanouira avec une selle d’agneau rosé accompagnée de pommes boulangères, un gigot de sept heures aux fèves, un simple navarin. Il épousera, avec béatitude, un ris de veau légèrement crémé, une côte de veau épaisse avec un gratin de macaronis, le jarret de veau caramélisé d’Alain Ducasse. Il sera un concurrent redoutable des grands Bourgogne, pour accompagner les gibiers à plumes. Il affectionne les vieux Hollande : Edam, Gouda, Mimolette et, plus encore, le Saint-Nectaire.
Mais je laisse Michel de Montaigne (lointain prédécesseur de Juppé à la mairie de Bordeaux) décrire ce nectar bien mieux que je ne saurais le faire : « On ne boît pas, on donne un baiser et le vin vous rend une caresse ». _
|Ã consommer avec modération. _ L’abus d’alcool est dangereux pour la santé.|
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